Histoire socialiste/La République de 1848/P2-03

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Jules Rouff (Tome IX : La République de 1848 (1848-1852)p. 257-267).
ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE.



CHAPITRE III


LA PRODUCTION
LE DROIT AU TRAVAIL


Chaque époque a sa façon de poser les problèmes qui la tourmentent et il serait aussi puéril que superflu de lui reprocher de ne pas les avoir posés autrement. Les hommes de 1848, idéalistes et rationalistes, devaient donner une forme juridique aux aspirations des travailleurs vers une meilleure organisation sociale. Ils ont dit : « Tout membre de la société doit pouvoir subsister. S’il n’a pas de propriété, il a le droit de vivre par son travail. » Ils ont donc demandé à la société de reconnaître et d’inscrire dans la Constitution le droit au travail.

Il ne faut pas dire, comme on l’a dit quelquefois : Qu’importe un nouveau droit sur le papier ? Cette reconnaissance théorique donnera-t-elle à manger à ceux qui meurent de faim ? — Non, sans doute ; mais la proclamation d’un droit nouveau est toujours chose grave. Même non réalisé, même restant à l’état d’article non observé du pacte social, le droit ainsi reconnu et consacré est comme la pierre d’attente d’un édifice futur. Le fait seul qu’il est formulé inquiète la conscience de ceux qui le violent, soutient et stimule les réclamations de ceux qui en désirent la mise en œuvre. Il ne permet pas d’oublier, il maintient à l’ordre du jour le problème dont il apparaît comme la solution idéale. Les hommes de ce temps-là ne s’y trompèrent point. Partisans et adversaires du droit au travail le défendirent et le combattirent avec un égal acharnement. Et, en effet, l’admettre ou le rejeter, c’était affirmer que la Révolution de 1848 devait être ou n’être pas sociale.

L’idée en remontait au moins jusqu’à Montesquieu. N’a-t-il pas écrit : « Quelques aumônes que l’on fait à un homme nu dans les rues ne remplissent pas les obligations de l’État, qui doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable, et un genre de vie qui ne soit pas contraire à la santé. « On pourrait la noter chez Rousseau : « Tout homme a naturellement droit à ce qui lui est nécessaire. » On la retrouverait dans l’ordonnance rendue par Turgot en 1776 et, naturellement, elle avait reparu plus nette au temps de la première Révolution, au moment où le travailleur devenant citoyen ne voulait plus de l’aumône, mais réclamait, au nom de la dignité humaine, la faculté de gagner sa vie en travaillant. A la Constituante de 1789, Target avait proposé cet article qui devait figurer dans la Déclaration des droits de l’homme : « Le corps politique doit à chaque homme des moyens de subsistance soit par la propriété, soit par le travail, soit par le secours de ses semblables. » La proposition fut repoussée et Malouet, qui avait présenté un plan pratique pour payer cette dette de la société, n’eut pas plus de succès. La Convention fut plus hardie, plus généreuse. La Constitution de 1793 disait à l’article 21 : « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler ». Mais la Constitution ne fonctionna pas. Le plan de Barrère pour l’abolition de la misère ne fut pas appliqué. L’obligation imposée à l’État demeura lettre morte ; elle disparut même des Chartes et des Constitutions que se donna ou subit la France. Elle ressuscita dans les théories socialistes ; Babeuf y avait fait allusion ; les ouvriers insurgés de Lyon écrivirent sur leur drapeau cette tragique devise : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant ». Fourier dit à son tour : « Nous avons passé des siècles à ergoter sur les droits de l’homme sans songer à reconnaître le plus essentiel, celui du travail, sans lequel les autres ne sont rien. » Mais, si Fourier peut passer pour le père de la formule, Considérant en fut le père nourricier. Louis Blanc, Pecqueur, et, avec eux des démocrates, l’adoptèrent, la popularisèrent ; Lamartine lui-même l’acceptait pour certains cas exceptionnels. Elle devint un mot de ralliement pour les ouvriers et il ne faut pas s’étonner si, dès le 25 Février, le Gouvernement provisoire fut sommé de la proclamer. On sait la promesse solennelle qui fut le résultat de cette sommation. Le soin de la tenir revenait à la Constituante. La question se représenta entière devant le Comité de Constitution.

Considérant l’y défendit en disant : « Si ce droit n’est pas nettement reconnu, les ouvriers penseront que la Révolution est encore escamotée. » Il le montrait comme corrélatif du droit de propriété et il ajoutait : « Ceux qui n’ont pas la terre, qui n’est pas l’œuvre de l’homme, doivent avoir un équivalent. » Odilon Barrot, Coquerel, Ch. Dupin l’attaquèrent, en faisant porter la discussion sur les moyens de le réaliser. La majorité se rallia pourtant à la formule rédigée par Cormenin : « Le droit au travail est celui qu’a tout homme de vivre en travaillant : la société doit, par les moyens généraux et productifs dont elle dispose et qui seront organisés ultérieurement, fournir du travail aux hommes valides qui ne peuvent se procurer autrement de l’ouvrage. » C’est sous cette forme qu’il figure dans le projet déposé le 19 juin devant la Constituante. Deux autres articles renforçaient cet article :


« Art. 2. — La Constitution garantit à tous les citoyens : la liberté, l’égalité, la sûreté, l’instruction, le travail, la propriété, l’assistance.

Art. 132. — Les garanties essentielles du droit au travail sont : la liberté même du travail, l’association volontaire, l’égalité des rapports entre le patron et l’ouvrier, l’enseignement gratuit, l’éducation professionnelle, les institutions de prévoyance et de crédit et l’établissement par l’État de grands travaux d’utilité publique, destinés à employer, en cas de chômage, les bras inoccupés ».


Mais surviennent les journées de Juin. Aussitôt recul. Les bureaux de l’Assemblée sont chargés d’examiner le projet, et huit sur quinze sont d’avis de repousser ce que Considérant a appelé le commencement du droit ouvrier. » Le combat se livra surtout entre Thiers, délégué du troisième, et Crémieux, délégué du dixième ; et quand le Comité, au mois d’Août, révisa le premier texte, le droit au travail fut abandonné à une grande majorité. Aux trois articles qui le reconnaissaient en furent substitués deux autres ainsi conçus :


Art. VIII (du préambule).— La République doit protéger le citoyen dans sa personne, sa famille, sa religion, sa propriété, son travail et mettre à la portée de chacun l’instruction indispensable à tous les hommes ; elle doit l’existence aux citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans les limites de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la famille, les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler.

Art. 13 (de la Constitution). La constitution garantit aux citoyens la liberté du travail et de l’industrie.

La société favorise et encourage le développement du travail par l’enseignement primaire gratuit, l’éducation professionnelle, l’égalité de rapports entre le patron et l’ouvrier, les institutions de prévoyance et de crédit, les associations volontaires et l’établissement par l’État, les départements et les communes de travaux publics, propres à employer les bras inoccupés ».


Marrast avait dit dans son rapport : « La forme est changée ; le fond reste le même. » Rien n’était moins exact et personne ne s’y méprenait. D’une part un droit formel pour l’individu non propriétaire se transformait en un élastique devoir d’assistance sociale envers « les nécessiteux ». D’autre part, l’engagement de fournir du travail aux sans-ouvrage était remplacé par celui de protéger les citoyens dans leur travail, ce qui était chose toute différente. Enfin, au lieu des garanties accordées aux prolétaires, il n’y avait plus qu’une vague promesse « de favoriser et d’encourager le développement du travail. » C’est sur ces textes édulcorés que s’ouvrirent les débats à l’Assemblée. Déjà Jean Reynaud avait amorcé la discussion, en proposant une sorte de contre-projet, dans lequel il était dit entre autres choses : les lois « ont pour but d’assurer à tous les membres de la société, par l’action des particuliers ou de l’État, les conditions naturelles de vie : la propriété, la famille, le développement physique, intellectuel et moral ». En conséquence, « la subsistance sera garantie à tous les citoyens, moyennant un travail convenablement limité. » Mais, sans voter sur le fond, l’Assemblée passa à l’ordre du jour. Les débats ajournés vinrent en leur temps, brillants et solennels ; on y attachait une importance que prouve suffisamment cette phrase de Thiers : « C’est l’humanité entière qui nous entend ».

La vraie bataille s’engagea sur un amendement déposé par le bon démocrate Mathieu de la Drôme. Il consistait à remplacer l’article VIII par celui-ci :


« La République doit protéger le citoyen dans sa personne, sa famille, sa religion et sa propriété. Elle reconnaît le droit de tous les citoyens à l’instruction, au travail et à l’assistance. »


Il y eut vingt-et-un orateurs inscrits. Neuf d’entre eux, qui ne parlèrent point, firent imprimer leurs discours. On put voir dans ce tournoi oratoire se heurter trois opinions représentant les trois groupes dont j’ai parlé au chapitre précédent, et cela (je prie de croire que je ne cherche pas une vaine symétrie) sur trois points essentiels.

Le désaccord portait d’abord sur la conception du rôle de l’État. Rôle négatif en matière économique, disait Thiers avec les économistes. Sa politique doit être celle de l’abstention. Billaut, futur ministre de l’Empire, mais alors en coquetterie avec la démocratie, avait dit : « Quand l’ouvrier de bonne volonté qui n’a pour toute fortune que ses bras vient dire à la société : — Je suis prêt à travailler, mais je ne trouve pas de travail — faudra-t-il que la société réponde : — Je ne puis rien pour toi, meurs, je t’oublie. — » Et il ajoutait : « Contre une telle inhumanité l’Assemblée tout entière se soulève. » À ce moment, des voix diverses l’interrompirent en criant : « Mais du tout, du tout ! » A l’appui de ce nihilisme gouvernemental Thiers et d’autres avec lui essayaient de démontrer que la reconnaissance du droit au travail était inutile ; que, grâce aux machines, la situation des ouvriers avait beaucoup grandi ; que la part des salaires était plus considérable qu’autrefois dans le prix de revient d’un produit ; que par conséquent les gains des entrepreneurs avaient diminué ; que c’étaient ceux-ci qui auraient eu besoin du secours de l’État, si l’État devait jamais secourir une classe de citoyens aux dépens des autres. Tocqueville apporta un autre argument. Il reprocha aux socialistes et aux ouvriers d’avoir de bas appétits, de s’occuper exclusivement des intérêts matériels, de faire appel ainsi aux passions les plus grossières. Mathieu de la Drôme ayant rappelé que la faim et la soif font souvent des révolutions, des murmures avaient éclaté contre cette interprétation matérialiste de l’histoire. Tout ce qu’on accordait, c’était la charité individuelle, et Thiers faisait l’éloge de l’aumône qui, suivant lui, n’avait rien d’humiliant et qui était l’exercice de la plus chrétienne des vertus.

La Commission, moins sèche, consentait que l’État fût l’organe de la charité collective. Elle voulait bien lui reconnaître un devoir a l’égard de ses membres « nécessiteux » ; mais elle ne voulait pas admettre que ce devoir engendrât, comme c’est l’ordinaire, un droit corrélatif. On craignait, disait-on, que l’inscription de ce droit dans la loi n’autorisât chaque citoyen sans travail à le revendiquer contre la société ou même contre les individus. Au fond une grosse question philosophique était engagée dans cette argumentation : c’est la distinction des devoirs de justice et des devoirs de charité. Cousin publiait à ce sujet une brochure que la rue de Poitiers répandit à profusion. Il y mettait en opposition les devoirs stricts ou parfaits et les devoirs larges ou imparfaits ; les premiers obligeant rigoureusement les gens


Un marché sous la république universelle démocratique et sociale.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


et avec sanction de la loi civile, par exemple leur défendant, sous peine d encourir l’amende ou la prison, de voler, d’injurier, de blesser, de tuer, créant en certains cas des obligations positives, comme, celles qui consistent à nourrir ses parents dans la détresse, à défendre la patrie, à obéir aux lois, etc., les seconds (tissu souple et lâche, qui se resserre ou s’étend au gré de chaque conscience individuelle) pouvant être à volonté remplis ou négligés, suivant la générosité des personnes ; tels étaient les devoirs ordonnant de secourir ses semblables. Les premiers pouvaient être du domaine de la politique, entrer dans les lois ; les autres, au contraire, étaient du domaine de la morale pure ; on pouvait en conseiller, non en imposer l’accomplissement. Or, la Commission mettait au compte de l’État le devoir large de procurer du travail à ceux qui en manqueraient. C’était une dette qu’il paierait, quand il pourrait. En somme rien n’était changé à ce qui avait existé, puisque la monarchie elle-même avait admis et organisé des secours publics, des ateliers de charité.

Mathieu de la Drôme et ses amis luttaient contre cette conception étroite et voulaient que l’État fût l’agent de la solidarité qui unit les membres d’une même société. Beaucoup d’entre eux, Ledru-Rollin, Crémieux, Mathieu de la Drôme lui-même, n’étaient point socialistes et le disaient bien haut. Mais, en présence de la misère, prouvée surabondamment par l’insurrection récente, ils réclamaient de la société un engagement ferme, non seulement à procurer du travail aux gens, quand elle en aurait à sa disposition, mais à organiser les choses de telle façon que le travail ne manquât pas en cas de chômage des ateliers privés, que personne ne fût exposé à mourir de faim faute de pouvoir atteindre aux moyens de production. Ils rappelaient qu’au fort des journées de Juin l’Assemblée avait renouvelé les promesses faites aux travailleurs par le Gouvernement provisoire : « Ouvriers, on vous trompe, on vous égare ; le pain est suffisant pour tous ; la Constitution garantira à jamais l’existence à tous. » Ils disaient que la charité est une belle vertu qui aura sans doute sa récompense dans un autre monde ; mais que la société, qui s’occupe de ce monde-ci, a d’autres devoirs que les simples particuliers ; que civilisation, que Révolution obligent ; que le progrès consiste pour les peuples à faire entrer de plus en plus dans le domaine de la justice ce qui était jadis abandonné à l’arbitraire de la bonté. Ils ne disaient pas (car ils tâchaient de ne pas irriter leurs adversaires), mais ils auraient pu dire qu’il y avait une cuisante ironie, de la part de gens bien rentes et bien nourris, à taxer de matérialisme des ouvriers, qui, pour prix d’une victoire, avaient demandé seulement qu’on leur assurât la faculté de travailler. Ils répliquaient seulement que socialistes et prolétaires étaient autant que personne des hommes d’idéal. Mais tous les efforts pour modifier le rôle de l’État étaient neutralisés par une pensée que tous, partisans et adversaires, avaient également ; c’est qu’au fond le droit au travail implique une nouvelle organisation économique, et c’était le second point du débat.

On allait répétant des paroles prononcées par Proudhon dans le Comité des finances : « Donnez-moi le droit au travail ; je vous abandonne la propriété. » Il voulait dire qu’on ne peut organiser l’un sans modifier l’organisation de l’autre. On crut, ou l’on feignit de croire, qu’il s’agissait d’abolir la propriété privée, et la question de la propriété se trouva jetée dans la controverse.

Sur ce point, deux opinions seulement. Personne ne réclame la suppression de la propriété individuelle. Mais les uns la considèrent comme quelque chose d’absolu, d’immuable d’intangible. Lamartine ne déclare-t-il pas qu’il l’adore et la met sur un autel ? Les autres estiment qu’elle est soumise, comme toute chose humaine, à une évolution et peut avoir, suivant les temps, des prérogatives plus ou moins grandes.

Thiers, son avocat, la présente comme éternelle, comme ayant existé de tout temps et en tout pays (et cela peut se soutenir, à condition qu’on ajoute que la propriété individuelle et la propriété collective ont toujours coexisté, mais que le dosage de l’une et de l’autre a varié infiniment, dosage qui est le fond du problème économique). Mais, sans faire cette distinction nécessaire, Thiers lui attribue une origine divine, en ce sens qu’il la montre inhérente à la nature de l’homme, laquelle est l’œuvre du Créateur. En vue de la légitimer, il lui assigne pour fondement le travail. Les premiers qui ont enclos et cultivé un terrain en sont devenus propriétaires, puis l’ont transmis à leurs enfants ; l’héritage étant de droit naturel ou divin, comme la propriété, la possession du sol et de ses produits se trouve de la sorte pour jamais fixée et réglée. La loi civile n’a fait que consacrer la propriété ; elle ne l’a pas créée. La Constitution peut et doit la garantir ; elle ne peut ni la limiter ni la modifier. Or, le droit au travail, c’est-à-dire le droit pour les tard-venus d’avoir accès aux instruments de travail possédés par de plus heureux, est, en somme, un droit à la propriété d’autrui. Car on ne peut leur fournir du travail que par l’impôt, qui est un prélèvement sur la propriété. Mais cela ne peut être exigé, imposé, à moins qu’on n’admette que la propriété est un privilège accordé à quelques-uns au détriment des autres ; et, comme cette hypothèse a été écartée dès le début, il ne reste qu’à condamner le droit au travail, ce que l’on fait sans hésiter.

À cette théorie superficielle de Thiers, inventant l’histoire et la préhistoire avec audace, Mathieu de la Drôme oppose une conception tout autre. Il raille cette propriété de droit divin, qui ne lui paraît pas plus vénérable que la royauté de droit divin. Au lieu de la faire descendre du ciel, il fait voir en elle une institution très humaine, qui repose, suivant la définition de Fénelon, sur la loi écrite, ou, suivant celle de Mirabeau, sur le consentement universel des membres de la société. Or, ce que des hommes ont fait, d’autres hommes peuvent le défaire, le modifier. Et, à son avis, puisque la terre est devenue le monopole d’un nombre limité de possédants, puisque, par l’extension de cette propriété individuelle, les droits de chasse, de pêche, de cueillette, de pâture, dévolus à tous les hommes dans les sociétés primitives, ont disparu peu à peu, il est juste et nécessaire qu’il y ait aujourd’hui une compensation pour ceux qui trouvent en arrivant au monde le sol et tout ce qu’il porte occupés, envahis, accaparés. Cette compensation, c’est le droit au travail. Comme le dit un autre orateur, le travail, c’est la propriété du pauvre, et il doit être garanti par l’État tout aussi bien que la propriété du riche.

Ceux qui défendent cette thèse font remarquer une contradiction criante : La loi punit le mendiant, le vagabond, l’homme qui ne travaille pas ; elle doit, en conséquence, assurer du travail à ceux qui, voulant travailler, n’obtiennent pas la besogne qu’ils réclament. La loi punit l’infanticide, parce qu’elle considère la vie humaine comme sacrée ; elle doit donc procurer du travail aux parents qui ne peuvent nourrir et élever leurs enfants, si on leur refuse le travail payé qui est le seul moyen d’existence pour ces enfants et pour eux-mêmes. Les prolétaires, dit à son tour Arnaud de l’Ariège, sont astreints à payer l’impôt, surtout celui du sang ; à défendre en cas de danger le sol de la patrie, c’est-à-dire la propriété des riches. Ceux-ci savent bien alors réclamer les bénéfices de la solidarité entre concitoyens ; pourquoi en répudieraient-ils les charges, en répondant aux pauvres qui veulent vivre en travaillant : Devenez ce que vous pourrez !

Les partisans de l’amendement le présentaient comme une conciliation, comme un essai d’accord équitable entre les deux classes qui forment la société. Ils demandaient à leurs adversaires si, oui ou non, ils voulaient fonder une démocratie ou éterniser le régime du privilège. Ils invitaient à inscrire le droit au travail dans la Constitution, non pas comme un engagement à supprimer immédiatement la misère, mais comme une promesse à terme, qui donnerait aux ouvriers le courage et la patience d’attendre qu’on put la réaliser. Mais c’était précisément cette organisation future qui effrayait la partie bourgeoise de l’Assemblée. Elle n’en voulait ni dans le présent ni dans l’avenir. Bien que les socialistes se fussent sagement abstenus de prendre part aux débats, on rappelait à chaque instant que Proudhon avait présenté le droit au travail comme le commencement de la liquidation sociale. Duvergier de Hauranne citait ces mots de Vidal : « Le droit au travail, qu’on le sache ou non, implique nécessairement l’organisation du travail. » On alléguait que Considérant avait dit à peu près la même chose. On prétendait que tout droit reconnu est exécutable sans délai ; et l’on faisait peu à peu dévier la discussion sur le troisième point, la question des voies et moyens.

Elle ne fut pas traitée à fond. Mais Tocqueville et Thiers surtout en profitèrent pour combattre les systèmes socialistes. Ils firent remarquer, non sans raison, que l’État, pour se faire le pourvoyeur des sans-travail de toute profession, devrait avoir en tout lieu sous sa direction des ateliers de tout genre ; qu’il est ridicule d’offrir des terrassements à faire à des bijoutiers ou à des ciseleurs et de mettre la charrue ou le pic du mineur aux mains d’ouvriers élevés à Paris, Mais, ajoutaient-ils, il n’est pas question, n’est-ce pas, de l’État fabricant, commerçant, agriculteur, entrepreneur ou commanditaire de toutes les industries. La chose est impossible, s’écriait Thiers avec conviction. — C’était éluder le problème avec prestesse. Il s’agissait précisément de savoir si du travail ne peut être assuré à tous par l’organisation de vastes associations professionnelles fonctionnant sous le contrôle de l’État ; mais les socialistes étaient alors une infime minorité, surtout dans l’Assemblée ; ils avaient à parler devant une majorité aussi hostile qu’ignorante de leurs projets ; Louis Blanc était en exil. Pourtant à Thiers qui leur criait : « Sortez enfin de vos nuages, apportez-nous vos idées ! » — Considérant, malade, répondit en relevant le défi. Il croyait posséder le secret de fournir du travail à tout le monde ; seulement il ne pouvait en quelques minutes, dans un discours improvisé, faire assister en quelque sorte à la naissance d’un monde nouveau ; il proposait à l’Assemblée de l’entendre, non pas dans des séances régulières où la discussion des affaires courantes absorbait tout le temps, mais dans quatre séances du soir, toutes facultatives, où viendraient ceux qui voudraient être éclairés à ce sujet. Le président refusa de mettre aux voix cette proposition, en alléguant que l’Assemblée n’était pas une classe ayant besoin de leçons ; et Considérant dut ajourner à beaucoup plus tard l’exposé des moyens pratiques qu’il avait dans l’esprit.

Forts du silence des socialistes, Thiers et Tocqueville déclarèrent que le communisme ne se discutait pas, que c’était la servitude, la mort de l’initiative individuelle, l’arrêt du travail, la transformation de la société humaine en une société d’abeilles ou de castors : que l’association, prêchée par Louis Blanc et appelée par Thiers à huis clos « la plus ridicule de toutes les utopies », avait lamentablement échoué ; que le crédit mutuel et gratuit préconisé par Proudhon était une chimère ; qu’en somme le droit au travail consistait à donner quarante sous par jour aux ouvriers en chômage forcé ou volontaire ; qu’il aboutissait nécessairement aux Ateliers nationaux, et par suite à la guerre civile, à l’insurrection.

Thiers insistait en terminant sur des considérations financières. D’abord le trésor était vide et eût-il été en bon état, qu’on ne pouvait le mettre à contribution ; car il était le trésor du pauvre, formé surtout par l’argent de la classe la plus nombreuse qui était aussi la moins aisée. L’aveu était étrange dans sa bouche. Thiers le risquait dans son désir d’opposer au prolétariat des villes une autre portion du prolétariat. Il soutenait, en effet, que prendre sur le budget pour soulager la misère des ouvriers, c’était faire tort aux paysans.

Ses adversaires, craignant la réprobation que soulevait alors toute idée qualifiée de socialiste, se contentaient de proposer des mesures qui ne devaient imposera l’État ou à la propriété aucun sacrifice grave et durable. Mathieu de la Drôme voulait qu’on encourageât l’agriculture pour faire refluer le trop-plein des faubourgs sur les campagnes. D’autres souhaitaient qu’on multipliât les associations volontaires, qui peu à peu, en prenant de la force, assureraient leurs membres contre le chômage. D’autres disaient que les Ateliers nationaux n’avaient été qu’un expédient, un entrepôt momentané de la population souffrante, qu’il était très possible de faire autre chose et de faire mieux, de coloniser, de défricher, d’ouvrir progressivement à tous les membres de la société l’accès de la propriété agricole et industrielle, etc.

La majorité ne repoussa pas ces moyens vagues d’amélioration qui sont énumérés pêle-mêle dans l’article 13. Mais elle fut inexorable pour le principe du droit au travail. Glais-Bizoin eut beau introduire dans l’amendement de Mathieu de la Drôme ce texte atténué ; « le droit à l’existence par le travail. » L’amendement fut rejeté par 596 voix contre 187. Monarchistes et républicains modérés, doctrinaires et catholiques avaient, pour la plupart, voté contre. Ce qui achevait le sens du vote, c’est que l’article 13, garantissant la liberté du travail et de l’industrie, pouvait être interprété comme déniant à l’État le droit d’intervenir entre ouvrier et patron. Cela était si bien dans la pensée de la majorité qu’un amendement de Jean Reynaud, proposant d’ajouter à cette formule équivoque : « sous la protection des lois et sous la surveillance de l’État », fut repoussé.

Cette élimination du droit au travail fut vraiment le complément parlementaire de l’écrasement du prolétariat aux journées de Juin. L’effet en fut considérable dans tous les pays, où la question sociale s’était posée dans les mêmes termes. « On sentait, écrit Quentin-Bauchart, que le débat renfermait une question de vie et de mort pour la société. Si le triomphe fut difficile, combien n’eut-il pas de retentissement en France et en Europe ! C’était comme la victoire de la civilisation sur la barbarie. »

Le 2 novembre, jour des Morts, le droit au travail reparut devant l’Assemblée. Lors de la seconde lecture de la Constitution, Félix Pyat proposa cet amendement à l’article VIII :


« La République doit protéger le citoyen dans sa personne, sa famille, sa religion, son droit de propriété et son droit de travail. »


Son discours, brillant et agressif, remua plus de passions que d’idées. L’orateur fit cependant remarquer que le travail ne s’opposait nullement à la propriété ; qu’il était, au contraire, un moyen de la généraliser, de la démocratiser. Il fit saillir ce contraste : le droit au travail refusé aux travailleurs par des gens dont beaucoup pratiquaient le droit à l’oisiveté. Il déclara la Constitution manquée, si elle ne proclamait pas, comme toute grande charte humaine, quelque chose de nouveau. Il se fit rappeler à l’ordre en disant que le peuple, créancier de la République, après lui avoir promis trois mois de crédit, était revenu le quatrième, jour pour jour, apporter son protêt au nom de la misère. Félix Pyat n’obtint que 86 voix, parmi lesquelles ne figura même pas celle de Proudhon — 100 voix de moins que Mathieu de la Drôme. La réaction allait vite en ce moment.

Le droit au travail était enterré, ce qui ne l’a pas empêché de ressusciter : en Prusse, où Bismark fut, en 1884, son champion inattendu ; en France, ou il a été l’objet de pétitions émanant d’anciens fouriéristes en 1884 ; en Suisse, où il a été soumis au vote populaire en 1893. Mais, pour en rester à 1848, il ne pouvait alors avoir une autre destinée. Ou n’en a point établi l’illégitimité. On n’a point réfuté cet argument : l’homme qui est né, sans autre propriété que ses bras et son intelligence, dans une société où tous les instruments de travail — terres, maisons, mines, machines, etc. — sont déjà appropriés, n’a que le choix entre ces trois partis, s’il ne veut pas se faire voleur ou assassin : émigrer, mourir ou obtenir un travail qui le fasse vivre. Si l’on admet que cet homme, qui n’est pas coupable, sinon de n’avoir pas trouvé des sacs d’écus ou des titres de rentes dans son berceau, ne saurait être condamné ni à l’exil ni à la mort, il faut bien conclure qu’il a le droit de réclamer à la société dont il subit les charges la possibilité de travailler. Le droit au travail n’est qu’un corollaire du droit à l’existence. Mais il ne faut pas se faire illusion sur son contenu. S’il ne mène pas à la destruction de la propriété, il conduit à une transformation de la constitution économique. Il implique l’existence d’une société collectiviste qui pourrait seule, en maintenant indivise la plus grosse part de la propriété, garantir à tous l’accès aux moyens de production. C’est ce qui fut compris par les socialistes aussi bien que par leurs adversaires. Aspiration d’une petite minorité, il n’avait pas de place dans une Constitution qui n’entendait rien changer au régime capitaliste. Il était (qu’on me passe l’expression) la charrue mise avant les bœufs. La proclamation en était prématurée. Elle eût signifié que la Révolution sociale était faite ou allait se faire à brève échéance. Il exige pour être réalisé une série de changements dans les codes, les institutions, les mœurs et les cerveaux. Il ne peut être qu’un point d’arrivée, non un point de départ ; que l’achèvement, non le commencement d’une longue évolution.