Histoire politique des États-Unis/Tome 1/Leçon 17

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Charpentier (1p. 442-467).
DIX-SEPTIÈME LEÇON.
résumé de l’organisation politique et civile des colonies.
1. organisation politique.
Messieurs,

Nous avons terminé l’histoire sommaire des colonies jusqu’au moment où, la révolution de 1688 achevée, l’Amérique se trouva en présence de l’autorité souveraine du Parlement. Pour quelques plantations, telles que le Maryland et la Pensylvanie, nous avons même été plus loin et jusqu’à la veille de la séparation ; pour toutes jusqu’au moment où elles reçurent l’organisation qu’elles conservaient encore au jour de l’indépendance. Cette histoire politique, entremêlée d’événements divers, de considérations variées qui avaient pour objet de vous faire connaître le caractère des émigrants non moins que la constitution de leur gouvernement, cette histoire, dis-je, n’a peut-être laissé dans votre esprit que des impressions confuses. Et avant d’aborder la révolution et d’en étudier les causes, il est à propos de résumer les résultats auxquels nous sommes parvenus.

Ce ne sera pas une longue étude, et peut-être, en vous retraçant le chemin que nous avons suivi, vous montrera-t-elle combien, grâce à la méthode que nous avons employée, aux lumières que prodigue l’histoire, nous sommes déjà entré dans le génie et les institutions de ce peuple, qui a résumé ses besoins, ses idées, son passé tout entier dans la constitution fédérale.

Et d’abord, rappelons-nous quelle fut l’organisation politique des colonies ; voyons les points nombreux de ressemblance qui les unissaient, et les quelques différences qui les distinguaient, différences superficielles et qui n’empêchent pas que toutes les plantations n’aient à peu près la même physionomie.

Nous avons vu qu’au commencement du xviie siècle le roi Jacques avait partagé cette partie du continent américain, qui fut désignée plus tard sous le nom d’États-Unis, en deux grandes divisions, nord et sud, portant toutes deux le nom de Virginie. Quatre-vingts ans après la première concession, douze États s’étaient formés sur ce vaste territoire. De la patente du nord étaient sortis les États du Maine, du Massachussets, du New-Hampshire, du Connecticut, de Rhode-Island, ainsi que New-York, New-Jersey, et le Delaware, tous trois conquis sur les Hollandais ; quant à la Virginie proprement dite, elle avait vu se détacher d’elle, comme autant d’essaims, le Maryland, la Pensylvanie, les deux Carolines ; enfin la Géorgie, fondée beaucoup plus tard par un démembrement de la Caroline du sud, venait de compléter le nombre célèbre des treize colonies.

Chacune de ces plantations, fondée par une charte distincte, avait eu un peuple et des lois particulières, dont nous avons fait l’histoire. Mais, il y avait entre les émigrants, et par conséquent entre leurs institutions la plus grande ressemblance ; car, après tout, hommes et lois étaient sortis de la vieille Angleterre, laissant derrière eux la féodalité et l’aristocratie, mais emportant comme des pénates la liberté civile et la liberté religieuse.

Ce sont ces caractères généraux qu’il nous faut rapprocher, pour comprendre comment une révolution pouvait prendre pour but l’union intime de treize États souverains. Et en même temps il nous faut insister sur les institutions particulières qui distinguaient ces États indépendants, pour sentir quels obstacles présentait cette union, et de combien de ménagements (ménagements qui sont restés dans la Constitution) il fallut user pour amener le résultat qui a fait depuis un demi-siècle, qui fera dans l’avenir la grandeur de l’Amérique.

Blackstone, le plus judicieux des jurisconsultes que l’Angleterre ait produits dans le siècle dernier, et qui ressemble beaucoup à Pothier pour la netteté du jugement, la clarté des divisions, la limpidité du style, Blackstone étudiant l’administration intérieure des colonies d’Amérique[1], reconnaissait trois espèces de gouvernements :

1° Des gouvernements provinciaux ;
2° Des gouvernements de propriétaires ;
3° Des gouvernements de chartes.

Les premiers sous la dépendance immédiate de la couronne ; les seconds relevant d’un propriétaire ou seigneur ; les troisièmes concédés à des personnes civiles, à des corporations.

Cette division, adoptée par Story[2], est juste et nous la suivrons.

La constitution des provinces royales dépendait de la patente donnée par la couronne aux gouverneurs, et des instructions qui accompagnaient cette commission.

Ces patentes, qui se ressemblent toutes dans les points essentiels, instituaient un gouverneur, délégué ou lieutenant du roi, qui réunissait en sa main toute la puissance exécutive, étant à la fois chef de l’armée, de la marine, de la justice et de l’administration. C’est à lui qu’il appartenait (toutefois de l’avis du conseil) d’établir des cours de justice, de nommer les juges et les autres officiers civils ; à lui de pardonner, de remettre les amendes et forfaitures ; à lui la collation des titres et des bénéfices ecclésiastiques ; à lui de lever des forces militaires pour défendre la colonie, et d’exécuter la loi martiale en cas d’invasion, de guerre ou de rébellion. En deux mots, il était dans la colonie ce que le roi était en Angleterre, et on peut même dire que son pouvoir s’affaiblit à mesure que la royauté perdit de l’absolu de ses prérogatives.

La couronne nommait aussi un Conseil. Les conseillers, outre leurs fonctions législatives, devaient assister le gouverneur dans l’exercice de son pouvoir. C’était un corps législatif mêlé à l’administration, une espèce de conseil d’État et de chambre haute. Il y a là une idée qui nous étonne, mais que nous retrouverons dans la constitution du sénat américain, et qui a donné les plus heureux résultats.

Du reste, ce conseil, mêlé à l’administration, n’avait point la dangereuse puissance de l’entraver sans cause réelle. Le gouverneur pouvait suspendre les conseillers de leurs fonctions pour motifs suffisants ; et, en cas de vacances, c’était lui qui nommait les nouveaux conseillers, jusqu’à ce que la couronne eût fait connaître son bon plaisir.

La patente qui constituait une province, ordonnait aussi au gouverneur de convoquer et de consulter les représentants des freemen ou planteurs ; c’est ainsi que partout s’établirent des assemblées coloniales nommées cours générales, et composées du gouverneur, du conseil et des députés de la plantation. À l’origine, une seule assemblée réunissait ainsi tous les pouvoirs de la colonie ; mais peu à peu l’expérience amena presque partout la division de la législature en deux branches. Le conseil forma la chambre haute, et le gouverneur eut, comme le roi d’Angleterre, le veto sur les résolutions prises par chacune des chambres de la cour générale.

Cette assemblée, image du parlement anglais, avait en chaque colonie le pouvoir de faire toutes les lois et ordonnances nécessaires, à la condition de ne pas s’éloigner de l’esprit des lois anglaises[3]. La couronne se réservait, du reste, comme une prérogative de la souveraineté, le droit de ratifier ou de désapprouver ces lois provinciales ; prérogative dont on ne voit pas qu’elle ait fait un fréquent usage. C’est qu’en effet les colonies ne furent longtemps pour l’Angleterre qu’un marché, qu’un instrument de production et d’échanges ; ce qui s’y passait intérieurement l’inquiétait peu ; la seule chose qui l’intéressât, c’était la production et le commerce, et cette production et ce commerce, c’étaient les lois de la métropole qui les réglaient au profit exclusif des marchands anglais, comme nous l’avons vu en parlant de l’acte de navigation. Ce monopole tient une grande place dans la révolution, et plus tard nous y reviendrons.

Une autre prérogative que la couronne s’était réservée dans les colonies, c’était le droit d’appel. Le suprême ressort est en effet un des fleurons essentiels de la souveraineté ; et il est évident que le roi n’y eût pas renoncé sans abdiquer sa suprématie. Maîtresse d’interpréter ses lois, la plantation eût éludé non-seulement la volonté du monarque, mais celle même du parlement ; l’acte de navigation, si gênant pour les colonies, n’eût été qu’une lettre morte pour des tribunaux intéressés à détruire ce monopole sous lequel étouffaient l’activité et l’industrie des Américains.

Telle était la forme des gouvernements provinciaux ; c’est ainsi qu’étaient régis le New-Hampshire, New-York, New-Jersey, la Virginie, les deux Carolines, la Géorgie. Pour quelques-uns de ces États, ce gouvernement datait de leur origine ; pour les autres, tels que la Virginie, New-Jersey, les Carolines, il avait suivi d’assez près la première fondation et corrigé les essais infructueux des compagnies ou des propriétaires.

Blackstone appelle gouvernements de propriétaires les provinces qui avaient été concédées par la couronne à des particuliers, dans la forme de suzerainetés féodales, et avec tous les attributs qui, dans l’origine, appartenaient aux comtes palatins. Ces attributs étaient considérables, puisque Bracton, célèbre jurisconsulte du xiiie siècle, donne aux palatins : regalem potestatem in omnibus[4].

Pour le dire en passant, l’autorité des anciens comtes palatins s’explique par la position de leurs seigneuries. C’étaient les provinces frontières du pays de Galles et de l’Écosse, qu’on avait ainsi érigées en grands fiefs, pour opposer des chefs puissants à un infatigable ennemi. Les mêmes causes qui amenèrent la suzeraineté des barons sur le continent, donnaient en Angleterre aux comtes palatins des privilèges qui n’étaient aussi qu’une récompense proportionnée aux services rendus. Ces grandes seigneuries disparurent devant les progrès de la royauté. Dès le règne de Henri III et de Henri IV, on avait réuni à la couronne le comté de Chester et le comté de Lancastre, ce dernier conservant jusqu’à nos jours une administration séparée[5]. Seul, le comté de Durham s’était maintenu, parce que, tombé entre les mains des évêques, il était devenu une de ces propriétés de mainmorte qui ne changent plus ; toutefois, sous Henri VIII, les privilèges en avaient été fort réduits, mais il restait encore les apparences et quelques-uns des attributs de la souveraineté. Les mandements de justice, par exemple, étaient dressés au nom du comte, et toutes les confiscations lui appartenaient.

C’est à ce dernier débris de la féodalité que, suivant l’attachement des Anglais aux anciens usages, on avait emprunté la formule d’une concession de territoire faite à un simple particulier, mais la forme seule était féodale, et le fond de la concession ne rappelait que de fort loin l’attribution des privilèges souverains dont avaient joui les barons féodaux.

Dans les gouvernements de propriétaires, les gouverneurs étaient nommés par le concessionnaire au lieu d’être nommés par le roi. C’était aussi le propriétaire qui nommait le conseil et qui convoquait l’assemblée, mais il n’avait point un pouvoir absolu. Partout on avait stipulé pour la liberté des planteurs, et nous avons vu qu’aux termes des chartes, les émigrants avaient droit à une représentation coloniale. Ainsi, la liberté des colons s’appuyait sur le titre même qui fondait l’autorité des propriétaires, et la condition des planteurs n’était pas moins franche que celle des sujets anglais résidant dans les provinces royales.

À l’époque de la révolution, il n’existait plus que trois gouvernements de propriétaires. Le Maryland, qui appartenait à la famille de lord Baltimore ; la Pensylvanie et le Delaware, qui appartenaient à la famille de Penn ; mais New-Hampshire, les Carolines, la Nouvelle-Jersey étaient depuis longtemps des provinces royales, sans que ce changement, avantageux du reste pour l’administration coloniale, eût en rien modifié la condition politique et civile des habitants.

Les chartes du Maryland et de la Pensylvanie, copiées l’une de l’autre, donnaient au propriétaire et aux planteurs les mêmes droits dans les deux pays ; il y avait seulement cette différence, que dans le Maryland, fondé en 1632, avant la révolution, à une époque où le roi était moins jaloux de son autorité que ne le fut plus tard le parlement, on n’avait point réservé à la couronne, la suprématie législative, tandis que dans la charte de la Pensylvanie (qui comprenait le Delaware) il y avait au profit de la métropole réserve expresse du droit de contrôler et de réviser les lois de la plantation.

Venons maintenant à la troisième forme de gouvernement : les gouvernements de charte, c’est-à-dire les provinces concédées à des compagnies.

Blackstone définit ces provinces comme des espèces de corporations ou personnes civiles, ayant droit de faire des règlements pour leur organisation intérieure, pourvu que ces règlements ne soient point contraires aux lois d’Angleterre, et se tiennent dans les limites fixées par la charte d’institution.

Dans ces colonies, ajoute Blackstone, la forme de gouvernement est empruntée de l’Angleterre. Elles ont un gouverneur nommé par le roi, qu’il représente ; des cours de justice dont on appelle au roi et à son conseil. L’assemblée générale, qui est la chambre basse, et le conseil, qui est la chambre haute, avec l’accord du roi ou du gouverneur, font les lois qui conviennent à la condition et aux circonstances de la colonie.

Dans sa définition et son énumération de pouvoirs, Blackstone[6] a confondu deux états très-différents des colonies : ce qu’elles furent à l’origine, et ce qu’elles étaient à l’époque où il écrivait. De la durée de la charte il a conclu à l’immobilité du gouvernement, comme si rien n’avait changé en présence du prodigieux développement des plantations, comme si les règlements faits pour une poignée d’hommes avaient pu régir un État considérable sans s’altérer.

Dans l’origine, sans doute, les concessions de charte furent faites à de simples compagnies de commerce. On partait pour l’Amérique sans trop savoir si on coloniserait ou si on se contenterait de trafiquer avec les indigènes. L’idée de fonder un empire était peut-être dans l’intention des premiers émigrants, mais c’était une pensée étrangère aux hommes d’État qui faisaient la concession, et qui certes ne l’eussent pas faite, aveuglés comme ils étaient par les préjugés de religion, s’ils avaient lu dans l’avenir. La première charte du Massachussets, comme celle de la compagnie de Plymouth, ne constituaient donc rien de plus qu’une corporation civile, et de la part des émigrants il y eut usurpation évidente du pouvoir exécutif, législatif et judiciaire, quand ils transportèrent leur charte en Amérique, et d’une compagnie firent un État.

Mais lorsque Charles II accorda les chartes de Rhode-Island et de Connecticut, et surtout lorsque, en 1691, une charte de Guillaume et Marie réforma, réorganisa la province de Massachussets, il est clair que ce ne fut point une corporation, une municipalité que le roi prétendit régler, mais bien une province ; c’est un État qu’on voulut constituer, et la définition de Blackstone est trop étroite pour un pareil régime.

Il est aisé de comprendre que, dans cette dernière époque, les gouvernements de chartes se rapprochent tout à fait des gouvernements provinciaux. L’administration et la législation y sont confiées à un gouverneur nommé par la couronne, à un conseil annuellement élu, non par le roi, mais par l’assemblée générale, et enfin à une chambre de représentants.

Dans le Connecticut et Rhode-Island (les deux seuls États qui, au moment de la révolution, fussent, avec le Massachussets, régis par une charte), le gouvernement était une pure démocratie. Le gouverneur, le conseil et l’assemblée étaient choisis annuellement par les planteurs, et tous les fonctionnaires nommés par l’autorité populaire. C’étaient de vraies républiques longtemps avant que le nom n’en fût prononcé.

On voit maintenant sur quel plan uniforme étaient constituées les colonies, quelle que fût la différence d’origine. Partout un gouverneur, un conseil, une chambre de représentants ; en d’autres termes, la copie de l’organisation anglaise : roi, lords, communes ; le modèle futur de l’organisation fédérale : président, sénat, assemblée de représentants.

Il est vrai qu’il y avait une différence dans le mode de nomination des gouverneurs et du conseil, et qu’en certaines plantations il en devait résulter une constitution plus ou moins énergique du pouvoir exécutif ; un magistrat choisi annuellement par les planteurs du Connecticut n’avait pas sans doute le pouvoir d’un gouverneur de la Virginie ou de la Caroline, qui n’attendait rien que de la couronne. Mais outre que l’autorité exécutive était enfermée en d’étroites limites dans un pays qui n’avait ni armée, ni marine, ni centralisation, il y avait, dans toutes les colonies, deux forces puissantes qui restreignaient l’administration et lui traçaient partout un champ à peu près égal.

Ces deux forces, c’était le jury et la représentation nationale.

Le jury remettait aux mains des planteurs toute la justice criminelle et une partie de la justice civile. Je dis toute la justice criminelle, c’est-à-dire l’accusation et le jugement ; en France le jury n’a qu’une portion de la justice criminelle : le jugement. C’est la part la plus importante il est vrai dans les résultats immédiats, mais peut-être, comme garantie de la liberté, n’est-ce pas la plus considérable. Au contraire, dans les colonies comme en Angleterre, le droit d’envoyer un homme devant la justice fut toujours un droit réservé aux citoyens réunis en jury d’accusation.

Être jugé par ses pairs, sur accusation admise par ses pairs, c’est là depuis longtemps un des plus nobles privilèges du citoyen anglais ; les émigrants y tenaient avec jalousie et comme à la part la plus précieuse de cet héritage de libertés qu’ils avaient emporté de la mère patrie.

La représentation nationale était encore un de ces privilèges, ou plutôt un de ces droits de la vieille Angleterre, que les émigrants réclamèrent dès le premier jour.

Il est remarquable que toutes les colonies antérieures au règne de Charles II établirent d’elles-mêmes un libre gouvernement, quoique la charte n’eût rien disposé à cet égard. Il n’y a d’exception que pour le Maryland, si l’on peut nommer cela une exception, puisque la charte contenait une clause expresse en faveur de la représentation nationale.

La Virginie, colonie entreprise par une compagnie, œuvre privée de quelques actionnaires, fut administrée, pendant quelques années, par un gouverneur et un conseil, dont la nomination comme la révocation ne dépendait pas du peuple ; mais la plantation se révolta contre ce régime inconnu, et dès 1620, c’est-à-dire moins de quinze ans après la fondation de la Virginie, on voit paraître une chambre de bourgeois. C’est la colonie qui se donne elle-même ces libertés auxquelles n’a pas songé le roi.

Si la Virginie à l’origine n’était qu’une compagnie, le Massachussets n’était qu’une Église ; aussi dans les premières années le gouverneur et les assistants conduisirent-ils le peuple comme avaient fait les juges d’Israël, et le peuple y consentit. Mais cette organisation ne dura pas plus de deux ou trois ans, et quoique dans la charte rien n’autorisât une représentation coloniale, en 1634 on vit tout à coup apparaître une assemblée, acclamée par les planteurs, au grand étonnement des magistrats, au grand effroi de quelques ministres. L’histoire du Massachussets est celle du Connecticut, de New-Haven, du New-Hampshire ; partout le peuple entend n’obéir aux lois, et ne payer d’impôts qu’autant que par ses représentants il a voté les unes et les autres.

Et cette représentation, c’est la représentation mobile, révocable d’une démocratie ; car vous vous rappelez peut-être que lord $ay, un favori des ministres puritains, demanda rétablissement d’une chambre héréditaire, pour apporter à la colonie son expérience et sa fortune, et que cette demande fut unanimement rejetée par les planteurs.

Ce goût d’une représentation nationale, ce droit de voter l’impôt avaient régné en France avec autant de vivacité qu’en Angleterre. Il suffit de lire les remontrances des états généraux au xvie siècle pour ressaisir ces traces de l’esprit de liberté ! Mais chez nous la monarchie absolue qui commence, non pas à Louis XIV mais aux Valois, étouffa de bonne heure ce germe précieux ; en Angleterre, au contraire, rien n’en arrêta les jets vigoureux. La révolution même ne fit que lui donner une énergie nouvelle que n’abattit point la Restauration. Depuis le règne de Charles II il n’y a pas d’exemple d’une colonie fondée sans une représentation ; il n’y a pas d’exemple non plus de tentative faite pour priver les plantations de ce droit des citoyens anglais, si l’on excepte les folles entreprises de Jacques II, qui menèrent ce malheureux prince à sa ruine.

Le principe ne fut donc jamais contesté en Angleterre, mais plusieurs fois on disputa sur sa nature, et ces disputes nous montrent sous un jour plus vif l’esprit libre et démocratique des colons. Dans les gouvernements de propriétaires ou de chartes, le droit du peuple d’être gouverné par une législature locale n’était point mis en doute, c’était un article du contrat ; mais dans les gouvernements provinciaux, c’était une question de savoir si la représentation était un droit (nous dirions un droit naturel), ou simplement un privilège dont la durée et l’étendue pouvaient être réglées par le souverain. La première doctrine était celle des colons, la seconde celle des avocats de la couronne. Plus d’une fois les colonies firent à ce sujet des déclarations de droits que la couronne rejeta comme une invasion de ses prérogatives, et que les planteurs renouvelèrent avec une infatigable décision.

Quand elle ne contestait pas le droit des colons, la couronne essayait de le tourner. Par exemple, elle réclamait comme étant de sa compétence exclusive le droit de décider du nombre des représentants, et des lieux où se ferait l’élection ; les assemblées locales repoussèrent toujours ces prétentions.

La couronne s’attribuait le droit de dissoudre à volonté les assemblées, ou de les prolonger pour un temps indéfini, à son plaisir, sans nouvelle élection, moyen sûr de détacher les députés des intérêts du peuple. Les colons admettaient le droit de dissolution qui existait en Angleterre, mais ils repoussaient avec force l’autre prétention, comme destructive du droit de représentation. Des élections fréquentes étaient à leurs yeux une des conditions vitales d’un libre gouvernement ; c’était (comme le dit emphatiquement la déclaration d’indépendance) un droit inestimable pour la colonie, et formidable aux seuls tyrans.

Dans la colonie de New-York, la couronne réussit en 1749 à faire établir des assemblées septennales à l’imitation du parlement de la métropole, mais ce fut une mesure si désagréable au peuple, qu’elle constitua un des griefs dont on se plaignait au commencement de la révolution.

Ainsi, et dès le premier jour, les plantations possédèrent un gouvernement libre, un gouvernement représentatif, et quand vint la révolution de 1776, il y avait un siècle et demi que ces formes protectrices étaient enracinées sur le sol américain.

D’où venait ce goût des institutions représentatives ? Qui avait donné aux Anglais établis dans le nouveau monde cet amour de la liberté, plus énergique, plus ardent que dans la mère patrie ? J’ai essayé de vous faire connaître les éléments divers de cet esprit de liberté qui seul explique l’histoire et l’avenir de l’Amérique, et je n’y reviendrais pas, si je n’en trouvais un résumé éloquent, profond, dans un admirable discours prononcé au parlement d’Angleterre par l’homme qui a le mieux compris les conditions de la liberté, le caractère et le rôle des constitutions, Burke, le vrai rénovateur de la science politique, celui qui l’a retirée du monde des rêves, pour la fonder sur l’observation.

Au milieu des orages soulevés par la révolution américaine, quand la passion populaire, quand un fatal entêtement, un faux patriotisme, poussaient l’Angleterre dans cette lutte fatale, Burke ne cessa de parler en faveur de la paix, de la justice, des droits des colonies. Il eut l’honneur de défendre avec une haute éloquence une noble nation qu’il aimait parce qu’il l’avait profondément étudiée ; il eut la gloire d’annoncer l’avenir avec cette sûreté que donne la science. Lui seul, dédaigné par les grands politiques du jour, lui seul songeait alors qu’avant de gouverner une colonie, ou de traiter avec elle, il fallait connaître son caractère, et pour lui le caractère américain se résumait en deux mots : l’amour de la liberté. Voici le passage du discours auquel je fais allusion ; il a été prononcé en 1775, quand Burke soutenait contre le ministère qu’il fallait se réconcilier avec l’Amérique. Ces quelques pages résument admirablement l’histoire et les institutions des États-Unis.

« Dans le caractère des Américains, disait-il, l’amour de la liberté est le trait prédominant qu’on retrouve partout ; et, comme une affection ardente est toujours une affection jalouse, vos colonies deviennent soupçonneuses, rétives, intraitables aussitôt qu’elles voient la moindre tentative de leur arracher par force, ou de leur soustraire par chicane le seul avantage pour lequel il vaille la peine de vivre. Ce fier esprit de liberté est probablement plus fort dans les colonies anglaises que chez aucun peuple de la terre, et cela par un grand nombre de causes puissantes qu’il n’est pas inutile d’expliquer plus en détail, pour comprendre les véritables sentiments des Américains, et la direction que prend cet esprit de liberté.

« D’abord le peuple des colonies descend d’aïeux anglais. L’Angleterre est une nation qui, je l’espère, respecte encore sa liberté, et qui naguère l’adorait. Les colons vous ont quittés quand ce trait de votre caractère était dominant ; ils ont pris cette direction, ce penchant au moment même où ils sont sortis de vos mains. Aussi sont-ils non-seulement dévoués à la liberté, mais à la liberté suivant les idées anglaises, à la liberté fondée sur les principes anglais.

« La liberté abstraite, comme bien d’autres abstractions, ne se trouve nulle part. La liberté s’attache à quelque objet sensible, et chaque nation s’est choisi un objet favori, qui est devenu pour elle et par excellence, l’idéal du bonheur. En Angleterre, et dès les premiers temps, les grandes luttes pour la liberté ont porté principalement sur la question de l’impôt. Dans les républiques anciennes, la plupart des contestations roulaient sur le droit d’élire les magistrats, ou sur la balance à maintenir entre les divers ordres de l’État. La question d’argent les touchait moins. Mais en Angleterre il en fut autrement : Cette question de l’impôt a exercé les plumes les plus habiles et les langues les plus éloquentes ; pour elle ont agi, pour elle ont souffert les plus grands cœurs.

« Ceux qui ont défendu l’excellence de la constitution anglaise ont démontré non-seulement que le droit d’accorder l’impôt était en fait un des plus certains et des plus anciens privilèges du citoyen anglais ; ils ont établi comme un principe fondamental que, dans toutes les monarchies, le peuple doit posséder, directement ou indirectement, le pouvoir d’accorder son argent, ou que, sinon, il n’existe pas même l’ombre de la liberté.

« Les colonies ont reçu de vous, avec le sang, ces idées et ces principes. Leur amour de la liberté s’est, comme chez vous, fixé, attaché à ce point spécial de l’impôt. La liberté pouvait être respectée ou mise en danger de vingt autres côtés, sans leur causer de joie ni d’inquiétude, c’est là qu’était pour elles le pouls de la liberté, et, suivant qu’il battait, elles se trouvaient malades ou bien portantes.

« Je ne dis point qu’elles eussent tort ou raison d’appliquer vos raisonnements à leur propre situation ; ce n’est pas chose aisée que de garder pour soi le monopole des principes et de leurs conséquences. Le fait est qu’elles ont ainsi entendu ces règles générales, et la manière dont vous les avez gouvernées, soit douceur ou indolence, soit sagesse ou erreur, les a confirmées dans l’idée qu’elles avaient, aussi bien que vous, un intérêt dans ces communs principes.

« Elles ont été en outre confirmées dans cette erreur qui les charmait par la forme même de leurs assemblées provinciales. Leurs divers gouvernements sont populaires au plus haut degré ; quelques-uns même sont purement populaires. En tous la représentation populaire est l’élément le plus considérable. Cette participation du peuple au gouvernement ne manque jamais de lui inspirer des sentiments altiers, et une profonde aversion contre tout ce qui tend à le priver de son plus grand privilège.

« S’il manquait quelque chose à cette action forcée que la forme du gouvernement exerce sur les esprits, la religion lui eût donné tout son effet. La religion, qui est toujours un principe d’énergie, n’est rien moins qu’épuisée ou affaiblie chez ce nouveau peuple, et le culte qu’il professe est encore une des causes principales de son esprit de liberté. Ces hommes sont protestants, et de cette catégorie qui est la plus opposée à toute soumission implicite de l’esprit ou de l’opinion. Ce n’est pas là seulement un sentiment favorable à la liberté, mais la liberté même en est la base.

« La raison de cette aversion que portent les Églises dissidentes à tout ce qui a l’apparence du gouvernement absolu, il faut la chercher moins dans leurs doctrines religieuses que dans leur histoire. Chacun sait que la religion catholique romaine est au moins de même date que les gouvernements où elle prévaut ; qu’elle a marché en leur donnant la main ; qu’elle a reçu de l’État et des faveurs, et des secours de toute espèce. L’Église d’Angleterre, elle aussi, s’est formée dès le berceau sous les soins protecteurs d’un gouvernement établi. Mais les opinions dissidentes sont apparues tout à coup en opposition directe avec tous les pouvoirs ordinaires du monde, et n’ont pu justifier leur opposition qu’en réclamant avec force la liberté naturelle. Leur existence même tenait à l’assertion puissante et perpétuelle de ce droit de liberté. Toute espèce de protestantisme, même la plus froide et la plus passive, est une espèce de dissidence ; mais la religion qui prévaut dans nos colonies du Nord est un raffinement du principe de résistance ; c’est la dissidence de la dissidence, le protestantisme de la religion protestante. Cette religion, partagée en plusieurs sectes de noms différents, et qui ne s’accordent en rien que dans ce commun esprit de liberté, est dominante dans la plupart des provinces du Nord, tandis que l’Église d’Angleterre, malgré les droits que lui reconnaît la loi, n’y est en réalité qu’une espèce de secte privée, qui peut-être ne comprend pas la dixième partie du peuple.

« Les colons ont quitté l’Angleterre quand cet esprit était dans le plus fort de son ardeur, et ces émigrants étaient de tous les sectaires les plus passionnés. Quant à ce flot d’étrangers qui s’est constamment porté vers les colonies, composé pour la plus grande part des dissidents de toute l’Europe, ils ont porté avec eux des habitudes, un caractère qui n’est rien moins qu’étranger au caractère du peuple avec lequel ils se sont mêlés.

« Je m’aperçois, à l’attitude de quelques personnes, qu’on conteste la généralité de cette observation, parce que, dans les colonies du Sud, l’Église d’Angleterre forme un corps considérable et a un établissement régulier. Cela est vrai, sans doute ; mais il y a dans ces colonies un fait qui, dans mon opinion, balance complètement cette différence, et rend l’esprit de liberté plus fier et plus hautain encore dans le Midi que dans le Nord. C’est que dans la Virginie et dans les Carolines les habitants possèdent une vaste multitude d’esclaves. Partout où règne l’esclavage, ceux qui sont libres sont de tous les hommes les plus fiers et les plus jaloux de leur liberté. La liberté n’est pas seulement pour eux une jouissance, c’est une espèce de noblesse et de privilège. La liberté leur paraît quelque chose de plus grand et de plus relevé qu’en ces pays où, commune à tous, aussi répandue, aussi générale que l’air, elle s’unit avec un travail abject, avec de grandes misères, avec tout l’extérieur de la servitude. Je n’entends point recommander la moralité de ce sentiment, qui renferme au moins autant d’orgueil que de vanité, mais je ne puis changer la nature humaine. Le fait est là ; le peuple des colonies du Sud est plus fortement attaché à la liberté, et avec un esprit plus altier et plus indomptable que le peuple du Nord. Telles étaient toutes les républiques de l’antiquité ; tels étaient nos gothiques aïeux ; tels ont été de nos jours les Polonais ; tels seront toujours les maîtres d’esclaves qui ne seront point esclaves eux-mêmes. Chez un pareil peuple, l’orgueil de la domination se combine avec l’esprit de liberté, le fortifie et le rend invincible.

« Permettez-moi de signaler une autre institution qui, dans nos colonies, contribue sensiblement à développer, à entretenir cet esprit indomptable ; je veux parler de l’éducation. Dans aucune autre contrée du monde, peut-être, le droit n’est aussi généralement étudié. Les hommes de loi y sont nombreux et puissants, et, dans la plupart des provinces, dirigent l’opinion. Le plus grand nombre des députés envoyés au congrès se compose de légistes ; mais tous ceux qui lisent, et c’est la majorité, essayent de se donner quelque teinture de cette science. J’ai appris d’un excellent libraire qu’après les livres de dévotion populaire, aucune autre branche de la librairie ne donne lieu à une exportation aussi considérable que les livres de droit. Les colons les réimpriment maintenant pour leur usage, et il s’est vendu autant de Commentaires de Blackstone en Amérique qu’en Angleterre…

« Cette habitude de la loi donne aux colons de la finesse, de la prévoyance, de la dextérité ; ils sont prompts à l’attaque, prêts à la défense, pleins de ressources. En d’autres pays, le peuple, plus simple et d’esprit moins fin, juge d’un mauvais principe de gouvernement seulement lorsqu’il en souffre ; mais là-bas on anticipe le mal, et l’on juge du dommage à venir par la méchanceté du principe. On devine le mauvais gouvernement à distance, on sent l’approche de la tyrannie dès le premier souffle empoisonné.

« Enfin, il est une dernière cause qui inspire l’esprit de désobéissance à vos colonies, et qui n’est pas moins puissante que les autres, car elle n’est pas seulement morale, elle tient à la nature même des choses. Trois mille lieues d’Océan vous séparent. Il n’est point d’invention humaine qui puisse empêcher la distance d’affaiblir le gouvernement. Les flots roulent, les mois passent entre l’ordre et l’exécution, et ne pouvoir expliquer promptement un seul point, c’en est assez pour ruiner tout le système. Vous avez, il est vrai, des ministres ailés de vos vengeances, qui dans leurs serres portent vos chaînes aux extrémités des mers. Mais là un pouvoir les arrête, qui limite la rage des passions et la furie des éléments et qui dit : Tu iras jusque-là et non pas plus loin.

« Qui donc êtes-vous pour vous indigner et mordre avec rage les chaînes de la nature ? Rien ne vous arrive qui n’arrive également à toutes les nations qui ont un empire étendu, quelle que soit d’ailleurs la forme de leur gouvernement. Quand le corps est immense, la circulation du pouvoir est moins énergique aux extrémités. La nature l’a voulu. Le Turc ne peut pas gouverner l’Egypte, l’Arabie, le Curdistan, comme il gouverne la Thrace, et il n’a pas en Crimée et en Alger la domination qu’il exerce à Broussé et à Smyrne. Le despotisme lui-même est obligé de transiger. Le sultan obtient ce qu’il peut d’obéissance. Il gouverne en relâchant les rênes pour pouvoir au moins gouverner ; et ce qui fait la force et la vigueur de son autorité dans le centre de l’empire, c’est précisément l’indulgence prudente dont il use avec les frontières. L’Espagne, dans ses provinces, n’est peut-être pas aussi bien obéie que vous dans les vôtres. Elle se montre facile, elle se soumet, elle attend. C’est la condition immuable, la loi éternelle des empires étendus et divisés.

« Ainsi, c’est donc de ces six sources capitales, l’origine, la forme de gouvernement, la religion dans le Nord, les mœurs dans le Sud, l’éducation, l’éloignement du moteur central du gouvernement, c’est, dis-je, de toutes ces causes qu’est sorti ce fier esprit d’indépendance. Il a grandi avec le peuple de nos colonies, il s’est accru avec leur richesse ; c’est cet esprit qui en se heurtant contre des prétentions qui, fussent-elles légales, seraient inconciliables avec aucune idée de liberté, bien moins encore avec celle que s’en font les colonies, c’est, dis-je, cet esprit qui allume cet incendie qui menace de nous consumer tous[7]. »

Je n’ajoute rien à ces nobles paroles. C’est le privilège du génie d’exprimer la vérité sous une forme si parfaite qu’on n’y peut toucher sans l’affaiblir.

Nous avons vu comment les colons, empruntant à l’Angleterre l’esprit de liberté, l’ont encore accru et perfectionné ; nous verrons dans la prochaine leçon, en étudiant le droit civil, comment se développa un principe nouveau, étranger à l’Angleterre : l’égalité. C’est le côté par où l’Amérique se distingue de l’Angleterre, et en même temps se rapproche de nous ; ce caractère nouveau a donc pour nous un intérêt particulier.


  1. Blackstone, 108.
  2. Story, ch. xvii, § 153 et suiv.
  3. Ceci est expressément déclaré par le statut 7 et 8, W. iii, c. 22.
  4. Bracton, lib. III, c. viii, § 4.
  5. Dans le cabinet anglais figure encore un chancelier du comté de Lancastre.
  6. Blackstone, 108.
  7. Burke, Speech on conciliation with America, 22 mars 1775.