Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 48

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Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 328_Ch48-339_Ch49).

XLVIII. Pourquoi les provinces confédérées n’ont pas réuſſi à chaſſer les Anglois du continent Américain.

Mais l’Amérique elle-même, comment ne repouſſa-t-elle pas de ſes rivages ces Européens qui lui portoient la mort ou des chaînes ?

Ce Nouveau-Monde étoit défendu par des troupes réglées, qu’on n’avoit d’abord enrôlées que pour trois ou pour ſix mois, & qui le furent dans la ſuite pour trois ans ou même pour tout le tems que pourroient durer les hoſtilités. Il étoit défendu par des citoyens qui ne se mettoient en campagne que lorsque leur province particulière étoit ou envahie, ou menacée. Ni l’armée toujours sur pied, ni les milices passagèrement assemblées n’avoient l’esprit militaire. C’étoient des cultivateurs, des marchands, des jurisconsultes, uniquement exercés aux arts de la paix, & conduits au péril par des guides aussi peu versés que leurs subalternes dans la science très-compliquée des combats. Dans cet état de choses, quel espoir de se mesurer avec avantage contre des hommes vieillis dans la discipline, formés aux évolutions, instruits dans la tactique, & abondamment pourvus de tous les instrumens nécessaires à une attaque vive, à une résistance opiniâtre.

L’enthousiasme seul auroit pu surmonter ces difficultés : mais en exista-t-il plus réellement dans les colonies que dans la métropole ?

L’opinion générale étoit en Angleterre que le parlement avoit essentiellement le droit de taxer toutes les contrées qui faisoient partie de l’empire Britannique. Peut-être au commencement des troubles n’y auroit-on pas trouvé cent individus qui révoquâssent en doute cette autorité. Cependant le refus que faiſoient les Américains de la reconnoître, n’indiſpoſoit pas les eſprits. On ne leur porta point de haîne, même après qu’ils eurent pris les armes pour ſoutenir leurs prétentions. Comme les travaux ne languiſſoient pas dans l’intérieur du royaume, que la foudre ne grondoit qu’au loin, chacun s’occupoit paiſiblement de ſes affaires, ou ſe livroit tranquillement à ſes plaiſirs. Tous attendoient ſans impatience la fin d’une ſcène dont, à la vérité, le dénouement ne leur paroiſſoit pas incertain.

La fermentation dut ſe montrer d’abord plus grande dans le nouvel hémiſphère que dans l’ancien. Prononça-t-on jamais aux nations le nom odieux de tyrannie, le nom ſi doux d’indépendance, ſans les remuer ? Mais cette chaleur ſe ſoutint-elle ? Si les imaginations s’étoient maintenues dans leur premier mouvement, le beſoin d’en réprimer les excès n’auroit-il pas occupé les ſoins d’une autorité naiſſante ? Mais loin d’avoir à contenir l’audace, ce fût la lâcheté qu’elle eut à pourſuivre. On la vit punir de mort la déſertion, & ſouiller par des aſſaſſinats l’étendard de la liberté. On la vit ſe refuſer à l’échange des priſonniers, de peur d’augmenter dans les troupes, le penchant de ſe rendre à la première ſommation. On la vit réduite à la néceſſité d’ériger des tribunaux chargés de pourſuivre les généraux ou leurs lieutenans qui abandonneroient trop légèrement les poſtes confiés à leur vigilance. Il eſt vrai qu’un vieillard de quatre-vingts ans, qu’on vouloit renvoyer dans ſes foyers, s’écria : Ma mort peut être utile ; je couvrirai de mon corps un plus jeune que moi. Il eſt vrai que Putnam dit à un royaliſte ſon priſonnier : Retourne vers ton chef, & s’il te demande combien j’ai de troupes, réponds-lui que j’en ai aſſez ; que quand il parviendrait à les battre, il m’en reſteroit encore aſſez ; & qu’il finira par éprouver que j’en ai trop pour lui & pour les tyrans qu’il ſert. Ces ſentimens étoient héroïques ; mais rares, & chaque jour ils devenoient moins communs.

Jamais l’ivreſſe ne fut générale ; & elle ne pouvoit être que momentanée. De toutes les cauſes énergiques qui produiſirent tant de révolutions ſur le globe, aucune n’exiſtoit dans le nord de l’Amérique. Ni la religion, ni les loix n’y avoient été outragées. Le ſang des martyrs ou des citoyens n’y avoit pas ruiſſelé ſur des échafauds. On n’y avoit pas inſulté aux mœurs. Les manières, les uſages, aucun des objets chers aux peuples n’y avoient été livrés au ridicule. Le pouvoir arbitraire n’y avoit arraché aucun habitant du ſein de ſa famille ou de ſes amis, pour le traîner dans les horreurs d’un cachot. L’ordre public n’y avoit pas été interverti. Les principes d’adminiſtration n’y avoient pas changé ; & les maximes du gouvernement y étoient toujours reſtées les mêmes. Tout ſe réduiſoit à ſavoir ſi la métropole avoit ou n’avoit pas le droit de mettre directement ou indirectement un léger impôt ſur les colonies : car les griefs accumulés dans le manifeſte n’eurent de valeur que par ce premier grief. Cette queſtion preſque métaphyſique, n’étoit guère propre à ſoulever une multitude, ou du-moins à l’intéreſſer fortement à une querelle pour laquelle elle voyoit ſes terres privées des bras deſtinés à les féconder, ſes moiſſons ravagées, ſes campagnes couvertes de cadavres de ſes proches ou teintés de ſon propre ſang. À ces calamités, ouvrage des troupes royales ſur la côte, s’en joignirent bientôt de plus inſupportables dans l’intérieur des terres.

Jamais l’inquiétude des cours de Londres & de Verſailles n’avoit troublé le nord de l’Amérique, ſans que les deux puiſſances n’euſſent mêlé dans leurs ſanglans débats les peuples errans dans cette partie du nouvel hémiſphère. Inſtruits par l’expérience de ce que ces hordes pouvoient apporter de poids dans la balance, les Anglois & les colons réſolurent également de les employer à leur deſtruction mutuelle.

Carleton tenta le premier d’armer dans le Canada ces mains barbares « C’eſt, répondit-on à ſes ſollicitations, c’eſt le démêlé d’un père avec ſes enfans ; il ne nous convient point d’entrer dans cette brouillerie domeſtique… Mais ſi les rebelles venoient attaquer cette province, ne nous aideriez-vous pas à les repouſſer ?… Depuis la paix, la hache de la guerre eſt enſevelie à quarante braſſes de profondeur… Vous la trouveriez sûrement, ſi vous fouilliez la terre… ; Le manche en eſt pourri, nous n’en pourrions faire aucun uſage ».

Les États-Unis ne furent pas plus heureux. « Nous avons entendu parler des différends ſurvenus entre l’ancienne & la Nouvelle-Angleterre, dit la tribu des Onéidas à leurs députés. Jamais nous ne prendrons part à ces diviſions atroces. La guerre entre des frères eſt une choſe étrange & nouvelle dans ces régions. Nos traditions ne nous ont laiſſé aucun exemple de cette nature. Étouffez vos haines inſensées ; & qu’un ciel favorable diſſipe le ſombre nuage qui vous enveloppe ».

Les ſeuls Maſphis parurent s’intéreſſer au ſort des Américains. « Voilà ſeize ſchelings leur dirent ces bons ſauvages. C’eſt tout ce que nous poſſédons. Nous comptions en acheter du rum ; nous boirons de l’eau. Nous irons chaſſer. Si quelques bêtes tombent ſous nos flèches, nous en vendrons les peaux, & nous vous en porterons le prix ».

Mais avec le tems, les agens très-actifs de la Grande-Bretagne réuſſirent à lui concilier pluſieurs nations aborigènes. Ses intérêts furent préférés à ceux de ſes ennemis & parce que les diſtances ne lui avoient pas permis de faire aux ſauvages les outrages qu’ils avoient reçus de leurs fiers voiſins, & parce qu’elle pouvoit, qu’elle vouloit mieux payer les ſervices qu’on ſeroit à portée de lui rendre. Sous ſes drapeaux, des alliés, dont le caractère féroce n’avoit pas de frein, firent cent fois plus de mal aux colons établis près des montagnes, que n’en ſouffroient des troupes royales ceux de leurs concitoyens qu’une deſtinée plus heureuſe avoit fixés ſur les bords de l’océan.

Ces calamités n’attaquoient qu’un nombre d’Américains plus ou moins conſidérable : mais bientôt un vice intérieur les affligea tous.

Les métaux qui ſur le globe entier repréſentent tous les objets de commerce, ne furent jamais abondans dans cette partie du Nouveau-Monde. Le peu qu’on y en voyoit diſparut même aux premières hoſtilités. À ces ſignes d’une convention univerſelle, furent ſubſtitués des ſignes particuliers à ces contrées. Le papier remplaça l’argent. Pour donner quelque dignité au nouveau gage, il fut entouré d’emblèmes qui devoient continuellement rappeler aux peuples la grandeur de leur entrepriſe, le prix inappréciable de la liberté, la néceſſité d’une persévérance ſupérieure à toutes les infortunes. L’artifice ne réuſſit pas. Ces richeſſes idéales furent repouſſées. Plus le beſoin obligeoit à les multiplier, plus leur aviliſſement croiſſoit. Le congrès s’indigna des affronts faits à ſa monnoie ; & il déclara traîtres à la patrie tous ceux qui ne la recevroient pas comme ils auroient reçu de l’or.

Eſt-ce que ce corps ignoroit qu’on ne commande pas plus aux eſprits qu’aux ſentimens ? eſt-ce qu’il ne ſentoit pas que dans la criſe préſente, tout citoyen raiſonnable craindroit de commettre ſa fortune ? eſt-ce qu’il ne s’apercevoit pas qu’à l’origine d’une république, il ſe permettoit des actes d’un deſpotiſme inconnus dans les régions même façonnées à la ſervitude ? Pouvoit-il ſe diſſimuler qu’il puniſſoit un défaut de confiance des mêmes ſupplices qu’on auroit à peine mérités par la révolte & par la trahiſon ? Le congrès voyoit tout cela. Mais le choix des moyens lui manquoit. Ses feuilles mépriſables & méprisées étoient réellement trente fois au-deſſous de leur valeur originaire, qu’on en fabriquoit encore. Le 13 ſeptembre 1779, il y en avoit dans le public pour 799 744 000 livres. L’état devoit d’ailleurs 188 670 525 livres, ſans compter les dettes particulières à chaque province.

Les peuples n’étoient pas dédommagés d’un fléau qu’on peut nommer domeſtique, par une communication facile avec toutes les autres parties du globe. La Grande-Bretagne avoit intercepté leur navigation avec l’Europe, avec les Indes Occidentales, avec tous les parages que couvroient leurs navires. Alors, ils dirent à l’univers. « C’eſt le nom Anglois qui nous a rendus odieux ; nous l’abjurons ſolemnellement. Tous les hommes ſont nos frères. Nous ſommes amis de toutes les nations. Tous les pavillons peuvent ſans crainte d’inſulte, ſe montrer ſur nos côtes, fréquenter nos ports ». On ne ſe rendit pas à une invitation en apparence ſi séduiſante. Les états vraiment commerçans, inſtruits que l’Amérique Septentrionale avoit été réduite à contracter des dettes, à l’époque même de ſa plus grande proſpérité, pensèrent judicieuſement que dans ſa détreſſe actuelle elle ne pourroit payer que fort peu de choſe de ce qui lui ſeroit apporté. Les ſeuls François, qui oſent tout, osèrent braver les inconvéniens de cette liaiſon nouvelle. Mais par la vigilance éclairée de l’amiral How, la plupart des navires qu’ils expédièrent furent pris avant d’arriver à leur deſtination, & les autres à leur départ des bords Américains. De pluſieurs centaines de bâtimens ſortis de France, il n’y en rentra que vingt-cinq ou trente, qui même ne donnèrent point ou ne donnèrent que fort peu de bénéfice à leurs armateurs.

Une foule de privations, ajoutée à tant d’autres fléaux, pouvoit faire regretter aux Américains leur ancienne tranquilité, les incliner à un raccommodement avec l’Angleterre. En vain on avoit lié les peuples par la foi des ſermens & par l’empire de la religion au nouveau gouvernement. En vain on avoit cherché à les convaincre de l’impoſſibilité de traiter sûrement avec une métropole, où un parlement renverſeroit ce qu’un autre parlement auroit établi. En vain on les avoit menacés de l’éternel reſſentiment d’un ennemi outragé & vindicatif.

Il étoit poſſible que ces inquiétudes éloignées ne balançaſſent pas le poids des maux préſens.

Ainſi le penſoit le miniſtère Britannique, lorſqu’il envoya dans le Nouveau-Monde des agens publics, autorisés à tout offrir, excepté l’indépendance, à ces mêmes Américains dont deux ans auparavant on exigoit une ſoumiſſion illimitée. Il n’eſt pas ſans vraiſemblance que quelques mois plutôt ce plan de conciliation auroit produit un rapprochement. Mais à l’époque où la cour de Londres le fit propoſer, il fut rejeté avec hauteur, parce qu’on ne vit dans cette démarche que de la crainte & de la foibleſſe. Les peuples étoient déjà raſſurés. Le congrès, les généraux, les troupes, les hommes adroits ou hardis, qui dans chaque colonie s’étoient ſaiſis de l’autorité : tout avoit recouvré ſa première audace. C’étoit l’effet d’un traité d’amitié & de commerce entre les États-Unis & la cour de Verſailles, ſigné le 6 février 1778.