Histoire politique des États-Unis/Tome 3/Leçon 1

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Charpentier (3p. 1-32).
PREMIÈRE LEÇON.
constitutions françaises.
Messieurs,

Nos études de cette année seront la continuation de celles de l’année précédente ; c’est de la constitution des États-Unis d’Amérique que nous nous occuperons.

Aujourd’hui j’ai choisi une question générale, qui vous fera comprendre l’objet et l’esprit de mon cours, l’idée qui est au fond de mon enseignement.

Cette question est celle-ci : Qu’est-ce qu’une constitution ? ou, pour préciser davantage : Qu’a-t-on entendu jusqu’à ce jour en France par une constitution ? C’est là une question singulière. Il semble, au premier abord, que tout le monde soit d’accord à ce sujet, que chacun sache parfaitement ce que c’est qu’une constitution. Deux savants du dernier siècle causaient ensemble. « Il n’y a, disait l’un d’eux, qu’un seul grand tragique en France. — Je suis de votre avis, disait l’autre. — Un seul qui soit le rival du grand Eschyle, qui puisse être mis en parallèle avec Sophocle et Euripide. — Assurément. — C’est le vieux Corneille, reprit le premier. — Point du tout, fit le second, vous n’y êtes pas : c’est Voltaire. »

Il en est de même en fait de constitution. Tant qu’on ne parle que du mot, tout le monde est d’accord ; mais, quand on en arrive à la chose, on ne s’entend plus. Ce qui, en France, a toujours fait échouer la liberté, c’est qu’on a toujours demandé aux nombreuses constitutions dont nous avons essayé ce qu’elles ne pouvaient pas nous donner.

Qu’est-ce donc qu’une constitution ? Prenons-en une qui nous serve de modèle ; comparons l’idée qu’on se fait en France à cet égard avec celle qu’on en a en d’autres pays.

Je prends pour modèle la constitution des États-Unis. J’y vois d’abord l’organisation des pouvoirs. Le pouvoir législatif est partagé entre deux grands corps, le sénat et la chambre des représentants. Le pouvoir exécutif est confié à un président élu pour quatre ans ; le pouvoir judiciaire est remis à une cour fédérale. Puis viennent les amendements introduits par le peuple américain ; ils contiennent certaines dispositions qui ont pour objet de garantir la liberté et de mettre des limites à l’autorité, non-seulement du président, mais aussi des deux chambres. En d’autres termes, le peuple américain ne confie à ses mandataires que des pouvoirs déterminés ; ils ne peuvent faire de lois que sur un certain nombre de sujets, et parmi les sujets exceptés se trouve la religion, — il est défendu au Congrès de se mêler des questions religieuses, — la liberté de la presse, le droit de réunion. La liberté individuelle est aussi à l’abri de l’intervention législative. La police ne peut mettre la main sur un citoyen, sans mandat de justice ; tout prévenu peut donner caution, sauf en cas de crime ; et même, en ce cas extrême, la caution est quelquefois acceptable. Cette caution ne doit jamais être exagérée. Il est décidé, en outre, que le législateur ne pourra toucher ni au grand jury ou jury d’accusation, ni au petit jury ou jury de jugement ; nul prévenu ne peut être condamné que par vingt-quatre de ses concitoyens, douze appartenant au jury d’accusation et douze au jury de jugement. Il est décidé encore que l’accusé ne sera jamais forcé de se charger lui-même et qu’il aura droit de confronter les témoins.

Tous ces droits, toutes ces libertés, sont protégés par la constitution, ou plutôt déposés dans la constitution comme dans une arche sainte. Le législateur ordinaire n’y pourrait toucher sans sacrilège et sans usurpation.

Vous voyez qu’en Amérique le mot de constitution a un sens beaucoup plus étroit que chez nous. Le pouvoir législatif a un mandat limité ; les députés sont les représentants et non les maîtres de la nation. Cette idée a toujours été étrangère à nos constituants. Suivez-les depuis la Constituante jusqu’à nos assemblées les plus récentes, vous verrez qu’on a toujours donné au législateur le droit de tout faire. Il n’y a aucune liberté qu’il ne puisse entraver, comme il n’y en a aucune qu’il ne puisse étendre à l’infini. L’omnipotence du pouvoir législatif, voilà le principe français. Je n’hésite pas à dire que l’Amérique a raison de ne pas l’admettre. Qu’il s’agisse d’un prince ou d’une assemblée, un peuple ne doit abdiquer entre les mains de personne. Le mandataire doit toujours avoir un mandat déterminé. Remettre à un corps quelconque les libertés qui doivent appartenir au pays, c’est toujours risquer qu’une assemblée n’y porte atteinte. Qu’il ait cent têtes ou qu’il n’en ait qu’une, le despotisme ne vaut jamais rien.

Nous avons donc besoin d’aller à l’école de l’Amérique pour apprendre qu’une constitution n’est pas une confiscation de la vie nationale au profit d’une ou deux chambres, mais simplement une loi qui, réservant la souveraineté nationale, et ne la déléguant jamais dans son entier, organise les pouvoirs publics dans des limites déterminées, et voit dans ces limites la garantie de la liberté.

Cherchons maintenant ce qu’ont été nos constitutions françaises ; nous allons voir que sous un même mot nous avons toujours entendu des choses fort différentes.

Avant 1789, la France avait-elle une constitution ? Les parlementaires disaient oui : le parlement se targuait de la résistance qu’il faisait quelquefois au roi, au nom de la constitution nationale. Les philosophes disaient non ; puis, entre les parlementaires et les philosophes, se groupaient les sages, ceux qui, en tout pays, prétendent à l’impartialité, les modérés par excellence ; des gens qui coupent volontiers la vérité et le mensonge par moitié pour accommoder tout le monde : Oui, disaient-ils, la France a une constitution, mais on ne l’observe pas !

Les parlementaires avaient-ils raison ? Oui, à leur point de vue. Pour eux, la constitution, c’était la façon dont la France était organisée ; or, il est évident qu’à prendre ainsi la chose, il n’y a pas de société ici-bas qui, par cela même qu’elle existe, n’ait une certaine constitution. En Turquie même il y en a une, celle qui permet au sultan de disposer en maître de la vie et des biens de ses sujets ; c’est une constitution mauvaise, mais c’est une constitution. La France était alors une monarchie ; il y avait trois ordres : le clergé, la noblesse et le tiers état ; les parlementaires déclaraient que c’était là le principe fondamental de la constitution, et que le roi ni le peuple n’y pouvaient toucher. En 1776, l’année même où l’Amérique proclamait son indépendance, le parlement déclarait, à propos de l’édit des corvées, que vouloir que tout le monde payât l’impôt, c’était une atteinte portée à la constitution française, qui voulait que le clergé contribuât par ses prières, la noblesse par son épée, le tiers état par son argent. À ce dernier de supporter seul toutes les charges pécuniaires du gouvernement. En quoi on oubliait au moins que les soldats qui versaient leur sang appartenaient au tiers état.

Tels étaient les principes de la constitution française suivant les parlementaires.

Les philosophes, au contraire, entendaient par constitution les libertés publiques, et n’avaient pas de peine à prouver qu’elles n’existaient pas en France. Il n’y avait aucune représentation nationale, le roi était absolu. Cela ne veut pas dire que l’antique monarchie française fût un établissement despotique analogue à celui des empires d’Orient ; c’était un gouvernement « paternel », tantôt doux jusqu’à la faiblesse, tantôt violent comme un enfant capricieux. Il en résultait en tout cas de mauvaises conditions d’existence pour la nation. On en peut juger par le fait de Mirabeau, venant déclarer à l’Assemblée constituante que son père, cet ami des hommes, qui l’était si peu de sa famille, avait obtenu cinquante-quatre lettres de cachet contre sa femme, ses enfants et ses proches, sur lesquelles, disait Mirabeau, il y en avait dix-sept pour moi seul ; vous voyez que j’ai été partagé en aîné de Normandie.

C’était là, certes, un mauvais gouvernement. Je ne veux pas dire que les prisons regorgeassent de détenus, — on n’en a trouvé qu’un très-petit nombre à la Bastille ; — mais on n’était jamais sûr que le magistrat qui, la veille, avait ri avec vous du pamphlet que vous veniez de publier, ne vous fît, le lendemain, jeter en prison, et ne fît brûler votre livre par la main du bourreau. C’étaient les mœurs qui gouvernaient bien plus que les lois ; la douceur des mœurs remplaçait la loi absente ou violée.

Une vieille maxime du droit français disait : Si veut le roi, si veut la loi. Que fallait-il entendre par ce proverbe ? A Deo rex, a lege Rex, disaient les Anglais ; fallait-il interpréter l’adage français par la maxime anglaise et reconnaître que la volonté du roi faisait loi ? « Oui, disaient les uns ; non, disaient les autres ; le roi ne peut vouloir autre chose que ce que veut la loi », si bien que quand le roi avait fait quelque chose de contraire à la loi, le parlement, sous prétexte que la volonté du roi avait été surprise, déclarait l’acte nul.

Cela dura ainsi jusqu’à la fin de la monarchie. Je me rappelle à ce propos qu’il y a quelques années je publiai, avec M. Dupin, les Institutes coutumières de Loisel. M. Dupin se fit un plaisir d’en présenter le premier exemplaire au roi Louis-Philippe, qui était un prince très-instruit, et qui dit en recevant le livre : « Je connais cet ouvrage ; c’est là que se trouve le fameux adage : Si veut le roi, si veut la loi ? — Oui, sire, répondit M. Dupin, qu’on ne prend jamais à court, mais regardez le commentaire. » Le commentaire disait que la volonté du roi ne peut être que la loi. Cette anecdote résume notre ancienne histoire. Le peuple faisait le commentaire, mais les rois ne regardaient jamais que le texte.

Qu’a fait la révolution ? Qu’a-t-elle entendu par le mot de constitution ?

Dans le grand mouvement politique qui se produit en 1789, nous pouvons distinguer des courants divers. Il y a un courant anglais, dans lequel se jettent tous ceux qui veulent établir un gouvernement à peu près semblable à celui de 1814, réunir le clergé et la noblesse dans une chambre, et fonder une monarchie constitutionnelle. C’est Mounier, Lally-Tollendal, Malouet, honnêtes gens qui aiment la liberté et qui voudraient éviter un bouleversement.

À côté d’eux se placent les Américains, La Fayette, Lameth et leurs amis, qui voudraient faire de la France une démocratie royale.

Puis vient le grand courant, le courant philosophique qui, il faut le dire, a été peu favorable à la liberté. On sortait de la France du dix-huitième siècle, on était encore tout imprégné de ses idées, et l’on s’imaginait que rien n’était plus facile que de constituer non pas seulement un gouvernement, mais une société. C’est la société tout entière qu’on voulait refondre. Pour cela il suffisait d’écrire une constitution. Les philosophes ne doutaient pas qu’une fois la constitution faite, la France, régénérée et transformée, ne marchât comme un seul homme vers un nouvel âge d’or. C’est là l’erreur capitale de la révolution.

Pour régénérer la France et l’humanité, la première chose à faire, c’était de déclarer les droits de l’homme ; ces droits promulgués, l’humanité était affranchie.

C’est ainsi que Duport disait : « Nous voulons faire une déclaration de droits pour tous les hommes, pour tous les temps, pour tous les pays, et servir d’exemple au monde. » Je crois, en effet, que s’il avait été possible de réaliser un tel programme, le monde en aurait été fort étonné. M. de Castellane ajoutait que « c’était parce qu’on avait oublié jusque-là d’étudier et de déclarer les droits de l’homme, que nos pères avaient cessé un jour d’être libres et que les peuples de l’Asie et de l’Afrique croupissaient encore dans l’esclavage. » Depuis lors nous avons eu beaucoup de déclarations des droits, et la liberté n’a pénétré ni en Asie ni en Afrique, ni même ailleurs.

D’où venait cette erreur singulière, qui se retrouve en tête de cette constitution de 93 qui n’a jamais été appliquée, quoiqu’elle déclare que la seule cause de toutes les misères dont l’univers est affligé, c’est l’oubli et le mépris des droits de l’homme ?

L’erreur venait de ce que la France avait pour législateurs des écoliers qui n’avaient que trop bien appris les leçons de leurs maîtres. Ces maîtres, c’étaient Rousseau et Mably. Quand on ouvre le Contrat social, on est tout étonné d’y voir la théorie de la révolution. On raconte qu’un de nos historiens, entendant une émeute dans la rue, se mit à la fenêtre, et dit : « Voilà mon histoire de la révolution qui passe. » De 1790 à 1795, Rousseau aurait pu dire : « Voilà mon Contrat social qui passe ! » Ce sont ses idées qui ont inspiré nos législateurs. Rousseau a été élevé avec Fénelon et Plutarque ; il a toujours cru qu’un grand législateur, un Lycurgue, pouvait fonder une société. S’il avait fait des études plus sérieuses sur les sociétés elles-mêmes, il aurait vu que les législateurs qui tombent du ciel pour civiliser les nations n’ont jamais existé que dans l’imagination des poètes, et qu’en réalité les hommes ne se laissent gouverner que lorsqu’on leur donne des lois en rapport avec leurs mœurs et leurs besoins.

Rousseau veut donc que le législateur constitue son peuple. Il en fait un mécanicien qui invente et fait mouvoir la machine sociale. Dans la révolution cette idée de mécanique est partout. On a l’idée de faire un peuple comme on ferait de la serrurerie. Aujourd’hui le progrès des sciences naturelles a réagi sur la science politique ; on ne parle plus que d’organisme et de physiologie, et l’on a raison. Un peuple n’est autre chose qu’un grand corps, un assemblage de gens qui vivent et qui pensent, et, quand on fait attention à la pensée et à la vie de chacun, on est dans le vrai ; quand au contraire on ne fait que charpenter et machiner un peuple, on est dans le faux. Suivant Rousseau, chaque individu doit être un ressort ; moins ce ressort aura de force propre, plus puissant sera le concours qu’il apportera à l’ensemble. Or, toujours suivant Rousseau, l’homme est naturellement un tout parfait et solitaire ; il faut donc que le législateur « ôte à l’individu ses forces propres pour lui en donner qui lui sont étrangères ; » ce qui équivaut à dire qu’il doit étouffer la volonté individuelle au profit de la société. En un mot, plus le citoyen sera écrasé, plus il sera libre ; vous voyez comment le despotisme se trouve au fond de ce beau système qui proclame la liberté !

Quant à Mably, c’était un Spartiate égaré dans le dix-huitième siècle. Abbé de nom, très-libre penseur en réalité, il vivait dans une petite chambre, seul, sans famille, et très-mécontent de ses semblables. Était-ce un tel homme qui pouvait découvrir ce qui convenait à la France ? Comme il voyait autour de lui des gens très-riches et très-corrompus, Mably fait de la vertu la condition de la liberté, et de la pauvreté la condition de la vertu. La fortune engendre l’avarice et la corruption, il condamne le commerce qui donne la fortune. Et, par exemple, quand il s’avise de donner des conseils aux Américains, qui ne lui en demandent pas, c’est pour les engager à ne pas fonder leurs villes trop près de la mer, car alors ils en arriveraient à faire un grand commerce, et ils seraient perdus ; il ne faut donc pas qu’ils communiquent avec l’Europe, et pour cela il faut qu’ils aillent bâtir leurs cités bien loin dans l’intérieur du continent. Heureusement les Américains ont eu la bonne idée de ne pas suivre les conseils de Mably, et New-York compte aujourd’hui un million d’âmes.

Mably veut qu’on élève les enfants en commun, afin de créer des mœurs publiques ; il proscrit l’athéisme, il établit une religion civile. Ce n’est pas tout : il rêve une chose plus extraordinaire encore, c’est de régler la religion et la philosophie, afin que l’une ne dégénère pas en superstition et l’autre en impiété. C’est la loi qui sera chargée de faire ce miracle.

Quand des hommes se persuadent qu’ils peuvent tirer de leur cerveau une constitution, et qu’avec cela ils vont changer l’humanité, ils en sont quittes pour écrire des chimères ; leur système est un roman insipide, il n’y a de victime que le lecteur ; mais supposez que ces hommes deviennent les législateurs d’une grande nation, vous comprenez que ce n’est plus la raison, mais l’imagination qui gouvernera. La raison des législateurs de la révolution ressemble beaucoup à ces fameuses déesses qu’on adorait sur les autels renversés, et qui, si l’on en croit les contemporains, n’étaient pas plus sages que leurs adorateurs.

Quand on a lu Rousseau, on ne s’étonne plus de voir Robespierre proclamer L’Être suprême, une gerbe de blé à la main et un coquelicot à la boutonnière ; on comprend, au contraire, qu’en présidant à cette fête il se soit cru le Lycurgue de la France régénérée. Saint-Just, plus jeune, plus exalté, est plus étrange encore. Il nous a laissé des fragments d’institutions républicaines, notes préparées pour un discours qu’il allait prononcer, alors qu’il fut surpris par les événements qui le conduisirent à l’échafaud. Rien de plus instructif que ce morceau. On voit que, pour Saint-Just, c’est chose toute simple que de refaire un peuple et de lui donner, non-seulement des lois, mais des mœurs.

Quand on lit cette œuvre bizarre, on est tout étonné du fanatisme de l’homme ; sa religion, c’est l’antiquité. Il veut que la jeunesse tout entière soit partagée entre deux occupations : les travaux de l’armée et l’agriculture ; il décide que les jeunes gens seront toujours vêtus de toile, qu’ils coucheront sur la dure, qu’ils ne mangeront pas de viande. Puis ils auront chacun un ami, comme les jeunes Spartiates ; le malheureux qui ne croira pas à l’amitié sera chassé de France. La propriété est assez maltraitée dans le système de Saint-Just. Tandis que celui qui n’est pas propriétaire peut aller voter tous les ans, sans autre titre que sa vertueuse pauvreté, le propriétaire n’est admis à voter que s’il prouve qu’il a élevé quatre moutons dans l’année. Saint-Just ne dit pas s’il doit apporter ses quatre moutons au scrutin.

Les cimetières seront de riants paysages ; il n’y aura sur les tombes que des fleurs semées par la main de l’enfance. Les meurtriers seront vêtus de noir toute leur vie. J’en passe, et des meilleurs.

Qu’on mette tout cela dans un livre, je n’y vois pas d’inconvénient : ce n’est pas moi qui m’oppose à ce qu’on recommence le Télémaque ; mais le malheur, c’est qu’un jour vient où un homme croit à ces rêves et veut les réaliser ; alors on se trouve en présence d’une foi cruelle, ou d’une vanité féroce, qui veut tuer les hommes parce qu’ils ne se plient pas à ces folles imaginations. Ainsi Saint-Just, dans ce fragment de discours, dit : « Un gouvernement républicain a la vertu pour principe, sinon, la terreur. Que veulent ceux qui ne veulent ni vertu ni terreur ? La force ne fait ni raison ni droit, mais il est impossible de s’en passer pour faire respecter le droit et la raison. » Il ajoute que, s’il ne réussit pas à donner à la France des mœurs douces, énergiques, sensibles et inexorables pour la tyrannie et l’injustice, il se poignardera. Ce poignard-là prouve la bonne foi de l’homme, mais ne prouve pas que le système ne soit ce qu’il y a de plus dangereux au monde. On commence par une pastorale, on finit par des proscriptions. Aux mains de tous ces rêveurs il y a du sang.

Si je remue ce passé, ce n’est point pour réveiller de tristes souvenirs. Mais il y a là une leçon qui ne doit pas être perdue. Ces hommes, victimes d’une fausse éducation, sont des fanatiques, et qui dit fanatiques dit bourreaux et martyrs. Ceux qui ne voient que les bourreaux font de ces gens d’abominables scélérats ; ceux qui ne voient que les martyrs en font de grands hommes. De toute façon, c’est les placer trop bas ou trop haut. Que leur exemple nous serve en nous apprenant où l’on va quand on prétend refaire le monde par la violence.

Toute réforme est une éducation. Voyez la plus grande réforme qui ait jamais été accomplie. Lorsque le Fils de Dieu est venu sur la terre, il a régénéré le monde, mais comment ? Est-ce par la terreur, est-ce par la force ? Non : c’est par la liberté. Il a remis à chacun le soin de sa conscience en lui disant : Fais ton salut.

C’est là l’éternel exemple que devraient se proposer tous les réformateurs. Si j’avais vécu au temps de Saint-Just, je lui aurais dit : « Vous êtes jeune, ardent, vous aimez votre pays ; parlez, écrivez, c’est votre droit ; mais imposer votre opinion par la violence, c’est de la tyrannie, c’est le crime même que vous condamnez chez les autres ! Régénérer les gens par la force et la menace, c’est du despotisme et de l’usurpation. »

Après les événements de thermidor, la France accablée, fatiguée, choisit pour lui faire une constitution des gens honnêtes et d’un courage éprouvé, Daunou, Boissy d’Anglas, noms restés chers au pays. La constitution de 1795 ou de l’an III est, de toutes celles que nous avons eues, la plus sage à tout prendre, celle où les pouvoirs sont le mieux agencés. Le malheur fut qu’on n’osa pas faire un pouvoir monarchique ; on confia le pouvoir exécutif à cinq personnes, et comme la Convention décida que ces cinq personnes seraient prises dans un certain parti, le résultat ne fut pas heureux et amena au Directoire un des hommes les plus corrompus du temps, Barras. Or les gens corrompus sont des gens qui font quelquefois fortune, mais il ne faut pas leur demander de fonder des empires ; on ne fonde un gouvernement que sur la justice et le droit.

À peine la Constitution de l’an III était-elle promulguée, qu’on soupçonna qu’elle ne marcherait pas ; alors parut une école par qui toute constitution fut déclarée chimérique. C’était au fond le retour au passé, le retour à l’ancienne opinion des parlementaires, l’idée qu’une constitution se fait toute seule, et que le peuple n’y peut rien. Le chef de cette école, c’était M. de Maistre, qui publia, en 1796, ses Considérations sur la France.

Joseph de Maistre était un de ces hommes d’esprit qui aiment le paradoxe et qui le défendent avec une crânerie et une fatuité qui est une grande cause de succès. Quand un audacieux de talent paraît si sûr de lui-même, on n’ose guère lui dire que ce qu’il écrit ne contient qu’un tiers ou un quart de vérité. Aussi M. de Maistre en impose-t-il facilement à son lecteur qu’il déroute ; il a une manière très-simple de résoudre les questions en déclarant que ceux qui ne sont pas de son avis sont des imbéciles. « On suppose assez souvent, dit-il, par mauvaise foi ou par inattention, que le mandataire seul peut être représentant. Tous les jours, devant les tribunaux, l’enfant, le fou et l’absent sont représentés par des hommes qui ne tiennent leur mandat que de la loi. Or le peuple réunit éminemment ces trois qualités, car il est toujours enfant, toujours fou et toujours absent. Pourquoi donc ses tuteurs ne pourraient-ils pas se passer de son mandat ? » Il y a là tout l’esprit et le dédain d’un gentilhomme de l’ancien régime ; mais je n’y vois pas l’ombre d’une raison. Toute cette argumentation se détruit d’un mot. D’où sont-ils tombés, ces tuteurs ? du ciel ? Vous les prenez parmi ces enfants et ces fous : alors pour en arriver là, laissez-les choisir eux-mêmes leurs mandataires. Ils s’y entendent aussi bien que vous, et de plus c’est leur droit.

De Maistre dit : « Dès qu’on écrit une constitution, elle est morte. » C’est le contraire de Thomas Paine, qui prétendait qu’un peuple n’est libre que quand chaque citoyen a sa constitution dans sa poche. À ce compte, nous serions les plus libres des hommes, car nous pourrions avoir en poche plus d’une constitution.

La conclusion à laquelle de Maistre veut en arriver, c’est que les peuples sont faits pour les rois : ce sont des mineurs perpétuels. Mais, selon moi, tous ces raisonnements prouvent trop ou ne prouvent rien. Prenons, je suppose, les nègres des États du Sud. Selon de Maistre, il est impossible de leur donner une constitution écrite, puisqu’on n’écrit pas une constitution ; et il est inutile de les affranchir, parce qu’on ne donne pas la liberté à un peuple quand déjà il ne l’a pas. Une telle conclusion est insoutenable ; un chrétien reculera devant cette apologie de la barbarie. On accordera que peut-être pourrait-on leur laisser leurs femmes, ne pas leur prendre leurs enfants pour les vendre au dehors. Mais céder cela, c’est accorder une constitution, car un gouvernement a pour but principal d’assurer au citoyen la possession de sa femme, de ses enfants, et d’empêcher qu’on ne lui prenne ses biens. Maintenant, pour empêcher qu’on ne me prenne mes biens, pas plus par la voie de l’impôt que par une autre, il faut que j’aie des représentants qui votent pour moi l’impôt ; il faut aussi que la presse soit libre et que je puisse défendre ma chose et ma personne. Par exemple, si la liberté de la presse existait en Pologne, il est évident qu’on n’arracherait pas des mères à leurs enfants, des femmes à leurs maris, sans que ces atrocités fussent connues, sans que l’indignation universelle fît justice de la férocité de la Russie. Voilà donc la liberté de la presse, le vote de l’impôt et bien d’autres droits qui sortent de la simple reconnaissance de la liberté personnelle. Que deviennent alors toutes ces grandes phrases qui condamnent le monde à l’immobilité, ou qui, du moins, en chassent la justice et la raison ?

Seulement, comme toutes les fois qu’un homme aussi fin que M. de Maistre touche à une question, il doit s’aider de quelque vérité démesurément grossie, de Maistre montre très-bien qu’on ne peut constituer une société comme on constitue un gouvernement. Sur ce point, sa critique est vive et juste. « Les constitutions modernes, disait-il, sont faites pour l’homme. Or, il n’y a pas d’homme dans le monde ; j’y vois des Anglais, des Français, des Hollandais. Je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan. Mais quant à l’homme, je ne l’ai jamais vu ; s’il existe quelque part, c’est bien à mon insu. Une constitution comme celle de l’an III, avec cinq directeurs et deux conseils, on peut la présenter partout, même en Chine ; mais une constitution faite pour tout le monde n’est faite pour personne, c’est une chimère, et rien de plus. »

M. de Maistre a raison quand il dit qu’il faut à chaque société des institutions en rapport avec son état de civilisation. Si on voulait donner notre constitution aux Turcs, il est probable que cette constitution ne leur irait pas ; mais il ne paraît pas prouvé que des institutions qui conviennent à l’Angleterre et à l’Amérique ne puissent pas convenir à la France. Cependant cela arrive quelquefois, et nous le verrons dans un instant.

Après la constitution de l’an III vient celle de l’an VIII. La constitution de l’an VIII, qui n’a pas un grand éclat dans notre histoire, est cependant digne d’attention. Comme le disait madame de Staël, Sieyès avait trouvé moyen d’anéantir très-artistement les libertés publiques. C’est une très-habile confiscation des meilleures conquêtes de la révolution. Sous ce rapport, c’est un chef-d’œuvre. Quoi de plus ingénieux qu’une constitution qui fonctionne avec quatre corps électifs, sénat, conseil d’État, assemblée législative, tribunat, et où, malgré cela, il n’y a pas ombre de liberté ?

L’inventeur de ce beau système est un homme qui a joui d’une célébrité que, selon moi, il ne méritait guère. Sieyès a laissé chez ses contemporains une grande réputation de profondeur ; cette réputation, il la doit surtout à son mauvais caractère. Un sage qui gronde toujours et trouve tout mauvais, qui ne propose rien et décoche de temps à autre une épigramme contre ceux qui font quelque chose, finit toujours par se faire considérer comme un profond politique. C’est ce qui est arrivé à un écrivain que je mets bien au-dessus de Sieyès par le talent et le caractère, M. Royer-Collard. Quand on cherche ce qui a fait la célébrité de M. Royer-Collard, on trouve moins d’idées nouvelles que d’épigrammes à l’adresse de tout le monde. Sieyès était de la même famille ; il était grave, et chez un homme politique, la gravité est la moitié du succès. C’est la recette que tous les vieux médecins lèguent à leurs fils : parler peu, tâter le pouls et ne rire jamais.

Un homme qui riait souvent, et qui avait le cœur aussi puissant que l’esprit, Mirabeau, s’impatientait quelquefois des épigrammes de Sieyès. Un jour il se leva railleur et dit : « Le silence de M. Sieyès est une calamité publique ; il a le tort de ne pas marcher, en affaires, avec les hommes. » Cet éloge ironique, c’était un coup de massue qui tuait Sieyès. Pour monter à la tribune après la réputation que son silence lui avait faite, il fallait qu’il sortît des paroles d’or de sa bouche. Mirabeau l’avait senti ; mais l’histoire prit la moquerie du tribun au sérieux, et l’on continua de croire que le silence de Sieyès était une calamité publique.

Au fond qu’était Sieyès ? Il y a une manière facile de juger les grands hommes : c’est de les juger par le cœur. Sieyès entra à la Convention, votant tout et ne disant rien ; et quand on lui demanda ce qu’il y avait fait, il dit : J’ai vécu. On serait tenté de lui faire la réponse d’un ministre à un pamphlétaire qui s’excusait d’écrire des calomnies en disant : Monseigneur, il faut bien que je vive. Le ministre répondit : Je n’en vois pas la nécessité. Quand un homme comme Sieyès est membre d’une assemblée où se décide le sort de la France, l’important n’est pas qu’il vive, mais qu’il parle ; sinon qu’il reste chez lui, dans son cabinet. Quand on accepte le mandat d’un grand peuple, c’est pour agir et non pour conserver sa santé.

Sieyès fut un des proscripteurs du 18 fructidor et un des complices du 18 brumaire ; mais il resta toujours un rêveur politique. C’est lui qui, au commencement de la révolution, avait demandé qu’on divisât la France en casiers égaux et numérotés, de façon à effacer tout souvenir du passé. On aurait dit : J’appartiens au département n° 53, canton n° 89. Sieyès ne s’apercevait pas qu’avec le temps qui anoblit tout, ces numéros seraient devenus des noms illustres comme le numéro de la 32e demi-brigade.

En l’an VIII, Sieyès avait donc fait sa constitution ; mais nous ne la connaissons qu’en fragments. Sur le point de la mettre en action, Sieyès rencontra le général Bonaparte, qui comprit très-bien ce qu’il y avait de bon pour lui dans cette machine qui absorbait toutes les libertés publiques. Quant à l’absorption du pouvoir exécutif, Bonaparte y mit bon ordre. Vous savez la fameuse réponse que fit le général au théoricien. Sieyès murmura ; le premier consul le fit taire, non à la façon de Mirabeau, mais en jetant au cerbère un gâteau, la terre de Crosnes qui valait un million. Sieyès devint sénateur et ne parla plus.

Suivant la constitution de l’an VIII, il y a dans chaque canton une liste d’électeurs. Ces électeurs du canton nomment des électeurs d’arrondissement, et les électeurs d’arrondissement des électeurs du département. C’est sur cette liste que le sénat choisissait les membres du corps législatif. C’est ainsi, disait Cabanis, que les députés sont vraiment les représentants de la France ; dans les anciens systèmes, le député ne représentait que son département, tandis qu’aujourd’hui le sénat, qui représente la France, choisissant parmi les candidats des départements, les députés sont à la fois les élus du sénat et ceux des départements, et par conséquent les représentants de toute la France.

Vous connaissez le mécanisme représentatif de l’an VIII : un sénat, un conseil d’État, un tribunat et un corps législatif. Sieyès avait imaginé que la discussion des lois devait suivre les formes d’un jugement. Or, dans tout jugement, il y a le demandeur, le défendeur et le tribunal. Le conseil d’État présentait la loi, c’était le demandeur ; le tribunat parlait et ne votait pas, c’était l’avocat ; le corps législatif votait et ne parlait pas, c’était le juge. Venait enfin le sénat, espèce de cour de cassation chargée de veiller à la conservation des lois. L’empereur supprima le tribunat et garda les trois autres corps. Ces ombres vaines ne l’inquiétaient guère ; dans tout l’empire il n’y avait d’autre pouvoir que le sien.

La charte de 1814 fut chose plus sérieuse. Ce fut l’œuvre d’honnêtes gens qui, après les malheurs de l’empire, voulurent établir la liberté. Ils ne voulaient sans doute pas accorder à la France plus de liberté qu’elle n’en demandait, mais ils cherchèrent à apprendre au pays à se gouverner et lui donnèrent le goût des libres institutions. Seulement, dans la charte, il y a une de ces erreurs qui sont particulières à notre nation. Cette fois, ce qu’on voulut créer par une loi, ce fut une aristocratie. On décréta qu’il y aurait une pairie héréditaire, sans en avoir les éléments, si bien que l’on composa le pouvoir législatif de deux forces dont l’une n’existait pas.

En 1814, Montesquieu avait remplacé Rousseau ; l’Esprit des lois était en faveur. Montesquieu avait observé la constitution anglaise. Il y trouvait trois pouvoirs : royauté, aristocratie, peuple ; puis, regardant l’antiquité, il remarquait que l’accord de ces trois pouvoirs avait été le rêve de Cicéron et d’Aristote. Mais si Montesquieu, au lieu de s’arrêter à la forme anglaise et de supposer que le pouvoir aristocratique ne pouvait exister qu’avec l’hérédité, eût remonté jusqu’aux anciens, qui ont étudié les choses sur place et ont pu faire des observations sur le vif, il aurait vu qu’Aristote ne ramenait pas tout à l’hérédité. Aristote fait cette observation très-juste que si vous avez un État où le pouvoir ne représente qu’un seul des trois éléments de la société, vous avez un mauvais gouvernement. Il faut, par exemple, en tout pays, que les talents et les grands intérêts soient à la tête de la société. Si vous êtes gouverné par des gens incapables ou intéressés au désordre, votre gouvernement ne marchera pas. Mais si vous donnez aux hommes capables et aux riches tout le pouvoir votre organisation sera une mauvaise forme de la tyrannie, c’est-à-dire une oligarchie. Il faut aussi que le peuple tienne sa place, que sa voix soit écoutée. Si on ne l’écoute pas, on abusera de l’argent et du sang de la nation. Mais si vous donnez tout au nombre et rien à l’intelligence, vous aurez le désordre de la foule ou l’oppression d’un maître. Tout gouvernement pur est donc exclusif et mauvais ; ce qu’il faut, c’est un pouvoir fort, émané du peuple, les gens capables à la tête des affaires, et le peuple émettant son vote sur toutes les questions de liberté et de propriété.

Il n’y a rien à retrancher à cette théorie d’Aristote, qui avait étudié les choses avec l’œil du génie. C’est ce qu’ont compris les Américains. Ils ont aussi une aristocratie ; ils ne reculent pas devant ce mot qui effraye tant de gens en France ; mais cette aristocratie est élective. Les hommes les plus considérables sont au sénat fédéral et dans les sénats des États particuliers. C’est ainsi que les Américains ont une grande aristocratie mobile, qui ne porte pas d’ombrage à la susceptibilité démocratique.

Mais, chez nous, en 1814, on eut l’idée de faire une pairie héréditaire et de donner à cette pairie une part du pouvoir ; plus tard on proposa de refaire un droit d’aînesse, afin de donner la terre à cette aristocratie improvisée : c’est ainsi qu’on révolta un peuple épris d’égalité. En se révoltant, l’opinion eut-elle tort ? Non. Quand une aristocratie n’existe pas dans un pays, pourquoi l’y importer ? C’est une des choses les plus singulières que d’inventer une condition sociale. Il faut que le législateur agisse avec les éléments qu’il a dans les mains ; ces éléments, il ne peut pas les créer.

En 1815, l’empereur le sentit ; son exil lui avait enseigné le prix de la liberté. La charte de 1814 était libérale ; Napoléon fit une charte plus libérale encore. Je crois que l’empereur, en 1815, était de bonne foi. Quand on lui parlait des attaques que la presse, devenue libre, dirigeait contre lui : « Quand j’étais à l’île d’Elbe, répondait-il, ils m’en ont dit bien d’autres ! » Ce qu’il eût fait plus tard est un secret que Dieu seul peut connaître ; ce qu’il a fait alors était bien ; il voulait donner à la nation une constitution libérale, et s’adressa à l’homme de l’esprit le plus libéral qui fût alors, à Benjamin Constant. Imbu des idées anglaises, Benjamin Constant voulait une pairie héréditaire. L’empereur lui dit : « Cela est absurde en France. Je conçois cela en Angleterre ; là ce sont les nobles qui ont donné la liberté au peuple, ils sont nés avec la constitution ; détruire la pairie en Angleterre, ce serait couper un membre à la nation ; mais moi, voyez les fortunes qui m’entourent ! Les anciennes fortunes sont ennemies ; les nouvelles fortunes, il y en a beaucoup qui sont odieuses ! Qu’est-ce que j’ai autour de moi ? des soldats et des chambellans ; c’est là que j’irais prendre mes champignons de pairs. On verra dans ma pairie un camp ou une antichambre. » On insista, il céda ; mais, dans cette occasion, c’était Napoléon qui avait raison contre Benjamin Constant.

En 1830, on reprit la charte de 1814 avec quelques corrections ; on fit une constitution qui, à tout prendre, est la plus libérale que nous ayons eue en France, puisqu’elle a permis pour la première fois au gouvernement de vivre sans lois d’exception et sans étouffer la presse. Elle avait ses défauts, qui tenaient plus à des dispositions de détail qu’au fond même des choses ; mais il y avait toujours cette erreur de la chambre des pairs, cette erreur particulière à la France, de vouloir gouverner avec deux chambres dont l’une soit tout par l’opinion tandis que l’autre n’est rien. Lorsque vous avez une pairie nommée par le pouvoir, cette pairie n’a aucune force. L’Amérique, au contraire, donne à ses deux chambres une racine populaire. Elle a deux espèces de mandataires : les uns nommés directement par le peuple ; les autres élus de façon médiate par les sénateurs de chaque État. En France, nous n’avons jamais compris cette vérité ; on s’est imaginé qu’on fortifierait l’autorité en lui donnant une chambre nommée par elle, mais au contraire c’est une faiblesse de plus. Si l’on avait dit aux départements : Nommez des pairs choisis parmi les illustrations des arts, des sciences, de l’industrie, du commerce, etc., vous auriez obtenu ainsi un pouvoir qui aurait contrebalancé l’autre chambre et servi la liberté.

La seconde erreur de la charte de 1830, c’était l’étroitesse du régime électoral. Étranger au peuple, le gouvernement est tombé de faiblesse, et la France a laissé perdre en un jour trente ans d’expérience et de liberté.

J’arrive à 1848. Ici la critique devient plus délicate. Je sais qu’on nous autorise à parler d’histoire moderne ; mais c’est une chose difficile, non pour le professeur qui n’a ni amour ni haine, mais parce que je pourrais rencontrer dans l’auditoire des sentiments que je ne voudrais pas froisser. Laissons de côté les hommes. Je dirai qu’il y a dans la constitution de 1848 de graves erreurs ; elles viennent de ce que ceux qui furent chargés de faire cette constitution prirent leur modèle dans le passé. On venait de lire l’Histoire des Girondins ; on voulait jouer à la révolution. C’était la révolution dont on redressait le drapeau, la révolution sans ses excès sans doute, mais aussi sans son esprit, sans cet ardent fanatisme qui en est à la fois la condamnation et l’excuse.

La nouvelle constituante déclara qu’elle reprenait la tradition des grandes assemblées de la révolution ; le résultat final ne pouvait être douteux ; c’était un avortement, j’ai le droit de le dire, puisqu’en juillet 1848 j’ai publié une brochure intitulée : Considérations sur la Constitution, que vous rencontrerez quelque jour sur les quais. J’y dis, en termes exprès, qu’avec le chemin qu’on prenait il était impossible qu’on ne pérît pas.

Le pis, c’est qu’une fois encore on voulait refaire la société. Il était question de changer les idées et la manière de voir de tout le monde, de bouleverser les conditions du travail, de commanditer l’industrie avec les capitaux du gouvernement, etc. De là cette situation inquiète d’une société qui n’était pas sûre de ce qu’elle serait le lendemain. Or, c’est encore une erreur particulière à la France que de s’imaginer qu’il faut longtemps pour faire une constitution. Que penseriez-vous d’un médecin qui s’approcherait d’un malade, et lui dirait : « Votre constitution est mauvaise, restez là ; nous allons vous en faire une autre. »

Dans un pays où la vie de millions d’individus dépend de la sécurité publique, vous arrêtez le mouvement et la vie de la nation tandis que vous discutez ; aussi, dans un temps donné, malgré les meilleures intentions du monde, vous voyez se dresser devant vous tous les gens qui meurent de faim. Aux États-Unis, on refait souvent des constitutions, et cela pendant que les travaux, les affaires marchent comme à l’ordinaire. On nomme une convention qui change tel ou tel détail de la loi ; on vote ou l’on rejette les modifications proposées, personne ne s’en émeut. Huit jours doivent suffire amplement quand il s’agit d’organiser les pouvoirs publics suivant les besoins du moment. Les besoins, les désirs de tout un peuple sont-ils jamais incertains ? Là où commence le doute commence aussi la spéculation ; vous n’êtes pas sur le terrain où doit rester le législateur.

L’erreur fondamentale de la Constituante de 1848, ç’a été de faire une seule chambre. Je ne sais à quoi sert l’expérience, et je suis tenté d’être de l’avis de celui qui prétendait que l’expérience servait rarement à celui qui l’avait faite et jamais à autrui. Pendant la première révolution, Buzot le Girondin, de sa main mourante, écrivait : « Ce n’est pas Robespierre qui me tue, c’est l’absence d’une seconde chambre. » Aussi voyez-vous qu’en l’an III on s’occupa aussitôt de faire deux chambres. Avec une assemblée unique vous avez à craindre à chaque instant qu’elle aille aussi loin que ses passions la porteront. Qu’est-ce qu’une assemblée unique ? Une assemblée qui peut faire et défaire les lois, qui peut voter aujourd’hui un impôt, demain un autre, qui peut être amenée à déclarer la guerre à une voix de majorité, suivant la fantaisie d’un député qui peut-être sera corrompu ? C’est un arbitraire sans limites. Un homme revêtu du souverain pouvoir comprend qu’il ne peut tout oser. Il peut soulever des passions qui le renverseront, il a des motifs qui peuvent l’engager à modérer son despotisme ; il songe à l’histoire, à sa responsabilité devant l’avenir. Mais un membre d’une assemblée, quelle responsabilité a-t-il en réalité, quelle crainte peut-il concevoir en raison du vote qu’il émet ? C’est donc une des plus mauvaises formes du despotisme que le gouvernement d’une assemblée unique. C’est une de ces erreurs si énormes qu’elles sont incroyables pour qui a étudié l’histoire ; mais en 1848 on voulait imiter la révolution, et on copiait la Constituante, pour échouer sur le même écueil.

Une autre erreur fondamentale de la constitution de 1849 est celle par laquelle le droit de révision a été refusé au pays. Savez-vous avant quelle époque il était défendu de toucher à la constitution de 1791 qui a duré trois mois ? Il ne devait pas être permis d’y toucher avant vingt ou trente ans. La France a eu pendant ce temps cinq constitutions et neuf gouvernements. Qu’arrive-t-il quand vous liez un peuple ? c’est que vous l’amenez à faire une révolution contre lui-même et à renverser la constitution qu’il a fondée.

Je m’arrête dans cette longue excursion. Vous voyez que si nous cherchons à quelle époque de notre histoire nous nous sommes fait une idée nette de ce que c’est qu’une constitution, nous reconnaîtrons que la constitution de l’an III, les chartes de 1814 et de 1830, si estimables qu’elles soient, sont loin de la constitution américaine. Nous trouvons partout l’omnipotence législative, et nulle part la liberté mise à l’abri du despotisme des assemblées. Vous apercevez donc combien l’étude de la constitution américaine nous intéresse, et combien de choses nous aurons à y apprendre.

Par exemple, comment les Américains peuvent-ils garantir leurs libertés des empiétements de leurs législatures ? Le moyen est aussi simple qu’ingénieux. Quand la loi est faite, là-bas comme partout il faut y obéir. Mais les Américains ont un pouvoir judiciaire complètement indépendant qui est chargé de maintenir la constitution ; c’est de cette façon qu’ils brident le pouvoir législatif. Ainsi, je suppose que le gouvernement veuille, par une loi, empêcher une réunion religieuse : vous allez devant la cour fédérale, et vous faites décider la question, non pas de façon générale, mais dans l’espèce. Si la cour trouve que la loi viole la constitution, elle ne la frappe point de nullité, mais elle déclare que vous avez le droit de vous réunir à vos concitoyens. C’est ainsi que les Américains ont résolu ce grand problème d’avoir des députés qui dépendent du peuple et des libertés qui ne dépendent de personne.

« Quelle est l’utilité de ces études ? diront certaines gens qui se croient pratiques en dédaignant les principes. À quoi peuvent-elles servir ? qu’importent toutes les constitutions. Les hommes sont tout, les idées rien. Satisfaites les intérêts et ne vous inquiétez pas du reste. Une charte n’est qu’un morceau de papier. » Ce sont là des adages prétentieux que je rencontre souvent sur mon chemin ; je n’hésite pas à dire qu’ils sont faux. Si je les croyais vrais, je ne sais si je resterais professeur ; je ne voudrais pas occuper cette chaire pour la stérile satisfaction d’amuser mes auditeurs ; mais je pense que l’étude de ces questions est ce qu’il y a de plus nécessaire aux hommes, car elle donne des convictions fortes et une foi qui fait agir.

Regardez l’histoire. On dit toujours que ce sont les passions, les intérêts, qui seuls nous gouvernent. Cela n’est pas. Si vous regardez autour de vous, vous le croirez peut-être ; il y a tant de bruit, tant de clameurs ; vous êtes au milieu de l’écume et des flots ; mais montez plus haut, élevez-vous au-dessus des rumeurs du jour : regardez ce que la France est devenue depuis 1789, depuis que nos pères ont écrit sur leur drapeau trois mots qui, suivant moi, sont sortis de l’Évangile : Liberté, Égalité, Fraternité ! Ce drapeau a été souillé, taché de sang, et cependant c’est autour de lui que la France se presse chaque jour davantage. Que sont devenues les conquêtes de l’Empire ? des pages d’histoire ! Où sont ces agitations de la Restauration, que la plupart d’entre vous n’ont pas connues ? Où sont ces émigrés qui rêvaient l’alliance du trône et de l’autel ? tout cela est oublié, évanoui. Où est la pairie héréditaire ? disparue ! En un mot, tout ce que les hommes ont essayé, les quinze ou vingt mille lois faites depuis cette époque, tout s’est évanoui ! Les principes seuls sont restés debout. Toujours la France a suivi le sillon ouvert en 1789.

C’est la vérité de ces idées que je veux défendre devant vous. Je sais que la vérité, pour bien des gens, n’a pas une grande importance. Quand on est jeune, quand les passions ont encore leur noblesse, on sent qu’il y a quelque chose de grand dans l’idée ; plus tard on méprise les hommes, on se méprise soi-même ; on se dit que ces mots de liberté, de vérité ne sont que des paroles sonores. Mais quand on est vieux, les sentiments changent, à moins que le cœur ne se soit racorni. On regarde derrière soi : on songe à un avenir inconnu, et alors on se rattache à la vérité toute seule ; on n’aime plus autre chose. La vérité dans l’histoire prend un autre caractère ; ce n’est plus quelque chose d’abstrait qu’on étudie, mais quelque chose de vivant qu’on sent et qu’on touche ; il semble qu’on voit défiler devant soi les hommes marchant vers un but que la plupart ne connaissent pas, mais qui est visible pour l’observateur. Puis ce ne sont plus les hommes que l’on voit marcher, mais un bras puissant qui les guide et qui les pousse. Descartes disait qu’il considérait la création comme durant toujours ; il ne comprenait pas que la main de Dieu cessât un instant de soutenir le monde ; partout, dans les flancs de l’animal comme sous l’écorce des végétaux, il voyait circuler une vie sans cesse renouvelée et en quelque façon recréée par le miracle perpétuel d’une éternelle bonté.

Cela est plus vrai encore quand on étudie le monde moral. On voit que l’homme a été créé libre, pour être responsable de ses actions, responsable du bien et du mal qu’il fait. On comprend que la liberté est la loi de sa nature, qu’il ne lui est point permis d’y renoncer. Il peut se laisser asservir par un maître, mais il ne sera jamais heureux dans la servitude ; cela n’est pas possible. Le despotisme ne peut lui donner le bonheur ; l’homme est pour ainsi dire condamné par Dieu lui-même à être libre pour être heureux.

Messieurs, voilà l’esprit de mon enseignement, ou pour mieux dire, voilà mon âme tout entière. Défendre la liberté, vous pénétrer de ces sentiments, fortifiés chez moi par l’âge et par l’étude ; vous donner la même foi, la même espérance et le même amour, c’est là toute mon ambition ; c’est ainsi que j’ai mérité l’estime de vos devanciers, c’est à ce titre que je vous demanderai votre confiance, et, quand nous nous connaîtrons mieux, votre amitié.