Histoire politique des Cours de l’Europe/06

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Histoire politique des Cours de l’Europe
Revue des Deux Mondes, période initialetome 14 (p. 273-283).
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VI.

L’alliance de l’Autriche et celle de la Prusse donnaient à Napoléon les moyens d’attaquer son ennemi au centre ; mais ce n’était pas assez, il lui fallait encore le concours de la Suède et de la Turquie : ces deux puissances devaient former comme ses deux ailes. Bernadotte pénétrant en Finlande et menaçant Wibourg, à la tête de 50,000 Suédois ; 100,000 Turcs passant le Dniester, tandis que lui-même, à la tête des armées de l’Occident, s’avancerait sur le Niémen, tel est le vaste plan de guerre qu’avait rêvé son génie, et dont il crut un moment l’exécution possible. Il semblait que la Suède et la Porte ne dussent point lui faire défaut dans une entreprise au succès de laquelle ces deux puissances avaient un intérêt éminemment national. N’avaient-elles pas l’une et l’autre un siècle d’injures et de malheurs à venger contre la Russie ? à recouvrer, l’une la Crimée, la Tartarie, la Bessarabie ; l’autre la Fionie et la Finlande ? Le partage de la Pologne n’avait-il pas été pour toutes les deux une déplorable calamité, et la politique la plus vulgaire ne leur disait-elle pas que le moment était venu pour elles de faire un effort immense, et d’unir leurs armes à celles de l’Occident, pour relever autour de la Russie les digues puissantes que l’Europe n’aurait jamais dû lui permettre de franchir ? Cependant elles faillirent toutes les deux dans cette grande et unique occasion ; elles refusèrent leur appui à une cause qui était la leur plus encore que celle de la France, qui pouvait seule réparer leurs malheurs passés et garantir leur avenir. Nous allons dire par quel enchaînement de circonstances fatales la Suède et la Turquie sortirent de notre sphère d’action, pour tomber dans celle de nos ennemis. Parlons d’abord de la Suède.

Nous avons déjà expliqué comment cette puissance avait suivi la Russie dans sa défection du système continental ; ce changement s’était accompli presque immédiatement après l’élection de Bernadotte, en sorte que la cause pour laquelle la Suède était allée le chercher dans les rangs de nos maréchaux, cessa d’exister au moment où il vint prendre possession de sa nouvelle grandeur. La mission qu’elle lui réservait avait perdu tout son à-propos et n’était plus applicable aux circonstances. Il n’avait plus à obtenir de son ancien souverain qu’il adoucît ses rigueurs commerciales envers sa nouvelle patrie ; qu’importait maintenant à la Suède la haine ou l’amitié de l’empereur Napoléon ? Protégée par la mer, par les escadres anglaises, par l’exemple et les conseils de la Russie, vulnérable seulement par la Poméranie, province endettée et onéreuse, elle était désormais en mesure de braver ses menaces et sa colère ; ses fers étaient brisés : elle était rendue à toute la liberté de ses mouvemens.

Bernadotte n’avait en Suède ni appui ni crédit personnel : l’amitié présumée de l’empereur l’avait seule porté sur les degrés du trône ; cette cause de son élévation cessant d’agir, sa position devenait singulièrement fausse et difficile. La noblesse et le commerce le virent d’abord d’un œil de défiance, comme le représentant d’un système qu’ils ne sentaient plus le besoin de ménager, et le sénat, tout puissant dans le pays, incertain sur des dispositions et un caractère qu’il n’avait point encore éprouvés, commença par le tenir soigneusement écarté des affaires. Cette situation n’était pas supportable : il fallait que le prince choisît entre un de ces deux partis, renoncer à la couronne de Suède et consacrer de nouveau son épée et son sang à la gloire et à la grandeur de la France, ou accepter, dans toute leur rigueur, avec toutes leurs conséquences, les devoirs de prince royal. La pénétration dans l’esprit, l’audace dans le caractère, la ruse cachée sous les dehors de la franchise, l’ambition surtout, caractérisent Bernadotte. Il n’hésita pas un moment sur le parti qu’il avait à prendre ; il dépouilla le vieil homme, et il s’incorpora à la Suède, à la Suède que tous ses intérêts rapprochaient des ennemis de sa première patrie. Cette résolution, du reste, lui coûta d’autant moins, qu’il y était poussé par la haine secrète qu’il nourrissait contre Napoléon. Bientôt il donna à la Suède un gage éclatant de sa conversion politique. Deux mois s’étaient à peine écoulés depuis son arrivée à Stockholm (19 décembre 1810), qu’il proposa en son nom à la cour de Copenhague, une série de dispositions dont le but était de soustraire la navigation entière de la Baltique et de la mer du Nord à la législation du système continental. En allié fidèle de la France, le roi de Danemark non seulement repoussa ces offres, mais s’empressa de les communiquer à l’empereur. En même temps que Bernadotte s’efforçait de nous enlever nos alliés, il se livrait dans ses discours à une critique amère de la politique de Napoléon, accusant hautement ses exigences, et affectant de dire que c’était un devoir pour la Suède de savoir lui résister. Les torts de ce prince dans cette occasion sont inexcusables ; si, pour le fond même des choses, il était le jouet et en quelque sorte la proie des évènemens, la forme du moins lui restait, et c’est par la forme qu’il aurait dû sauver, à lui la honte, et à son bienfaiteur l’amertume d’un changement auquel il semblait s’attacher à donner tous les signes d’une ingrate défection.

L’offense appelle l’offense ; sans doute, il y aurait eu de la grandeur dans Napoléon, placé si haut, à savoir pardonner les fautes de son ancien lieutenant, et de l’habileté à dissimuler son mécontentement ; car Bernadotte n’était plus son sujet, mais un prince qu’il avait un intérêt extrême à ménager. Il n’eut point cette modération : les souvenirs de ses anciens griefs contre le maréchal Bernadotte se réveillèrent ; à dater de ce moment, il lui retira toute espèce de marque d’amitié et de confiance, et sembla même s’étudier à le blesser au vif. Il commença par lui appliquer, dans sa rigueur, la loi qui privait de ses dotations tout Français passant au service d’une puissance étrangère. Le prince était sans fortune, et le coup dut lui être sensible. On lui ôta la faculté de conserver près de sa personne ses anciens aides-de-camp qu’il aimait beaucoup, et qui étaient comme un dernier lien qui le rattachait à sa première patrie : ils reçurent tous l’ordre de le quitter et de revenir en France. Enfin l’empereur n’opposa, pendant plusieurs mois, qu’un silence dédaigneux à toutes les lettres que le prince lui écrivait de Stockholm. Cependant ce dernier lui ayant demandé un subside de 20 millions pour aider la Suède à supporter ses pertes et à faire des armemens, l’empereur se décida à rompre le silence, et il lui répondit le 8 mars 1811 : au lieu d’un subside, il se bornait à lui offrir pour 20 millions de denrées coloniales qui étaient à Hambourg, en échange de 20 millions de fers. Il lui disait dans cette lettre : « Chassez les contrebandiers anglais de la rade de Gothenbourg ; chassez-les de vos côtes où ils trafiquent librement ; je vous donne ma parole que, de mon côté, je garderai scrupuleusement les conditions des traités avec la Suède. Je m’opposerai à ce que vos voisins s’approprient vos possessions continentales ; si vous manquez à vos engagemens, je me croirai dégagé des miens ; je désire m’entendre toujours amicalement avec votre altesse royale. »

Telles étaient les relations, déjà pleines d’aigreur et de fiel, de l’empereur Napoléon avec le prince royal de Suède, lorsque éclatèrent les symptômes de la guerre de Russie.

La Suède se trouvait placée par sa position géographique en dehors du cercle immense que cette guerre allait tracer dans son cours. Elle était du très petit nombre d’états européens qui pouvaient, dans cette grande lutte, se tenir à l’écart et conserver leur neutralité ; mais il est évident que tous ses intérêts lui interdisaient le rôle obscur et sans profit de puissance neutre. La France et la Russie s’étaient réunies après la paix de Tilsitt pour accabler sa faiblesse, et l’Angleterre l’avait laissé opprimer avec un égoïsme plein d’ingratitude. Le moment était venu pour elle de prendre sa revanche et de chercher à réparer ses derniers malheurs, en vendant son alliance au plus offrant. La Suède ne pouvait s’agrandir avec avantage que sur deux points, en Norwège et en Finlande. La perte de la Finlande avait été pour elle une affreuse calamité. Elle l’avait vu s’accomplir avec un véritable désespoir, et dans les emportemens de sa douleur, elle avait détrôné son roi qu’elle accusait des malheurs publics, dont les vrais auteurs étaient la Russie, la France et l’Angleterre. La perte de la Finlande était le dernier et le plus grand de ces longs désastres que la fortune lui avait infligés en développant, à côté de sa frêle puissance, le colosse russe. Cette perte la plaçait sous la main de son redoutable voisin, qui n’avait plus qu’à monter sur ses vaisseaux pour venir la frapper dans sa capitale découverte. Elle avait donc un intérêt immense à recouvrer une province qui formait autrefois le tiers de sa puissance, et qui était pour elle un boulevard indispensable. D’un autre côté, l’acquisition de la Norwège offrait aussi de grands avantages : la nature semblait avoir destiné les deux pays à vivre sous les mêmes lois, car elle les avait attachés l’un à l’autre par le plus irrésistible de tous les liens, le lien géographique. La Norwège se recommandait d’ailleurs par d’admirables développemens de côtes, par des pêcheries excellentes, par des forêts merveilleusement riches en bois de construction et d’une exportation facile, enfin par une population peu nombreuse, mais aisée, et renommée par la douceur de ses mœurs. À tout prendre, si la Suède avait eu la liberté absolue de son choix, elle n’eût point hésité entre ces deux provinces ; elle eût préféré la Finlande, qui, sous tous les rapports, était pour elle d’une bien autre importance que la Norwège. Mais ici la question politique se trouvait compliquée d’une question de géographie militaire. Pour que la Suède rentrât en possession de la Finlande, il fallait qu’elle l’arrachât par les armes des mains de la Russie, et elle ne le pouvait qu’en embrassant ouvertement l’alliance de la France. S’allier à la France, c’était rompre, non plus d’une manière factice, mais réelle, avec l’Angleterre, s’exposer à ses coups, livrer à ses vengeances sa capitale, et à sa cupidité les forteresses maritimes, les vaisseaux et le commerce du royaume. Puis, une expédition en Finlande par mer, sous le feu des flottes anglaises et russes, était impossible ; elle n’était praticable que l’hiver, par terre, en tournant le golfe de Bothnie à Tornéo. Dans cette saison, les lacs et les rivières qui couvrent le pays se glacent et peuvent porter une armée ; mais cette entreprise, exécutée pour ainsi dire sous le pôle, exigeait d’énormes dépenses, des soldats intrépides et des corps de fer. D’ailleurs, pour que l’armée suédoise remplît sa destination dans une alliance avec la France, il fallait qu’elle pût agir contre la Russie pendant l’été, et non pas dans la saison des glaces. La conquête de la Norwège, au contraire, était une conquête de plain-pied : la Suède n’avait qu’à s’avancer pour s’en emparer. Enfin une circonstance décisive trancha la question. L’Angleterre et la Russie proposèrent à la cour de Stockholm de la lui garantir, si, la guerre éclatant dans le Nord, elle voulait faire cause commune avec elles contre la France. La Russie fit plus : elle lui offrit de s’engager, dans le cas où elle serait vaincue, à faire porter tout le poids de ses sacrifices, dans les négociations de la paix, sur la Finlande, et à la restituer à la Suède. Ainsi, tandis que l’alliance de la France n’offrait à ce royaume qu’une conquête difficile et des dangers de tous genres, l’alliance de l’Angleterre et de la Russie lui assurait des avantages pour toutes les chances : victorieuses, ces deux puissances lui livraient la Norwège ; en cas de défaite de la Russie, elle rentrait en possession de la Finlande. Entre ces deux systèmes, la balance n’était point égale ; aussi la cour, le sénat, la noblesse, le commerce, avaient-ils un penchant prononcé pour s’unir à l’Angleterre et à la Russie, tandis que les classes moyennes et le peuple, fidèles encore aux vieilles sympathies nationales pour la France, fiers d’avoir à leur tête un des illustres frères d’armes du grand empereur, hostiles à l’influence russe, dominés surtout par le désir de recouvrer la Finlande, ambitionnaient l’alliance de Napoléon.

Quant au prince royal, dont la position était compliquée d’intérêts et de devoirs opposés, son rôle était fort difficile. Il avait récemment trop bien donné la mesure de son peu d’attachement à son ancien maître pour qu’on pût le croire maîtrisé dans sa conduite par des scrupules de reconnaissance ; mais il craignait de prendre le rôle d’ennemi personnel de l’empereur Napoléon. Ce grand homme qu’il haïssait déjà mortellement, était encore à ses yeux, comme aux yeux de tous, le monarque le plus puissant, et peut-être bientôt le dictateur de l’Europe. S’il sortait vainqueur de cette dernière lutte, quel sort réserverait-il à son ancien lieutenant déserteur de sa cause ? Si un reflet de sa gloire avait suffi pour faire monter Bernadotte sur les degrés d’un trône, certes son bras aurait bien la force de l’en faire descendre. Le prince royal était donc dominé par deux craintes opposées, l’une de compromettre son avenir de roi en se déclarant contre l’empereur, l’autre de faire violence aux opinions des principaux corps de l’état et de la noblesse, et de perdre leur appui en s’unissant à la France.

Un évènement prévu depuis long-temps venait de faire tomber dans ses mains la haute direction des affaires. Le roi Charles XIII, frappé d’apoplexie, se trouva dans l’impossibilité de gouverner par lui-même ; il remit les rênes du gouvernement au prince royal, qui ne les quitta plus. Son règne véritable date de ce moment. Le premier usage qu’il fit de son pouvoir fut de tenter une combinaison qui pût concilier la délicatesse de sa position vis-à-vis de l’empereur avec les exigences du commerce suédois et la politique timide du sénat. Le 7 février 1811, il fit venir le ministre de France, et l’entretint longtemps dans ce langage verbeux et à effet qui le caractérise : « Je vais vous dire franchement, monsieur, ce qui bouleverse ici toutes les têtes. On se rappelle que, pour les intérêts de sa politique, l’empereur a sacrifié la Suède, en autorisant la conquête de la Finlande et des îles d’Aland. Lorsque les états me choisirent, ils ne furent déterminés que par l’espérance de plaire à l’empereur et d’obtenir, comme le premier effet du retour de ses bontés et de sa protection, le recouvrement de cette province, de sorte qu’à mon arrivée, cette idée folle occupait toutes les têtes. On se croyait tellement sûr de la France, que le bruit courait déjà que j’allais conduire l’armée suédoise en Finlande. Cette exaltation durait encore, lorsqu’au nom de l’empereur, vous forcâtes le roi à déclarer la guerre aux Anglais, et à faire des réglemens prohibitifs, mesures qui contrarièrent l’intérêt réciproque des commençans, des nobles et des grands propriétaires. Dès-lors on jugea que mon avènement n’était point un gage de l’appui de l’empereur, et que la Suède était entraînée passivement dans la politique de ce monarque. L’opinion, qui était toute française, varia subitement ; elle s’est fortement détériorée, et je ne saurais même calculer quels peuvent être ses effets ; mais il est hors de mon pouvoir de la rectifier, si l’empereur ne vient pas à mon secours, s’il ne prend pas sur ce pays un grand ascendant par ses bienfaits, s’il ne lui donne pas une possession qui la console de la perte de la Finlande, et une frontière qui nous manque. — Voyez, dit-il au baron Alquier en lui montrant une carte générale développée à dessein ; voyez ce qui nous convient. — Je vois, répondit le ministre, la Suède arrondie de toutes parts, excepté du côté de la Norwège. Est-ce donc de la Norwège que votre altesse veut parler ? — Eh bien ! oui, répliqua le prince, c’est de la Norwège, qui veut se donner à nous[1], qui nous tend les bras, et que nous calmons en ce moment. Nous pourrions, je vous en préviens, l’obtenir d’une autre puissance que de la France. — Peut-être de l’Angleterre ? répliqua Alquier. — Eh bien ! oui, de l’Angleterre ; mais quant à moi, je proteste que je ne veux la tenir que de l’empereur ; que sa majesté nous la donne, que la nation puisse croire que j’ai obtenu pour elle cette marque de protection : alors je deviens fort, je commanderai sous le nom du roi, et je suis aux ordres de l’empereur. Je lui promets cinquante mille hommes parfaitement équipés à la fin du mois de mai, et dix mille de plus au commencement de juillet. Je les porterai partout où il voudra ; j’exécuterai tous les mouvemens qu’il ordonnera. Voyez cette pointe de la Norwège, elle n’est séparée de l’Angleterre que par une navigation de vingt-quatre heures, avec un vent qui ne varie presque jamais ; j’irai là, s’il le veut. L’empereur est assez puissant pour qu’il dédommage le Danemarck ; ne peut-il pas lui donner à l’instant même le Mecklenbourg et la Poméranie ? Si je ne suis plus gêné par le conseil d’état, si la constitution qui anéantit l’autorité du roi et dont on m’écrit que l’empereur rit si justement aux Tuileries, est modifiée, si je deviens le maître enfin, je jure sur mon honneur de fermer ce royaume au commerce anglais… Dites à l’empereur que je n’oublierai jamais qu’il a été mon souverain et mon bienfaiteur, que je me regarde ici comme une émanation de sa puissance, et que mon vœu le plus ardent est de mettre à sa disposition tous les moyens de la Suède, qui sont plus importans qu’on ne le pense, et qui peuvent être d’une grande utilité pour la France. Je ne mets aux offres que je fais à l’empereur que deux restrictions : la première, que les troupes suédoises ne seront jamais portées au-delà du Rhin ; la seconde que je les commanderai toujours en personne. »

La réponse de l’empereur aux offres de Bernadotte ne pouvait être douteuse : sacrifier le plus fidèle de ses alliés à la Suède, qui avait concouru de tous ses efforts à la ruine du système continental, c’eût été tout à la fois une faute politique et une lâcheté. Son ministre à Stockholm eut l’ordre de répondre aux propositions du prince (dépêche du 26 février 1811) que « si une guerre venait à éclater entre la France et la Russie, la France était assez puissante pour se suffire à elle-même ; que d’ailleurs il n’entrait pas dans les habitudes de l’empereur de sacrifier ses fidèles alliés et de les dépouiller pour satisfaire l’ambition de leurs voisins ; qu’aussi long-temps que le Danemarck serait son allié, il ne souffrirait pas qu’il fût porté la moindre atteinte à sa puissance. » C’était là un digne et noble langage.

Cependant l’empereur, qui voulait ménager Bernadotte sans prendre avec lui des engagemens immédiats, donna l’ordre au baron Alquier de le sonder et de s’assurer des conditions définitives dont il ferait dépendre son alliance avec la France. Cette démarche, faite en avril 1811, était au fond une insinuation tendant à déterminer la Suède à modifier ses dernières demandes. Mais Bernadotte et le cabinet de Stockholm se montrèrent immuables : ils continuèrent d’exiger la Norwège. Il fut alors évident pour Napoléon que la Suède avait pris son parti, et que ce n’était point à la conquête de la Finlande, mais à celle de la Norwège, qu’elle avait résolu de consacrer ses forces. Or, l’alliance de cette puissance contre la Russie ne pouvait lui être précieuse qu’autant qu’elle prendrait l’engagement de conquérir elle-même la Finlande et de menacer Wibourg. Tout autre emploi de ses armées lui devenait onéreux ou inutile. La proposition du prince d’aller descendre à la tête de 50,000 Suédois sur les côtes d’Angleterre était un luxe d’audace que, par respect pour le génie de son ancien maître et pour lui-même, il aurait dû s’épargner. Napoléon sentait bien qu’un abîme le séparait de son ancien lieutenant ; il se résigna donc, et il abandonna la Suède et son prince royal à leurs destinées, sauf à tenter un dernier effort, au moment décisif, pour le rattacher à lui. Jusque-là il se renferma dans un silence absolu qui portait tous les caractères d’un dédain superbe. Cette conduite exaspéra Bernadotte : il avait fait à l’empereur des offres peut-être inacceptables, mais il les avait faites de bonne foi. Il est douteux que, dans la situation fatale où se trouvait son pays d’adoption, il lui fût possible d’en faire d’autres. Sa vanité se révolta contre un refus et un silence qui semblaient trahir un dessein prémédité de le mortifier et de le perdre aux yeux de la Suède entière. Alors l’esprit de vengeance pénétra dans son cœur ; sa tête irascible et ardente s’exalta. Tandis que la France le dédaignait, les cours de Londres et de Saint-Pétersbourg l’accablaient d’offres brillantes, recouraient pour le fasciner aux flatteries les plus insinuantes, se prosternaient devant ses talens militaires, lui attribuaient des victoires dont il n’avait été que l’instrument secondaire, l’entouraient enfin, lui prince sorti des rangs obscurs de la bourgeoisie, naguère républicain fougueux de la société du Manége, des mêmes respects qu’ils eussent montrés pour un descendant de Gustave-Adolphe.

Une ame moins subjuguée que celle de Bernadotte par une ambition vaniteuse eût succombé à tant de séductions. Il s’y livra tout entier. Il se jeta avec emportement dans les bras de l’Angleterre et de la Russie. Vis-à-vis de la France, il ne garda plus de mesures, s’abandonnant à des paroles d’envie et de colère contre l’empereur, disant hautement que c’était un génie sans frein et incapable de modération, poussant la hardiesse jusqu’à prédire qu’il se perdrait par l’abus qu’il faisait de sa force et de la faiblesse des autres. De l’offense dans les paroles, il passa bientôt à l’hostilité dans les actes. On le vit déchirer les derniers voiles qui déguisaient, au moins dans la forme, l’intimité de ses rapports avec l’Angleterre. Le pavillon suédois vint publiquement se placer sous la protection du pavillon anglais. Les navires des deux nations furent convoyés par des vaisseaux de guerre anglais et se livrèrent de concert au commerce des marchandises de guerre avec les ports de l’Espagne et du Portugal. Enfin la Suède fit des armemens extraordinaires qui, dans l’état de ses rapports avec la France, semblaient dirigés contre elle. Auprès de torts aussi graves, ceux de la Russie n’étaient que des fautes légères. Alors l’empereur Napoléon résolut à son tour de ne plus garder de ménagemens vis-à-vis d’une puissance qui en conservait si peu avec lui. Par ses ordres, les navires suédois furent assimilés aux navires anglais, et leur cargaison saisie ; sans occuper militairement la Poméranie suédoise, il fit saisir et confisquer, au profit de la France, toutes les denrées coloniales qui s’y trouvaient entreposées. À cette nouvelle, Bernadotte furieux fait venir le baron Alquier, et l’apostrophe en ces termes : « Je voudrais bien savoir, monsieur, de quel droit l’empereur a pu donner des ordres dans un pays où le roi de Suède est seul souverain et indépendant ? » Alquier lui ayant répondu en lui traçant le tableau des griefs de la France contre lui et en lui demandant ce qu’il avait fait pour elle, le prince reprit vivement : « Je vous déclare que je ne ferai rien pour la France, tant que je ne saurai pas ce que l’empereur veut faire pour moi, et je n’adopterai ouvertement son parti que lorsqu’il sera lié ouvertement avec la Suède par un traité d’alliance ; alors je ferai mon devoir… » Il ajouta qu’il trouvait sa satisfaction dans l’amour des Suédois, qui, dans son dernier voyage, avaient dételé ses chevaux. « J’ai vu, dit-il avec l’intention marquée de blesser l’empereur et dans ce style emphatique naturel aux méridionaux, j’ai vu des troupes invincibles dont les hourras s’élevaient jusqu’aux nues, qui exécutaient leurs manœuvres avec une précision et une célérité bien supérieures à celles des régimens français, des troupes avec lesquelles je ne serai pas obligé de tirer un coup de fusil, auxquelles je n’aurai qu’à dire : En avant, marche ; des masses, des colosses qui culbuteront tout devant eux. — Ah ! c’en est trop, dit le représentant de la France ; si jamais ces troupes-là sont devant les troupes françaises, il faudra bien qu’elles leur fassent l’honneur de tirer des coups de fusil. — Je sais fort bien ce que je dis, reprit le prince ; je ferai des Suédois ce que j’ai fait des Saxons, qui, commandés par moi, sont devenus les meilleurs soldats de la dernière guerre. » Alquier ayant alors insinué que les derniers armemens de la Suède étaient inutiles, le prince s’écria avec véhémence : « Je suis plus décidé que jamais à lever de nouvelles troupes ; le Danemark a cent mille hommes, et je ne sais s’il n’a pas quelque dessein contre moi. D’ailleurs, je dois me prémunir contre l’exécution du projet entamé par l’empereur aux conférences d’Erfurth, pour le partage de la Suède entre la Russie et le Danemark. Vous pouvez dire à l’empereur que j’en suis informé, mais que je saurai me défendre, et il me connaît assez pour savoir que j’en ai les moyens. Personne ici ne me fera la loi. Les Anglais ont voulu se montrer exigeans envers moi ; eh bien ! je les ai menacés de mettre cent corsaires en mer, et ils ont baissé le ton. Au surplus, ajouta-t-il, quels que soient mes sujets de plaintes contre la France, je n’en suis pas moins disposé à faire tout pour elle dans l’occasion, quoique les peuples que je viens de voir ne m’aient demandé que de conserver la paix à quelque prix que ce fût, de rejeter tout motif de guerre, fût-ce même pour recouvrer la Finlande, dont ils m’ont déclaré qu’ils ne voulaient pas. Mais, monsieur, qu’on ne m’avilisse pas : je ne veux pas être avili ; j’aimerais mieux aller chercher la mort à la tête de mes grenadiers, me plonger un poignard dans le sein, ou plutôt me mettre à cheval sur un baril de poudre et me faire sauter en l’air. » En prononçant ces dernières paroles, le prince était en proie à l’émotion la plus violente ; ses yeux étaient en feu et ses lèvres tremblantes. Alquier, embarrassé et confus, voulait se retirer lorsque le prince l’arrêta par le bras avec un mouvement convulsif et lui dit : « J’exige de vous une promesse, c’est que vous rendiez compte exactement de cette conversation à l’empereur. »

D’un état de choses aussi violent à une rupture complète, il n’y avait plus qu’un pas, et ce pas, c’est la Suède qui le fit ; elle déclara qu’elle n’admettrait plus d’autre législation maritime que celle qui consacrait l’indépendance du pavillon neutre couvrant la marchandise. Dans l’état actuel de l’Europe, ce principe était d’une application impossible, et au lieu d’être une garantie contre la législation tyrannique des Anglais, il lui prêtait force et appui ; il devenait un acte d’hostilité manifeste contre la France. Napoléon y répondit (fin février 1812) en envahissant la Poméranie, et en donnant à son ministre l’ordre de quitter Stockholm, sans prendre congé du prince ni de la cour. Ainsi, non-seulement toutes relations d’amitié entre la France et la Suède se trouvaient rompues au commencement de février 1812 ; mais on peut dire qu’elles étaient passées de l’état de paix à l’état d’hostilités ouvertes.

Cependant l’empereur venait de conclure ses alliances avec l’Autriche et la Prusse : ses ordres pour la marche de ses armées étaient donnés : tout s’ébranlait : nos grandes masses d’infanterie et de cavalerie s’avançaient de l’Oder sur la Vistule : la guerre était presque déclarée : Napoléon était sur le point de quitter sa capitale et de se rendre à Dresde, lorsqu’un dernier effort fut tenté pour rapprocher la France et la Suède et les unir par un traité d’alliance.

Laquelle des deux puissances prit l’initiative dans la négociation qui s’ouvrit alors entre elles ? C’est là un point d’histoire qui reste encore enveloppé de mystères. Ce qui est hors de doute, c’est que l’épouse de Bernadotte se trouvait à Paris dans les premiers mois de 1812, et que ce fut par son intermédiaire que l’empereur fit connaître au prince royal ses propositions. Tout porte à croire que ce ne fut point accidentellement que cette princesse se trouva chargée d’un rôle dans la négociation qui s’ouvrit alors, et que son voyage en France n’y fut point étranger. Le 6 mars, elle écrivit, sous la dictée du duc de Bassano, les propositions suivantes :

L’empereur consentait à offrir son alliance à la Suède aux conditions qu’elle attaquerait la Finlande avec 30,000 hommes, et qu’elle déclarerait la guerre aux Anglais. La France, de son côté, prendrait l’engagement de ne point signer la paix qu’elle n’eût fait restituer la Finlande à la Suède. Entraînée à des dépenses immenses, il lui était impossible de lui donner des subsides en argent ; mais elle consentirait à recevoir à Lubeck et à Dantzick pour 20,000,000 de denrées coloniales appartenant à ce royaume.

Bernadotte rejeta ces offres. Dans une lettre qu’il écrivit à la princesse, le 28 mars, il insista sur les difficultés pour la Suède de débarquer une armée en Finlande, ayant devant elle des escadres anglaises, comme d’envoyer cinquante vaisseaux dans les ports d’Allemagne pour y porter les 20,000,000 de denrées coloniales que la France lui offrait d’acheter.

Sans doute, ce prince n’attendait que le dernier mot de l’empereur pour prendre un parti, car les offres de Napoléon portent la date du 6 mars, et le 24 du même mois, il signa avec la Russie et l’Angleterre un traité d’alliance par lequel elles lui garantirent la Norwège. Sa lettre à la princesse du 28 du même mois fut certainement écrite sous l’influence de cette décision. La négociation avec la France n’en continua pas moins, soit que le prince se crût libre encore et qu’il eût voulu tenter un dernier effort pour se rattacher à sa première patrie, soit qu’il trompât tout le monde, et qu’il espérât se faire acheter plus chèrement par la France qu’il ne l’était déjà par l’Angleterre et la Russie : en mai 1812, M. Signeul, consul suédois en France, fut chargé de porter à l’empereur ses dernières conditions :

La France autoriserait la Suède à s’emparer de la Norwège. Le Danemark recevrait en indemnité la Poméranie suédoise et telle autre possession non désignée appartenant actuellement à la Suède. La France avancerait à la cour de Stockholm vingt millions de francs qui lui seraient remboursés après la paix. La restitution de la Finlande serait une des conditions imposées par la France à la Russie. Si l’empereur agréait ces propositions, le prince royal se mettait tout entier à ses ordres ; il avait en ce moment 50,000 hommes disponibles qu’il conduirait contre la Russie ; il ne voyait aucune difficulté à l’occupation des îles d’Aland avec des bateaux plats, ni même, ajoutait-il cette fois, à celle de la Finlande.

M. Signeul, porteur de ces conditions, arriva trop tard à Dresde : Napoléon venait de quitter cette ville pour se rendre à la tête de ses armées. Le duc de Bassano se hâta de lui transmettre les offres du prince royal, et elles lui parvinrent à Posen ; elles ne firent que l’irriter. Quoi ! dit-il, quand la Prusse et l’Autriche recherchent mon alliance, Bernadotte ose la marchander ! il me traite à la turque ; il me rançonne. L’argent ne sera jamais un moyen dans ma politique ; je ne veux pas de ces amis qu’on ne garde qu’en les payant. D’ailleurs l’Angleterre ne serait-elle pas toujours là pour enchérir sur moi ? La demande de la Norwège est une autre impertinence… Certes, je n’irai pas dépouiller le Danemark parce que Bernadotte s’est mis cette idée en tête. Qu’est-ce au surplus que la Norwège et quelques misérables millions, dans ce moment où la Suède peut avoir Saint-Pétersbourg à sa discrétion ! — Répondez à M. Signeul, écrivit-il au duc de Bassano, que je n’achèterai point un allié douteux aux dépens d’un allié fidèle. »

Ce refus coupa court à toutes relations politiques avec la Suède ; notre chargé d’affaires, M. de Cabre, reçut l’ordre de quitter Stockholm, et Bernadotte se livra tout entier à l’alliance anglo-russe.

  1. Bernadotte nous trompait. Il savait mieux que personne que le fond de la population norwégienne était opposé à une réunion à la Suède.