Histoire socialiste/La République de 1848/P1-04

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Jules Rouff (Tome IX : La République de 1848 (1848-1852)p. 31-39).
PREMIÈRE PARTIE. HISTOIRE POLITIQUE.


CHAPITRE IV


LES JOURNÉES DE MARS ET D’AVRIL


Les conflits d’intérêts et d’opinions qui existent dans la nation se répercutent avec intensité dans le gouvernement. Ce qui les aggrave, c’est que tel ou tel groupe de la population parisienne prétend tour à tour peser sur les décisions du Conseil et forcer tantôt la majorité, tantôt la minorité, à se soumettre ou même à se démettre.

Quatre questions préoccupent avant tout les esprits. Deux sont économiques. Il faut alimenter les caisses publiques. Il faut relever le commerce et l’industrie, tout en faisant vivre les sans-travail. Nous en parlerons plus tard. Deux sont politiques. Il s’agit de régler le rôle de l’armée et de la garde nationale à l’intérieur du pays. Il s’agit d’organiser les élections, qui doivent se faire au suffrage universel, Ce sont ces deux dernières qui passionnent le plus pour l’instant.

Le débat porte, d’un côté, sur la date des élections législatives, que les révolutionnaires parisiens (à tort peut-être), désirent retarder autant que possible ; de l’autre, sur la transformation nécessaire de la force publique. Dès le début, deux idées essentielles se sont fait jour à ce sujet. D’abord réserver l’armée pour le service extérieur, et pour cela licencier certains corps, comme les gardes municipaux, qui ne sont qu’une police armée, des mercenaires aux gages du pouvoir ; écarter aussi de Paris et des grandes villes les régiments qui ne sont pas faits pour la guerre des rues. Puis armer le peuple entier, incorporer tout le monde dans la milice, jusqu’alors uniquement bourgeoise, attendu que tout citoyen doit être en même temps garde national ; c’est le droit au fusil réclamé par tout homme valide, c’est la protection de la société remise à tous ses membres, quelle que soit leur situation de fortune. Le Gouvernement commença par accepter et proclamer les principes nouveaux ; mais, en son sein comme autour de lui, s’engagea vite une lutte sourde qui n’était qu’un nouvel aspect de la lutte de classes.

La bourgeoisie se croyait perdue, dès qu’elle serait noyée dans les masses populaires désormais pourvues d’armes. La majorité du gouvernement partageait cette crainte. On tergiversa donc tant qu’on put pour armer et habiller les nouveaux gardes nationaux. On arma, on enrôla de préférence les élèves des Écoles. Mais, si l’on distribuait des fusils aux gens des faubourgs, on gardait en magasin les cartouches. Il fallait pourtant, sous la pression des clubs et de la presse démocratique, se résigner à ouvrir peu à peu les rangs aux prolétaires. Une chose inquiétait surtout, c’est que chaque légion devait nommer ses officiers. Dans les quartiers riches, les notables étaient sûrs d’être réélus, mais dans les quartiers pauvres, on pouvait aisément prévoir que des républicains avancés seraient désignés par le vote populaire. Quantité d’intrigues furent ourdies pour empêcher cet avènement aux grades supérieurs de personnages réputés dangereux. Tantôt les élections étaient indiquées pour une date très rapprochée, avant que les ouvriers ne fussent inscrits ou qu’ils n’eussent le temps de se concerter ; tantôt on les écartait de l’état-major par quelque manœuvre savante. De là des mécontentements, des querelles, des pétitions au Gouvernement provisoire. Malgré tout, la trouée s’opérait. Le parti avancé pouvait compter, non seulement sur Courtois, commandant on chef de la garde nationale, mais sur Guinard, qui était à la tête de son artillerie ; Barbès, Edgar Quinet, bien d’autres, étaient chefs de légion, et, dès lors, il y eut des bataillons fidèles et des bataillons suspects, qualification qui naturellement changeait de sens selon que celui qui l’employait voulait aller à gauche ou à droite. Toutefois, les plus influents et les plus unis demeurèrent les anciens qui avaient l’avantage de la richesse et d’une éducation militaire déjà éprouvée.

Toutes ces causes de dissentiment se trahirent bientôt par des démonstrations dans la rue. Les bourgeois furent les premiers à rompre la trêve des jours dorés. Dès le 9 mars, surgissait une émeute d’habits noirs. Environ trois mille négociants et financiers, partis de la Bourse, vinrent en tumulte à l’Hôtel de Ville réclamer la prorogation de toutes les échéances à trois mois ; et, comme le Gouvernement refusait, un des manifestants éclatait en paroles violentes, révélatrices des haines qui couvaient : « Vos ouvriers, disait-il, nous les renverrons de nos ateliers, nous les jetterons sur le pavé, nous leur dirons d’aller vous demander du pain, et nous verrons s’ils se contenteront d’entendre vanter leur patriotisme. » Les Écoles accouraient pour défendre le Gouvernement menacé. Chaque tentative de pression devait avoir dorénavant sa contre-partie.

Une semaine plus tard, le 16 mars, nouvelle manifestation émanant de la classe aisée. Elle est connue sous le nom de Manifestation des bonnets à poil ou des manchons… L’objet en était puéril, à ne regarder que l’apparence. Les Compagnies d’élite de la garde nationale s’étaient réunies pour réclamer un insigne dont on venait de les priver en vue de les faire rentrer dans le rang. Une caricature du temps représente une délégation d’ours bruns venant remercier le Gouvernement d’une mesure éminemment favorable à leur race. Mais, si l’on va au fond de la querelle, on y retrouve la lutte de classes qui commençait à devenir aiguë. Les riches ne voulaient pas être confondus avec les pauvres ; ils entendaient porter un uniforme qui les distinguât. C’était si bien une revendication d’inégalité que, ce jour-là, retentit un cri qui n’avait pas de rapport avec les bonnets à poil : « A bas les communistes ! » Ces mêmes hommes, soucieux de ne pas être mêlés à la racaille, avaient insulté leur commandant en chef qui s’intitulait : « le général du peuple » ; ils lui avaient arraché son épée, ses épaulettes. Maxime Du Camp avoue qu’ils avaient une vague envie de jeter par les fenêtres une partie du Gouvernement. Lamartine serait devenu bon gré mal gré le pivot de la nouvelle combinaison. La garde bourgeoise prenait peu à peu des habitudes de violence et les façons des muscadins de jadis ; elle avait envahi un club de femmes et fouetté plusieurs d’entre elles. Elle cria encore ce jour-là : « Mort à Ledru-Rollin ! » Et pourquoi ? Parce qu’il avait, dans une circulaire, invité les électeurs à nommer des républicains de la veille et non du lendomain. Les ralliés, qui étaient le grand nombre, avaient frémi et, se faisant leur interprète, Lamartine réclamait aussitôt le désaveu de son collègue ; il proposait une proclamation où il escamotait curieusement la question sociale, en disant, à propos du suffrage universel : « A dater de cette loi, il n’y a plus de prolétaires en France. » Il parlait haut et ferme, disant : « Sachons donc, une fois pour toutes, s’il y a deux politiques inconciliables parmi nous et à laquelle des deux vous donnez votre adhésion. » C’était juste au moment où retentissaient, devant l’Hôtel de Ville, les clameurs des compagnies d’élite. La minorité avait fléchi, subi la semonce. C’était à son égard un petit coup d’État des modérés.

Mais les faubourgs descendaient déjà. Les gardes nationaux des quartiers riches étaient serrés, noyés au milieu d’une foule hostile et moqueuse ; et, le lendemain, cette équipée des aristocrates de la bourgeoisie eut sa réplique. Les ouvriers avaient déjà, depuis plusieurs jours, l’intention d’organiser une grande manifestation le vendredi 17 mars. L’initiative en appartenait aux corporations. Louis Blanc et Albert en avaient été avertis au Luxembourg et savaient qu’on demanderait l’éloignement des troupes de Paris et l’ajournement des élections, tant de la garde nationale que de l’Assemblée. Ils communiquèrent, le soir du 16 mars, la nouvelle à leurs collègues ; mais elle fut reçue de telle sorte, qu’ils offrirent tous deux de se retirer. La majorité fléchit à son tour ; elle les pria de rester. La revanche se préparait. Dans la nuit, les clubs travaillèrent à mettre sur pied tous leurs habitués, si bien que le lendemain, pour les yeux exercés, deux courants étaient visibles dans l’énorme cortège, qui, avec un ordre parfait, se déroula dans les rues pour déboucher sur la place de Grève. L’un suivait les inspirations de Louis Blanc et ne tendait qu’à renforcer l’autorité de la minorité avancée du Gouvernement provisoire ; l’autre, dirigé par Blanqui, avait pour but d’épurer ce même Gouvernement, c’est-à-dire d’en chasser Lamartine et les principaux membres de la majorité.

L’alerte fut chaude. Grâce aux corporations calmes et dociles, grâce à Barbès, ennemi acharné de Blanqui, grâce à Cabet, à Raspail, à Sobrier, qui craignaient peut-être, comme disait Lamartine, « qu’un Dix-huit Brumaire du peuple n’amenât un Dix-huit Brumaire du despotisme », l’intégrité du Gouvernement fut sauvée. « Tu es donc un traître, toi aussi ! » s’écriait un lieutenant de Blanqui, le cuisinier Flotte, en secouant le bras de Louis Blanc, qui avait, plus que personne, collaboré à ce sauvetage. Non, Louis Blanc n’était pas un traître ; il restait simplement partisan de la concentration qui avait tâché d’unir en faisceau les forces républicaines. Mais il est possible que Blanqui ait vu plus juste que lui en cette occurrence. Mieux eût valu sans doute un Gouvernement homogène qu’un amalgame incohérent et tiraillé où les dissidences sociales étaient plus fortes que les affinités politiques.

Quoi qu’il en soit, le résultat de cette journée fut trouble. En un sens, défaite populaire, car les partis républicains représentés au pouvoir se séparaient de leur avant-garde, opération toujours périlleuse ; ils commençaient la réaction contre ceux qui avaient, autant et plus qu’eux, contribué à fonder la République ; ils rejetaient dans l’opposition des hommes actifs, entreprenants, audacieux ; ils les ramenaient aux complots ténébreux et aux coups de main. On prétend que Blanqui et ses amis rêvèrent d’enlever Lamartine dans la nuit qui suivit. Mais en même temps, victoire populaire apparente : car les demandes du peuple étaient acceptées ; si le Gouvernement, pour ne pas paraître céder à une menace, ne s’engageait pas sur l’heure à reculer les élections, il laissait entendre qu’il y était résigné ; mais il les ajournait seulement de quelques jours, accordant un semblant de satisfaction à la lettre, non à l’esprit de la pétition. Quant à la question des troupes, le Gouvernement, par la bouche de Lamartine, protestait qu’il n’avait point pensé à les rapprocher de Paris. ; « Nous n’y avons pas songé, nous n’y songeons pas, nous n’y songerons jamais….. La République ne veut, à l’intérieur, d’autre défenseur que le Peuple armé. » Protestations solennelles et vaines, auxquelles Lamartine, faible jusqu’à la duplicité devait infliger quelques jours après un lamentable démenti, en pressant la rentrée à Paris de plusieurs régiments ; en dressant, avec le général Négrier, commandant l’armée du Nord, un mystérieux plan de campagne et de répression ; en travaillant, avec Marrast, à faire de l’Hôtel de Ville un vrai camp retranché.

Le 17 mars fut la journée de Louis Blanc, comme le 25 février avait été celle de Lamartine. Le socialiste, comme le poète, crut avoir sauvé la société, et il n’hésita pas à écrire plus tard que c’était « la plus grande peut-être de toutes les journées historiques dans la mémoire des hommes ». La vérité est qu’elle donna, pour quelques jours, dans le Conseil une prépondérance marquée aux membres de la minorité, qu’elle amena l’abolition de l’impôt sur les boissons, qu’elle valut aux ouvriers du Luxembourg la visite du Gouvernement ; mais aussi qu’elle inquiéta et acheva de réveiller la bourgeoisie. La bataille avait été imminente. « Ce ne fut qu’une alerte, dit Maxime Du Camp ; mais elle eut cela de bon qu’elle nous mit en haleine. »

Le conflit persistait, en effet, dans le Gouvernement, où les débats et les soupçons mutuels devinrent si vifs que certains membres déposaient des pistolets chargés sur la table du Conseil. Intrigues de tout le monde contre tout le monde. Police et contre-polices se surveillant secrètement. L’effort des modérés consiste alors à détacher des socialistes, Louis Blanc et Albert, les radicaux qui formaient tampon entre les deux groupes extrêmes, Ledru-Rollin et Flocon. Lamartine est l’agent le plus actif de cette désagrégation. Pour prendre sa revanche de l’inquiétude et de l’humiliation que lui a causées le triomphe de Louis Blanc, il caresse, flatte, séduit Ledru-Rollin. Il voit en secret les chefs de clubs et de sectes qui sont les adversaires avérés de son rival : Lamennais, Raspail, Gabet, Banqui même, qu’il se vante d’avoir reçu la poitrine nue, comme s’il avait eu l’héroisme de braver un vulgaire assassin, et dans lequel il est étonné de déconvrir les aptitudes et le tact d’un diplomate. Quand on l’accusa plus tard d’avoir conspiré avec eux, il répondit : « Oui, comme le paratonnerre avec la foudre. » Il entendait, en effet, les absorber, pour ainsi dire, et les rendre inoffensifs au profit des idées qui lui étaient chères. En même temps, Marrast mettait l’Hôtel de Ville en état de défense, demandait des conseils stratégiques aux généraux Bedeau et Changarnier, s’assurait des dévouements dans la garde nationale, excitait contre Louis Blanc et ses amis ceux dont on voulait faire les mercenaires de la bourgeoisie, c’est-à-dire les ouvriers des Ateliers nationaux embrigadés et payés pour servir de rempart contre ceux du Luxembourg et les gardes mobiles, irrités de n’avoir pas encore leurs uniformes et persuadés que ce retard était dû à la mauvaise volonté des tailleurs socialistes de Clichy. Tout se préparait pour un choc décisif.

La tactique des royalistes déguisés, qui combattent alors derrière les modérés, consiste à dénaturer et à fausser en les exagérant les idées émises au Luxembourg ou dans les clubs, à entretenir et à grossir les craintes qu’elles inspirent ; mais elle consiste aussi et surtout à salir, sous le bouclier de l’anonyme, les hommes qui les propagent. Il fut fait grand emploi de cette méthode dans les journaux conservateurs, dès qu’ils se crurent certains de l’impunité. D’abord prudemment respectueux du peuple, ils s’étaient habitués, le voyant si débonnaire, à provoquer le monstre, à le piquer, à le harceler, comme un taureau mou au combat. Largement pourvus d’argent, ils pouvaient payer le talent et pousser les gens de lettres dans une voie où la plupart, appartenant à la classe bourgeoise, ne demandaient qu’à s’engager. Ce furent des moqueries sans fin sur la sueur du peuple, des parodies de la Marseillaise, des railleries acérées contre les étrangetés qui s’épanouissent dans une grande ville en fermentation. Ce furent aussi des calomnies, grossières, énormes, dédaignées par cela même de ceux qui en étaient victimes, mais qui sans cesse répétées, colportées, ne laissaient pas de faire impression. Qui fixera jamais les limites où peut atteindre la crédulité humaine, surtout quand elle est entraînée par la haine ou la peur ? Telle feuille élégante du moment, comme le Lampion, fut une fabrique incessante de bons mots qui étaient souvent de mauvaises actions. De spirituels forbans de la presse inventèrent à jet continu des histoires qui faisaient le régal des salons. Albert, l’ouvrier, Louis Blanc, le socialiste. paraissaient dangereux ; il fallait les déshonorer pour les annihiler. Et Albert se transformait en millionnaire, Louis Blanc refusait de louer à des gens du peuple la maison qu’il ne possédait pas, mais dont on donnait l’adresse Faubourg Saint-Germain. Les hôtes du Luxembourg étaient de nouveaux Lucullus ; ils prenaient pour nappe un châle de l’ex-reine Amélie ; ils se nourrissaient de purée d’ananas, menu merveilleux pour des repas qui coûtaient 6 francs par jour et par tête. Ledru-Rollin, le démocrate, n’était pas plus épargné. Le Constitutionnel lui prêtait un déjeuner fin à Trianon et une chasse à courre à Chantilly. Un autre jour, on contait qu’il devait 25.000 francs à un orfèvre pour un achat de bijoux. Dans les villages on allait dire bientôt que le duc Rollin faisait des orgies avec deux femmes de mœurs légères, la Marie et la Martine.

C’est à cette campagne d’agressions personnelles que se rattache l’accusation qui partit contre Blanqui du camp des modérés. Dès le 22 mars, circulait de main en main et, le 31 mars, paraissait dans la Revue rétrospective dirigée par Taschereau un papier qui faisait peser sur lui le soupçon le plus capable de tuer un homme politique, celui de trahison envers son parti. C’était une pièce enlevée, disait l’avertissement, dans le cabinet de Guizot pendant la bataille et datée d’octobre 1839. Elle contenait des révélations graves sur la Société secrète des Saisons et sur les hommes qui en avaient fait partie. Cela s’intitulait : Déclarations faites par XXX devant le Ministre de l’Intérieur. Or, Blanqui était prisonnier en octobre 1839. Certains détails se rapportaient évidemment à lui. Barbès avait dit : « Il y a là-dedans des faits que, Blanqui et moi, nous étions seuls à connaître. » Il n’en fallait pas davantage pour conclure que Blanqui avait livré, dans un accès de faiblesse, d’aucuns même disaient vendu, les secrets de ses compagnons de péril.

Que valait cette incrimination ? Contre elle déposaient la pauvreté de l’accusé, son long séjour en prison, sa vie entière. Le document, non signé, n’était que la copie d’un original inconnu. Il avait la physionomie louche d’un papier de police. Le témoignage de Barbès était suspect, vu l’inimitié existant entre ces deux vétérans de l’émeute, entre ces deux premiers rôles en vedette. Les mystères de la Société des saisons pouvaient fort bien avoir été révélés par d’autres, quand on songe que dans son Comité ont figuré un policier et un futur procureur du roi. Raisons sérieuses de douter ! Mais comment transformer ces présomptions en preuves d’innocence ? Jurys d’honneur, discussions passionnées dans la presse et dans les clubs, rien n’a pu établir une vérité qui s’impose. Encore aujourd’hui les historiens sont partagés à ce propos. On attend toujours une pièce irréfutable qui fasse disparaître cet irritant point d’interrogation.

En attendant, c’était un levain de rancune, un interminable sujet de querelle jeté entre les républicains avancés ; c’était Blanqui diminué dans son autorité, dans sa sphère d’action, contraint à se défendre, à rédiger une réponse, à intenter un procès à ses accusateurs ; il disparaissait pendant plusieurs jours, négligeait les affaires publiques pour les siennes, et sa demi-abstention répondait aux espérances de ceux, quels qu’ils soient, qui avaient imaginé ce moyen cruel et sûr de le frapper en plein cœur.

Louis Blanc, visé comme lui, sentait le besoin de prendre l’offensive. Il eut le tort de s’isoler, de repousser par un silence dédaigneux les avances que Proudhon lui fit par une lettre du 8 avril. Il comptait sur les corporations pour renouveler la triomphale manifestation du mois précédent. Il avait trouvé un


Intérieur d’un club.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


prétexte : réunion des ouvriers au Champ de Mars pour y élire quatorze officiers de leur classe dans l’état-major de la garde nationale ; puis départ de là, en longue procession sans armes, pour porter à l’Hôtel de Ville une offrande patriotique et une pétition. Mais, quelle serait cette pétition ? Le texte disait : « Le Peuple veut la République Démocratique ; le Peuple veut l’abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme, le Peuple veut l’organisation du travail par l’association. » C’était le programme même du Luxembourg. C’était la République s’affirmant énergiquement socialiste.

Cela suffisait amplement à motiver l’émoi des modérés du Conseil, qui fut grand, quand Louis Blanc et Albert commirent l’imprudence de leur annoncer, deux jours à l’avance, cette démonstration populaire. Ils sentaient avec colère qu’on voulait les intimider. Crurent-ils ou firent-ils semblant de croire qu’on pourrait bien les évincer et remplacer le gouvernement provisoire par un Comité de Salut public ? Ils agirent en tout cas comme s’ils le croyaient. Ils répandirent le bruit que les clubs et Blanqui, l’éternel épouvantail de la bourgeoisie, avaient une liste toute prête et il semble que cette liste a été en effet dressée. Ils parlèrent de la dictature de Louis Blanc. (L’idée de la dictature hantait alors toutes les cervelles). Lamartine se hâta d’avertir et de mettre sur pied toutes les forces bourgeoises dont il pouvait disposer : patrons, entrepreneurs, logeurs, jeunes gens des écoles, officiers de la garde nationale et légions de la banlieue qu’il savait dévoués à la cause conservatrice.

Mais c’étaient là des forces irrégulières, insuffisantes. Il fallait masser devant l’Hôtel de Ville la garde nationale où les ouvriers n’étaient entrés qu’en petit nombre. Or, seul, le ministre de l’Intérieur pouvait donner l’ordre de battre le rappel. C’est donc autour de Ledru-Rollin que les efforts se concentrent dans la nuit et dans la matinée du dimanche 17 avril. Il est indécis, flottant, comme les petits bourgeois qu’il représente le sont entre le socialisme et l’ancienne économie politique. Tout à coup il se décide, il court chez Lamartine, proteste qu’il ne veut pas trahir ses collègues, signe l’ordre de battre la générale.

Des rumeurs étranges courent la ville : on a pendu Ledru-Rollin, assassiné Louis Blanc ; le Gouvernement provisoire est en danger. Gardes mobiles et gardes nationaux, Barbès en tête de sa légion, se rangent devant l’Hôtel de Ville, transformé en place forte. Cependant les ouvriers sont lentement partis du Champ de Mars. Quand leur colonne pacifique et ne se doutant de rien débouche sur la place de Grève, elle se trouve en face d’un rempart de bayonnettes, insultée, arrêtée, presque étouffée par une cohue armée qui l’enveloppe. Elle entend clamer de toutes parts : « A bas Blanqui ! A bas Louis Blanc ! A bas Cabet ! A l’eau les communistes ! » Les ouvriers des ateliers nationaux, adversaires de ceux du Luxembourg, coupent en tronçons la longue file des manifestants ahuris pour la plupart de l’accueil qu’ils reçoivent. Quand ils obtiennent enfin, par petits groupes, la permission de pénétrer dans l’Hôtel de Ville avec leur offrande, c’est pour y essuyer, de la part des adjoints et d’Edmond Adam en particulier, une pluie de reproches auxquels ils ne comprennent rien. Et toujours les cris continuent : « A bas les communistes ! » Des coups de fusil furent tirés on l’air. Des gardes nationaux échauffés promenèrent, ce soir-là, un cercueil sous les fenêtres du très pacifique Cabet en criant : « A mort Cabet ! » Cabet n’était pour rien dans l’affaire ; mais le sens de ces clameurs n’en était que plus clair. C’était le veto mis par la masse bourgeoise à la Révolution sociale se faisant par en haut. Le vaincu de cette lutte sans combat était le socialisme du Luxembourg.

Ledru-Rollin semblait en être le vainqueur. Il avait, lui aussi, sa journée ; il était à son tour le sauveur de la société contre Louis Blanc, comme Louis Blanc l’avait été un mois plus tôt contre Blanqui. Mais on faisait un pas de plus en arrière. La minorité du Gouvernement restait encore, il est vrai, assez forte pour imposer, les jours suivants, l’abolition ou la diminution des droits d’octioi sur la viande et le vin. Elle faisait voter des félicitations aux clubs déjà menacés dans leur existence. Elle osait même réclamer de nouveau le drapeau rouge et elle obtenait une enquête sur le prétendu complot qu’on l’accusait d’avoir fomenté. Mais on était à la veille des élections, le Gouvernement touchait à sa fin, et il voulait finir comme il avait commencé, dans une atmosphère sereine et apaisée. Le 20 avril, 200.000 hommes de troupes défilèrent devant l’Arc de triomphe avec des guirlandes de verdure autour de leurs canons et des grappes de lilas au bout de leurs fusils. La vie, la joie semblaient jaillir des instruments de mort ; la concorde paraissait fleurir sur les haines assoupies. Et pourtant ce qui manquait le plus à cette fête printanière et militaire de la Fraternité, c’était la fraternité même. Le Gouvernement avait profité de l’occasion pour faire rentrer à Paris cinq régiments ; ils y furent reçus par les garnis de l’ordre au cri de : « Vive l’armée », et ils y restèrent. La guerre civile couvait sous les fleurs et sous les sourires du printemps.