Histoire socialiste/La Restauration/03

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Chapitre II.

Histoire socialiste
La Restauration

Chapitre IV.



CHAPITRE III


LES CENT JOURS


De l’île d’Elbe à Paris. — Fuite de Louis XVIII. — Napoléon, la France et l’Europe. — L’acte additionnel. La Coalition. — Waterloo.— Rôle de Grouchy. — Napoléon et le Parlement. — La seconde abdication de Sainte-Hélène. — Jugement sur Napoléon.


Dans les huit derniers jours avant de quitter la France, en 1814, Napoléon, de Fontainebleau, avait pu mesurer, aux premiers ordres du comte d’Artois, sa capacité, et prévoir la longue série des fautes qui engendreraient, pour le régime, l’impopularité. De fidèles avis l’avaient rejoint à l’île d’Elbe, d’où il n’avait cessé de préparer son retour. Il paraît bien certain que ce retour fut hâté par les nouvelles venues de France et qui lui signalaient les fureurs de l’armée et la déception des citoyens, par les nouvelles que la princesse Pauline lui rapportait de Vienne, et qu’elle tenait elle-même de la société élégante et légère qui paradait autour du congrès. Aux derniers jours, en effet, on avait agité la question de savoir si Napoléon n’était pas, si près de l’Europe, un danger imminent pour elle, et si d’Italie, où fermentaient tant de passions, Murat, qui en pouvait devenir l’instrument, n’attirerait pas cet homme de rêve et d’action. Mais ces nouvelles ont mûri, elles n’ont pas fait naître en Napoléon un projet qu’il avait conçu au fond même du malheur.

Il regardait l’horizon et attendait l’heure, lorsque, vers la fin de février 1815, il reçut un envoyé du duc de Bassano, M. de Chaboulon. Ce dernier a donné immédiatement le récit — en 1820 — de son entrevue : il fit à Napoléon un saisissant tableau de la France, de sa colère, de sa fidélité, de sa fiévreuse attente. Aucun esprit n’est plus enclin à la crédulité que celui qui désire fortement un résultat. Napoléon prit son parti, et, maître de lui, ne laissant paraître que la flamme inquiète du regard, fit ses préparatifs. Le 27 février, avec 400 hommes, Bertrand, Drouot, Cambronne, il s’embarque sur le brick l’Inconstant, se réservant seulement de dire en pleine mer son projet à ses soldats transportés.

Fatale erreur d’un génie que l’ambition brûlait trop vite, lui dérobant tout sang-froid ! Au moment où Napoléon partait, le congrès de Vienne n’était pas encore dissous : Napoléon n’en avait connu que les querelles, et, sur la foi de ces disputes, il partait, les escomptant comme un commencement de désunion en Europe. Il ne se disait pas qu’il était le trait de concorde entre tous ces intérêts alarmés, et qu’à la seule nouvelle de son départ tous ces appétits hostiles se trouveraient unis dans une coalition défensive. Sans doute, la coalition se serait quand même formée, mais moins vite, et Napoléon avait surtout besoin de temps.

Il débarque le 1er mars à Fréjus, lit aux soldats sa première proclamation, rédigée en mer, leur rappelle leur gloire, leurs combats, les entraîne. En quelques jours, Napoléon a dépassé Grasse, arrive à Digne, profite de la présence d’une imprimerie, et lance une proclamation nouvelle. Il arrive à La Mure, où seul, la poitrine découverte, il s’offre aux troupes envoyées pour lui barrer la route et qui l’acclament. Rien ne l’arrête, il veut gagner Grenoble, sentant bien que tant qu’il n’aura que des troupes bigarrées sous la main et pas un point d’appui, il sera un aventurier et non un empereur. La ville, aux ordres du général Marchand, était défendue. Mais le colonel Labédoyère entraîne vers Napoléon son régiment. La ville est fermée. Napoléon se présente, proclame la destitution de Marchand, fait lever le pont-levis et pénètre aux acclamations populaires. Là, il est l’empereur. À peine il s’arrête, brûle les étapes, va arriver à Lyon. Le comte d’Artois et le duc d’Orléans, envoyés par la cour, avec Macdonald, sont obligés de fuir tout seuls vers Paris. La foule, le peuple, les soldats, toutes les classes fraternisent et mêlent leurs acclamations : « À bas les nobles ! À bas les prêtres ! » Ce cri, que l’empereur a entendu, surtout dans l’Isère, qui le suit, lui montre les sentiments de tous, et qu’il ne pourra compter, dans la déchéance des corps officiels qui l’ont abandonné, que sur la rude survivance de l’esprit révolutionnaire. À Lyon, il saisit le pouvoir, et, de là, lance neuf décrets. Par ces décrets, il révoque le mandat des chambres royales, convoque l’assemblée extraordinaire du Champ de Mai, casse les fonctionnaires, les généraux, les promotions, promet une constitution d’égalité et de liberté.


Le congrès.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale).


Pendant que ce rapide envahissement s’opérait, que faisait la cour à Paris ? Rien : il lui était impossible de considérer comme une offensive sérieuse la marche triomphale de l’« usurpateur ». Le roi comptait sur la légitimité de ses droits contre l’illégitimité des baïonnettes qui, de plus en plus nombreuses, se rangeaient derrière Bonaparte. On finit par prendre quelques mesures : c’est ainsi que le comte d’Artois, avec le duc d’Orléans, dont certains signalaient l’ambition comme un péril, et Macdonald furent envoyés à Lyon, où l’armée, comme on l’a vu, les hua. Le duc d’Angoulême partit pour le midi, et le duc de Bourbon, pour la Vendée. La presse officielle représentait Napoléon s’avançant difficilement sur les chemins, ne rencontrant que l’indifférence des populations ou même leur colère. Le Journal des Débats, au moment précis où Napoléon entrait à Lyon, le disait en fuite « sur les crêtes des montagnes » du Dauphiné. Pendant ce temps, Napoléon brûle les étapes, arrive à Auxerre, où il reçoit Ney tout tremblant, Ney qui avait promis à la royauté l’éclat de son épée et qui revenait à la suite de Napoléon, lui amenant le corps d’armée de Lons-le-Saunier, ou plutôt suivant l’entraînement irrésistible de ses soldats. À partir de ce moment, la marche vers Paris ne fut qu’un long triomphe : Napoléon, en calèche, avait peine à se frayer la route.

Il fallut bien que la cour et les ministres cependant apprissent la vérité. Alors, on tint conseil. Cette discussion confuse, où la terreur planait sur toutes les têtes, ne laissa place à aucune proposition sérieuse. M. de Blacas voulait que Louis XVIII allât, entouré de toute la cour, à la rencontre de Napoléon. À son seul aspect, « l’usurpateur » et sa bande s’inclineraient. Mais Louis XVIII était d’une famille qui avait appris que Bonaparte s’inquiétait peu des titres et du rang et du nom et que les fossés de Vincennes étaient très près de la barrière. Il refusa d’être l’acteur sacrifié d’une inutile parade. Marmont un stratège, offrait de résister dans les Tuileries ! Seul M. de Vitrolles donne le conseil le moins impraticable : aller à La Rochelle, se garder à droite par Bordeaux, à gauche par Angers, dans ces régions royalistes, et résister, ayant à portée la flotte anglaise. Le roi prit un mois dangereux chemin : ce fut celui d’un nouvel exil et qu’il connaissait pour l’avoir suivi lors de l’émigration. Sans prévenir personne, il partit le soir, enveloppé, dans sa lourde voiture, d’un linceul de pluie, accompagné de Marmont, de Macdonald, oubliant ses lettres, la correspondance de Talleyrand, mais emportant les diamants de la couronne. Après lui, le duc d’Orléans, le comte d’Artois partirent avec une pauvre armée de partisans. Le roi alla se fixer à Gand, où toute la cour et le comte d’Artois vinrent le rejoindre. Disons tout de suite que les résistances royalistes en province furent vaines. En Vendée, le duc de Bourbon fut obligé de fuir à travers champs, le soulèvement sur lequel il comptait ne s’étant pas opéré. À Bordeaux, la duchesse d’Angoulême harangua les troupes, reçut à nouveau leur serment, puis fut abandonnée à ses sanglots, reconduite avec égards, la ville se livrant sans combattre au général Clauzel.

Le duc d’Angoulème résista plus longtemps.

Il remonta de Marseille à Montélimart qu’il emporta. Mais, entouré par Gilly et Grouchy, il dut se rendre et fut remis en liberté aux frontières sur l’ordre de Napoléon qui portait déjà le poids du cadavre du duc d’Enghien. De Vitrolles, maître de Toulouse, fut arrêté et emprisonné à Paris.

Dans le palais déserté le 20 mars au soir, Napoléon pénétra. Les acclamations, moins nourries cependant qu’il ne l’avait pensé, l’accueillirent comme tout vainqueur, et à bras d’hommes il fut transporté dans les salles resplendissantes où, les lèvres flétries par tant de serments contradictoires, fonctionnaires et courtisans l’attendaient. Il avait réussi dans cette entreprise fabuleuse et montré une fois de plus que l’audace violente la fortune. Mais son regard, moins hautain, aussi perspicace, apercevait la vérité. Un mot, profond et triste, lui vint : « Ils m’ont laissé venir comme ils les ont laissés partir ». En effet, l’indifférence, ou plutôt la peur, dont l’indifférence est le masque obligé, était bien le sentiment d’une partie de la nation. L’armée, certes, depuis les soldats jusqu’aux simples généraux, lui était comme un marchepied vivant pour une gloire nouvelle. Les mécontents, les aigris, tous ceux qu’un régime, quel qu’il soit, irrite, l’appelaient, mais il est injuste de dire que toute la nation se précipita vers lui : au contraire, l’élite légale de la nation lui était hostile. La plupart de ses anciens maréchaux, qui avaient le désir de savourer dans la paix les jouissances à peine goûtées, avaient rejoint Louis XVIII.

Des fonctionnaires, des magistrats résistaient.

Le reste se taisait et les clameurs de la soldatesque ne pouvaient être, même pour une oreille pervertie par la musique des louanges, le cri unanime d’une nation.

Napoléon ne s’y trompa pas. C’est une justice que de reconnaître d’ailleurs qu’il accomplit tout ce qu’il fallait pour essayer de rassurer autour de lui l’Europe et la nation. Quelle différence avec les Bourbons ! Ceux-là étaient revenus chargés de haines et de tristes souvenirs ! Napoléon, dès les frontières du Dauphiné, au rude contact d’une population qui lui parlait de « droits », d’« égalité », de « liberté », avait tout compris. Dès cette première rencontre, il se mit au même niveau et il parla un langage consulaire plus qu’un langage impérial. Il continua à Paris. « Nous avons tous fait des sottises », aimait-il à répéter. Et il appelait Benjamin Constant, en dépit d’un violent et récent article où celui-ci lui déclarait la guerre, pour lui confier le soin de rédiger une Constitution. « Je veux surtout la liberté de la presse : on ne peut pas étouffer la pensée. » La Constitution fut rédigée : elle accordait à la nation à peu près les garanties que la Charte lui avait promises et, sur ce point, la nation pouvait être rassurée. En en entendant la lecture, Napoléon dut quelquefois se contenir. Il ne fit que deux objections : la Constitution, dans l’esprit de Benjamin Constant, inaugurait une ère nouvelle et elle ne mentionnait pas l’Empire. Napoléon ne voulut pas rougir d’un passé qui était le sien et à juste titre, car comment Benjamin Constant pouvait-il s’imaginer qu’un trait de plume suffirait pour effacer l’histoire ? De là le nom d’acte additionnel aux Constitutions de l’Empire que prit la Constitution. Napoléon voulut garder le droit à la confiscation sur les émigrés. C’était, disait-il, sa seule arme contre des ennemis irréductibles.

L’acte additionnel fut mis aux voix dans le pays et recueillit 1 557 159 voix, sur lesquelles l’armée de terre et la marine comptaient pour 250 000 voix. Il n’y eut que 4 206 non. Comme tous les plébiscites, celui-ci ne pouvait apporter aux pieds de l’empereur la vérité. Ces consultations où celui dont le sort est en jeu tient les urnes et où on se doute bien qu’en cas d’échec il résistera par la force, ne valent que comme des caricatures du suffrage universel.

Et puis la nation ne crut pas, ne put croire à ces promesses. C’est que la bouche qui les balbutiait avait trop souvent donné des ordres pour meurtrir la liberté. Napoléon fut-il sincère à cette heure ? Il est permis d’en douter. Il était faible. Son étoile avait pâli, subi une éclipse, et il redoutait pour elle une totale obscurité. Il avait été vaincu : donc, il pouvait l’être. Et, fin politique, il essayait de ruiner momentanément les causes de sa défaite, de montrer qu’il n’était plus le même homme à une nation qui, elle aussi, débarrassée pendant un an de sa lourde tutelle, n’était plus la même.

Il s’aperçut vite de la défiance qu’il causait dès l’élection et la réunion des Chambres. On élut président Lanjuinais, et parmi les vice-présidents La Fayette. Ces choix lui étaient sensibles. Il ne parut pas affecté, parut à la réunion des députés, lut son discours où il prenait à témoin ses sentiments nouveaux, en appelait à la paix, se déclarait obligé de lutter contre la coalition qu’il n’avait pas provoquée, offrait non plus le masque dur et provocant du guerrier, mais le profil du monarque constitutionnel. Il dut sentir que toutes ces avances où se pliait son génie indompté étaient inutiles. Il l’avait même senti avant de se venir heurter au froid contact de la représentation. C’est pour cela, et en prévision de cela, qu’il avait organisé la réunion du Champ de Mai. Là, sur une estrade, il vit défiler tous les soldats. Entouré d’éclatants uniformes, il jura, sur l’Évangile, fidélité à la Constitution, et puis, debout sur une sorte de trône élevé, il savoura les acclamations de toute l’armée, contempla, confondues avec l’horizon, des têtes et encore des têtes dont les mille regards cherchaient le sien. Dernière et théâtrale journée de triomphe ! Ce n’était pas d’ailleurs uniquement pour se montrer que l’empereur avait organisé cette parade. C’était pour dresser l’armée contre la représentation, qu’il sentait hostile, la nation militaire contre la nation légale. Certes, la nation n’était pas avec Napoléon, mais elle était bien peu avec la Chambre, dont le système d’élection faisait une réunion étroite, égoïste, glacée, minorité infime dans cette France, où le peuple taisait loin des bruits guerriers, loin des intrigues parlementaires.

Chateaubriand, dans un brûlant pamphlet, rendit compte, de Gand, de cette revue. « Ceux qui vont mourir te saluent, César ! » C’est ainsi qu’il traduisait l’acclamation militaire qui, pendant tout un jour, enivra Napoléon. Il avait raison. L’Europe, qui avait mis « l’usurpateur » hors la loi, s’apprêtait à exécuter l’arrêt. L’armée russe, commandée par Alexandre, sortait lentement des brumes du nord et s’avançait vers la France. L’armée autrichienne, commandée par Schwartzenberg, était prête. L’armée prussienne, commandée par Blücher, passait le Rhin. L’armée anglaise était debout. Et l’effectif de toutes ces troupes montait au total formidable de 794 000 hommes.

Que pouvait leur opposer Napoléon ? Il n’avait rien trouvé en France. L’armée, les tronçons d’armée qu’il avait laissés après tant de batailles, était dissoute. Le traité du 30 mai avait livré toutes les forteresses et toutes les munitions et tous les approvisionnements. Et c’était un double dommage, car la France s’était dessaisie au profit de l’Europe. Autre péril : le traité du 30 mai avait ramené la France à ses frontières de 1700 et, par là, des villes autrefois éloignées de la frontière et sans défense étaient redevenues des villes de premier rang, avec de dérisoires ouvrages de guerre pour les protéger. La lutte paraissait impossible.

Parut-elle impossible à Napoléon lui-même ? Il faut le croire, et c’est à ce sentiment de faiblesse qui lui fut communiquée par la vision d’une telle déchéance militaire qu’est due sans doute son attitude vis-à-vis de l’Europe. Comme il convenait, un peu de politique s’y mêla, et il ne lui était pas indifférent d’apparaître à tous, non comme le provocateur, mais comme la victime de la coalition. Voilà pourquoi, à peine arrivé à Paris, il veut communiquer avec les diplomaties. Vains efforts, que même l’habileté et l’autorité de Caulaincourt, son ministre des affaires étrangères, ne peuvent seconder ; on arrête à la frontière les courriers portant à l’Europe les déclarations pacifiques de celui dont les chevaux avaient en tous sens piétiné les royaumes. Même une lettre à sa femme est décachetée, détournée par l’empereur d’Autriche, qui n’eut pas de peine à retenir à Vienne l’insensible idole à qui Napoléon avait demandé une filiation maladive. Cependant, il avait agi avec célérité et avec adresse : il avait fait placer sous les yeux d’Alexandre la correspondance de Talleyrand au congrès de Vienne, et le traité secret du 3 janvier, ce traité fait contre la Russie et la Prusse par l’Angleterre, la France et l’Autriche, et il escomptait la colère naturelle du tsar. La communication fut trop tardive, le représentant de Russie et celui de l’Autriche étant demeurés à Paris. L’empereur avait presque réussi à gagner Metternich. Mais c’est le moment que choisit Murat pour déclarer la guerre, Murat qui l’avait trahi, Murat qu’il avait fait prévenir, avant de quitter l’île d’Elbe, de ne pas gêner ses plans par un soulèvement inopportun. Metternich vit en Murat l’allié de Bonaparte et ne crut pas à la sincérité de ses propositions. L’Europe agita ses armes et, une fois de plus, la France devint le camp retranché sur lequel la fureur de tant de nations spoliées, y compris l’Espagne gagnée à la coalition, allait se précipiter.

Napoléon avait d’ailleurs prévu cet échec. Comment ne l’aurait-il pas deviné ? Qui pouvait, en France ou en Europe, croire à ses paroles de paix et s’imaginer que la main tant d’années crispée sur l’épée allait écrire tout à coup de douces idylles ? Son génie impétueux, violent, absolu, rapace, ce génie dont il avait été si souvent fier, maintenant se retournait contre lui. On ne pouvait, on ne voulait pas croire que, soudain, cette rage de conquêtes se fût concentrée en amour exclusif pour les œuvres de paix. On sentait que si un an, deux ans lui étaient laissés, il ferait une armée nouvelle, s’en servirait comme d’un instrument de rapt, de meurtre et de vengeance. Malheur aux imprudents monarques qui auraient laissé respirer le terrible ennemi : Quelles tempêtes sur leurs trônes, et quels châtiments sur leurs têtes ! Il valait mieux lutter tout de suite, alors que, vide de sang et de force, la France, encore meurtrie et, d’ailleurs, divisée contre elle-même, ne pouvait qu’un médiocre effort.

Certes, ces empereurs, ces rois ne représentaient pas l’Europe. Ils feignaient de se lever pour la liberté des peuples contre l’oppresseur. Or, au congrès de Vienne, ils avaient mutilé l’Europe, ils avaient foulé les nationalités et, par l’instrument diplomatique, commis les mêmes violences que Bonaparte par son épée. Ils ne défendaient pas que leur couronne, leur famille, leur prestige. Ils représentaient aussi le principe de la légitimité brisé par la France, et c’est en ce sens qu’on peut dire qu’à travers Bonaparte, bénéficiaire plus qu’héritier de la Révolution, ils voulaient châtier la nation deux fois insolente qui, en exécutant son roi, avait effleuré du glaive toutes les têtes couronnées, qui, en suivant sur les champs de bataille Bonaparte, avait pendant quinze ans jeté l’Europe dans la terreur et dans le sang. Le gouverneur des Provinces du Rhin appelait les soldats prussiens au partage anticipé de la nation française, et le Mercure du Rhin publiait ces lignes : « Si nous avons de justes motifs pour vouloir que Napoléon disparaisse de la scène politique comme prince, nous n’en avons pas de moins grands pour anéantir les Français comme peuple… Le monde ne peut rester en paix tant qu’il existera un peuple français… Qu’on le change donc en peuple de Neustrie, de Bourgogne, d’Aquitaine… »

Et le malheur, c’est que Bonaparte, pour son compte, représentait les mêmes privilèges, défendait la légitimité récente dont il était le robuste ouvrier. La nation allait rayer sa folie dernière, mais la nation n’était plus derrière lui. Ce n’est pas de sa cause qu’il était le champion ; il le vit bien de suite. Certes, il y eut dans l’armée un enthousiasme frénétique, et il serait injuste de passer sous silence bien des dévouements qui se sont manifestés. Carnot essaya de renouveler les miracles de la Révolution : on fondit des canons, on créa des ateliers, on fit appel à tous les ouvriers, on enrégimenta toutes les ardeurs et tous les courages. Bonaparte, dix-huit heures par jour, surveillait, activait, soufflait sur cette immense forge créatrice de mort de toute la force de sa vie. Mais qu’on était loin des enrôlements volontaires ! Voici ce que Bonaparte recruta : l’armée, à son arrivée, possédait 175 000 hommes, il la porta à 375 000. Par quels effectifs ? Il rappela les anciens soldats, les soldats retraités, l’ancienne jeune garde, et ainsi, sur 200 000 hommes nouveaux, sait-on pour quel chiffre comptaient les engagés volontaires ? Pour vingt mille ! C’est la traduction exacte et brutale de tout l’enthousiasme dont l’histoire napoléonienne a créé la légende. Vingt mille hommes seulement se sont offerts ! Sans doute, la France avait été épuisée. Mais elle avait des ressources. Elle ne donne que vingt mille hommes ! Où étaient les enrôlements volontaires ? Où était la furie patriotique d’autrefois ? Où étais-tu, cité héroïque que la Révolution garda des souillures étrangères où trois fois en un siècle le despotisme noya ta fierté ?

Et même cette armée tout entière ne pouvait, et pour trois motifs, lui servir d’immédiat instrument. Tout d’abord, en dépit de tous les efforts, elle n’était pas tout entière armée, équipée, aguerrie. De plus, il fallait bien garder les places, assurer la sécurité intérieure en cas de revers. Enfin il était nécessaire, dans l’ouragan effroyable qui jetait sur la France toute l’Europe, de garder toutes les frontières. De cette armée, Napoléon dut donc distraire 12 000 hommes pour surveiller la Vendée, avec Lamarque et plus de 45 000 échelonnés le long de la frontière espagnole ou sur le Rhin, ou dans le Var. Que lui restait-il exactement : 115 000 hommes distribués en corps d’armée différents, dont les chefs étaient : comte d’Erlon (1er corps, 18 610 h.) ; comte Reille (2e corps. 25 530 h.). C’est dans ce corps que le général Foy commandait une division. Vandamme (3e corps, 15 200 h.) ; comte Girard (4e corps, 14 160 h.). C’est dans ce corps que le général de Bourmont commandait une division. Comte Lobeau (6e corps, 11 770 h.) ; garde impériale (18 520 h.) ; Grouchy (réserve de cavalerie, 11 290 h.) ; artillerie (7 020 h. et 750 canons). Quant aux armées ennemies, nous voulons parler de celles qui étaient en état sur le Rhin et sur la frontière belge ; elles étaient commandées : l’armée anglo-hollandaise par Wellington, avec 102 500 hommes, et l’armée prussienne, par Blücher, avec 133 000 hommes. L’armée anglaise, qui séjournait aux alentours de Bruxelles, et l’armée prussienne, qui était sous les murs de Namur, séparées l’une de l’autre par quelques lieues, étaient donc au double de l’effectif français.

Napoléon hésita quelque temps sur le plan à suivre, et réunit un conseil de guerre. Il semblait que son ancienne hardiesse l’eût abandonné. On agita longtemps la question de savoir quel serait le théâtre de la guerre, si ce serait les plaines de la France, où l’on attendrait l’ennemi, ou si ce serait en Belgique que se livrerait le combat. Napoléon, fidèle à sa tactique habituelle, qui était l’offensive, et soumis aussi aux délibérations du conseil qui penchait pour la défensive, mêla les deux tactiques : il conservait en France des garnisons sédentaires, qui seraient la seconde ligne sur laquelle l’ennemi viendrait se briser, mais il irait en avant surprendre dans leur inertie trompeuse les armées ennemies.

Elles sommeillaient, en effet, l’une à Bruxelles, l’autre à Namur. Le 12 juin, à trois heures du matin, Napoléon ayant, sous la présidence de Joseph, installé un conseil de gouvernement, quitte Paris. Il rappelle Ney de sa terre du Coudray, rejette le concours que lui offre Murat vaincu, repentant, mendiant sur la côte de Cannes un commandement, nomme Soult major-général de l’armée. Ce choix tombant sur l’homme de guerre, d’ailleurs médiocre, qui avait si platement servi la veille encore la cause des Bourbons, causa à l’armée une pénible suprise. En quelques jours Napoléon est en Belgique. Que faire ? Attaquer du même coup les deux armées, supérieures en nombre, c’est rassembler contre lui une partie de la coalition. Il faut les attaquer séparément. Par laquelle commencer ? Napoléon va bondir sur Blücher. Pourquoi ? Il escompte la tranquillité britannique, et espère qu’avant que Wellington soit venu au secours de Blücher, il en aura fini avec ce dernier. Le lendemain, il jettera sur l’armée anglaise ses troupes enivrées par la victoire.

Les ordres partent : on va attaquer Blücher, dont les corps dispersés sont éloignés les uns des autres, et n’ont pas, par prodige, connu l’arrivée de Napoléon. Mais déjà la fortune, si longtemps complice, marque son infidélité. Le matin du 25 juin, à cinq heures du matin, Bourmont monte à cheval, dépasse avec son état-major les lignes françaises, et passe à l’ennemi. Il avait la veille reçu les ordres généraux de marche. En quelques heures il fut à Namur. A-t-il communiqué ces ordres ? On ne sait. Mais il importe peu. Sa seule arrivée décelait la présence d’une armée proche, et le vieux Blücher allait se dresser. Au lieu de surprendre l’ennemi, Napoléon allait le rencontrer en armes. Il fallait changer de plan.

Tel fut l’effet premier de la trahison de Bourmont, qui affecta l’empereur et jeta dans l’armée le doute. De ce jour, l’armée se crut trahie par ses chefs, et quand résonnera, le soir de Waterloo, le sinistre cri : Sauve qui peut ! c’est qu’on attribuera à la défection la manœuvre suprême de Blücher. Bourmont, ancien chef de chouans, avait obtenu des grades dans l’armée. Lobeau, Davoust avaient refusé ses services au début de la campagne ; ce sont Girard et Ney qui l’avaient imposé. Il ne devait plus reparaître que pour poignarder Ney de son perfide témoignage devant la Cour des Pairs, et plus tard, sous les murs d’Alger, où il chercha une réhabilitation impossible, et que l’histoire, quand elle est faite de justice, doit refuser à sa mémoire. Napoléon précipite ses mouvements. Il marche en avant sur les Prussiens, dans la direction de Charleroi, avec la moitié de l’armée. Il culbute les premières divisions stupéfaites. À ce moment Ney, convoqué, arrive.


Comparaison du 8 Juillet 1815
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


Napoléon l’envoie sur Bruxelles par la route qui passe aux Quatre-Bras, au Mont-Saint-Jean, à Waterloo, et lui donne l’ordre d’occuper les Quatre-Bras, en ralliant le corps d’Erlon. Ney part, arrive devant la position qui lui apparaît comme abandonnée, s’arrête, comptant sur le lendemain pour agir. À ce moment, l’armée cessa d’être concentrée dans la main de Napoléon : obligé de la disposer pour ainsi dire en éventail, il confie l’aile gauche à Ney, l’aile droite à Grouchy, garde le centre. La journée du 16 va s’ouvrir.

Grouchy doit se diriger sur Sombref, et Ney sur les Quatre-Bras : ainsi la jonction de l’armée prussienne et de l’armée anglaise est impossible. Mais Blücher déjoue ce plan. Averti par la défection de Bourmont, il quitte Namur, où l’empereur le croyait, rallie ses troupes, marche vers l’armée anglaise, et l’empereur le trouve devant lui. Il voulait surprendre. Il est surpris.

Son rapide génie va faire surgir de cette situation une conclusion inespérée. Blücher s’est établi avec 93 000 hommes à Ligny : il faut que ce plateau entouré de ravins lui soit une tombe, et que là périsse l’armée prussienne. Que faire pour cela ? L’attaquer tout de suite. Mais il faut aussi, pour achever la victoire, que Ney revienne sur la gauche, se rabatte, après avoir pris les Quatre-Bras, et alors tout est fini. Ordres sur ordres partent vers Ney qui, dans la pensée de l’empereur, a dû, la veille déjà, occuper la position. On attend des nouvelles de Ney qui reste muet comme il demeurera invisible. Il faut attaquer. Vandamme et Girard se jettent sur Ligny, prennent, perdent, reprennent le village. Ce fut une tuerie formidable, Blücher charge lui-même, tombe de cheval : deux fois, les cuirassiers français passent sur lui sans le reconnaître. Enfin, il se relève. La nuit vient. Il est battu, mais non cerné. C’est que Ney, qui aurait dû l’achever, ne s’est pas montré.

Que faisait-il donc ? La veille du 16, pouvant occuper les Quatre-Bras, il ne l’avait pas fait. Le lendemain matin, lent à s’ébranler, il perdit du temps. Sur la position, il n’y avait qu’une brigade, celle du comte de Saxe-Weimar. Ney, d’un geste, eût acquis cette situation. Il laisse passer le temps, se plaint de manquer d’artillerie, attend. Mais Wellington a enfin été prévenu. La veille au soir, dans un bal, à Bruxelles, la terrible nouvelle l’a surpris en habit de fête. Il part, donne rendez-vous à tous aux Quatre-Bras. Dans l’après-midi du 16, il y avait une armée, là où la veille, le matin même, à peine quelques compagnies se montraient. Ney attaque, est repoussé, revient à la charge : cet inutile combat fut meurtrier, et 12 000 hommes en devaient de leur mort témoigner. Mais Ney fut rejeté, n’ayant pu avoir, pour le secourir, le corps de d’Erlon qui, ballotté entre lui et l’empereur, passa la journée, sous des ordres contradictoires, à évoluer entre le champ de bataille de Ligny et celui des Quatre-Bras. Faute capitale ! Si Ney avait agi à temps, l’armée de Blücher, qui s’échappa, aurait été anéantie, et l’armée anglaise isolée ne risquait pas Waterloo. La route était libre jusqu’à Bruxelles…

La journée du 17 juin fut pour l’armée française une journée perdue. Les Anglais, apprenant la victoire des Français, se retirèrent, et Napoléon occupe les Quatre-Bras abandonnés. Wellington s’arrête au Mont-Saint-Jean et campe. Napoléon le suit. Il laisse son aile droite, avec Grouchy, pour surveiller la retraite des Prussiens ; il se rallie à Ney, il s’arrête devant l’armée anglaise. Son plan est fait : Grouchy empêchera la jonction des débris de l’armée prussienne avec l’armée anglaise. Et comme celle-ci a commis la faute suprême de s’adosser à une forêt, la forêt de Soignes, et de se couper la retraite, elle va périr.

La journée du 18 juin eut une aube triste et morne. La pluie, d’un ciel intarissable, tombait sur l’armée, noyait les routes, rendait tellement impossible la marche que c’est seulement à onze heures du matin que les dispositions purent être prises. Alors la bataille commença : l’aile gauche des Anglais fut abordée par Reille, qui la voulait rejeter sur le centre. Mais à peine la bataille était-elle engagée qu’un point noir se montra à l’horizon : c’était Bulow, parti de Worms le matin, qui arrivait avec 30 000 hommes, et que Lobau dut arrêter, pendant une grande partie du jour, avec 10 000 hommes.

Dès le début du combat, 72 000 Français se heurtaient à 70 000 Anglais. Maintenant l’armée ennemie était montée à 100 000 hommes. Napoléon, malade, courbé sur cette cuve formidable où bouillonnaient toutes les haines des peuples, comprit qu’il lui fallait Grouchy. Soult, par son ordre, envoie un premier courrier, puis un second, puis d’autres : les uns chargés de commissions verbales, deux autres de courts et énergiques billets. Inepte incurie du nouveau major général ! C’est à un officier unique qu’il confie l’ordre capital, à un officier qui peut mourir, être arrêté, tomber de cheval, se tromper de route. Où était le prince de Neufchâtel, si prompt à saisir la pensée de l’empereur, et qui mettait en selle dix courriers pour un ordre ?

La bataille continue, sombre, féroce, barbare, se dessinant de plus en plus à l’avantage de Napoléon. Cependant, si l’aile droite anglaise est emportée, à la Haie-Sainte, au Mont-Saint-Jean, une barrière de fer et de feu arrête les plus impétueux élans. Ney se précipite, emporte enfin le plateau. Mais il s’enivre de sa victoire. Maître du terrain, il le couvre de la cavalerie. Celle-ci sabre tout, artillerie, cavalerie, fantassins épars, mais cependant ne brise pas les carrés.

Napoléon ne peut voir sans pâlir cette orgie de sang, orgie inutile où une bravoure incontestée s’affirmait, où s’épuisait l’âme de l’armée… C’étaient ses réserves qui, avant l’heure, se levaient pour combattre. Les Anglais, à ce moment, furent sauvés par l’impéritie même de Wellington. Ce dernier avait adossé son armée à la forêt de Soigne, se coupant ainsi toute retraite. Nul doute que, si une route libre se fût trouvée derrière elle, l’armée anglaise, ébranlée et déchiquetée, ne s’y fût engouffrée comme un torrent. Retenue sur le champ de bataille, elle y brava assez longtemps la mort pour y attendre la fortune. Elle repousse la cavalerie épuisée : il faut de l’infanterie à Ney. Mais rien n’existe autour de Napoléon que sa garde qu’il faut réserver. Déjà la jeune garde avait secouru Lobau écrasé, puis trois bataillons de la vieille garde avaient fait reculer Bulow. Il était près de sept heures du soir.

Il faut cependant reprendre le plateau. Dix bataillons de la garde s’avancent au pas, comme à la manœuvre. La mitraille, sur cette chair mouvante et impassible, tombait. Mais, meurtrie, sanglante, la garde montait, montait toujours. Tout est refoulé sous cette muraille hérissée de fer qui s’avance, les Hollandais, les soldats de Nassau, ceux de Brunswick. Pâle, les larmes aux yeux, comptant sur la nuit ou sur Blücher, n’ayant plus d’espoir, Wellington, immobile, attend. Les soldats de Maitlaud, couchés, se lèvent, et leur feu roulant brise la marche méthodique de cette armée. La garde recule.

Enfin le soleil se couche. Huit heures et demie du soir. Soudain, la fusillade éclate. C’est une troupe nouvelle, c’est Blücher : alors tout cède, tout fuit. Le sentiment qu’ils sont trahis une fois de plus terrifie les soldats, et le cri de déroute et de désespoir retentit. En vain, Ney et d’autres hommes indomptables veulent retenir la cohue qui s’évade de la mort. Il n’y a plus ni chef, ni hiérarchie, ni drapeau. L’épouvante mène l’armée vers l’issue du champ de bataille. Blücher rencontre Wellington, et les soldats anglais joints aux soldats prussiens, formés en éventail, s’avancent, descendent les hauteurs escaladées, balaient, sabrent, mitraillent. Entre les deux grands côtés de ce triangle formé par les ennemis, et dont le troisième est une foule en fuite, entre ces deux bras sinistres comme ceux de la mort qui va les saisir, cependant des hommes demeurent immobiles, debout sur leur tombe volontaire. Ce sont les hommes de la vieille garde. On leur crie de se rendre : un hurlement répond à cet outrage. Leur carré hérissé ne cède pas sous l’avalanche humaine. Il faut du canon pour l’entamer. Ce carré devient un triangle, puis s’amincit encore, se fond, se dilue sous l’ouragan de flammes. Alors les hommes marchent vers la mort, frappent et tombent.

Napoléon a vu depuis une heure le désastre : à ses pieds, sous les yeux, sa fortune expirait. Il ne sortit de sa stupeur que pour aller s’enfermer, l’épée à la main, dans le dernier carré. On l’entraîne, on le sauve. Quant à la nuit, elle fut sinistre, sous la lune éclatante dont chaque rayon dénonçait les replis de chemin où se cachaient les vaincus, où mouraient les blessés. La cavalerie de Blücher, lâchée, se vengea sur des hommes désarmés ou expirants, se vengea dix heures durant, par le fer et par le feu, achevant tout, tuant tout, écrasant tout de l’insolente et invincible armée qui, tant de fois, avait sillonné l’Europe de sa marche et promené les aigles dans les capitales.

Et Grouchy ? Que faisait Grouchy ? Comme après toutes les grandes catastrophes, on chercha à fixer sur une tête la responsabilité tout entière, et le marquis de Grouchy mourut en 1846 sans avoir pu soulever le poids de tous les reproches. Il faut d’ailleurs résolument écarter de sa mémoire l’accusation de trahison : officier exclu comme ex-noble de l’armée, par le décret de la Révolution à laquelle il avait spontanément offert ses armes, il servit au second rang, avec quelque distinction, pendant l’Empire. La veille même de Waterloo, il recevait le maréchalat comme récompense de sa fermeté avec le duc d’Angoulême, son prisonnier. Il devait être poursuivi, proscrit, condamné, et mourir écrasé en même temps sous toutes les accusations, dont la plus légère accable son incapacité militaire. Où est la vérité ? Elle n’est ni avec Grouchy qui s’excuse totalement, ni avec ses accusateurs acharnés.

Le 17 juin, Napoléon avait donné à Grouchy l’ordre suivant qui était verbal, que Grouchy reconnaît avoir reçu : « Mettez-vous à la poursuite des Prussiens… Ne les perdez jamais de vue… » Il faut dire qu’à ce moment on avait perdu dix-sept heures mises à profit par Blücher pour évoluer.

Dans la journée du 18 juin, deux ordres écrits furent envoyés au maréchal par le major-général Soult. L’un, lui recommandant de « lier les communications » avec l’armée de l’empereur, est daté de 10 heures du matin, du champ de bataille de Waterloo ; l’autre, daté de 1 heure, lui recommandait « de manœuvrer dans la direction » de Waterloo et de tomber sur l’aile droite ennemie.

Certes, ces ordres annulaient l’ordre de la veille : mais le premier arriva à Grouchy à quatre heures et le second à sept heures du soir. À quatre heures, Grouchy n’était pas libre : malgré lui, soutient-il, Vandamme s’était laissé attirer dans les rues de Wavres par les Prussiens et il ne put le dégager de son âpre combat. À sept heures, il était trop tard. En fait, les officiers de Soult avaient mis six heures pour lui porter la volonté de l’empereur.

Mais les ordres verbaux, Grouchy a toujours nié les avoir reçus : pour le premier, cela paraît établi. Quant au second, le débat reste ouvert. Il ne nous paraît pas possible, quant à nous, qu’il en ait été ainsi et, afin d’enrichir d’un document de plus la discussion qui s’est élevée, nous tenons à citer partie d’une lettre qui vaut comme un témoignage et que nous tenons de l’amabilité de notre ami Gabriel Deville. Elle est écrite par son grand-père intervenant dans l’une des nombreuses querelles de presse qui s’élevèrent entre Grouchy et ses anciens lieutenants Gérard et Berthezène.


« Monsieur le rédacteur,

« Acteur très secondaire dans le drame à l’occasion duquel un débat vient de s’engager entre le général Berthezène et le maréchal Grouchy, j’en ai retenu quelques scènes.

« À ce titre, je puis, non pas donner de grands éclaircissements, mais fournir mon petit contingent dans les renseignements que ce débat doit provoquer.

« Je n’ai ni reçu, ni surpris des secrets, j’ai vu et je vais rapporter des faits, si vous avez la complaisance de leur accorder une place dans votre journal.

« Avant de raconter, que je vous dise ce qui m’autorise à m’ériger en narrateur :

« Capitaine dans un 5e bataillon du 102e régiment de ligne détruit dans le cours des deux campagnes, j’entrai, par suppression de cadre, en novembre 1813, dans le 123e régiment en garnison à Wesel.

« Le 27 avril 1814, et sur mon refus formel de signer une adhésion à l’avènement des Bourbons, je dus donner ma démission pour me soustraire aux velléités un peu despotiques de M. le général Burke, sacrifiant ainsi mes services et quatorze campagnes.

« En avril 1815, voyant la France menacée d’une nouvelle invasion, j’offris mes services pour la combattre. Ils furent acceptés et, le 2 mai, je reçus l’ordre de rejoindre, avec mon grade, le 90e régiment de ligne, ancien 111e. Ce régiment avait son rang de bataille à la gauche de la division Gérard, qui formait elle-même la gauche de l’armée commandée par le maréchal Grouchy, et se trouvait, le 18 juin 1815, aux environs de Wavre.

« Mes titres et ma qualité bien établis, voici mon récit :

« Le 18 juin, dans la matinée, un officier d’ordonnance venant du quartier général de l’empereur, demanda à la gauche de notre régiment où il pourrait trouver le maréchal Grouchy auquel il portait des ordres ; nous lui fournîmes des indications et il partit.

« Dans la journée, et au moment où la canonnade faisait trembler la terre sous nos pas, un second officier d’ordonnance venant du même point et accompagné de quelques lanciers, s’adressa à moi et me dit :

« Je viens porter l’ordre au maréchal de marcher vers sa gauche, transmettez cet ordre à votre colonel pour qu’il commence ce mouvement qui sera suivi et exécuté sans retard par les autres corps, en attendant que je puisse parler au maréchal. »

« Je me rendis immédiatement auprès du colonel Sauzet et je lui transmis l’ordre tel que je venais de le recevoir.

« Le colonel Sauzet quitta l’ordre de bataille et prit celui de colonne pour marcher vers sa gauche. Mais, soit que les autres corps ne suivissent pas le mouvement, soit qu’il reçût un contre-ordre, ce que j’ignore entièrement, le mouvement s’arrêta là.

« Nous restâmes dans cette situation et dans une immobilité absolue jusqu’à trois, quatre ou cinq heures du soir. Alors on parut se décider à marcher, mais en hésitant, en tâtonnant, vers la canonnade qui avait considérablement diminué.

« Après une heure ou environ de marche, on s’arrêta et, une demi-heure après, nous rebroussâmes pour reprendre à peu près les positions que nous occupions dans la journée et où nous passâmes la nuit : on nous fit savoir vaguement que l’empereur avait éprouvé quelques revers…

« Tarbes, 13 juillet 1840,
« J. DEVILLE. »   


Voilà donc ce qu’établit un témoin désintéressé qui a vu, qui a entendu. Il n’est pas douteux que Grouchy a reçu et connu l’ordre verbal qui l’aurait dû faire marcher vers la gauche. La gauche, c’était Waterloo ! Et quand même, au surplus, les ordres ne lui seraient pas parvenus ? Il entendait le canon et de l’effroyable tumulte tout tressaillait autour de lui. Des généraux, des officiers, des soldats même le suppliaient de marcher. Il hésita, marcha, s’arrêta, finit par ne plus vouloir. Il invoquait l’état des chemins. Hélas ! les chemins furent les mêmes pour les Prussiens qui débouchèrent à huit heures du soir sur l’infernal plateau. La vérité c’est que Grouchy a trop interprété littéralement l’ordre de l’empereur : il devait suivre les Prussiens. Il a pensé n’être qu’en observation. Suivre les Prussiens, c’était surveiller leur marche, empêcher leur jonction avec Wellington, et, ne le pouvant pas, joindre Napoléon pour lui apporter le secours de trente cinq mille hommes. Il ne comprit pas, esclave de cette obéissance passive qui anémie le cerveau, brise les ressorts de l’initiative, substitue la consigne à la conscience, et, deux fois dans le siècle, en 1815, à Waterloo, en 1870, à Metz, où des généraux devaient supporter la trahison de leur chef sans murmurer, deux fois en un siècle, fit descendre le pays au fond du désastre.

Celui-là, du moins, pouvait-il être évité ? Ce n’est pas douteux, et la plus âpre critique ne peut reprocher aucune faute professionnelle à Napoléon. C’est à tort que M. Thiers affirme que son plan exigeait, pour le succès, la rencontre impossible de trop de circonstances favorables. Aucun plan ne fut plus simple et plus digne de couronnement triomphal.

On a reproché à Napoléon d’avoir choisi Soult comme major-général. Ce choix, certes, était impopulaire. Mais sur qui pouvait s’arrêter le regard de l’empereur ? Tous ses maréchaux l’abandonnèrent : Berthier, Marmont étaient à Gand avec Louis XVIII ; Moncey, Mortier, Macdonald refusaient de marcher ; Augereau était indigne et plus que lui encore Murat. Restaient de la grande armée Ney, Davoust, Soult, Brune qui furent employés. On lui a reproché d’avoir écarté Murat de l’armée, et on pense que, sur le plateau du mont Saint-Jean, Murat eût achevé les Anglais, à la tête d’une cavalerie qu’il eût, mieux que Ney, électrisée. Mais Napoléon, deux fois trahi, manqua de confiance et qui sait si Murat, que sa félonie dépouillait de son ancien prestige, assimilé à Bernadotte, eût eu, sur une armée qui flairait la trahison, la moindre autorité ?

Quant au plan militaire, on se demande au contraire comment il n’a pas réussi. L’empereur est arrivé d’un bond, sans être arrêté entre Namur et Bruxelles, Il allait surprendre Blücher. Qui a prévenu ce dernier ? La défection de Bourmont. Or, malgré tout, n’était-ce pas là un acte exceptionnel ? Il a enfermé Blücher dans Ligny et l’y a battu. Qui l’a empêché de l’achever ? L’inertie de Ney qui s’arrête devant les Quatre-Bras. On lui a reproché de n’avoir le lendemain engagé l’action qu’à onze heures, trop tard, et on a fait remarquer que si la bataille avait commencé plus tôt, Wellington eût été écrasé plus tôt ; avant l’arrivée de Blücher. Les historiens oublient que la pluie tombait à flots, et que si le temps eût permis un engagement plus matinal, Bulow et Blücher, qui furent retenus par l’état des routes, eux aussi, seraient arrivés plus tôt. La bataille se livre, que manque-t-il pour achever les Anglais ? Grouchy. L’inertie de Ney, la veille, celle de Grouchy, le lendemain, étaient-ce là des faits normaux et qui pussent rentrer dans les prévisions du général en chef ? Jusqu’au bout, sur le terrain de la stratégie, l’empereur est demeuré un joueur impeccable, et le désastre est dû à la défection de Bourmont, à la mollesse de Ney, à l’incertitude de Grouchy !

Mais les fautes de ces deux derniers étaient des fautes professionnelles et si le regard veut aller plus haut il découvre une responsabilité définitive, celle de l’empereur, militairement indemne, moralement, humainement coupable. Si Ney, aux Quatre-Bras, Ney dont l’ardeur et l’audace croissaient toujours avec le péril, a perdu tant d’heures, c’est que le moment était venu, pour lui et pour ses camarades, de la lassitude. La guerre leur était une corvée et non plus une joie. Chargés de titres, de majorats, de dotation, ivres de gloire, ils s’étaient amollis et Ney avec eux et comme eux. Aucun n’avait plus d’intérêt aux succès de l’empereur. Et, si Grouchy n’a pas marché vers le combat, c’est qu’il attendait des ordres précis. Napoléon avait toujours tout accompli par lui-même, tout concentré dans sa main puissante, et par là il avait habitué ses généraux à ne plus voir, à ne plus penser. Vienne l’heure de l’action et de l’initiative et la volonté si souvent annulée se refusera ! Aussi Napoléon est responsable et avec lui son système de gouvernement. Pour avoir méprisé, abaissé, flétri l’humanité, avoir voulu la gouverner uniquement par la corruption et la servitude, pour n’avoir désiré que des hochets et des instruments, Napoléon a succombé sur le champ de bataille de Waterloo. Le despotisme mourut de ses excès et ce sont certes deux sentiments très conciliables que ceux qui animent les hommes libres, à la vue de ce spectacle, quand ils pleurent sur une défaite nationale tout en se réjouissant de la défaite impériale.

Que serait-il arrivé si Napoléon eût été vainqueur ? La question, souvent posée, n’est pas, comme on l’a dit, insoluble : il eût été vaincu. Certes, s’il avait écrasé Blücher à Ligny et Wellington sur la route de Bruxelles, ou tous deux ensemble à Waterloo, il eût jeté la terreur sur les trônes, mais aussi l’exaspération et le désespoir qui font consentir à toutes les résistances. Or, Alexandre et Schwartzenberg, avec deux armées toutes fraîches, arrivaient. Certes, Napoléon aurait pu agir. Il aurait eu une armée électrisée par la victoire, exaltée par l’enthousiasme, il eût reçu des renforts et des secours, eût acquis des concours, mais la France était épuisée par la Révolution et par l’Empire et de ce pauvre corps anémié qui ne gardait qu’un peu de sang au cœur, qu’aurait-il pu tirer ?


Souvenir de 1815.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Une seule hypothèse s’offre consolante : Napoléon, profitant de son décisif avantage, offrant la paix d’une main loyale, tenant sa parole. Mais voilà l’insaisissable chimère ! Napoléon victorieux eût surgi devant chaque trône comme un justicier. Chacun des souverains aurait expié dans la terreur le mortel outrage dont son front à lui avait rougi au jour de l’abdication.

Quant à continuer la campagne après la défaite, cela tenait du délire et aucun homme sensé n’a été le complice de Napoléon, arrangeant un peu, dans l’exil, le récit de ses révoltes ou de ses velléités. Après la défaite dont le poids écrasait sa stature, Napoléon vint à Laon. On discuta la question de savoir s’il attendrait là l’armée, ou s’il rentrerait à Paris. Napoléon était d’avance gagné à ce second projet. Il se rappelait que son absence lui avait été, en 1814, fatale et que les intrigues l’avaient exilé à Fontainebleau. Il partit et le 20 juin, à 11 heures du soir, descendait à l’Élysée…

Ce n’était plus le même homme qui l’avait quitté, redoutable encore, le 12 juin. Quelle semaine effroyable ! Vaincu, malade, les nuits sans sommeil, les jours sans repos, toutes les responsabilités de la défaite, tant de clameur, tant de sang, la joie qu’il devinait chez les souverains, tout cela l’avait anéanti. Il ne devait pas retrouver, avant trois jours sa hardiesse ordinaire. La Chambre s’était réunie de plein droit sous la présidence de Lanjuinais ; elle se déclare en permanence. Que faire ? La question se posait pour elle et pour lui. Dans la vacance du pouvoir, nul n’osait prononcer le premier la parole décisive quand, surgi de son long et lointain exil, parut Lucien. Il complétait bien son frère Louis, car il avait, dans les catastrophes civiques où fléchissait la volonté fraternelle, l’audace et la décision que l’empereur retrouvait aux armées. Il conseillait la résistance, mais il la conseillait à un homme épuisé dont l’attention même ne se pouvait fixer. À la Chambre, après avoir sommé les ministres de parler, on s’enhardit. Quelques députés parlèrent d’abdication. Lucien, nommé pour la circonstance commissaire du gouvernement, arrive, monte à la tribune, spectre du dix-huit brumaire, parle d’abord devant la stupeur de l’assemblée qui attend les grenadiers, offre, de la part de l’empereur, la continuation de la guerre et pour la direction un accord avec l’assemblée. De violentes protestations accueillent le mandataire qu’on croyait l’agent d’un coup d’État nouveau et d’ailleurs impossible. La Fayette réplique par une foudroyante apostrophe et Lucien se retire.

« Il faut abdiquer ou dissoudre ». Tel est le mot de Lucien à Napoléon. Celui-ci se débat, attend. L’assemblée qui a senti le péril s’agite et se soulève. On réclame l’abdication. Le bureau tout entier est délégué au gouvernement. Celui-ci, morne, abattu, effrayé, est décidé à l’abdication. Benjamin Constant aussi. Et tandis que la pauvre foule trompée, meurtrie, qui elle, ne voit et ne sent que la souillure étrangère, acclame encore l’empereur, lentement celui-ci cède et signe.

L’assemblée lui avait fait connaître qu’elle lui accordait une heure — ou qu’elle proclamait la déchéance.

Napoléon abdique pour son fils : la Chambre accepte son abdication et aussi la Chambre des Pairs. Mais dans cette acceptation les deux chambres avaient pris soin de ne rejeter ni de n’accepter la succession de Napoléon II et à la Chambre des Pairs un violent débat s’était élevé entre Labedoyère qui plaidait la nullité de l’abdication si les conditions n’étaient pas respectées et foudroyait d’invectives la courtisanerie de tous ceux qui, rampant la veille devant le maître, le répudiaient.

« Au nom de qui parlez vous, si ce n’est pas au nom de Napoléon ? » disaient les partisans de la régence. « Au nom de la nation », répondait Dupin. Grand mot et grande chose, mais seulement pour ceux qui les comprenaient et ne faisaient pas de ces terreurs et de ces désastres le moyen d’une restauration meurtrière de la nation elle-même ! Or, à ce moment, quand les ennemis s’avançaient, que Blücher était à Saint-Quentin et Wellington tout près de lui, l’écheveau des intrigues cosmopolites était tour à tour brouillé et débrouillé par la main souillée de Fouché. Celui-ci était devenu, à l’intérieur, le chef du Gouvernement provisoire, avait fait nommer Davoust général en chef de toutes les troupes. Il n’avait jamais eu qu’une pensée, avant et pendant les Cent-jours : trahir l’empereur au profit du duc d’Orléans. Régicide, il se confiait au fils de Philippe-Égalité, rêvait d’un régime constitutionnel où il eût été le maître, avec un Parlement asservi, dont il aurait gouverné la pensée. Il avait fait prévenir le duc d’Orléans, en Angleterre, et s’était abouché avec Wellington. Mais, en attendant, le péril était immense : l’armée se concentrait et réclamait l’empereur. Il était impossible d’obliger cette armée à incliner ses aigles devant un autre souverain. Que faire ?

Précisément, aux visites qu’il recevait, Napoléon reprenait courage. Indigné contre l’assemblée qui n’a pu fermement décider qu’elle accueillait Napoléon II, il tente de faire préciser cette question : Defermon et Regnault-Saint-Jean-d’Angely vont aller saisir la Chambre. Le discours de Defermon séduit l’assemblée, mais la réponse de Dupin la rejette à l’extrémité opposée. À ce moment, l’infernal Fouché va profiter de tant de circonstances : il presse les députés, surtout Manuel, d’intervenir en faveur de Napoléon II. Et pourquoi ? Pour calmer l’armée en lui jetant un nom révéré et écarter Napoléon Ier. Et Manuel, dupe inconsciente de cette intrigue, parle, s’agite, triomphe ! Napoléon II est proclamé par la Chambre des députés et la Chambre des Pairs.

Reste Napoléon Ier. Fouché lui fait demander de s’éloigner à la Malmaison. L’empereur, redevenu docile, obéit, part. Il demeure là de mortelles heures, soumis à toutes les révoltes et l’instant d’après à tous les abattements, tantôt prêt à monter à cheval pour aller à Paris, tantôt enfoncé dans un fauteuil profond. Cependant, le Gouvernement provisoire, comptable de sa personne, de son évasion, effrayé de ses moindres actes, veut le presser de partir. Un navire américain est dans le port du Havre et Decrès le lui offre. Une invincible défiance le retient. Et cependant, il avait formé, en ces jours sinistres, le rêve d’aller aux États-Unis, de devenir cultivateur, de remuer d’une main légère cette terre qui, elle, au moins, n’avait pas reçu l’inutile et sanglante semence où avait crû sa gloire fatale. Les heures passent. Il offre au Gouvernement de combattre, comme général, soumis d’avance aux lois. Mais on prévoit le salaire formidable que réclamera le général et on refuse. Dernier geste du guerrier dont la main retombe inerte et désormais ne tiendra plus l’épée que comme un ornement.

Enfin il va partir. La terre, les hommes, tout semble le rejeter, tout le presse, les amis sûrs, les ennemis, les dévouements et les ingratitudes, et jamais homme peut-être n’avait pesé plus lourdement sur le sol de sa patrie. Transformé en secrétaire du général Secker qui était devenu son gardien, dissimulé dans une voiture ordinaire, en costume bourgeois, accompagné de Gourgaud, de Bertrand, de Savary, il traverse Rambouillet, tend pour la dernière fois l’oreille au canon, puis traverse Tours, Poitiers, Niort, sans incidents notables, arrive enfin à Rochefort. Il va de là à l’île de Ré. Par les soins du Gouvernement, deux frégates stationnaient, prêtes à l’emporter aux États-Unis. Mais il avait perdu, on avait perdu tant de temps que le Bellérophon, navire anglais, vint commander le passage. Que faire ? À considérer ce navire, débris d’Aboukir, vieux et sans vigueur, on pouvait devant lui cingler vers l’horizon. On hésite. Ne peut-on aller à l’embouchure de la Gironde ? Là se trouve un navire de guerre français dont le capitaine est sûr. On recule, on hésite. On va partir sur un navire de commerce danois. Mais sa suite retient Napoléon. Sans force, sans courage, accablé par la capitulation de Paris, ne cherchant que le repos, enfin il se décide à monter sur le Bellérophon, plaçant son infortune sous l’égide de l’Angleterre. C’était le 15 juillet. Il s’embarqua, reçut du capitaine Maitland et de l’amiral Hotham, subitement survenu, toutes les marques du respect. Le voilà parti pour la côte anglaise, il arrive, il va descendre, mais on l’arrête : l’hôte est devenu prisonnier de guerre. On tente même de lui enlever son épée, on lui dérobe les tristes débris de sa splendeur et, en dépit de l’anathème où il soulagea son âme et qui souffleta l’Angleterre, il est embarqué sur le Northumberland et vogue vers Saint-Hélène où, trois mois après s’être rendu au capitaine Maitland sur le Bellérophon, il aborda.

La honte de l’Angleterre fut, il faut le dire, moins dans l’internement dont elle frappa Napoléon que dans les mesures prises par elle pour garder sa proie. Napoléon, par la puissance de son individualité et les redoutables retours de son génie, était l’effroi de l’Europe. Où le placer ? Il avait demandé à séjourner en Angleterre sous le nom du colonel Muiron, un tendre ami de sa jeunesse qui se fit tuer pour lui au pont d’Arcole. Mais sa présence eût gêné l’Europe comme le voisinage d’un volcan. Sans compter la fascination extraordinaire qu’il exerçait. Singulier et véridique état d’esprit ! Lord Castelreagh le redoutait à cause de la sympathie qu’il aurait conquise en Angleterre. Les équipages des navires anglais qui l’ont transporté à l’île d’Elbe et puis en Angleterre, et enfin à Sainte-Hélène lui étaient dévoués au point que, dans le trajet de l’Atlantique, l’amiral Colkburn redoutait une sédition !

L’Angleterre avait eu — ou du moins son gouvernement — le projet de le rendre à Louis XVIII comme un sujet rebelle que le roi eût fait fusiller. Malgré tout, elle recula devant cette ignominie. Et même elle s’attacha la complicité de l’Europe entière, y compris celle de la France, par le choix de l’île, par la nomination de commissaires de surveillance dont le plus dur fut le commissaire français, M. de Montchenu, ancien officier de Brienne avec Bonaparte.

L’Europe ne se sentait en sécurité que par l’éloignement du monstrueux génie qui l’avait ébranlée si souvent et elle confiait aux profondeurs de l’Atlantique l’homme qui trouvait pour lui l’Occident trop étroit et qui, maintenant, devait se contenter d’un rocher perdu. On peut trouver que le repos de l’Europe valait cette réclusion : on peut trouver que les vingt milliards (soixante de notre monnaie) que Bonaparte avait coûtés à l’Angleterre valaient qu’elle se gardât, qu’elle gardât l’Europe. Mais était-il nécessaire à l’histoire du peuple anglais qu’il vengeât sur un prisonnier les terreurs de la défaite ? Or jamais persécution ne fut plus basse en sa minutie préméditée. L’amiral Colkburn refuse à Napoléon — par ordre du gouvernement — le titre d’empereur : on le traite comme un général anglais en disponibilité. Blessure d’amour-propre inutile  ! À Colkburn, en 1816, succède Sir Hudson Lowe, geôlier déséquilibré, dont le haïssable profil, dès la première rencontre, fut intolérable au captif. Pendant quatre années, ce gardien fit de chaque heure du jour une amertume : surveillance étroite, suspicion aiguë, précautions outrageantes, insinuations fielleuses, partout des yeux ouverts où se lisait une joie insolente, brillant la nuit comme des regards de hyène, rien ne manqua au régime moral du prisonnier, dont le régime matériel se fit de privations honteuses et d’avaricieuses économies. Si l’on veut, par une simple anecdote, se faire une idée de la situation de Napoléon, voici qui vaut mieux qu’un tableau. Un jour, Montholon fit don à Montchenu, le commissaire français, de haricots blancs et verts. Simple présent, et bien innocent ! Hudson Lowe découvrit le germe d’un complot, transmit fièrement à son gouvernement cette trouvaille : que ces pauvres légumes étaient un symbole, les haricots blancs désignant le drapeau blanc et les haricots verts l’empereur, dont le costume avait cette couleur !!! Hudson Lowe, même pour l’Angleterre, s’est déshonoré à cette besogne et il est mort disgracié, sans pension, victime du gouvernement royal qui, l’ayant employé, le répudia avec une trop tardive pudeur.

Sous cette folie délirante, Napoléon expira pendant quatre années, peu à peu, livré à toutes les misères domestiques, arbitre des querelles puériles qu’une étiquette ridicule soulevait dans son entourage, n’ayant de loisir qu’à dicter ses Mémoires, où il a préparé et défendu son procès devant l’avenir. Le reste du temps, des promenades à cheval, quelques rêves, la contemplation dans l’espace de l’enfant débile à qui il avait de sa propre main préparé un si dur destin, à la fin, des travaux de jardinage, telles furent ses journées jusqu’en 1821, où il mourut le 5 mai à 5 h. 50 du soir, non d’une maladie de foie inventée par le médecin anglais 0’Meara, qui voulait le faire ainsi changer de résidence, mais, comme son père, d’un cancer à l’estomac. On ne put même inscrire un nom sur son cercueil, Hudson Lowe, au terme d’une querelle sacrilège avec l’entourage, ayant refusé de laisser graver le titre impérial, comme si le splendide néant de ce titre pouvait encore effaroucher le monde  ! Le monde, à ce moment, l’avait oublié ; la France ne prêta qu’une attention distraite à la nouvelle, comme si, après avoir épuisé pour cet homme prodigieux ses réserves d’admiration et d’épouvante, elle ne lui pouvait plus rien donner.

Il est à la fois aisé et malaisé de juger Napoléon, car il ne fait naître aucun sentiment moyen : il emporte l’enthousiasme ou la haine, et ces sentiments extrêmes trouvent pour s’exprimer de faciles formules. Cependant l’histoire, à moins de s’assimiler à la polémique, doit se garder de ces violences dont la vérité a horreur. On a cru porter sur l’homme et sur l’œuvre un jugement certain, flatteur ou désobligeant, au gré des partis, en disant que Napoléon représentait la Révolution armée et, selon l’expression célèbre, « Robespierre à cheval ». Jamais plus injuste outrage n’a été jeté au noble vaincu de Thermidor. Ce n’est pas seulement parce que Robespierre, gardien vigilant des trésors civiques, a toujours redouté le péril militaire et fut, peut-être, le seul révolutionnaire qui ait eu la prescience de tout ce que les aventures armées coûteraient à la démocratie. C’est aussi, c’est surtout, parce que personne, plus que Bonaparte, n’a haï la Révolution. Certes, par son origine, par la violence du rapt dont il frustra la monarchie légitime, par l’audace avec laquelle il fonda devant le droit divin le droit de sa famille, il fit, dans l’ordre dynastique, une révolution. Il était bien obligé de s’appuyer à l’extérieur sur l’armée dont il rassasia les chefs, à l’intérieur sur le paysan qu’il rassura dans la juste et libre possession des biens nationaux.

Mais cela était dans la logique violente de son entreprise : pour la nation, il était le rempart devant l’émigration, non seulement parce qu’il était l’ennemi-né des nobles, mais parce que lui aussi, comme le paysan, aux yeux des nobles, était l’usurpateur. Leurs usurpations prétendues se prêtèrent appui. Mais il fut le successeur, non l’héritier de la Révolution. Il ne fut même pas son successeur nécessaire. Car pour garder les trésors humains par elle acquis, elle était, même devenue débile, assez forte, avec le million d’hommes que Bonaparte a livrés au massacre ! Les hommes de Marengo, d’Austerlitz, d’Iéna, de Wagram, de Saragosse, de la Moskowa, de Leipsick, de Montmirail, de Waterloo, auraient été capables de garder à la France ses frontières naturelles et au-dedans ses droits.

Il avait, au contraire, la haine et la terreur de cette Révolution, si justement dure aux chefs militaires, l’horreur de tout ce qui prenait même la pâle figure de la liberté, l’horreur du parlementarisme, et combien de fois ne flétrit-il pas les « idéologues », les « bavards », les « jacobins » ? Aux Cent Jours, par ruse politique, il accepta des institutions semi-libérales, mais vainqueur, il les eût balayées. Il avait dans l’oreille, comme une obsession douloureuse les cris « À bas les prêtres ! À bas les nobles ! » que de Grenoble à Auxerre il avait entendus en revenant.

Quand Carnot lui proposa la levée en masse, il refusa, aimant mieux se priver de l’ardent élan du peuple que d’emprunter à la Révolution une de ses mesures. Depuis la défaite, les acclamations de ce peuple qui voyait en lui le seul homme capable de refouler l’invasion et avec elle les nobles, le touchèrent à peine. Il ne leur fit pas appel pour les jeter sur le Parlement rebelle, non par amour de la liberté, mais par dégoût de l’instrument populaire : le peuple ne lui pouvait apparaître que sous la livrée éclatante des batailles. Il attendait tout des baïonnettes, rien des bras nus et libres. Hors l’armée il n’y avait pour lui que « la canaille » et il aimait mieux la chute qu’une pareille élévation.

Ce qui frappe le plus, après l’éclat, c’est le vide de cette œuvre, gigantesque par les moyens et nulle par le but : il ne s’agit pas seulement de juger le résultat. C’est le but poursuivi qui doit inquiéter, et s’il fut grand et noble, encore qu’il ne fût pas atteint, l’histoire en tient compte. Qu’a-t-il voulu ? On saisit les excès de sa volonté, on n’en saisit pas le désir. Il a tendu tous les ressorts de son être vers le commandement, la domination, l’absorption des autres hommes.

Tout, pour cela, lui a été bon. Il a — par un mensonge religieux et politique — relevé les autels, qui d’ailleurs n’étaient pas abattus. Est-ce par intérêt pour la religion ? Non pas. Au cours des discussions sur le Concordat il parlait, pour faire céder l’Église, de rendre la France protestante ; après, quand le clergé glissa de ses mains, il l’avilit en la personne du pape et montra que ce qu’il avait voulu faire du prêtre — c’était un instrument politique.

De même pour l’instruction publique où il n’a vu dans le monopole universitaire, c’est-à-dire dans le droit naturel et éminent de l’État, qu’un moyen de compression pour les esprits. Il ne voulait que tenir les âmes par une gendarmerie sacrée, les cerveaux par une gendarmerie intellectuelle, les corps par une gendarmerie armée. Et dans quel but ? Son grand rêve fut de devenir l’empereur d’une confédération européenne, de rejeter le tzar en Asie, de refaire à ses pieds l’empire de Charlemagne. Mais cela, dans quel but ? Pour gouverner, dominer, pétrir l’humanité vivante, sans même songer que le débile héritier de ses convoitises ne pourrait garder ce patrimoine disparate contre les haines légitimes des peuples spoliés.

Le mal qu’il a causé, qu’il cause encore est insondable. Le mal, c’est d’abord les ressources de la France dispersées au vent, son labeur suspendu ou rançonné, des milliards et des milliards inscrits à la dette, grevant le budget, et après tout, testament de tant de victoires inutiles, la France rendue plus petite qu’il ne l’avait trouvée.

Le mal, ce sont, tant d’hommes sacrifiés, toutes ces moissons de jeunesse et de virilité levées pour l’amour, la tendresse, la joie, l’action, le travail, la vie, qu’il a fauchées en tous pays.

Le mal, c’est, par la fatalité de son nom et l’éblouissement d’une légende forgée par des ouvriers inconscients de la servitude, le triste neveu qui ne put usurper son génie et laissa la France plus petite encore, meurtrie, de telles dettes de milliards que notre budget est écrasé et que les ressources sont pauvres et rares qui doivent payer les dépenses démocratiques et les créations sociales.

Et nous serions tentés de dire que ce mal matériel si profond n’égale pas le mal moral qui par cette famille ronge le pays. Grâce à elle, grâce au premier du nom, la France se crut la première et la seule nation civilisée, dédaignant autour d’elle tous les progrès et tous les efforts, trop confiante, en proie à l’illusion ; et voilà le châtiment, c’est que maintenant elle est tombée à la défiance d’elle-même.

Quelques-uns, qui sont trop, lui disent que, victime de la force, elle ne doit croire qu’en la force, que le droit dont elle fut l’artisan souverain est une chimère, qu’elle doit répudier l’idéalisme abstrait de la Révolution pour se repaître d’avantages positifs dans un matérialisme égoïste, que les autres peuples lui sont des ennemis, que la fraternité humaine est un rêve ou une trahison… Les caisses vides se remplissent, la vie humaine ne se tarit pas, mais l’âme d’un peuple corrodée et corrompue, voilà le crime contre lequel les colères sont vaines, car elles ne peuvent être à sa mesure. Il faut pour l’expier, en réparer les conséquences, de la patience, du courage, et que l’éducation du peuple soit complète et incessante.

Ah ! que les prolétaires se disent et se répètent cette histoire maudite, et qu’ils n’oublient pas que tout, — même un lambeau de liberté, un appât d’égalité, une promesse de justice, tout, même une ombre de parlementarisme, un oripeau de République, même le gouvernement d’une faction civile rétrograde et pesante, que tout vaut mieux que l’insolence de l’oligarchie militaire, qu’elle soit représentée par un groupe ou par un individu !


Le coup de peigne
ou
la Toilette avant le départ pour Ste Hélène
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)