Histoire socialiste/La Commune/02

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Chapitre I.

Histoire socialiste
La Commune, chapitre II.

Chapitre III.



PARIS HORS LA LOI


Le 12 février, la nouvelle Assemblée se réunissait à Bordeaux.

À ce moment nous touchons à une sorte de ligne de faite. Deux versants, ou pour parler sans image, deux solutions : l’apaisement ou la guerre civile. Paris et la province iront-ils à une réconciliation, à une entente obtenue au prix de concessions mutuelles et de garanties réciproques ? S’engageront-ils, au contraire, dans les voies qui mènent aux conflits irrémédiables, aux duels furieux et sanglants ?

Une solution était en somme aussi possible que l’autre.

Ce fut l’Assemblée nationale qui, arbitre, maîtresse de l’heure, décida contre le vœu même de la province qui certainement — elle le prouva ensuite pendant la lutte et après la lutte — eût reculé d’horreur si elle avait su où l’entraînaient les haineux et les fourbes auxquels elle avait confié son destin. Elle aiguilla sans hésiter vers la guerre, la rendit inévitable.

Paris, tout nerfs, dans l’état de surexcitation morbide où il se trouvait alors plongé, comprit de suite, vit clair. Ce que n’avait pu faire en six mois la « Défense nationale », malgré les fautes, les défaillances, les trahisons accumulées, l’Assemblée nationale le fit en un jour. En un jour, elle dessilla les yeux des plus aveugles, les rangea du côté de ces clairvoyants trop rares qui, au 8 octobre, au 31 octobre, au 22 janvier, seuls avaient vu, pressenti, deviné.

Le spectacle qui se déroulait à Bordeaux ne souffrait plus en effet qu’on s’y trompât. Il justifiait par trop toutes les craintes, toutes les prédictions émises pendant le siège par les socialistes, par les révolutionnaires, par les hôtes de la Corderie et toutes les colères et toutes les révoltes.

C’était bien cela. Le Prussien payait au capitulard le prix de sa lâcheté. Les deux compères s’entendaient pour le partage des dépouilles. À moi, disait le capitalisme allemand, les lambeaux de chair vive arrachés à la France qui s’en peut bien passer, et les cinq milliards que vont, sou à sou, suer les ouvriers et les paysans. À toi, capitalisme français, la République livrée, le pouvoir abandonné, la permission de toutes les restaurations et de toutes les réactions, en vue de la protection et de la consolidation indéfinie de ton règne. À l’annonce de la ratification des clauses de ce honteux marché, un haut-le-cœur secoua Paris. Il réfléchit que, sans doute, ils n’avaient pas eu tort ceux de la Corderie et d’ailleurs qui, aux jours du siège, avaient pensé que l’intégrité de la patrie comme le maintien de la République résidaient dans la rébellion audacieuse, dans la main-mise sur le pouvoir et presque tout entier, sauf un quarteron de boursicotiers et de rentiers, il se sentit incliné enfin à l’acte qu’il aurait dû accomplir six mois plus tôt pour son salut, le salut du pays et de la République.

Coup sur coup, de Bordeaux lui parvenaient ces nouvelles accablantes et sinistres, croyables à peine ; sur 750 députés à l’Assemblée nationale, 450 monarchistes d’origine, au bas mot, dont deux princes de la maison d’Orléans, Thiers, le massacreur de Transnonain, l’ancien factotum de Louis-Philippe, le bourgeois de toujours, incarnation la plus complète de l’astuce et de la férocité des classes dirigeantes, nommé chef du Pouvoir exécutif, maître absolu pour le quart d’heure, après Guillaume, après Bismarck ; tout ce monde : chef de l’Exécutif, ministres, députés réacs se ruant à la paix, étouffant la protestation des représentants des provinces annexées, des élus des grands centres, des villes républicaines et des parisiens surtout traités en pestiférés, en aliénés et en factieux, Garibaldi outragé ; quoi encore ? Ses portes à lui, Paris, ouvertes à l’ennemi qui avait exigé de la platitude bourgeoise et rurale cette abdication dernière. Nul ménagement, nulle précaution, nulle sollicitude pour la noble cité qui avait tant souffert et qui souffrait encore dans son esprit, comme dans sa chair. Des Français, des compatriotes, des frères auraient songé à bander ses plaies, panser ses blessures, soulager ses misères. Des Français, mais pas ces ruraux, revenants d’un autre âge, légitimes héritiers de la Chambre introuvable de 1820, domestiqués, conduits par l’Église. Que parlez-vous de baume sur les blessures et les plaies ? C’est du vitriol qu’ils y vont verser pour les aviver et les envenimer. Par la loi sur les échéances, ils acculent tous les commerçants parisiens à la faillite ; par la loi sur les loyers ils jettent à la rue, après leurs dernières hardes, leurs derniers meubles saisis, tous les travailleurs : ouvriers, employés, petits façonniers, boutiquiers. 150.000 à 200.000 familles. Mieux encore, ils projettent d’enlever au garde national, sa solde, c’est-à-dire son morceau de pain. Crève, peuple de Paris, mais que le droit propriétaire soit sauf. Enfin, la grande ville perdait son rang, ses prérogatives de capitale ; l’Assemblée nationale décidait définitivement de fixer son siège hors de ses murs.

Autant de résolutions, autant de votes, autant de démonstrations de l’Assemblée, autant de soufflets sur la face de Paris, autant d’attentats contre son droit, ses libertés, son existence même.

Comment n’aurait-il pas vu clair maintenant, le patriote tout bénet et tout simpliste qui avait dit « les Prussiens d’abord ». et de même le républicain, le républicain tout court, sans épithète, mais qui estimait pourtant qu’au 4 septembre, par la déchéance, quelque besogne avait été accomplie, utile et salubre, glorieuse pour la France et de conséquences fécondes.

Au patriote, les héros de la « Défense nationale » montraient, triomphateurs modestes, le pays éventré, la frontière reculant du Rhin jusqu’aux Vosges, l’occupation du tiers du sol français consenti à l’envahisseur en garantie du paiement de l’indemnité de 5 milliards, Paris enfin que l’ennemi n’avait pu enlever de vive force, qu’il n’avait pu que cerner et affamer, ouvert à ses cohortes défilant militairement dans ses grandes avenues de l’Ouest, sous son arc de triomphe de l’Étoile.

Au républicain, l’Assemblée nationale se présentait elle-même, ramassis le plus extraordinaire et le plus répugnant de toutes les friperies du passé, de tous les fantômes des régimes déchus, de tous les légitimistes et orléanistes sortis de leurs gentilhommières, pourvus de la bénédiction papale, de tous ces ruraux n’ayant qu’une peur : la peur des villes et de Paris capitale ; qu’une haine : la République, et décidés, toute honte bue, à se réfugier sous la botte du Prussien pour, de connivence avec lui, étrangler la Gueuse et restaurer sur le trône des aïeux ou l’Henri V à l’oriflamme fleurdelysé ou l’un de ces Orléans déjà arrivés dans les fourgons de Coblentz.

Patriote, républicain, rejoignaient, pour le moment du moins, le socialiste et le révolutionnaire du siège et allaient faire bloc avec lui. Paris, dans son unité, se dressait enfin pour la République et, contre l’ennemi extérieur et contre l’ennemi intérieur, prêt à un 31 octobre ou à un 22 janvier victorieux.

Choc en retour, réflexe fatal.

Mais ce réflexe, que certains socialistes avaient escompté, dans lequel ils avaient mis leur espoir suprême, quelqu’un autre aussi, peut-on dire aujourd’hui, l’avait pressenti et déjà l’escomptait pour une besogne toute différente.

Ce quelqu’un, c’était la fraction la plus consciente de la réaction, la tête de la bourgeoisie, les républicains félons de la « Défense nationale » qui ne pardonnaient malgré tout pas à Paris sa résistance héroïque et de les avoir percés à jour, rejetés et flétris au pied des urnes, quand, de leur bande, il ne laissait passer que le seul Jules Favre, dernier de la liste. Et au-dessus d’eux, plus qu’eux, le nouveau chef du Pouvoir exécutif, le vieux forban et massacreur d’antan, Thiers, persuadé dans sa logique de Tamerlan bourgeois que les temps étaient propices d’une abondante saignée prolétaire, pour permettre à sa classe de conclure un bail nouveau avec le pouvoir, la souveraineté politique et économique. De là, les provocations délibérées, voulues, le plan ferme d’acculer Paris à l’insurrection, à la lutte pour le saigner, saigner son prolétariat, le mettre pour 10 ans, pour 20 ans, pour toujours, s’il se pouvait, hors de combat.

La pensée maîtresse de Thiers, prenant en main la direction des affaires, fut — il suffit à cet égard de consulter son témoignage lors de sa déposition devant la Commission d’enquête sur l’Insurrection du 18 Mars — « faire la paix et soumettre Paris ».

Soumettre Paris : qu’entendait-il par là ? Est-ce que, par hasard, Paris était en révolte quand le gnome malfaisant de la machinerie où il avait opéré pendant toute la durée du gouvernement de la « Défense nationale » passa enfin à la barre, grimpa sur la scène, au premier plan. Paris alors était calme, recueilli ; il attendait. Il avait subi l’affront suprême, l’affront immérité de l’occupation prussienne ; il l’avait subi sans recourir aux armes, se dévouant une fois encore pour cette France qui le méconnaissait, le désavouait et l’abandonnait, payant de son honneur, après avoir payé de son sang, de ses privations, de ses souffrances. Une indignation le travaillait sans doute, une anxiété le poignait ; mais il n’en était pas encore aux résolutions viriles, aux démarches irrévocables. Une attitude générale conciliante et humaine, une politique du nouveau chef de l’État, nettement orientée dans le sens républicain, et la guerre civile était conjurée. Le calme renaissait, les passions s’apaisaient, les blessures se cicatrisaient et les événements prenaient un autre cours dans la paix, le travail revenus.

Qu’il en eût mieux valu ainsi, ou moins bien : là n’est pas la question. Nous constatons, nous ne discutons pas.

Mais Thiers et l’Assemblée nationale écartèrent délibérément toute solution conciliatrice. Le sort en était jeté. Ils pensaient tenir leur proie et n’entendaient pas la lâcher. Ils voulaient se baigner dans le sang de leurs compatriotes, en boire à coupe pleine, mener au mur ce prolétariat qui, un instant, les avait fait trembler et qui, par les voies révolutionnaires ou légales, ne cesserait plus désormais de menacer leurs rapines et d’inquiéter leur domination.

La paix avec l’Allemagne dans le sac, Thiers aborda donc d’arrache-pied la deuxième partie de son programme : la soumission de Paris.

Tout d’abord, il semble que le chef de l’Exécutif ait espéré besogner de loin. Il aimait mieux ça, risquant moins ainsi pour sa propre peau. Il avait nommé d’Aurelle de Paladines, général de sacristie comme Trochu, au commandement en chef de la garde nationale, lui donnant, comme mot d’ordre, de s’entendre avec Vinoy, gouverneur, et Valentin, ancien colonel de gendarmerie impériale, promu préfet de police, pour, de concert, désarmer Paris, lui enlever ses canons d’abord, ses fusils ensuite, s’il se pouvait.

les élections de 1871.
D’après un document du Musée Carnavalet.


Avec des procédés de pandour bonapartiste, Vinoy, qui n’avait que faire de d’Aurelle, commenta à taper dans le tas, apostrophant la population parisienne en des affiches qui fleuraient les mitraillades de juin et de décembre, supprimant tous les journaux : Vengeur, Cri du Peuple, Mot d’Ordre, Père Duchêne, Caricature, Bouche de Fer, qui parlaient trop haut ou trop ferme, cela, au nom d’un état de siège auquel il n’assignait aucun terme.

Mais les reîtres seuls, de sottise trop épaisse et de brutalité trop crue, restaient impuissants, Thiers sentit alors la nécessité d’opérer en personne et, pour cela, de se rapprocher de Paris, de venir sur place. Il s’appliqua à décider l’Assemblée. Celle-ci avait peur, se refusait. Thiers dépensa des trésors de diplomatie pour la convaincre. Comme pis-aller, elle consentait à se transporter à Fontainebleau, à peine rassurée par les 80 kilomètres qui l’auraient ainsi séparée de la capitale. Mais Fontainebleau n’agréait pas au chef de l’Exécutif. Il voulait Versailles. Et pour quelles raisons ? Pour les raisons indiquées dans sa déposition à la Commission d’enquête, et où se révèle tout net son plan de massacre. Il se disait et il disait : « On m’avait parlé de Fontainebleau comme d’une ville où l’Assemblée nationale pourrait siéger en sûreté. Je fis observer que nous serions séparés par quinze lieues et par toute l’épaisseur de Paris de la position de Versailles, la seule vraiment militaire ; que si les réserves chargées de garder l’Assemblée étaient obligées de partir de Fontainebleau pour se rendre au lieu du combat, la distance serait bien grande et la position des plus mauvaises : qu’il fallait aller à Versailles même et, de là, tâcher de rester maîtres de Paris. Cet avis prévalut auprès de l’Assemblée et nous vînmes, en effet, nous placer à Versailles ».

Rendez-vous avait été pris par l’Assemblée pour le 19 dans cette localité. Quand à Thiers, il se portait de sa personne et immédiatement — c’était le 16 — à Paris et se préparait, sans tarder, à tenter son coup.

Quelle était en ces jours la situation exacte de la Grande Ville ? quelles pensées, quels sentiments y dominaient ? quels courants s’y dessinaient ? quelles forces organisées et cohérentes s’y groupaient en vue d’une résistance, d’une action que l’on sentait de plus en plus inéluctable et prochaine ? Il y a lieu de remonter pour cette explication jusqu’au lendemain même du siège, au début de février.

Après les élections générales, la réunion de l’Assemblée nationale, le Comité central des vingt arrondissements s’était dissous ou presque. Contre l’avis de plusieurs, qui prévoyaient justement l’inévitable réveil de la colère populaire au jour de la désillusion et de la trahison avérée et que la bataille restait plus que jamais à livrer et à gagner dans Paris, les éléments révolutionnaires les plus ardents et les plus qualifiés, cédant à l’inspiration de Blanqui, s’étaient portés à Bordeaux. Blanqui avait cru qu’il était possible de jeter l’Assemblée nationale par les fenêtres et il se consuma sans profit dans cette tentative vaine. Les autres éléments de la Corderie, les éléments plus spécifiquement ouvriers, auxquels leurs ressources interdisaient le déplacement, étaient rentrés pour leur part dans leurs quartiers respectifs, dans leurs bataillons.

Ce fut ainsi, très naturellement, que les éléments plus modérés, plus incertains, groupés dans la garde nationale, prirent le dessus et orientèrent le mouvement. La garde nationale, expression armée de l’ensemble de la population, redevint dans cette période confuse et intermédiaire le confluent de toutes les rancœurs, de toutes les irritations, de toutes les passions, de toutes les exaltations à la fois patriotiques, républicaines et socialistes.

Dans ce milieu plus vaste, plus atténué par suite, une idée dominait au-dessus de toutes autres, à savoir que la République, voulue par Paris dès l’empire, contre la province, conquise par Paris de haute lutte au 4 septembre, en dehors de toute ingérence de la province, était menacée dans son existence même et par cette province et par son Assemblée de ruraux réunie à Bordeaux. Paris avait une mission, mission historique s’imposant à lui d’honneur et à laquelle il ne pouvait forfaire : mission de conserver, de sauvegarder cette République et ainsi de prendre, jusque sur ses vainqueurs allemands, une sorte de revanche en leur infligeant le voisinage et la menace contagieuse d’un régime politique supérieur au leur. Or, pour maintenir, implanter la République il importait avant tout que Paris, gardant ses fusils et ses canons demeurât en situation d’assumer, si besoin était, le rôle de sentinelle vigilante de l’idée nouvelle et du fait acquis. Il fallait donc que la garde nationale ne fût pas désarmée, qu’après comme pendant le siège elle restât la force armée ou plus simplement la force.

Les patriotes purs, par une aberration étrange, mais compréhensible en ces temps, croyaient aussi que Paris ainsi fait pouvait incontinent reprendre la lutte contre l’envahisseur, que, délivré des gouvernants qui l’avaient dupé, des généraux qui l’avaient trahi, des Favre et des Trochu, des Simon et des Ducrot, il se trouvait en mesure, avec sa garde nationale, de reprendre la guerre et, la France du Centre et du Midi encore incertaine aidant, de rejeter le Prussien par delà le Rhin. Espoir chimérique, hallucination folle, mais qui s’explique devant une paix conclue sans combat, sans que l’effort possible, imploré par ceux mêmes qui s’offraient prêts d’avance à tous les sacrifices ait été fourni, sans que Paris ouvrier et révolutionnaire ait pu donner sur le champ de bataille la mesure de sa vaillance et de sa valeur.

Voilà les idées divergentes, les tendances multiples sinon contradictoires, car elles se réconciliaient et se conjuguaient dans l’identité du but poursuivi, qui présidèrent à la reconstitution des cadres de la garde nationale et à la formation de son Comité central. Ce sont ces idées, ces tendances qui s’accusèrent aux grands meetings du Waux-Hall, solidarisant pour un instant dans une volonté commune et une résistance commune, la presque unanimité de la population parisienne et qui donnèrent au mouvement à côté de la caractéristique socialiste qu’il conservait néanmoins et qui bientôt allait redevenir la dominante, la double caractéristique républicaine et patriotique.

Quelques précisions sont ici nécessaires puisque en somme, au 18 mars, le Comité central de la garde nationale devait occuper le devant de la scène et que ce Comité, avec des avatars divers et des fortunes plus ou moins heureuses, ne cessa pas de jouer un rôle dans les événements jusqu’à l’écrasement définitif de la Révolution.

La première réunion de la garde nationale se produisit au Cirque d’Hiver, le 6 février, sous la présidence de Courty, négociant au IIIe. L’affluence y avait été grande et une deuxième réunion y fut décidée qui se tint au Waux-Hall, dans la soirée du 15 février. L’idée de fédérer tous les bataillons de la garde nationale s’y fit jour spontanément de toutes parts et une Commission fut nommée, chargée d’élaborer les statuts de la nouvelle Fédération, Commission composée d’inconnus, qui tirés de l’anonymat un jour devaient y retomber le lendemain.

Le 24 février, au Waux-Hall, troisième réunion, 2.000 délégués sont présents, qui, à l’unanimité, adoptent cette résolution : « La garde nationale proteste par l’organe de son Comité central contre toute tentative de désarmement et déclare qu’au besoin elle y résistera par les armes ». Après quoi, les 2.000 délégués se rendent en masse à la manifestation organisée à la place de la Bastille, entraînant avec eux sur leur passage mobiles et soldats.

Manifestation grandiose qui se reproduisit plus grandiose encore les jours suivants. Un drapeau rouge avait été fixé par un intrépide, tout en haut de la colonne, dans la hampe tenue par la main du Génie. Les bataillons de tous les quartiers populaires défilèrent successivement, tambours et drapeau en tête, attachant à la grille, déposant sur le piédestal du monument des couronnes d’immortelles. L’armée y vint aussi, des compagnies, des régiments bientôt, avec leurs sous-officiers, parfois des officiers. Les préliminaires de paix arrêtés entre Bismarck et Thiers étaient connus. On savait le projet de traité, ses clauses honteuses, l’entrée imminente des Prussiens dans la capitale et la protestation indignée gagnait de la garde nationale la mobile, de la mobile l’armée. Les troupes envoyées par Vinoy pour surveiller ou dissiper les manifestants fraternisaient avec eux.

Le 20, on crut que l’entrée des Prussiens était pour la nuit et sans qu’un mot d’ordre ait été donné, 40.000 hommes, de minuit à 4 heures du matin, remontèrent en armes l’avenue des Champs-Elysées et de la Grande-Armée marchant à la rencontre de l’ennemi. Les Prussiens ne vinrent heureusement pas ; ce n’était qu’une alerte ; ils ne devaient entrer, au nombre de 30.000, que le 1er mars, ainsi que l’indiqua le 27 par affiche, Picard, ministre, parlant au nom du Gouvernement. Ce répit laissait donc aux délégués du Waux-Hall le temps de consulter leurs compagnies. Or, presque toutes, certaines à l’unanimité, se prononcèrent pour la prise d’armes, une catastrophe affreuse était à redouter. Un seul coup de fusil tiré sur les Prussiens et ce pouvait être, c’était sûrement les hostilités recommençant, la guerre des rues, Paris à feu et à sang. Ici, ce qui restait du Comité central des vingt arrondissements, avec le Conseil fédéral de l’Internationale et la Fédération des Chambres syndicales, bref les socialistes intervinrent. Ils remontrèrent à la garde nationale l’inutilité, la folie d’une pareille aventure. Nous nous souvenons, insistaient-ils, des lugubres journées de juin. Toute attaque aujourd’hui comme alors ne servirait qu’à désigner le peuple aux coups des ennemis de la Révolution qui noieraient les revendications sociales dans un fleuve de sang.

Cette voix fut entendue. Le Comité provisoire de la garde nationale se rangea à cet avis, le seul sage, le seul admissible dans les circonstances. Même il le fit crânement et en reconnaissant son erreur première. Par affiche il disait : « Le Comité central, qui avait émis une opinion contraire, déclare qu’il se rallie à la résolution suivante : Il sera établi, tout autour des quartiers que doit occuper l’ennemi, une série de barricades propres à isoler complètement cette partie de la ville. Les habitants de la région circonscrite dans ces limites devront l’évacuer immédiatement. La garde nationale, de concert avec l’armée, formée en cordon tout autour, veillera à ce que l’ennemi, ainsi isolé sur un sol qui ne sera plus notre ville, ne puisse, en aucune façon, communiquer avec les parties retranchées de Paris. Le Comité central engage donc toute la garde nationale à prêter son concours à l’exécution des mesures nécessaires pour arriver à ce but, et éviter toute agression, qui serait le renversement immédiat de la République. »

Cette consigne fut strictement obéie. Son observation parait à un grand danger. Elle affirmait aussi la force et le crédit grandissants de la nouvelle institution, de ce Comité provisoire de la garde nationale qui, en des minutes particulièrement tragiques, se substituait au gouvernement, parlait sans détours, honnêtement, franchement à la population, l’apaisait, l’inclinait vers une attitude à la fois digne et sage.

Le Guillaume de Prusse, devenu empereur d’Allemagne, et qui, par deux fois, avait pénétré dans Paris dans des circonstances identiques, en 1815 et 1871, put juger mieux qu’aucun du contraste éloquent qu’offrirent les deux occupations. En 1815, les boulevards firent fête aux vainqueurs de Napoléon, accueillis avec des bouquets, des sourires et des baisers par les femmes de la haute : monde ou demi-monde. Nulle réserve, nul regret chez les classes dites supérieures ; l’indifférence tout au plus chez les gens du peuple. En 1871, c’est une ville morte qu’entrevirent les Prussiens demeurés cantonnés, selon la lettre de la convention, entre la Seine, la place de la Concorde, la rue du Faubourg-Saint-Honoré, l’avenue des Ternes, n’osant pas pousser au-delà, ne le pouvant pas. Les rues étaient désertes, les devantures des magasins et boutiques baissées avec la mention « fermé pour cause de deuil public », des drapeaux noirs flottaient sur tous les édifices nationaux et communaux, à nombre de fenêtres de maisons particulières. La tristesse et l’angoisse se peignaient sur tous les visages. Partout le silence, la désolation. Les témoins oculaires de cette scène sont unanimes dans leur description. Le soir, disent-ils, Paris revêtit une physionomie sinistre. Pas une lumière, pas une voiture : ni fiacre, ni omnibus ; aucun théâtre, aucun lieu de plaisir n’ouvrit ses portes ; aux mairies seulement parlèrent les orateurs populaires, réconfortant leur auditoire. Paris, fidèle aux prescriptions du Comité central de la garde nationale, avait donc bien fait le désert autour de ses vainqueurs. L’occupation ne dura que soixante-douze heures. Le 3 mars, les Prussiens se retiraient honteux et furieux d’avoir si ridiculement triomphé.

En ces quelques journées le Comité central avait conquis une autorité vraiment extraordinaire. En contraste à la désaffection du gouvernement, à son abandon, à son indifférence mauvaise, la grande ville l’avait jugé comme le seul interprète autorisé de ses sentiments, le gardien jaloux de son honneur, le préposé vigilant et ferme à sa sécurité matérielle. Mais en ces journées, il n’avait pas conquis seulement une autorité morale, il avait conquis aussi ou plus exactement reconquis ses canons, les canons de la garde nationale. Comment ? En enlevant, en sauvant les 400 bouches à feu oubliées par le gouvernement, par Vinoy au Ranelagh, au parc de la place Wagram, c’est-à-dire dans la zone que devait occuper le lendemain l’armée ennemie, ou à deux pas de cette zone, à portée de sa main. En une après-midi, le déménagement fut accompli de ces belles pièces coulées avec l’argent des souscriptions populaires, marquées sur la culasse au chiffre des bataillons, leur propriété légitime. Tout le monde s’y mit : hommes, femmes et enfants, chaque bataillon reprenant les siennes, les hissant à force de bras jusque sur les plateaux de Belleville et de Montmartre.

Il ne restait donc plus à la Fédération de la garde nationale qu’à s’organiser définitivement pour devenir maîtresse incontestée de la situation, arbitre des destinées de la ville. Ce fut l’œuvre à laquelle elle procéda sans plus tarder. Le 3 mars eut lieu une nouvelle réunion des délégués, celle-ci décisive, où à côté des représentants du Comité central siégeaient les représentants d’une autre organisation similaire, le Comité fédéral républicain, venus pour traiter d’une fusion complète. Les statuts furent votés, statuts de la « Fédération républicaine de la Garde nationale ». Ces statuts, disaient dans une déclaration préalable : « La République, étant le seul gouvernement de droit et de justice, ne peut être subordonnée au suffrage universel, qui est son œuvre. La garde nationale a le droit absolu de nommer tous ses chefs et de les révoquer dès qu’ils ont perdu la confiance de ceux qui les ont élus. » C’était l’affirmation essentielle que Varlin souligna par la résolution suivante d’application immédiate : « La garde nationale entend revendiquer le droit absolu de nommer tous ses chefs et de les révoquer dès qu’ils ont perdu la confiance de ceux qui les ont élus. Et pour affirmer par un acte cette revendication, l’Assemblée décide que les chefs de tous grades devront être soumis immédiatement à une nouvelle réélection. » Les articles des statuts adoptés ensuite réglaient l’organisation et la composition de l’Assemblée générale des délégués, du Cercle de bataillon, du Conseil de légion et du Comité central.

À la séance qui suivit, 13 mars, les délégués de chaque arrondissement se présentèrent avec des pouvoirs en règle, légalisés par la signature du sergent-major des compagnies. 215 bataillons sur 270, soit les quatre cinquièmes, avaient adhéré. Garibaldi fut acclamé général en chef, Fallot et Jaclard désignés chefs de la légion, Charles Lullier colonel d’artillerie. Ces quatre hommes constituaient la Commission d’exécution chargée de parer à toutes les éventualités.

Paris, à cette heure, s’identifiait donc réellement avec sa garde nationale, appuyée sur ses fusils et sur ses canons, et il est permis de dire qu’on ne vit jamais peut-être pénétration plus complète de l’élément militaire et de l’élément civil, un groupement aussi vaste et aussi méthodiquement organisé de soldats-citoyens.

C’est à cette force que Thiers rendu sur place décidait de s’attaquer ; c’est cette force qu’il résolut de désarmer, en lui soustrayant ses canons pour débuter ; les fusils viendraient en seconde ligne.

Les canons, nous en avons touché un mot plus haut, appartenaient, à n’en pas douter, à la garde nationale. Celle-ci les avait payés de ses deniers. Chaque bataillon, au cours du siège, avait voulu ses bouches à feu et, pour ce, avait ouvert dans ses rangs une souscription. Le bourgeois avait donné sans doute ; mais le travailleur aussi, autant, sinon davantage. Payées de ses deniers, ces pièces appartenaient encore à la garde nationale, en ce sens qu’elle venait de les sauver de la mainmise prussienne. 400 d’entre elles, nous l’avons dit, avaient été, par scandaleuse incurie oubliées, dans le périmètre que devaient occuper les Prussiens et c’étaient les bataillons fédérés qui, à la dernière minute, de Passy et de la place Wagram les avaient ramenées dans les lignes françaises.

Thiers, les généraux, n’en déclaraient pas moins que ces canons revenaient à la nation, c’est-à-dire à eux et que les Parisiens, en gardant un bien qui n’était pas leur, se rendaient coupables de vol.

De ces canons, les uns avaient été conduits au parc Montceau, d’autres à la place des Vosges, le plus grand nombre hissés aux Buttes-Chaumont, à Belleville, à Montmartre, dont à ce moment ils couronnaient les hauteurs. À Montmartre des tranchées même avaient été creusées sur la butte par les soins d’un Comité spécial qui siégeait salle Robert, au no 6 de la rue des Rosiers, et qui s’était formé — le point est à retenir — en dehors de la Fédération et de l’influence du Comité central.