Histoire socialiste/La Commune/17

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Chapitre XVI.

Histoire socialiste
La Commune, chapitre XVII.

Chapitre XVIII.



DERRIÈRE LES BARRICADES


Il faut se rendre à l’évidence. Les remparts sont forcés. L’ennemi est dans les murs. Plus de cinquante mille hommes de troupes régulières ont déjà pénétré et tiennent un cinquième de la capitale. Un soleil radieux inonde la chaussée qui partout s’encombre d’une foule anxieuse et agitée. Le tocsin sonne à tous les clochers ; le tambour bat dans tous les quartiers et le canon recouvre tous ces bruits de sa grande voix sinistre. L’heure de la guerre des rues est revenue. Le Parisien y est de longue date entraîné. Le dernier mot n’est pas dit peut-être, malgré le désarroi premier, inévitable, causé par la brusquerie de l’attaque.

Mais où donc se dirigent tous ces gardes nationaux en armes, résolus et prêts à faire quand même à la Révolution un bouclier de leurs poitrines ? Au front, apparemment, vers les quartiers envahis et occupés, à la place Wagram, au Palais de l’Industrie, à la gare de Montparnasse, à la rencontre des bandes de Versailles ? Point. Chacun a hâte de rompre une solidarité qu’il a toujours, du reste, impatiemment supportée et de rejoindre son quartier, sa rue, son carrefour pour y aller construire la barricade de pavés qui en barrera l’accès, sans plus se préoccuper des alentours et surtout de l’ensemble du champ de bataille. En vain, des officiers plus clairvoyants supplient, adjurent ces insensés de garder leur rang, de se maintenir groupés et d’aller faire face en masse à l’assaillant là où il se trouve, où il menace. Ces adjurations sont impuissantes à enrayer la débandade universelle, la dislocation générale.

À cette dislocation préside le délégué à la Guerre en personne, Delescluze. Il fait mieux que d’y présider ; il la sanctionne ; il l’ordonne. C’est lui qui proclame le salut dans la désorganisation par l’appel fameux où il s’écrie : « Assez de militarisme plus d’états-majors galonnés et dorés sur toutes les coutures ! Place au peuple, aux combattants aux bras nus ! L’heure de la guerre révolutionnaire a sonné. Le peuple ne connaît rien aux manœuvres savantes : mais quand il a un fusil sous la main, du pavé sous les pieds, il ne craint pas les stratégistes de l’école monarchique. Aux armes ! citoyens, aux armes !… Si vous voulez que le sang généreux qui a coulé comme de l’eau depuis six semaines ne soit pas infécond…, vous vous lèverez comme un seul homme, et devant votre formidable résistance, l’ennemi qui se flatte de vous remettre au joug en sera pour la honte des crimes inutiles dont il s’est souillé depuis deux mois… La Commune compte sur vous, comptez sur la Commune ! »

C’était la faute suprême, irréparable. D’un trait de plume Delescluze abolissait ce qui restait d’ordre, de cohésion chez les soldats de la Révolution. Il proscrivait tout plan d’ensemble en même temps que toute discipline. Ce jacobin glorifiait et imposait la méthode fédéraliste, si l’on peut dire, là où son application devait être plus que nuisible, mortelle. Le soin de la défense était abandonné par lui à l’initiative, à la spontanéité, à l’inspiration des groupes et des individus isolés. Aucune direction supérieure pour coordonner, régler les efforts. Il en va résulter fatalement qu’au lieu d’une résistance systématisée et militairement conduite qui, à coup sûr, aurait tenu longtemps l’adversaire en échec et lui aurait certainement infligé des pertes considérables, il n’y aura que des engagements partiels et inefficaces où les insurgés, par petits paquets, se feront hacher et écraser successivement dans un corps à corps inégal et désespéré. La Commune finira ainsi, comme Juin, par une lutte dispersée, alors qu’une lutte centralisée et concertée était possible et qui sait ? pouvait encore tout remettre en question.

La Commune réunie dans la matinée souscrivait de son côté à cette tactique imbécile, décidant que ses membres se rendraient dans leurs arrondissements respectifs pour y activer la construction des barricades et la mise en défense des quartiers. Ce faisant, elle se dissolvait elle-même, ruinait le dernier centre de ralliement où la Révolution combattante aurait pu trouver conseil et soutien. Le Comité de Salut public, dont tous les membres, sauf Billioray qui s’était enfui la nuit et qui ne reparut pas, restaient sur la brèche, s’abandonnaient au même courant, se bornant à crier comme Delescluze : « Aux armes et aux barricades ! » sans donner d’autre mot d’ordre ni prescrire d’autres dispositions.

Durant cette journée de lundi, l’armée versaillaise stationnée, il est vrai, dans les quartiers aristocratiques de l’Ouest, ne rencontra qu’une médiocre résistance ; mais la résistance n’eut guère été plus vive à quelques kilomètres de là pour les raisons que nous venons de mentionner. Il est avéré que si ce jour les cinq divisions déjà entrées avaient poussé droit devant elles, elles eussent gagné presque sans encombre le cœur de la Cité, enlevé ou tourné les barricades à peine ébauchées qui sortaient de terre et acculé immédiatement la Révolution à ses réduits de Montmartre, de Belleville et de la Butte aux Cailles. Des généraux plus humains ou moins couards que les autres le conseillaient, paraît-il, Clinchant notamment ; mais ce n’est pas ce que Thiers entendait, une victoire remportée de la sorte n’eut pas été, en effet, une victoire sanglante. Surtout elle n’eut pas autorisé le massacre, la boucherie qui était dans le programme de la réaction enfin triomphante, qui était même tout son programme. Il fallait, au contraire, laisser aux communeux le temps de se reconnaître, d’organiser leur défense quartier par quartier, afin qu’il y eut lutte partout ou semblant de lutte, et partout abondante saignée de l’habitant, du Parisien combattant ou non combattant. C’est en conformité de ce dessein hideux que Thiers commanda, autant qu’il le put, l’arme au pied et que les troupes ne s’aventurèrent pas plus loin, dans leur marche ralentie, que les premières pentes de Montmartre et le Palais de l’Industrie sur la rive droite, la gare de Montparnasse sur la rive gauche.

Ces vingt-quatre heures furent données à l’élaboration définitive du plan ou plus exactement de la battue. Un des confidents de Thiers, Louis Jezierski, du journal le Temps s’en explique ainsi : « La Seine décrit dans Paris un arc de cercle ; sur chaque versant s’étend la ville, en forme de circonférence. Mais la rive gauche est bien moins étendue que la rive droite ; de plus, le versant de la rive gauche est d’une altitude inférieure. Ainsi, à première vue, les manœuvres d’attaque devaient suivre parallèlement les crêtes de chaque côté de la Seine ; mais l’attaque de gauche se heurtant à des obstacles moins ardus et ayant à parcourir un périmètre moins étendu, devait marcher plus vite de façon à former réserve lors de la grande attaque de droite contre le cœur même de la résistance. Quant au centre de l’armée rencontrant de front les barricades, il lui fallait, de son côté, mesurer sa marche sur les progrès latéraux des ailes, qui, cheminant en avance des corps intermédiaires, coupaient, isolaient et prenaient à revers le massif entier des barricades. Ainsi toutes les opérations se soutenaient, poussant l’insurrection devant leur concours combiné et convergeant dans un commun et dernier effort contre le dernier foyer de la résistance[1] ».

En conséquence, l’armée se formait en cinq colonnes : la première, celle du général de Cissey opérant à gauche et ayant pour objectif le Panthéon et la barrière d’Italie ; au centre, sur la Seine, deux colonnes commandées par Vinoy et Douay ; à droite, deux autres colonnes sous les ordres de Clinchant et de Ladmirault plus particulièrement dirigées contre Montmartre. Ces colonnes devaient suivre chacune l’une des grandes courbes décrites par les boulevards extérieurs sur les deux rives, par les grands boulevards intérieurs et par la rue de Rivoli avec ses prolonges des faubourgs.

La chasse au Parisien, on le voit, était réglée comme une battue aux tirés de Marly ou de Rambouillet. Les précautions les plus minutieuses avaient été prises pour qu’aucun gibier, poil ou plume n’échappât. Restait à inscrire les pièces au tableau. À la fin de la semaine il y en aura plus de cinquante mille. Thiers, le maître veneur, savourait déjà l’avant-goût de ce hallali monstrueux. À la séance de l’Assemblée nationale de ce jour, il disait, aux hurlements frénétiques de la droite, aux applaudissements plus écœurants de la gauche : « À la résistance que nous rencontrons, nous pensons que bientôt Paris sera rendu à son vrai souverain, c’est-à-dire à la France. Nous sommes d’honnêtes gens ; c’est par les voies ordinaires que justice sera faite. Nous n’aurons recours qu’à la loi ; mais la loi sera appliquée dans toute sa rigueur. C’est par la loi qu’il faut frapper les misérables qui ont détruit les propriétés privées, et, faisant ce qu’aucun peuple sauvage n’avait fait, ont renversé les monuments de la nation. L’expiation sera complète ; elle aura lieu au nom des lois, par les lois, avec les lois ».

Cependant la circonspection versaillaise avait produit l’effet escompté. Elle amenait dans la journée du lundi et dans la nuit qui suivit, les fédérés des faubourgs à redescendre vers le centre, vers cet Hôtel de Ville qui, dans la tempête, apparaissait encore comme le phare de la Révolution. Brunel, de nouveau pourvu d’un commandement, avait pris la direction de la défense aux barricades de la place de la Concorde. Il établira là, trois solides redoutes : à la terrasse des Tuileries, à l’entrée de la rue Saint-Florentin et au débouché de la rue Royale où il supportera pendant plus de cinquante heures, avec une constance intrépide, l’assaut de toute une armée et ne se retirera que la position journée, devenue complètement intenable. Derrière cette forteresse qui semble inexpugnable, s’élèvent tout au long de la rue de Rivoli, dans les ruelles étroites du quartier Saint-Gervais, au pied de la tour Saint-Jacques, d’autres barricades. Hommes, femmes, enfants y travaillent avec une sombre ardeur. Tout passant, bourgeois vaniteux, dames en falbalas, est requis pour une aide de quelques minutes. « Un coup de main, citoyen ou citoyenne, disaient les terrassiers improvisés ; c’est pour votre liberté que nous allons mourir ». On remue, on dresse les pavés jusque dans les quartiers aristocratiques, en plein territoire hostile, à l’Opéra, à la Bourse, au faubourg Saint-Germain ou de sanglantes rencontres se sont produites dès lors rue du Bac, sur les pentes de Montmartre surtout, à la place Blanche, à la place Pigalle, de ce Montmartre qui, on le pressent, les Batignolles déjà entamées, sera attaqué demain. Cent mille prolétaires besognant et surveillant sont debout en cette nuit d’attente ou l’ennemi a fait halte par calcul sans doute, mais aussi par crainte, et où l’espoir d’une victoire reste au cœur.

Le 23, dès l’aube, commença l’âpre bataille. Toutes les forces versaillaises entraient à la fois en ligne.

La veille, les corps de Clinchant et de Ladmirault avaient exécuté un ensemble d’opérations préparatoires contre Montmartre ; mais les bataillons du XVIIe, conduits par Malon et Jaclast, leur avaient barré résolument le chemin. À 4 heures du matin, le combat reprend dans ces parages et après cinq heures de fusillade les Batignollais sont forcés de battre en retraite. Ils se replient sur Montmartre, comptant pouvoir reprendre haleine sous les canons de la place. Mais ces canons sont muets et Montmartre semble s’abstraire de la lutte. Cette nuit, plusieurs délégués de la Commune sont venus pour secouer la léthargie de la citadelle révolutionnaire, Lefrançais, Vermorel, Johannard avec La Cécilia et Cluseret. Cluseret a disparu. La Cécilia a pris le commandement, mais il n’a guère avec lui que deux ou trois cents hommes. Les Montmartrois dévoués à la Commune combattent plus bas, du côté de l’Hôtel de Ville ; d’autres, le plus grand nombre il faut le dire, par lassitude, découragement, sont rentrés chez eux. Le chef de la XVIIIe légion, Millière[2], est un incapable dénué de toute vigueur. Le pire est que la formidable artillerie établie sur la butte continue à se taire. Il y a eu des traîtres par là depuis des semaines, c’est certain ; les pièces sont pour la plupart hors d’usage.

Les Versaillais ont donc ou à peu près route ouverte. À 9 heures, Clinchant s’empare de la barricade de la place Clichy et ses soldats gravissent par l’ouest les pentes de la butte, tandis que les troupes de la brigade Montaudon, à qui les Prussiens ont livré le passage sur la zone neutre l’abordent par le Nord. À 2 heures tout est fini ; le drapeau tricolore flotte sur le Moulin de la Galette et la mairie du XVIIIe est envahie. La citadelle révolutionnaire, sur laquelle tout Paris comptait, a capitulé presque sans combat. La bataille n’est que plus bas, après, aux alentours. Au boulevard Ornano, les fédérés disputent le terrain pied à pied. À l’avenue Trudaine, les réguliers sont arrêtés également longtemps par une poignée d’hommes. À la rue Myrrha, autre engagement sanglant, au cours duquel Dombrowski est frappé mortellement d’une balle à l’aine, aux côtés de Vermorel. À la place Blanche, un bataillon de femmes conduit par l’héroïque Louise Michel et la russe Dimitrieff et qui s’est déjà battu la veille aux Batignolles, accomplit des prodiges extraordinaires de bravoure. La position devenue intenable, le bataillon court se reformer à quelques centaines de mètres plus loin, à la place Pigalle, où il fait front de nouveau à l’ennemi et il continuera ainsi jusqu’au dernier jour n’abandonnant une barricade que pour reprendre derrière une suivante son combat farouche.

Quoiqu’il en soit, la prise de Montmartre portait à la Révolution un coup fatal. Maîtres de la principale hauteur de Paris, les Versaillais pouvaient contrebattre avec leur artillerie les buttes Chaumont et le Père-Lachaise, et l’effet moral était plus considérable encore. Dès cette heure, la réaction était virtuellement victorieuse. C’est ce que Thiers annonça aux départements dans un télégramme triomphant.

Le massacre allait suivre la victoire. On avait déjà tué la veille sans doute aux Batignolles et sur la rive gauche, fusillé inexorablement derrière les barricades emportées tous les défenseurs survivants ; on avait aussi abattu sur les trottoirs, au petit bonheur, des passants inoffensifs ; mais la boucherie n’avait pas revêtu encore un caractère méthodique, manifestant un plan d’ensemble, une volonté directrice. La troupe, accompagnée et contrôlée par la police, ne fouillait pas encore une à une les maisons des quartiers conquis, ne les vidait pas de la cave au grenier et n’en collait pas au mur tous les locataires, parce qu’un pantalon, une vareuse de garde nationale, une paire de godillots avait été trouvés dans une des chambres de l’immeuble. Montmartre tombé, la tuerie se systématisa, s’ordonna de façon que pas un Parisien prolétaire n’en réchappât, et que les "louves" et les "louveteaux", c’est-à-dire les femmes et les enfants fussent assommés avec les loups. Un premier abattoir avait été installé dans la matinée au Parc Montceau ; un second le fût au numéro 6 de la rue des Rosiers, dans le jardin de l’immeuble où, deux mois auparavant, avaient été fusillés par la foule les généraux Lecomte et Clément Thomas.

« Quand l’armée arriva, dit Camille Pelletan, qui ne fut rien moins que communard, elle sembla croire, par je ne sais quel mysticisme de répression que la rue même fut criminelle, et que chacun de ses habitants eût sur lui une éclaboussure du sang de Clément Thomas et de Lecomte. On fusilla largement. Puis l’on s’installa au no 6 ; on fit aux mânes des deux généraux d’affreux sacrifices et le jardin vit des scènes de torture et de mort dont l’invention barbare et superstitieuse était digne du onzième siècle. Les prisonniers étaient amenés là de tous côtés : quels prisonniers ? Tous ceux que le soupçon ou la

DANS LES RUES DE PARIS PENDANT LA SEMAINE DE MAI
(D’après une lithographie de Manet).


délation désignaient à des troupes furieuses, tous ceux qu’on arrêtait pour une vareuse, pour un pantalon, pour une paire de souliers, tous les habitants des maisons qu’on vidait de la cave au grenier, tous ceux que la colère aveugle d’un caporal pouvait faire saisir pour un regard de travers, tous ceux qu’une vengeance particulière faisait signaler à un voisin, à un moment où toutes les dénonciations étaient accueillies. Les prisonniers étaient entassés dans ce jardin. Et là il leur fallait demander pardon pour le crime qu’ils n’avaient pas commis. Pardon à quoi ? Au mur, à sa face de plâtre, à l’espalier rompu, aux éraflures de balles.

« Il fallait que le prisonnier prosterné dégradât son front d’homme dans la poussière, non pas un instant, mais de longues heures, une journée entière. Deux rangées de malheureux, où il y avait des vieillards, des enfants et des femmes, étaient soumis à cette souffrance, pour faire amende honorable à des plâtras. Le sol blessait leurs genoux, la terre souillait leur bouche et leurs yeux ; leurs articulations raidies s’ankylosaient ; une insupportable souffrance brûlait leur gorge desséchée et leur estomac vide ; le soleil brutal de mai tapait sur leur nuque découverte, et si quelqu’un bronchait, si une tête se relevait, si un genou essayait de se dérouiller, des coups de crosse remettaient le rebelle dans la posture obligée. Quand le supplice était terminé, on désignait un certain nombre de malheureux et on les conduisait sur la butte où ils étaient fusillés. Les autres allaient à Satory ».

Avec des variantes, on suppliciait et on assassinait de même, cette matinée et cette après-midi, dans tout le Paris conquis. Un homme arrêté ou peu s’en faut, était un homme mort. Comme des limiers, les soldats pourchassaient, traquaient les vaincus, ils les arrachaient de leur demeure, des bras de leur femme, de leurs enfants, les traînaient dans la cour, dans la rue, contre le mur le plus proche, car le temps pressait, la besogne réclamait, et ils les fusillaient sous les yeux de leur famille. Ceci moins de quarante-huit heures après l’entrée des troupes de Thiers dans la ville. Certes, on verra mieux encore ; le massacre sera plus grandiose et plus effrayant quand il s’étendra à la capitale entière terrassée. Mais si nous avons reproduit dès maintenant cette page détachée de l’émouvant tableau d’ensemble qu’a tracé Pelletan, c’est sans doute parce qu’elle rassemble en quelques traits vifs quelques unes des pires horreurs qu’éclaira ce soleil de mai, mais c’est aussi et surtout parce qu’elle prouve que dès ses premiers pas, avant que nulle exécution de la part de la Commune, nul incendie ne lui ait fourni prétexte et dans des quartiers qui s’étaient à peine défendus, l’armée de Versailles exterminait la population parisienne. C’est donc bien qu’elle obéissait à un ordre supérieur, qu’elle n’était que l’instrument passif d’un atroce dessein.

Aussi, celui qui sait les faits comme nous les savons maintenant, celui qui a constaté cette rage froide du soldat, cette volonté de massacre, ne peut que sourire tristement en parcourant les appels que le Comité de Salut public et le Comité central font afficher cette même après-midi.

« Soldats de l’armée de Versailles, dit le Comité de Salut public, le peuple de Paris ne croira jamais que vous puissiez diriger contre lui vos armes, quand sa poitrine touchera les vôtres ; vos mains reculeront devant un acte qui serait un véritable fratricide. Comme nous, vous êtes prolétaires ; comme nous, vous avez intérêt à ne plus laisser aux monarchistes conjurés le droit de boire votre sang comme ils boivent vos sueurs. Ce que vous avez fait au 18 mars, vous le ferez encore… Venez à nous, frères, venez à nous ; nos bras vous sont ouverts. »

« Et le Comité central : « Nous sommes des pères de famille… Vous serez un jour pères de famille. Si vous tirez sur le peuple, aujourd’hui, vos fils vous maudiront comme nous maudissons les soldats qui ont déchiré les entrailles du peuple en juin 1848 et en décembre 1851. Il y a deux mois, au 18 mars, vos frères… ont fraternisé avec le peuple ; imitez-les ! Lorsque la consigne est infâme la désobéissance est un devoir. »

Tenace illusion qui ne sera dissipée pour chacun que lorsqu’il se trouvera lui-même en présence de l’haïssable réalité et jugera en quelles brutes impitoyables la discipline et l’encasernement muent les enfants du peuple revêtus de la livrée militaire.

Les jours de Mars sont hélas passés. Thiers a fait de l’armée, qui pactisa alors avec l’Insurrection, une armée nouvelle ou plutôt il en a refait l’armée traditionnelle, celle qui n’a pas de conscience et pas d’entrailles et n’est qu’un mécanisme docile et souple aux mains de ses chefs et du pouvoir. Ce ne sont pas les appels désespérés de la Commune qui la feront hésiter ou faiblir. Aveugle et sourde, elle ne lit pas, elle n’entend pas. Après les Batignolles, Montmartre et Grenelle déjà étouffés à cette heure, elle embrassera successivement dans sa mortelle étreinte tous les quartiers ouvriers de la capitale et exécutera jusqu’au bout sa consigne de haine et d’extermination.

Ce n’est donc pas sans un frisson qu’on la voit, pieuvre géante, en cette journée de Mardi progresser lentement mais sûrement sur toute l’étendue du front et projeter ses tentacules sans cesse plus avant au cœur de la cité. Il faut la suivre cependant. À droite, la chute de Montmartre l’a mise rapidement en possession des nombreuses voies qui convergent vers l’Opéra et la Madeleine ; Douay a occupé la Trinité. À gauche, elle a enlevé à 5 heures du soir la gare de Montparnasse, s’ouvrant ainsi la route sur le Panthéon. Elle a aussi débusqué les fédérés de la grande barricade de la route d’Orléans, appuyée à la gare du Chemin de fer de ceinture et à l’église Saint-Pierre, et frayé de la sorte sa voie, pour le lendemain, sur la Butte aux Cailles.

Au centre, à vrai dire, elle a rencontré une résistance plus ferme avec Brunel qui tient tête énergiquement à la Concorde malgré les soixante pièces d’artillerie qui, du quai d’Orsay, du Champ de Mars, de l’Étoile, font converger leurs feux sur son réduit, avec Varlin aussi, brave entre les plus braves, qui anime de sa foi indomptable les combattants groupés dans le VIe arrondissement, aux barricades du carrefour de la Croix-Rouge, des rues de Rennes et Vavin. Mais là encore le résultat prochain ne laisse aucun doute. Menacés sur leur flanc, Brunel comme Varlin, pour ne pas être enveloppés, seront contraints d’évacuer leurs positions la nuit venue et demain le drapeau tricolore flottera là où hier encore, à la tombée du jour, flottait le drapeau rouge. Les assassins tiennent déjà la moitié de Paris.

À l’Hôtel de Ville, ce qui reste de la Commune songe aussi à évacuer vers la mairie du XIe. Les charrettes, les omnibus chargés de munitions commencent le déménagement. L’ennemi n’est plus qu’à deux ou trois portées de fusil. Demain matin, peut-être sera-t-il sur la place. Les barricades des Tuileries abandonnées par ordre de la Guerre, contre l’avis de Brunel, qui se flatte de tenir encore, nulle défense sérieuse ne s’oppose plus à la marche des assaillants, rien que les incendies qui flambent dans toute cette partie de la ville, entre les deux armées. L’incendie du ministère des finances, qui débuta la veille, n’est pas éteint. Brûlent aussi tout le long de la Seine, projetant des flammes gigantesques et des gerbes d’étincelles dans le ciel noir, les Tuileries, la Légion d’honneur, le Conseil d’État, la Cour des Comptes. Les lueurs aveuglantes irradiées de ces foyers énormes se reflètent dans le fleuve qui paraît charrier du feu. La rue Royale, la rue du Bac, la rue de Lille, la Croix-Rouge sont autant de brasiers ardents. Les explosions succèdent aux explosions avec un fracas de tonnerre. Le spectacle est fantastique, d’une beauté grandiose et terrible. On croirait que la ville entière veut, comme Moscou, s’abîmer dans les flammes et les cendres plutôt que de se livrer au vainqueur.

Par qui allumés ces incendies ? Thiers, la réaction, en ont fait, après coup, une des charges les plus accablantes contre les communeux, barbares qui s’en prenaient aux pierres et rêvaient d’anéantir avec eux les monuments glorieux du passé. Avec ça qu’il était commode de savoir, dans le chassé-croisé incessant de la mitraille, qui apportait l’étincelle dévastatrice du boulet versaillais ou de l’obus parisien. Avec ça que les dirigeants bonapartistes, voire républicains n’avaient pas un intérêt majeur à détruire de fond en comble avec les documents qui y étaient entassés ces édifices : Ministère des finances, Cour des Comptes, Conseil d’État où se trouvaient consignées les preuves de leurs infamies, de leurs trafics et de leurs dilapidations. D’un de ces incendies pourtant, la Commune a revendiqué avec orgueil la responsabilité, des Tuileries brûlées par son ordre afin que disparut jusqu’au dernier vestige le logis qui avait abrité dix-huit ans l’Empire et ses saturnales ; mais qui dira que cette bâtisse manque aujourd’hui à l’ornement de Paris ? Quant aux incendies des maisons particulières ils furent, comme l’on sait, d’ordre stratégique, ayant pour objet soit de suspendre et retarder la marche de l’ennemi, soit de protéger les défenseurs des barricades contre les mouvements tournants. C’est le procédé classique usité en toute guerre et c’était bien en guerre que Parisiens et Versaillais se trouvaient.

Ce fut ce même soir que se produisit la première exécution d’otages. Raoul Rigault s’était rendu à la prison Sainte-Pélagie et s’était fait livrer Chaudey qui avait mitraillé le peuple sur la Place de l’Hôtel-de-Ville, au 22 Janvier, ainsi que trois autres détenus, gendarmes. Les quatre prisonniers furent fusillés séance tenante dans le Chemin de Ronde. Chaudey mourut très courageusement.

La bataille s’était en somme poursuivie, quoique ralentie, toute la nuit. Elle reprit avec rage au jour levant. L’Hôtel de Ville formait le point de mire des forces versaillaises. Il était cerné déjà de trois côtés. À gauche, le corps Cissey ayant enlevé les barricades du Pont-Neuf s’avançait jusqu’au quai Notre-Dame ; à droite, le corps du général Douay attaquait les barricades de la pointe Saint-Eustache ; au centre, la colonne commandée par Vinoy, remontait la rue de Rivoli et avait dépassé le Louvre. D’une minute à l’autre la maison Commune et tous les services qui y sont centralisés peuvent être enlevés. L’ordre de départ est donné, bien que Delescluze proteste contre cette retraite. On se rabat sur la mairie du XIe. À peine l’édifice a-t-il été abandonné qu’il flambe. De toutes parts les flammes s’élèvent, les pavillons et les voûtes s’écroulent. C’est le gouverneur Pindy qui a mis le feu de sa propre main. Il est 10 heures du matin. Les Versaillais empêchés par les barricades qui hérissent le quartier et seront toutes détendues avec rage, n’arriveront que le lendemain matin au pied du monument en ruines.

L’occupation de l’Hôtel de Ville et des quartiers du centre mettait un terme aux puérils et ridicules pourparlers dans lesquels s’attardait le Comité central avec la Ligue pour la Défense des Droits de Paris, en vue d’un arrangement à proposer à Versailles. Le Comité central conseillait ingénument à l’Assemblée Nationale de se démettre, la Commune en eut fait autant et d’autres corps élus frais nommés et battant neuf auraient présidé à une pacification générale. Ces insanités furent même affichées sur les murs.

La Commune, du moins, ne plongeait pas dans ces folies. Elle avait commis la faute de disperser et de fractionner la défense au lieu d’en centraliser l’effort sous son autorité directrice ; mais elle n’avait cependant pas perdu la tête à ce point de penser que la réaction victorieuse se laisserait frustrer de sa proie. Elle se rendait compte des circonstances et des faits, que l’ennemi serait implacable et que par conséquent il ne restait plus aux Parisiens qu’à disputer leur vie, à la vendre le plus cher possible et à faire à la Révolution, désormais condamnée, des funérailles dignes d’elle.

Tout espoir, en effet, était bien perdu. Chaque heure voyait tomber quelque nouveau quartier aux mains des assaillants. Sur la rive gauche, le Panthéon succombait après la prise des barricades des rues Soufflot et Gay-Lussac intrépidement défendues par une poignée d’hommes qui se faisaient tous tuer sur place. Sur la rive droite, nous avons noté les progrès de l’armée de l’ordre pendant la matinée : la place Vendôme, les Tuileries, la place de la Concorde, le Louvre, la Bourse, la Banque, le Palais-Royal, les Halles « délivrés », pour parler le langage de Thiers. À la fin de l’après-midi, il ne restait plus aux fédérés qu’un morceau de la rive gauche, le XIIIe arrondissement et la partie de la rive droite comprise entre la Seine, les boulevards de Sébastopol et de Strasbourg, la ligne du chemin de fer de l’Est et les fortifications. Les soldats de la Révolution étaient rejetés de tous les arrondissements bourgeois et riches, acculés dans leurs propres quartiers. Ils s’y défendront avec une sombre énergie.

Au XIIIe, dans l’arrondissement de Duval, dont les cohortes prolétaires ont déjà donné tant leur sang pour la cause depuis deux mois, ils sont plusieurs milliers massés sur la Butte aux Cailles. C’est Wroblewski qui les commande. Le proscrit polonais, qui unit la science militaire à un froid courage, a couronné d’artillerie la crête de sa position, disposé ses tirailleurs sur les flancs. Il assure ses communications avec la rive droite par de fortes barricades confiées à la garde d’hommes sûrs, à la place Jeanne d’Arc et au pont d’Austerlitz. Ainsi on ne le tournera pas. Un corps d’armée tout entier vient se heurter à lui dans la soirée de ce mercredi. Quatre fois il repousse l’assaut qui lui est livré. Les fédérés descendent même jusqu’à la Bièvre dans une vigoureuse reprise d’offensive. Wroblewski couchera sur ses positions. Si des chefs pareils s’étaient partout rencontrés, la guerre des rues n’eut pas duré une semaine, mais un mois.

Sur la rive droite, c’est demain seulement que le Château d’Eau et la Bastille seront attaqués. Dans cette prévision, on fortifie en hâte les approches de ces positions stratégiques de premier ordre, au voisinage desquelles débouchent les principales artères qui conduisent au cœur des agglomérations ouvrières des Xe, XIe, XIXe et XXe arrondissements, et qui mènent aussi à cette mairie du XIe qui maintenant abrite ce qui reste de la Commune et de ses services.

C’est vers ce centre, vers cette mairie que refluent à chaque instant les débris des bataillons de partout refoulés. Ils y apportent, avec la nouvelle de la défaite générale, l’annonce des exécutions sommaires qui ensanglantent à cette heure tous les quartiers « délivrés » par les troupes de l’ordre. Ils se font les uns aux autres le récit des horreurs et des cruautés sans nom qu’ils ont vues de leurs yeux et auxquelles ils n’ont échappé que par miracle. Et la rage croit et s’exaspère chez ces vaincus qui viennent de la barricade pour y retourner jusqu’à ce que la mort les prenne. Leur courage s’exalte et devient farouche. Ils sentent que tout est fini, qu’ils sont condamnés, qu’une de ces balles qui sifflent incessamment à leurs oreilles, qu’un de ces obus qui éclatent au dessus de leur tête les couchera bientôt dans l’éternel repos. Ils savent que l’ennemi est sans pitié, qu’il ne fait ni grâce, ni quartier, qu’il assassine les blessés, qu’il fusille les prisonniers, qu’il tue la femme et l’enfant à côté de l’homme. Dans cette occurrence effrayante, ils ne tremblent pas, ils ne reculent pas, mais ils veulent du moins, avant de périr, avoir rendu coup pour coup, ne pas s’en aller sans s’être vengés.

De ce milieu enflammé, voilà que se détache un peloton conduit par Genton, insurgé à barbe grise, qui a vu Juin 48 et conspiré contre l’Empire tout puissant. Ce peloton se rend à la Roquette pour y fusiller quelques-uns des otages de marque qui y ont été conduits la veille, Genton a demandé « Qui veut former le peloton ? », « Moi, a dit l’un, je venge mon frère ». « Moi, a dit un autre, je venge mon père ». Un troisième « J’y ai droit, ils ont fusillé ma femme ». Cent s’offraient. Genton en a pris trente et ils sont partis. À la prison, le directeur François refuse de livrer les prisonniers sans ordre écrit. Genton est revenu à la mairie du XIe trouver Ferré et il reparaît avec l’ordre. Sont marqués pour la mort, Darboy archevêque, Bonjean, le président, Deguerry, curé de la Madeleine, Allard, Clerc, Ducoudray, pères jésuites. Ils ont quitté leur cellule. Les voilà dans le chemin de ronde, alignés contre le mur. Sicard commande le feu. Cinq tombent à la première décharge. L’archevêque seul est resté debout. Une seconde décharge le couche à terre.

Un hideux sourire dut plisser les lèvres minces de Thiers, quand il apprit le fait. L’insurrection lui donnait enfin ces cadavres auréolés de la couronne du martyre qu’il avait tant souhaité. Il en allait jouer maintenant. Il dira demain, il dira des semaines, et la bourgeoisie hypocrite répétera avec lui, que si l’on saigne et si l’on égorge dans Paris, si l’on supplicie et si l’on mitraille à Satory, c’est pour venger les saintes, les nobles victimes. Plaisanterie infâme. L’armée de l’ordre depuis trois jours déjà assassinait. Que cette exécution ne se fut pas produite et celle qui suivit, rue Haxo, que l’armée eut tué autant. Il fallait son compte de têtes à la classe régnante ; il lui fallait celles de tous les révolutionnaires et tous les socialistes qui avaient mis un instant son privilège en péril.

On ne contestera pas que lorsque tombèrent ces six représentants sacrés ou laïques de la réaction, que Thiers avait du reste lui-même voués à la mort en refusant de les échanger contre Blanqui, des milliers de travailleurs parisiens jonchaient déjà le sol de leurs corps refroidis. L’armée d’ailleurs n’opérait plus seule. Elle était stimulée, aidée par tous les congénères de Darboy et de Bonjean, par tous les bourgeois qui réfugiés à Versailles ou tapis dans leurs caves, tant que la Commune avait gouvernée, reparaissaient à cette heure, le brassard tricolore en évidence, figurant les chacals et les hyènes qui suivent en hurlant les grands carnassiers en chasse. C’était bien la guerre inexpiable, la bataille de classe dont les péripéties se déroulaient dans les rues et sur les boulevards. Par sa haine exaspérée, la canaille dorée ou argentée sacrait la Commune, dans son agonie, prolétaire et socialiste, si, tant est qu’elle ne l’eut pas été pleinement en ses jours de santé et de vigueur.

Qui donc le dit ? Des écrivains communeux, des historiens sympathiques à l’assassinée ? Oui, mais ceux-là aussi qui écrivant au jour le jour des événements n’avaient d’autre but que de glorifier la réaction et son armée. Voici, par exemple, l’aveu que laisse échapper sans s’en douter, sur les atrocités qui marquèrent cette journée de mercredi, le publiciste versaillais, Jezierski, rédacteur au journal le Temps, ami de Thiers :

« Malgré les obus, la foule se porte sur la place du Théâtre-Français : une épaisse fumée monte au-dessus des Tuileries, le dôme est déjà écroulé ; dans l’asile de l’ex-ministère d’État, on voit, à travers les fenêtres, la flamme ruisseler, lourde et huileuse ; c’est bien le feu du pétrole. Alors la fureur s’empare de la foule ; jusque là elle était plutôt au sentiment heureux de la délivrance ; mais la joie s’exaspère, tourne aux passions impitoyables de la vengeance et des représailles. Ces incendies projettent des nuages de fumée noire ; ils allument, dans les cœurs, un autre incendie non moins féroce. « Fusillez les prisonniers ! Pas de quartiers ! À mort les pétroliers ! » crient les groupes affolés aux soldats… Alors s’organise la chasse aux suspects, hommes et femmes ; on arrête et on fusille sur place ; la foule applaudit. Dans les maisons, concierges et boutiquiers bouchent avec soin toutes les ouvertures, tels que les soupiraux des caves, les embrasures des sous-sols.

« Les nouveaux incendies qui éclatent sans relâche jusqu’à samedi, joints à l’égorgement des otages dans les prisons, nourrissent et exaspèrent cet emportement de justice déréglée et sauvage. De plus, des obus à pétrole pleuvaient en grand nombre, surtout la nuit, des Buttes-Chaumont et du Père-Lachaise sur les quartiers du Centre. Aussi les exécutions sommaires, réclamées par la voix publique, se multiplient dans les carrefours et sur les quais. Pour ceux qui, malgré eux, ont vu un de ces misérables, l’œil effaré, le visage convulsif, rouler sous les balles, ce souvenir restera éternellement comme un hideux cauchemar »[3].

La preuve est faite. N’insistons pas. Il faudrait des pages et des pages encore pour relater l’ensemble des crimes perpétrés par l’armée et par la bourgeoisie en furie, l’une aidant l’autre, en ces heures affreuses.

La nuit revint avec son cortège d’épouvantes. Pour leur duel à mort, à peine interrompu par la trêve des ténèbres, les deux adversaires fourbissaient leurs armes. Si la fusillade se taisait, la canonnade continuait du reste plus sonore et plus lugubre dans le silence général des choses. Des hauteurs des Buttes-Chaumont, du Père-Lachaise et de Bicêtre, du Panthéon, du Trocadéro et de Montmartre, les obusiers fédérés et versaillais échangeaient d’infernales répliques couvrant la ville d’un déluge de fer. Cependant de nouveaux incendies illuminaient la profondeur des cieux de leurs fauves lueurs. À côté des Tuileries, de la Cour des Comptes, de la Légion d’Honneur qui flambaient toujours, l’Hôtel de Ville, le Palais Royal, le Théâtre Lyrique, l’Église Saint-Eustache,

VOYONS, MONSIEUR RÉAC, IL Y EN A POURTANT BIEN ASSEZ.
D’après un dessin de Daumier.


la Porte Saint-Martin, la Préfecture de Police, le Palais de Justice vomissaient, comme des volcans en fusion, des flots empourprés. Selon la forte expression de Lissagaray, témoin de la scène : « Paris semblait se tordre dans une immense spirale de flammes et de fumée. »

Au matin, dès 6 heures, les Versaillais reprenaient leur marche en avant sur toute la ligne. Au nord, les fédérés avaient évacué d’eux-mêmes, pendant la nuit, la plus grande partie du Xe arrondissement et s’étaient repliés avec Brunel sur la place du Château-d’Eau. Au centre, l’Hôtel de Ville était tourné par la place des Vosges et la rue Saint-Antoine et son emplacement occupé. De ce fait, la Bastille allait se trouver presque immédiatement menacée. Sur la rive gauche, Cissey avait reçu des renforts considérables. Avec deux brigades et une puissante artillerie, il attaquait pour la cinquième fois la Butte aux Cailles et l’emportait enfin. Wroblewski avait résisté trente-six heures. Dans une retraite habilement ménagée, il franchissait le fleuve au pont d’Austerlitz amenant avec lui une partie de ses canons et mille braves du XIIIe. Le restant était demeuré et devait être tué sur place derrière les barricades du quartier. Cissey, du coup, maître de toute la rive gauche et en plus des forts de Bicêtre et d’Ivry, dont la garnison s’était rabattue sur les Gobelins pour ne pas être coupée, suivait pas à pas dans leur retraite les glorieux vaincus et venait se heurter dans cette marche aux fortes positions du pont d’Austerlitz que les troupes de Vinoy abordaient d’autre part. Les deux généraux ne forceront ce passage qu’après plusieurs heures et au prix de pertes considérables. Mais, à leur tour, vers la fin du jour, ils entreront en contact direct avec les défenses de la Bastille.

Au Château-d’Eau, l’attaque a déjà commencé. Des barricades ont été élevées au débouché des sept larges avenues qui convergent vers la vaste place et la lutte va y prendre des proportions épiques. C’est qu’aussi bien, ainsi que nous l’avons dit, là sont venus chercher un refuge les plus fervents, les plus déterminés défenseurs de la Révolution ; un refuge, plutôt un autre champ de bataille, le dernier sans doute. Décidés à donner leur vie, ils se serrent autour de la Commune, de ce qu’il en reste et qui siège, dans le tumulte au milieu des râles des agonisants, des plaintes des blessés, des sifflements de la mitraille, du rugissement de la canonnade, à la mairie du XIe. Delescluze, brisé par l’âge, la maladie, aphone et que sa volonté seule soutient, essaie encore de faire son métier de délégué à la Guerre. À ses côtés, Jourde, la main sur la cassette où sont enfermés les derniers cinq cent mille francs qu’il s’est fait remettre mardi, à la Banque de France, aligne des colonnes de chiffres, distribue la solde appliqué et tranquille comme s’il était encore au ministère des Finances. Dans une pièce voisine. Ferré, imperturbable, juge les espions, les traîtres constamment amenés devant lui. Du Comité de Salut public, Gambon et Arnaud sont présents aussi. Ranvier commande aux Buttes-Chaumont. Seul, Billioray a disparu dès dimanche soir. On ne le reverra pas, non plus que Félix Pyat, son émule en violences verbales, au temps où les Versaillais stationnaient de l’autre côté du rempart. L’un et l’autre sont maintenant terrés en quelque cachette discrète. Mais ce triste exemple, il faut le dire bien haut à l’honneur des élus du 26 Mars, n’a pas été imité.

De leurs collègues, ceux qui ne sont pas déjà prisonniers ou morts comme Raoul Rigault fusillé, hier, rue Gay-Lussac, après la prise des barricades du Panthéon, presque tous sont présents au poste du danger et du devoir, ceux de la minorité, comme ceux de la majorité. Voici Cournet, Mortier, Verdure, Martelet, Champy, J.-B. Clément, Vaillant, Johannard, Viard, Chardon, Géresme, Dereure, Trinquet, Pottier, Allix, Eudes, Brunel et voilà Vallès, Longuet, Arnold, Franckel, Pindy, Serrailler, Avrial, Eug. Gérardin, Lefrançais, Vermorel, Theisz, Ostyn, Varlin, Malon. Debout depuis quatre jours, sans avoir pris une minute de repos, ils vont de barricade en barricade, conduisant des renforts aux points faibles, de l’artillerie, des munitions, s’efforçant à solidariser la défense ; beaucoup, le fusil à la main, faisant le coup de feu côte à côte avec les gardes nationaux, certains, d’une bravoure superbe, comme Vermorel à cheval, alors qu’il n’y était monté de sa vie, ceint de l’écharpe rouge et s’offrant à toutes les balles.

À midi, ce jeudi, une réunion les rassemble tous. C’est Arnold qui en a demandé la convocation et qui explique que le secrétaire de Washburne, ambassadeur des États-Unis, est venu lui offrir de la part de ce dernier la médiation des Allemands. Delescluze, Vaillant montrent le néant de cette démarche, la combattent. Est-ce qu’on ne sait pas que, dès lundi, une convention a été conclue entre le gouvernement de Versailles et le prince de Saxe autorisant les troupes de l’ordre à emprunter la zone neutre ? Est-ce que tout Parisien, homme ou femme, qui a tenté, quittant la ville, de se réfugier dans les lignes prussiennes n’a pas été impitoyablement fusillé ? La majorité se prononce cependant favorablement et il est convenu qu’Arnold avec Delescluze, Vermorel et Vaillant se rendront à Vincennes, pour prendre langue avec les soi-disant médiateurs.

La délégation est partie. À 3 heures, elle arrive à la porte de Vincennes ; mais les fédérés de garde lui refusent le passage. Ils réclament un laisser-passer de la Sûreté. Un délégué revient à la mairie du XIe et rapporte l’ordre signé Ferré. Cependant le poste s’est ancré dans sa volonté de refus. Les fédérés croient à une défection, à une fuite, et la délégation impuissante à convaincre ces hommes exaspérés et têtus doit rentrer dans Paris.

Au XIe, la délégation trouve la situation empirée encore. Les barricades de la rue Magnan ont été forcées et on en rapporte Brunel, la cuisse traversée. Le Conservatoire des Arts-et-Métiers a été cerné et tout le haut du IIIe arrondissement est aux mains de l’ennemi qui bat le pied des barricades du Théâtre Déjazet et du boulevard Voltaire. De la Bastille, les nouvelles ne sont pas meilleures. On en ramène les blessés. Parmi eux, la princesse Dmitrieff qui soutient Frænckel plus grièvement frappé.

Le parti de Delescluze est pris : « Adieu, dit-il, en quittant les abords de la mairie du XIe ; moi je vais me faire tuer », et il descend le boulevard Voltaire ; quelques fédérés, quelques amis, Jourde, Lissagaray, l’accompagnent. La mort fait rage au Château-d’Eau. En route, un peu après l’église Saint-Ambroise, on rencontre Lisbonne blessé que soutiennent Theisz, Vermorel et Jaclard. À cet instant, Vermorel tombe à son tour gravement atteint ; il en devait mourir. Jourde et Theisz le relèvent et l’emportent sur un brancard. Delescluze serre la main du blessé et continue son chemin vers l’entrée du boulevard ; ses compagnons se sont tous effacés ; il est seul. Ici, nous laissons la parole à Lissagaray qui a si éloquemment décrit ces jours de la semaine sanglante qu’il avait vécu en témoin, bravant tout pour tout voir. « Le soleil se couchait derrière la place. Delescluze, sans regarder s’il était suivi, s’avançait du même pas, le seul être vivant sur la chaussée. Arrivé à la barricade il obliqua à gauche et gravit les pavés. Pour la dernière fois, cette face austère, encadrée dans sa courte barbe blanche, nous apparut tournée vers la mort. Subitement Delescluze disparut. Il venait de tomber foudroyé sur la place du Château-d’Eau ».[4]

Les fédérés ne purent relever son cadavre que les Versaillais enterrèrent subrepticement le lendemain. Sur le mort, on trouva la lettre suivante où se peint son âme haute et stoïque : « Ma bonne sœur, je ne veux ni ne peut servir de jouet et de victime à la réaction victorieuse. Pardonne-moi de partir avant toi, qui m’as sacrifié la vie. Mais je ne me sens plus le courage de subir une nouvelle défaite, après tant d’autres. Je t’embrasse mille fois comme je t’aime. Ton souvenir sera le dernier qui visitera ma pensée avant d’aller au repos. Je te bénis, ma bien aimée sœur, toi qui a été ma seule famille depuis la mort de notre pauvre mère. Adieu, Adieu ! je l’embrasse encore. Ton frère qui t’aimera jusqu’au dernier moment. »

Pendant la nuit, la Commune décidait de transporter son quartier général à la mairie du XXe arrondissement. Le jour revenu éclaira les progrès considérables réalisés par les Versaillais. Les fédérés ne détenaient plus en leur pouvoir qu’un cinquième à peine de la capitale dont un lambeau nouveau, minute par minute, leur était arraché. Vinoy, filant le long de la Seine prenait à revers le XIIe arrondissement pour, de la place du Trône, redescendre sur la Bastille. Celle-ci capitulait vers 2 heures de l’après-midi après une résistance héroïque. Des monceaux de cadavres gisaient au pied des barricades dont les fédérés avaient hérissé les abords de la place. À la seule barricade de la rue de Charonne on en releva 105. Le Faubourg Saint-Antoine était enveloppé ; les Versaillais s’y jetèrent et y firent une effroyable boucherie. À cette heure, depuis longtemps, les barricades du Château-d’Eau s’étaient tues, abandonnées, le restant de leurs défenseurs ayant reculé jusqu’au Canal, alors à découvert sur tout son parcours, et qui constituait une ligne naturelle de défense. Au nord, le corps Ladmirault, la Chapelle soumise, arrivait à la Rotonde de la Villette. Ainsi, le cercle de mort se rétrécissait sans cesse autour des fédérés. À l’est, seul point où ils s’appuyassent encore aux fortifications, ils pouvaient voir les Prussiens rangés en bataille dans la plaine, prêts à les recevoir à mitraille s’ils tentaient une retraite dans cette direction.

Plus d’issue, plus d’espoir ; partout la mort. De ces quartiers maudits : Belleville, Ménilmontant, berceau de l’insurrection de Mars, où avait battu à coups pressés le cœur de la Révolution, où il battait pour quelques heures encore, la réaction s’était juré qu’il ne resterait pas pierre sur pierre. Les Communeux le savaient ceux qui y demeuraient et ceux qui y étaient venus faire une halte suprême, et ils savaient aussi qu’ils y seraient tous ensevelis sous les décombres. Faut-il donc s’étonner qu’avant de disparaître, ils aient cherché la vengeance qui s’offrait à eux et répondu à Versailles implacable par les fusillades des otages qu’ils avaient sous la main, quarante-huit en tout, dont trente-six anciens gendarmes, agents de police ou mouchards et douze ecclésiastiques. Qui tua ? La foule anonyme, dont depuis cinq jours la bourgeoisie et l’armée faisaient couler le sang comme l’eau des fontaines. Qui tua ? Les combattants acculés que la presse tricolore exécutait ainsi en ce jour : « Par exemple, il n’y a plus de quartier à espérer pour les fédérés ; simples gardes ou officiers à galons, tout ce qui sera pris sera passé par les armes. Les soldats exaspérés ne veulent plus faire de prisonniers. La population civile, d’ailleurs, est plus furieuse encore peut-être. Écrasée sous le joug de la Commune et de ses sicaires, elle montre aujourd’hui contre eux un acharnement que l’on qualifierait de féroce, si l’on pouvait parler de férocité vis-à-vis des scélérats contre lesquels s’exerce cette haine ?[5] ». Eh quoi, c’est de ces hommes que la réaction hypocrite vouait à une mort sans phrases, qu’elle eut réclamé humanité et sang-froid ! S’indigne donc qui voudra pour une égratignure faite par le patient à la main du bourreau. Il nous semble, quant à nous, que le prolétariat ne doit pleurer que les siens et ne s’intéresser qu’à eux.

Combien sont tombés en ce jour du côté du peuple ? On sait les illustres, les notoires : Millière, fusillé sur les marches du Panthéon, à genoux « pour demander pardon à Dieu et aux hommes », Treilhard, directeur intègre de l’Assistance publique. Mais les autres, les simples, les obscurs, les femmes, les enfants, les vieillards, les blessés arrachés de leur lit d’hôpital, aussi grands, aussi héroïques, qui meurent sans une phrase, sans un cri, qui les dénombrera, qui évoquera leurs spectres saignants ?

C’est la nuit encore. L’incessante canonnade a fini par produire son habituel effet, elle a appelé et condensé les nuages. Il pleut. Mais voici que le ciel obscur s’empourpre cependant de livides clartés. Ce sont les docks de la Villette qui brûlent avec leur entassement de matières inflammables, d’huiles minérales, d’essences, de pétroles. On crut à Versailles, ce soir là, que Paris entier flambait. Veillée d’armes lugubre et désespérée. Les hauteurs du XIXe et du XXe sont devenues le camp de refuge de tous les braves qui veulent combattre encore avant de mourir. Les débris des bataillons campent en pleine rue, sur le sol détrempé. Le jour se lève sale et gris, La situation est celle-ci : les fédérés, massés principalement sur les buttes de Belleville et du Père-Lachaise, occupent un demi-cercle dont les deux extrémités s’appuient aux remparts, vers les portes de la Villette et de Bagnolet et dont la corde flottante suit le canal de la Villette à la Bastille pour se perdre dans le méandre des rues à la droite du faubourg Saint-Antoine et du quartier de Charonne entamé dés la veille.

Les Versaillais ont déjà repris leur marche en avant. Dès 9 heures du matin, Vinoy est maître de toutes les défenses de la place du Trône et prend à revers le boulevard Voltaire, Douay remonte le faubourg du Temple qui résiste avec fureur, Clinchant, le boulevard du Prince-Eugène. Ne pouvant la forcer de front, celui-ci tourne par la Bastille, la formidable barricade du boulevard Richard-Lenoir. Le cercle s’est rétréci encore. Les Communeux sont définitivement acculés aux Buttes-Chaumont et au Père-Lachaise où continue à tonner leur artillerie. Officiellement, un certain Hyppolyte Parent a pris la succession de Delescluze, mais dans le fait, c’est Ranvier avec Passedouet qui commandent ; ils sont l’âme de cette résistance suprême. À la rue Haxo, on trouve encore une quinzaine de membres de la Commune : Jourde, Vaillant, Varlin, Vallès.

Cependant l’épilogue du grand drame se prépare. Cent obus par minute éclatent sur Belleville ; tous ceux des habitants qui ne combattent pas se sont réfugiés aux caves. Les trois quarts de l’armée de l’ordre, cent mille hommes sont là pour en finir d’un coup, écraser la poignée de héros qui préfèrent périr que renoncer. Les deux ailes de l’armée sont sur le point de se rejoindre. À 8 heures du soir, Vinoy enlève le Père-Lachaise : on s’y bat jusque dans les caveaux et les tombes, Ladmirault continuant malgré les ténèbres son mouvement enveloppant, s’empare de l’abattoir de la Villette, franchit le canal et arrive aux pieds des Buttes Chaumont, dont les canons sont enfin réduits au silence, faute de munitions. À l’arme blanche, il tente l’escalade et après six heures de combat il en déloge les derniers fédérés.

Il est 4 heures. Le jour qui se lève trempé de pluie en cette matinée du dimanche, 20 mai, va voir les ultimes soubresauts de la Révolution, terrassée et piétinée. On se bat dans le haut de la rue d’Angoulême et au faubourg du Temple, Gambon, J.-B. Clément, Varlin, Ferré, Géresme se dépensent encore aux barricades. Mais la fusillade se fait plus rare, intermittente. Les cartouches manquent avant les hommes. À 2 heures, rue Ramponneau, le dernier coup de fusil est tiré. C’est fini. La Révolution est morte.



  1. Louis Juzierski. — La bataille des sept jours, p. 14 et 15.
  2. Ce Millière n’a de commun que le nom avec celui qui fut exécuté trois jours après au Panthéon.
  3. L. Gerzieski. La Bataille de sept jours, p. 56-57-63.
  4. LissagarayHistoire de la Commune, p. 365
  5. Petite Presse, no du 26 mai.