Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 51

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Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 367_Ch51-373_Ch52).

LI. Quelle doit être la politique de la maiſon de Bourbon, ſi elle eſt victorieuſe.

Mais ſuppoſons que la maiſon de Bourbon ait les avantages dont elle a pu ſe flatter. Quelle doit être ſa conduite ?

La France eſt ſous tous les points de vue l’empire le plus fortement conſtitué, dont le ſouvenir ſe ſoit conſervé dans les annales du monde. Sans pouvoir lui être comparée, l’Eſpagne eſt auſſi un état d’un grand poids, & ſes moyens de proſpérité augmentent tous les jours. Le ſoin le plus important de la maiſon de Bourbon doit donc être de ſe faire pardonner par ſes voiſins les avantages qu’elle tient de la nature, qu’elle doit à l’art, ou que les événemens lui ont donnés. Si elle cherchoit à augmenter ſa ſupériorité, l’alarme ſeroit générale, & l’on ſe croiroit menacé d’un eſclavage univerſel. C’eſt peut-être beaucoup que les nations ne l’aient pas encore traversée dans ſes projets contre l’Angleterre. Le reſſentiment que les injuſtices & les hauteurs de cette iſle ſuperbe ont inſpiré par-tout, doit être la cauſe de cette inaction. Mais la haine ſe tait, lorſque l’intérêt ſe montre. Il eſt poſſible que l’Europe juge contraire à ſa sûreté l’affaibliſſement de la Grande-Bretagne dans l’ancien & le nouvel hémiſphère ; & qu’après avoir joui des humiliations, des dangers de cette puiſſance orgueilleuſe & tyrannique, elle prenne enfin les armes pour la défendre. S’il en étoit ainſi, les cours de Verſailles & de Madrid ſe veroient déchues de l’eſpoir qu’elles ont conçu d’une prépondérance décidée ſur le globe. Ces conſidérations doivent les déterminer à preſſer les attaques, & à ne pas laiſſer à une politique prévoyante ou ſimplement jalouſe, le tems de faire de nouvelles combinaiſons. Qu’elles s’arrêtent ſur-tout à propos, & qu’un déſir immodéré d’abattre leur ennemi commun ne les aveugle pas ſur leurs véritables intérêts.

Les États-Unis ont montré à découvert le projet d’attirer à leur confédération toute l’Amérique Septentrionale. Pluſieurs démarches, celle en particulier d’inviter les peuples du Canada à la rébellion, ont dû faire croire que c’étoit auſſi le vœu de la France. On peut ſoupçonner l’Eſpagne d’avoir également adopté cette idée.

La conduite des provinces qui ont ſecoué le joug de la Grande-Bretagne eſt ſimple, & telle qu’il falloit l’attendre. Mais leurs alliés ne manqueroient-ils pas de prévoyance, s’ils avoient réellement le même ſyſtême ?

Le nouvel hémiſphère doit ſe détacher un jour de l’ancien. Ce grand déchirement eſt préparé en Europe par la fermentation & le choc de nos opinions ; par le renverſement de nos droits, qui faiſoient notre courage ; par le luxe de nos cours & la misère de nos campagnes ; par la haîne, à jamais durable, entre des hommes lâches qui poſſèdent tout, & des hommes robuſtes, vertueux même, qui n’ont plus rien à perdre que la vie. Il eſt préparé en Amérique par l’accroiſſement de la population, des cultures, de l’induſtrie & des lumières. Tout achemine à cette ſciſſion, & les progrès d’un mal dans un monde, & les progrès du bien dans l’autre.

Mais peut-il convenir à l’Eſpagne & à la France, dont les poſſeſſions dans le nouvel hémiſphère ſont une ſource inépuiſable de richeſſes, leur peut-il convenir de précipiter ce déchirement ? Or, c’eſt ce qui arriveroit, ſi tout le nord de ces régions étoit aſſujetti aux mêmes loix, ou lié par des intérêts communs.

À peine la liberté de ce vaſte continent ſeroit-elle aſſurée, qu’il deviendroit l’aſyle de tout ce qu’on voit parmi nous d’hommes intrigans, séditieux, flétris ou ruinés. La culture, les arts, le commerce ne ſeroient pas la reſſource des réfugiés de ce caractère. Il leur faudroit une vie moins laborieuſe & plus agitée. Ce génie, également éloigné du travail & du repos, ſe tourneroit vers les conquêtes ; & une paſſion qui a tant d’attraits ſubjugueroit aiſément les premiers colons, détournés de leurs anciens travaux par une longue guerre. Le nouveau peuple auroit achevé les préparatifs de ſes invaſions, avant que le bruit en eût été porté dans nos climats. Il choiſiroit ſes ennemis, le champ & le moment de ſes victoires. Sa foudre tomberoit toujours ſur des mers ſans déſenſe, ou ſur des côtes priſes au dépourvu. Dans peu, les provinces du Midi deviendroient la proie de celles du Nord, & ſuppléeroient par la richeſſe de leurs productions à la médiocrité des leurs. Peut-être même, les poſſeſſions de nos monarchies abſolues brigueroient-elles d’entrer dans la confédération des peuples libres, ou ſe détacheroient-elles de l’Europe pour n’appartenir qu’à elles-mêmes.

Le parti que doivent prendre les cours de Madrid & de Verſailles, s’il leur eſt libre de choiſir, c’eſt de laiſſer ſubſiſter dans le nord de l’Amérique deux puiſſances qui s’obſervent, qui ſe contiennent, qui ſe balancent. Alors des ſiècles s’écouleront, avant que l’Angleterre & les républiques formées à ſes dépens ſe rapprochent. Cette défiance réciproque les empêchera de rien entreprendre au loin ; & les établiſſemens des autres nations, dans le Nouveau-Monde, jouiront d’une tranquilité, qui juſqu’à nos jours a été ſi ſouvent troublée.

C’eſt même vraiſemblablement, c’eſt l’ordre de choſes qui conviendroit le mieux aux provinces confédérées. Leurs limites reſpectives ne ſont pas réglées. Il règne une grande jalouſie entre les contrées du Nord & celles du Midi. Les principes politiques varient d’une rivière à l’autre. On remarque de grandes animoſités entre les citoyens d’une ville, entre les membres d’une famille. Chacun voudra éloigner de ſoi le fardeau accablant des dépenſes & des dettes publiques. Mille germes de diviſions couvent généralement dans le ſein des États-Unis. Les dangers une fois diſparus, comment arrêter l’exploſion de tant de mécontentemens ? Comment tenir attachés à un même centre tant d’eſprits égarés, tant de cœurs aigris ? Que les vrais amis des Américains y réfléchiſſent, & ils trouveront que l’unique moyen de prévenir les troubles parmi ces peuples, c’eſt de laiſſer ſur leurs frontières un rival puiſſant & toujours diſposé à profiter de leurs diſſenſions.

Il faut la paix & la sûreté aux monarchies ; il faut des inquiétudes & un ennemi à redouter pour les républiques. Rome avoit beſoin de Carthage ; & celui qui détruiſit la liberté Romaine, ce ne fut, ni Sylla, ni Céſar ; ce fut le premier Caton, lorſque ſa politique étroite & farouche ôta une rivale à Rome, en allumant dans le sénat les flambeaux qui mirent Carthage en cendre. Veniſe elle-même, depuis quatre cens ans, peut-être, eût perdu ſon gouvernement & ſes loix, ſi elle n’avoit à ſa porte & preſque ſous ſes murs des voiſins puiſſans qui pourroient devenir ſes ennemis ou ſes maîtres.