Histoire socialiste/Consulat et Empire/04

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Jules Rouff (p. 65-75).

CHAPITRE PREMIER

LE RÉGIME DE LA SÉPARATION.

Par l’instruction scientifique répandue à travers le pays républicain, nous tentons d’extirper toutes les croyances religieuses qui ne peuvent qu’enchaîner les consciences, affaiblir les énergies par la crainte superstitieuse d’une prétendue justice divine. Nous nous efforçons de faire prévaloir cette opinion fort simple que toute religion est immorale, puisqu’elle ne repose que sur cette seule base : la peur. Or, l’argument dernier, on le sait, de tous les partisans des religions, quelles qu’elles soient, est celui-ci : « Il faut de la religion pour que la morale subsiste ! » Dès l’instant où nous avons prouvé que la religion, loin d’être la source de la morale, est tout au contraire viciée dans son principe même, qui se présente à nous comme éminemment immoral, nous devons poursuivre avec une persistance systématique la destruction de toutes les religions. Nous sommes alors des sectaires, et malheur à nous ! Le mineur qu’un éboulement vient d’enfermer dans la mine ne doit pas tenter de vaincre les ténèbres et de chercher une issue ; l’esclave ne doit pas chercher à rompre ses chaînes. On a décoré du nom de liberté le droit de retenir les pensées dans les liens des religions, c’est-à-dire le droit de violer toutes les libertés. La Révolution n’a pas pu affranchir totalement les esprits et cela parce que les hommes qui l’ont faite se préoccupant seulement de renverser une certaine religion, la religion catholique romaine, prodigieusement riche et puissante sous l’ancien régime, n’ont pas su se dégager de toute préoccupation religieuse. Il leur a fallu un culte de la Raison, un culte de l’Être Suprême… N’aboutissant pas à l’anéantissement complet du sentiment religieux, la Révolution avait trouvé cette solution : le régime de la séparation, c’est-à-dire la coexistence de toutes les religions dans l’État sans que celui-ci intervienne autrement que pour punir « les persécuteurs et les séditieux de tous les partis ». Mais il importe de remarquer dès maintenant que, tout au moins en ce qui concerne la religion catholique, le dernier gouvernement révolutionnaire, le Directoire, avait entrevu la solution idéale que nous appelons, c’est-à-dire la suppression de la croyance. Le gouvernement comme l’écrit M. Aulard[1], avait appliqué le principe de la séparation avec l’espoir « d’arriver peu à peu à détruire en France la religion catholique qu’il jugeait incompatible avec les principes républicains. » Ce qu’il advint alors, nous le savons : tout en proclamant un principe directeur, le Directoire prit des mesures qui le démentaient et retourna à l’inévitable persécution dirigée contre les prêtres. Le pays, n’étant nullement prêt à la déchristianisation radicale, avait compris et approuvé le principe de la séparation, qui, en somme, contentait tout le monde ; mais il ne comprenait pas qu’après l’avoir formulé, on le violât tout aussitôt. C’est ce qui explique la faveur avec laquelle furent accueillies les premières mesures de Bonaparte, tendant à assurer la liberté des cultes.

Il commença par faire remettre en liberté nombre de prêtres que le Directoire avait fait emprisonner, les uns pour avoir prêté tous les serments, les autres pour avoir cessé leur ministère avant le 7 vendémiaire IV. Le 7 nivôse voit, par trois arrêtés, les églises ouvertes à nouveau à leurs anciens possesseurs, le serment des prêtres remplacé par cette déclaration peu compromettante : « Je promets fidélité à la Constitution », et le décadi déchu de son privilège de faire seul ouvrir les édifices du culte. Le même jour, une proclamation du gouvernement consulaire portait à la connaissance des Vendéens l’affirmation que, désormais, ils auraient toute liberté de culte, que leurs prêtres diraient la messe comme il leur plairait dans les églises remises à la disposition des communes. Tout ceci, nous le répétons, était absolument conforme au principe « révolutionnaire » de la séparation. C’est pourquoi l’approbation fut à peu près unanime. Les croyants, à Paris, se portèrent vers les églises réouvertes, et un rapport de police nous dit que « plusieurs se serraient la main et s’embrassaient[2] ; les non-croyants raisonnèrent comme l’Ami des Lois[3] : « On rétablit la liberté des cultes. On fait une chose bien sage, absolument conforme à la politique et à la saine politique. Je ne crois pas un mot des dogmes ridicules de la religion chrétienne, mais je ne puis exiger la même incrédulité de tous les Français… Soyez donc indulgents envers les opiniâtres, les aveugles et les royalistes : Si vous les haïssez, n’est-ce pas assez les punir que de leur laisser leurs prêtres ? » La cessation des persécutions, voilà donc en somme ce que voulait la nation[4] et dès l’instant où le nouveau gouvernement montrait son intention d’agir dans ce sens, on était satisfait. M. Vandal[5] paraît persuadé que la joie fut considérable, surtout parce que les cloches se remirent en branle. « Leur voix grave et claire s’éveille dans le silence des campagnes, pour rappeler Dieu à l’homme penché sur le sillon et bercer son labeur… Écoutez, ce n’est d’abord qu’un tintement timide, craintif, à peine perceptible, s’élevant çà et là ; puis le concert des cloches s’enhardit ; elles sonnent à pleine voix, les révoltées ; sur de vastes espaces, elles se répondent d’un village à l’autre, prolongent leurs joyeuses redondances. Écoutez, c’est le réveil, c’est la résurrection, c’est l’insurrection des cloches. » Hélas ! la voix harmonieuse de M. Vandal chantant les cloches eût encore été considérée comme séditieuse en janvier 1800 ! « Écoutons » plutôt la police[6] : « Dans presque tous les cantons, les malveillants ont voulu abuser de la tolérance philosophique du Gouvernement, pour persuader au peuple que la sonnerie était une partie inhérente au culte, et que, la liberté illimitée du culte étant rendue, ils pouvaient et devaient sonner les cloches ; mais une circulaire persuasive et ferme du département et de son commissaire a tout fait rentrer dans l’ordre. »

C’est que, si le gouvernement entend être tolérant, il n’entend pas favoriser une réaction, et c’est le propre de la religion romaine : dès l’instant où on paraît devoir relâcher toute surveillance, les ministres du culte catholique se multiplient dans des campagnes violentes qui n’ont d’autre objet que d’aboutir à l’anéantissement de toute liberté… « Vous verrez que ces prêtres vont reprendre leurs prétentions, leurs vues cupides et ambitieuses…, ils vont exciter les bigots contre les républicains. Qui sait s’ils ne porteront pas leurs prétentions plus loin ? On dit qu’ils se proposent de demander que la religion du pape devienne nationale, exclusive, etc. Enfin quelques prêtres ont porté l’impudence jusqu’à espérer qu’ils détermineront les consuls à aller à la messe… »[7]. C’est un journal partisan de la liberté des cultes qui parle, mais c’est un journal républicain pour qui le rêve semble être de voir le triomphe des idées républicaines donné comme fin rationnelle de toutes les religions. Cela nous paraît invraisemblable et cependant cet état d’esprit a existé, témoin la circulaire de Laplace au clergé de l’Église ci-devant constitutionnelle en date du 26 brumaire an VIII. Le ministre de l’intérieur y expose nettement que la lutte entre les diverses religions doit viser à ce seul résultat : faire le plus d’adhérents possible à la République. « C’est en vain, dit-il, qu’on tiendrait un langage différent dans les prédications qui sont entendues et dans les confessions qui sont secrètes : le secret de vos inspirations dans ce tribunal où vous disposez des âmes sera révélé par les dispositions des âmes que vous dirigez et que vous formez. »

Quels cultes coexistaient donc en France pendant le régime de la séparation appliquée dans l’esprit que nous venons de voir ? Nous retrouvons les théophilanthropes, le culte décadaire, le judaïsme et le protestantisme qui ne sont pas des religions de « combat » et demeurent en dehors des agitations politiques, au contraire de la religion catholique toujours divisée en deux parties : l’église ci-devant constitutionnelle et l’église papiste.

Les théophilanthropes, dont la plupart avaient applaudi et quelques-uns coopéré au coup d’État du 18 brumaire, purent continuer l’exercice de leur culte sans rencontrer la moindre hostilité. La « religion naturelle » fut même exposée dans ses grandes lignes par l’Ami des Lois en réponse à des attaques dirigées contre elle peu après le coup d’état. Les théophilanthropes paraissaient à ce moment aussi nombreux qu’auparavant ; or ils étaient à la veille de disparaître et l’article de l’Ami des Lois est la dernière grande manifestation de leur existence. Le voici intégralement[8] : « Les vrais amis de Dieu sont les vrais amis des hommes. Simples dans leur doctrine, ennemis du faste et des grandeurs, les théophilanthropes ne peuvent qu’inspirer la confiance aux esprits solides, entraîner les suffrages et généraliser les prosélytes. Leur culte, sans appareil, est fondé sur la croyance à l’Être Suprême, sur le dogme de l’immortalité de l’âme, sur l’amour conjugal, le respect dû à la vieillesse, la piété envers les parents et la bienfaisance. Ce culte s’établit sans disputes théologiques, sans dragonnades, sans effusion de sang, car les théophilanthropes ne forcent personne de croire. Le texte de leur évangile est la voûte du firmament, et Dieu est la conclusion de ce livre sublime. Ils n’adorent aucune image taillée, laissant volontiers aux prêtres catholiques le soin de rendre Dieu visible ou invisible au gré de leur avarice. Le tabernacle des théophilanthropes c’est l’univers, dont le tableau déploie aux regards louches de l’athée les merveilles ineffables de la création et plonge le croyant dans un perpétuel enivrement. Les fleurs, les prémices des moissons, les fruits dont la terre est couverte couvrent les autels et en font la seule décoration. Ils les présentent à l’Éternel comme le gage de la reconnaissance, ils lui offrent de même le jeune enfant, paré des grâces de son âge et de son innocence ; ils initient celui qui vient de naître aux éléments de la nature et lui soufflent l’esprit créateur. À la terreur de l’enfer, aux flammes du purgatoire, aux pantomimes de la messe, à l’oreille impudique des confesseurs, ils ont substitué le rudiment de la raison. Ils distillent dans le cœur des enfants les leçons de la sagesse ; ils persuadent aux femmes de chérir leurs époux, ils enseignent aux hommes à se chérir entre eux et à se vouloir le même bien qu’à soi. Ils leur font envisager la mort comme le commencement de l’immortalité et les pénètrent de respect et de reconnaissance pour les invincibles défenseurs de la patrie. La paix florissante donnera sans doute à cette affiliation plus de pompe et de solennité ; alors une symphonie harmonieuse exécutera dans toute sa majesté l’hymne au Père de l’Univers. » Hélas ! la « symphonie harmonieuse » ne s’est pas fait entendre ! Bonaparte engloba les théophilanthropes dans sa haine à l’égard des « idéologues »[9]. Le rapport de police à la date du 22 nivôse an IX nous rapporte le fait suivant : « La secte des théophilanthropes, depuis son origine, est dans l’usage de tenir ses assemblées dans les églises et d’y exercer son culte particulier, autorisé comme tous les autres par le gouvernement.

Les partisans de la religion catholique, depuis la liberté dont ils jouissent,
Deuxième Conciliabule.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)
ont le désir de détruire cette nouvelle secte. Décadi dernier les agents du

fanatisme ont employé 50 enfants à l’exécution de leur projet. Ces enfants se sont portés à l’église Saint-Gervais, ont brisé tout ce qu’ils ont trouvé de relatif au culte des théophilanthropes, ont porté les débris dans la rue et les ont brûlés en criant : « À bas les Jacobins ! ».— Les coupables ne furent pas punis et l’on en a la raison si l’on songe que le fait se passait peu après l’attentat du 3 nivôse, c’est-à-dire en pleine réaction. Bonaparte se préoccupe peu de défendre des « anarchistes » ! Le 12 vendémiaire an X (4 octobre 1801), un arrêté consulaire enlevait aux théophilanthropes le droit de se réunir dans les églises et dès lors leur culte, conservé seulement dans quelques familles, disparut peu à peu.

Le culte décadaire ne fut, pendant les dernières années de son existence, qu’un culte de fonctionnaires. Ils assistaient par ordre à ses cérémonies et s’y trouvaient seuls ou à peu près, même avant l’arrêté du 7 thermidor an VIII qui rendit le décadi obligatoire pour eux seulement. Déjà, en nivôse, un rapport général de police déclare que « cette belle et utile institution semble anéantie », et il ajoute : « Sans les mariages et les familles qu’ils attirent, les temples seraient presque totalement déserts. » Or cette cause d’animation ou de vie pour la « religion civile » disparut elle-même à la suite d’un autre arrêté du 7 thermidor supprimant l’obligation de ne se marier que le décadi. Il convient de rappeler aussi que la loi du 3 nivôse an VIII, qui réduisit à deux seulement les fêtes nationales, avait déjà porté atteinte au culte décadaire. Mais il ne faut pas voir dans les mesures qui ont restreint ce culte des actes d’autorité heurtant de sincères croyances. Le public ne s’en occupait plus et il en était de toute la France comme de Bordeaux d’où le préfet écrivait au ministre[10] : «… Je ne dois pas vous laisser ignorer qu’à mon arrivée dans ce département j’ai trouvé un grand relâchement de la part des citoyens et des autorités sur la célébration des décadis et un grand empressement à célébrer les anciennes fêtes… J’eus, avant mon départ de Paris, quelques explications à cet égard avec les consuls. On me répondit que l’intention du gouvernement n’était pas de forcer les citoyens à travailler ou à se reposer à des jours fixes ; qu’il fallait leur laisser la plus grande liberté sur ce point ; que l’expérience avait prouvé que tous les efforts faits pour maintenir la célébration des décadis avaient été inutiles ; que les habitudes de la grande majorité de la nation s’y opposaient costamment. J’ai dû, par conséquent, fermer les yeux sur ce qui se pratiquait… ». Les cérémonies décadaires ainsi amoindries et presque oubliées ne disparurent cependant tout à fait qu’avec le régime de la séparation, c’est-à-dire au moment où le Concordat fût mis en œuvre.

L’Église dite constitutionnelle comptait, à la veille du pacte conclu avec Pie VII, et s’il faut en croire Grégoire[11], cinquante évêques et dix mille prêtres mariés répartis dans les églises de trente-quatre mille communes. Grégoire exagère certainement, entraîné qu’il était par son dévoûment à une église dont il fut l’âme et à laquelle, selon l’expression d’un prélat de ce temps-ci, il resta fidèle « quand personne ne la prenait plus au sérieux, si bien qu’à la fin de sa vie il en était devenu le seul évêque et presque le seul croyant. » L’Église constitutionnelle n’était pas aussi puissante, c’est certain[12] parce que, si le coup d’État du 18 brumaire lui rendit une liberté que le Directoire avait confisquée, il ouvrit aussi les frontières ou la prison à une quantité de prêtres réfractaires romains, d’où une concurrence sérieuse qui devait lui faire éprouver de grands dommages, car elle n’était pas assez riche pour lutter victorieusement. Malgré cela cependant, le clergé constitutionnel avait encore une forte situation et les égards marqués par Bonaparte à Grégoire nous sont une preuve qu’il était puissant : nous savons, en effet, que Bonaparte ne flatte ou n’honore de son amitié que ceux qu’il a intérêt à s’attacher. Il a trompé Grégoire — en qui M. Mathieu veut voir un « conseiller religieux » du premier consul et qui n’est en réalité que sa dupe — en le persuadant que ses préférences allaient à l’Église constitutionnelle, et, dans le même temps qu’il négociait le Concordat avec, le pape de Rome, il accablait de prévenances le pape, de l’« Église artificielle et schismatique »[13]. Il est vrai que c’était un moyen d’influencer Pie VII. C’est dans ce but qu’il autorisa la tenue d’un concile national de l’Église constitutionnelle qui se tint à Saint-Sulpice du 29 juin 1801 au 16 août suivant.

L’Église constitutionnelle n’avait pas de rivale plus dangereuse que l’Église catholique romaine en pleine œuvre de propagande et de fermentation. Comme l’établit M. Debidour[14], Bonaparte a menti en se donnant comme le restaurateur du culte catholique, car, selon le chiffre de l’évêque Lecoz, il y avait en France 40 000 paroisses desservies par les prêtres papistes avant que Bonaparte ne prît le pouvoir, et on les retrouve aussi à la veille du Concordat. Ce qui a toujours caractérisé l’Église romaine, c’est sa faculté d’attirer à elle de l’argent, beaucoup d’argent et, tandis que les autres cultes restent pauvres, on la voit pendant le Consulat accumuler les capitaux et, dès lors, entamer son œuvre habituelle de propagande avec toutes les chances de succès. Au début même, il y eut de l’étonnement à la suite des dons faits aux églises, et l’on en trouve trace dans cette réflexion d’un policier[15] : « Les églises se rouvrent partout et, cependant que les malheureux gémissent dans la vaine attente d’un faible secours, les libéralités des fidèles se doublent en faveur des ministres du culte. Il vient d’être donné à l’église Saint-Gervais un ornement qui a coûté 1 600 francs ». Avec l’argent, l’Église romaine dispose d’un personnel nombreux qui s’accroît chaque jour par l’apparition nouvelle de quelque prêtre, la veille caché ou emprisonné. Tous se ruent littéralement sur la France comme à une nouvelle croisade. L’évêque de Saint-Papoul passe d’une église dans l’autre en se faisant annoncer plusieurs jours à l’avance, et il prêche « sur la nécessité d’un seul culte, du culte romain[16] ». Pendant ce temps, « les intolérants » se rendent dans les réunions de théophilanthropes ou d’autres adeptes de sectes quelconques et les troublent, les attaquent.

L’Église romaine n’est pourtant pas « une ». Elle se partageait en deux camps : les ralliés au gouvernement de la République groupés autour de Sicard et Emery, les royalistes intransigeants à la suite des évêques qui continuaient à espérer le retour de Louis XVIII reconnu par le pape Pie VIL

Si nous nous sommes étendus sur la situation des divers cultes en France à la veille du Concordat, c’est afin de bien établir le terrain de discussion sur lequel maintenant nous allons avoir à nous placer. Nous nous heurtons souvent à des gens qui, tout en étant loin d’approuver Bonaparte, sont persuadés que par le Concordat il a rendu la paix religieuse à la France. C’est le cliché. Or cela est faux, radicalement faux. Un historien clérical et césarien, M. Chénon[17], nous parle après tant d’autres de « l’anarchie » où se trouvait la France quand Bonaparte prit le pouvoir et il lui fait rapidement établir le Concordat. Dans un livre très récent[18] — qui a permis à M. Ribot de nous livrer cette pensée, sans doute profonde et neuve, qu’en matière religieuse « il faudra en revenir à une politique de principes »[19] — M. Noblemaire s’arrête, lui aussi, au 18 brumaire et passe brusquement au Concordat. Avant le 18 brumaire, ce sont les lamentations et les gémissements ; après le Concordat, c’est le bonheur, la félicité. Et tout cela pour prouver que le régime de la séparation — « la comédie de la séparation[20] » — a valu au catholicisme « les jours les plus sombres qu’il ait jamais vécus en France ». Mais enfin il faudrait s’entendre : entre le 18 brumaire et le Concordat les catholiques ont-ils été libres, les protestants ont-ils été libres, et les théophilanthropes, les juifs, les constitutionnels, les décadaires ont-ils été libres ?… « Jamais il n’y eut autant d’autels debout et célébrés qu’à la veille du Concordat[21] ». Il faut croire même qu’il y en avait trop pour la paix et la liberté telles que la rêvent les partisans de l’Église romaine ! Mais c’est notre rôle à nous, qui ne reconnaissons aucune religion et espérons dans l’émancipation définitive des esprits, de faire ressortir qu’il est possible de laisser toutes les opinions libres dans l’État neutre, et cela dans un premier effort vers l’affranchissement complet. Cette liberté est possible, elle a existé et n’a pris fin que par la volonté de l’homme ambitieux qui est parvenu à faire de son histoire personnelle l’histoire de la France pendant une suite d’années. C’est contre l’histoire et contre la vérité que des écrivains ont dit de Bonaparte qu’il répondit au secret désir du pays en faisant le Concordat, et nous allons montrer qu’en détruisant le régime de la séparation, tel qu’il l’avait d’abord affermi par de justes mesures, il a fait œuvre de despote. Quant à ceux qui pensent que Bonaparte ne pouvait faire mieux qu’il a fait, nous leur répondrons comme plus haut nous répondions au sujet de la loi sur la centralisation administrative : quand un homme a dans un pays la situation qu’avait Bonaparte, il tient tout autant à lui d’être un Washington que d’être un César. Mais Bonaparte rêvait d’être César. Lorsque les conseils généraux se réunirent, quelques-uns s’occupèrent de la question religieuse. Il s’en trouva un, celui des Deux-Sèvres, qui demanda pour faire cesser le schisme qu’on s’adressât au pape. Les autres, une trentaine environ, émirent des vœux, mais « on n’en trouve pas un qui ait, soit demandé le retour au Concordat (le dernier concordat était de 1516), soit même critiqué en principe le régime de la séparation[22] » ; or, à défaut de la presse, puisque celle-ci était bâillonnée, les procès-verbaux de ces conseils nous donnent l’opinion du pays. On ne parle pas de Concordat, on n’y pense pas, parce que, dans la coexistence des religions dans leurs rivalités inévitables, on a senti l’intervention rationnelle de l’État qui a maintenu entre tous les cultes la balance égale. L’idée que ce régime allait changer, qu’entre toutes les religions l’État allait en choisir une — et précisément celle qui avait fait le plus de mal — et s’adresser à son chef étranger pour passer un traité avec lui, cette idée, disons-nous, ne pouvait se présenter à l’esprit de personne. Le peuple, remarquons-le, ne connut à peu près rien des négociations avec Rome ; l’armée et tous les corps de l’État les désapprouvèrent. Quant aux catholiques intransigeants, et, disons mieux, le clergé, comment auraient-ils pu penser qu’on allait renoncer à leur égard à tous les avantages lentement, difficilement conquis par l’État laïque et neutre ? Mais il n’y a qu’à réfléchir sur tant de luttes soutenues, sur tant de persécutions, nécessaires revanches du pays libéré sur l’organisation théocratique qui l’écrasa, sur le processus qui aboutit à l’établissement de la liberté religieuse pour comprendre avec une netteté absolue qu’il aurait été considéré par tous comme un insensé celui qui aurait détruit la situation religieuse telle qu’elle était établie… Et pourquoi alors Bonaparte a-t-il été cet insensé ? Parce que, répond M. Noblemaire, « personne mieux que ce Corse n’a jamais compris l’âme française[23] » ; raison un peu insuffisante ; « parce que, répond M. Chénon[24], la Révolution ayant vainement essayé de détruire l’Église, « Bonaparte ne voulait pas que l’État fut détruit par elle… » M. Chénon pense — l’Église est si puissante ! — que Bonaparte a dû faire en quelque sorte « la part du feu ». Ce serait donc au Premier Consul que nous devrions de ne pas être tous sujets du pape. Voilà du moins une conception originale du rôle de Bonaparte. M. Mathieu, qui est d’Église, se pose bien lui aussi le « pourquoi » dont nous recherchons la solution, mais il évite d’y répondre trop vite, et, quand il se décide, c’est avec attendrissement qu’il nous dit : « Il semble bien que dans cette âme extraordinaire (l’âme de Bonaparte) il y ait eu un coin réservé aux souvenirs pieux et aux croyances de son enfance, quelque chose comme une petite chapelle corse avec sa Madone et son crucifix… » Mais, à côté de « la petite chapelle », M. Mathieu nous place les abominables paroles de Bonaparte à Fontanes : « Fontanes, faites-moi des hommes qui croient en Dieu ! car les hommes qui ne croient pas en Dieu, on ne les gouverne pas, on les mitraille[25] ! » Et c’est par ce mot que nous commençons à entrevoir la vérité. La religion, et surtout la religion catholique, est une excellente école de despotisme. Le médecin, avant de faire une grave opération, endort le patient au moyen d’un puissant anesthésique. L’autocrate, avant de gouverner son peuple, doit lui ôter tout moyen de résistance, et il n’a pas à sa disposition de stupéfiant comparable à la religion catholique romaine qui annihile toute force de liberté individuelle. Ceux qui ne croient pas en Dieu sont de mauvais sujets… on les mitraille. Bonaparte qui a mitraillé tant d’hommes — des croyants, pourtant ! — entendait avoir à sa disposition des hommes-machines, des passifs. Et c’est une raison déjà qui l’a poussé à anéantir la liberté intégrale des cultes pour donner au culte papiste la prédominance dans l’État. Religieux personnellement, il ne l’était pas, malgré « la petite chapelle corse ». Tous les historiens rapportent qu’en Égypte[26] il se flattait d’être l’ami des vrais musulmans et le destructeur de la papauté ; le chef de l’Église est pour lui un vieux renard », et le clergé « de la prêtraille[27] » : il s’est marié civilement et est mort sans confession ni communion. Nous laisserons de côté devant ces faits une légende que M. Mathieu nous rapporte, sans y croire trop, dans le cours de son ouvrage[28], et qu’il croit dans l’Appendice[29]. D’après cette légende, Napoléon, au lendemain d’une bataille aurait répondu brusquement et d’une voix brève à un général qui lui disait : « Sire, hier est certainement un des plus beaux jours de votre vie. — Le plus beau jour de ma vie a été celui de ma première communion ! ». Le mot a fait fortune… à moins qu’elle ne fut faite déjà quand Napoléon le prononça… s’il l’a prononcé ! Quoi qu’il en soit, il est certain que sans autre témoignage que les faits connus de tous, on arrive à cette conclusion corroborée définitivement par un document[30] : Bonaparte voulait une croyance religieuse pour le peuple, mais il n’en eut personnellement aucune. Lanfrey avait donc raison, rejetant le mot de Thibaudeau — « les nerfs de Napoléon étaient en sympathie avec le sentiment de l’existence de Dieu » — et celui de Thiers — « Bonaparte, était porté aux idées religieuses par sa constitution morale » — de conclure que le premier consul lui apparaissait comme un homme qui « devait tout naturellement se retrouver catholique le jour où il aurait un intérêt à le paraître[31] ». Cet intérêt, c’est l’établissement de son pouvoir absolu.

Dès lors, il peut paraître singulier qu’il se soit tourné vers la papauté au lieu d’organiser une église, un clergé « à lui ». Mais il avait vu que les églises nouvelles n’avaient que des succès momentanés, tandis que l’Église romaine se maintenait par la survivance de traditions fort anciennes. Il pourrait lui demander de retremper sa puissance personnelle dans ces traditions et pensait bien faire du pape son serviteur autant et plus que son allié et cela en le tenant par l’intérêt et par la crainte. Ce qu’il voulait avant tout, c’est, si l’on peut s’exprimer ainsi, une organisation préfectorale des consciences. Et n’oublions pas que la politique religieuse de Bonaparte a abouti au catéchisme de 1807. Seulement, et c’est là que l’histoire nous offre le plus matière à réflexion, les Bonaparte, les gouvernements passent, tandis que cette organisation de superstition internationale qu’on appelle l’Église romaine subsiste avec ses racines parfois émondées, toujours prêtes à se multiplier. Un traité passé avec cette puissance si difficilement obligée à desserrer son étreinte pendant la Révolution devait entraîner à nouveau le pays et faire reculer pour longtemps l’œuvre révolutionnaire. Qu’importait à Bonaparte, sa seule puissance immédiate le préoccupait et puisque par le catholicisme romain il pouvait avoir des esclaves, il a demandé au chef catholique son appui.

  1. Histoire politique de la Révolution française, 727.
  2. Rapport du bureau central, 13 nivôse, cité par Vandal, op. cit. Est aussi dans Aulard, Paris sous le Consulat, p. 77.
  3. 12 nivôse.
  4. « Le vœu général de la nation se bornait à ce que toute persécution cessât désormais contre les prêtres et que l’on n’exigeât plus d’eux aucune espèce de serment, enfin, que l’autorité ne se mêlât en rien des opinions religieuses de personne. » Mme de Staël citée par Debidour. op. cit. p. 185.
  5. op. cit., p. 564.
  6. Compte général sur la situation morale, politique et civile du département de la Seine rendant le mois de nivôse, an VIII. (Arch. nat. Fvii 7 627.) Voyez, sur l’application des lois du 7 vendémiaire et du 2 germinal, an IV, interdisant l’exercice extérieur du culte, la circulaire énergique de Fouché, du 13 floréal, an IX.
  7. Ami des lois, 13 nivôse an viii.
  8. 20 frimaire.
  9. Archives nationales F7 3702.
  10. Lettre de Thibaudeau le 3 prairial an VIII. Archives nationales, F1c iii, Gironde 8. Publiée par Aulard, Histoire politique de la Révolution française p, 729.
  11. Cardinal Mathieu. Le Concordat de 1801, p. 41.
  12. Cardinal Mathieu, État de la France au 18 brumaire, p. 281.
  13. Mathieu, O. C., 39.
  14. 0. c, p. 184.
  15. Arch. nat. AF iv 1329.
  16. Rapport de la préfecture de police au 10 thermidor an VIII, Arch. nat. AF iv 1329.
  17. Hist. Gén., Lavisse et Rambaud, t. IX. ch. viii.
  18. G. Noblemaire, Concordat ou Séparation.
  19. Lettre d’Introduction.
  20. P. 147.
  21. Aulard, Hist. polit, de la Rév. fr., p. 732.
  22. Voir dans la Revue de Paris, 1er mai 1897. l’étude de M. Aulard : La séparation de l’Église et de l’État.
  23. O. c., p.63.
  24. O. c., p. 257.
  25. Mathieu, o. c., p. 32.
  26. Voyez supra Gabriel Deville, chap. xix, § 1. Proclamation du 2 juillet 1798.
  27. Lettres du 26 sept. à Cacault et du 18 févr. 1797 à Joubert.
  28. O. c., p. 30.
  29. Id. Appendice II.
  30. Notes manuscrites de Grégoire, appartenant à M. Gazier et citées par M. Aulard dans son Histoire politique de la Révolution, p. 734, note 3.
  31. Histoire de Napoléon Ier, t. II, p. 339.