Histoire socialiste/Le règne de Louis-Philippe/P1-06

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1. LA RÉVOLUTION BOURGEOISE.



CHAPITRE VI


SERVITUDE ET MISÈRE DU PROLÉTARIAT


Le prétendu bien-être du prolétariat agricole et les aveux des écrivains féodaux. — Pourquoi la manufacture attire les ouvriers des campagnes. — Situation des ouvriers de l’industrie. — L’ouvrière et l’ouvrier de cinq ans : effroyable mortalité infantile. — Visite aux taudis de Nantes et aux caves de Lille. — Dégénérescence de la race par le travail industriel. — La servitude du livret. — L’ivrognerie et la débauche, moyens d’exploitation capitaliste. — Le régime de juillet est un régime de classe.


La révolution de juillet survenant vers la fin de la crise économique de 1827, lui redonna, nous l’avons dit, un regain d’intensité. Nous allons voir le plus rapidement possible quel était, à ce moment de notre histoire sociale, la situation des travailleurs dans les diverses parties de la France. Prenons provisoirement pour guide Villeneuve-Bargemont. La passion féodale, très réelle en lui, ne l’aveugle pas sur les faits, et il est animé d’une profonde pitié pour les maux de la classe ouvrière.

Dans le Nord, les classes ouvrières, livrées de bonne heure à l’industrie manufacturière, croupissent dans l’ignorance ; tout ressort physique et moral semble brisé en elles. L’ouvrier, dans cette région, n’est considéré par le patron que comme un instrument mécanique. L’agriculture est devenu une dépendance de l’industrie manufacturière, à l’imitation de ce qui s’est fait en Angleterre, et la culture des plantes oléagineuses s’est développée au point de nuire sérieusement à la production des céréales. « Un tel système d’industrie et d’agriculture, conclut Villeneuve-Bargemont, tend sans cesse, d’une part, à accroître la population manufacturière, de l’autre, à abaisser le taux des salaires, à concentrer les capitaux et les bénéfices de l’industrie et à amener ainsi tous les éléments généraux du paupérisme. »

Les régions de l’Est sont, au dire de Villeneuve-Bargemont, un véritable paradis, au regard de celles du Nord. L’agriculture y est très avancée, et l’industrie, au lieu de s’y annexer l’agriculture, en est une dépendance. Les communes sont propriétaires de prés, de forêts, dont les pauvres peuvent profiter comme les riches. L’indigence est ainsi plus rare. Il en est de même, affirme l’écrivain d’ancien régime, à peu de différence près dans les départements du centre, où les vivres sont à bas prix, les paysans dans l’aisance, ce qui assure « de l’ouvrage et des secours » aux ouvriers. Le tableau est flatté, comme nous pourrons nous en assurer plus loin, mais il est certain que Villeneuve-Bargemont a bien vu lorsqu’il a constaté que, dans l’Est et dans le Centre la classe ouvrière était, vers 1830, plus instruite et moins misérable que dans les autres parties de la France. Sauf, cependant certain cantons de l’Est, notamment à Mulhouse et dans les environs où la détresse des travailleurs ne le cède en rien à celle de leurs frères des autres régions.

L’Ouest, région essentiellement agricole, pour être moins riche que l’Est et le Centre, n’en assure pas moins des ressources constantes aux « classes indigentes ». La pêche et la navigation leur offrent des moyens de subsistance ; les vignobles occupent une infinité de bras. Si les bureaux de bienfaisance sont pauvres en général, les communes laissent les indigents exercer les droits de propriété et d’usage sur d’immenses étendues de terrains.

Si la Bretagne est appauvrie, dit l’écrivain féodal, ce n’est pas parce qu’elle est isolée des centres de civilisation, attardée aux vieilles méthodes. « Ce paupérisme, fait-il, se manifeste principalement dans les cantons où l’ancienne et riche industrie agricole et manufacturière des chanvres et des lins a disparu par l’introduction de l’industrie du coton. » Il y a là du vrai. Mais Villeneuve-Bargemont sent bien que tout le vrai n’est pas dans ce déplacement de l’activité industrielle. Et il l’avoue lorsqu’il compte, à la page suivante, 46,172 mendiants pour la seule province de Bretagne et lorsqu’il constate et déplore la « profonde ignorance » et l’« entêtement obstiné aux anciennes routines » du prolétariat breton.

Les sobres populations du Midi sont heureuses, au dire de Villeneuve-Bargemont, étant surtout vouées à l’agriculture. Les bras valides sont occupés toute l’année dans cette bienheureuse région. Les vaines pâtures permettent aux indigents l’entretien de quelques chèvres ou brebis. Ici encore un aveu :

« Il est vrai que dans les communes (des Pyrénées) les propriétaires fonciers se sont arrogé le droit d’être seuls admis au partage des pâturages parce qu’ils possèdent des masses de bestiaux capables de consommer les herbes produites par ces montagnes pastorales dont ils usurpent ainsi le monopole. Quant aux forêts, les coupes sont vendues au profit des caisses communales ; les habitants non propriétaires, et par conséquent les pauvres, sont exclus des bénéfices et demeurent frustrés des avantages de la communauté. Ces contrées présentent un plus grand nombre d’indigents, et, pendant l’hiver, si la température est rigoureuse, la misère est excessive et douloureuse dans les classes indigentes. »

Tout l’ordre social étant fondé, selon le mot de Mme de Staël, sur la patience des laborieux, les écrivains conservateurs qui, à l’exemple des Villeneuve-Bargemont, du barons d’Haussez et de Morogues, tracent le tableau des misères introduites

(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


— disons plutôt transportées des champs à la ville — dans la classe ouvrière, expriment plus ou moins ouvertement leur désir de voir la bourgeoisie, spoliatrice de la noblesse, dévorée enfin par les forces ouvrières déchaînées. « Tout fait prévoir que l’aristocratie manufacturière anglaise sera violemment renversée dans un avenir qui ne saurait être éloigné, » dit Villeneuve-Bargemont. Et il ajoute, de cet accent qui devait réjouir Marx et Engels quinze ans plus tard : « Le tour de la féodalité industrielle en France viendra ensuite. » Ni en France, ni en Angleterre, ce moment n’est encore venu. Voilà qui apprendra aux révolutionnaires : ils ont prophétisé sur la foi des prophètes réactionnaires, et l’avenir ne leur a point obéi.

Combien Villermé voyait plus juste, combien il était plus humain que ces conservateurs acharnés à résister au développement du machinisme, lorsque son enquête de 1835 montrait, dans la maison centrale de Loos, près de Lille, les prisonniers employés comme force motrice de toutes les machines d’une filature de coton. « Ces malheureux, dit-il, absolument nus de la moitié supérieure du corps, essoufflés, haletants, couverts de sueur, avaient la plupart de leurs muscles dans une agitation continuelle, ils étaient descendus au rôle de bêtes de somme ; la vue en était révoltante. Heureusement qu’une pompe à feu (c’est ainsi qu’on appelait les premières machines à vapeur), a dû mettre un terme à cette barbarie, digne des temps où, pour écraser le blé, des esclaves s’attachaient à des meules comme des bœufs à un manège. » Il est certain que pour ces misérables, victimes de la société autant que de leurs propres instincts, les moteurs à vapeur ont été un véritable bienfait.

Les machines n’ont pas attaché la femme et l’enfant à l’industrie ; ils l’étaient déjà, mais en nombre infiniment moindre et dans de moins douloureuses conditions, au moment où parurent les premiers métiers mécaniques. Mais avant les machines, c’est à domicile que les femmes et les enfants coopéraient aux industries du tissage et du filage. Cette forme du travail à domicile subsiste encore dans certaines régions et pèse lourdement sur le salaire des ouvriers enrégimentés dans les fabriques. Dès que les métiers mécaniques furent introduits dans l’industrie textile, les femmes et les enfants s’engouffrèrent par centaines et par milliers, ainsi que les hommes, dans les nouveaux établissements.

La filature mécanique ayant remplacé le rouet familial où la vieille grand’maman utilisait sans trop de fatigue le reste de ses forces à côté du métier où le chef du ménage poussait la navette, le travail cessa d’être une occupation supplémentaire pour la femme et un jeu pour l’enfant, et l’on put voir à Lyon et dans les environs, notamment dans plusieurs communes de la Loire, des enfants de cinq ans, et même plus jeunes, occupés à rattacher dans les ateliers. En général, l’âge d’admission est de six ans, sauf à Saint-Quentin, où Villermé en a vu peu au-dessous de l’âge de huit ans.

Mais ajoute-t-il, « la durée de la journée, partout où l’on peut travailler à la lumière de la lampe, est, pour les deux sexes et pour tous les âges, suivant les saisons, de quatorze à quinze heures, sur lesquelles on en consacre une ou deux aux repas et au repos, ce qui réduit le travail effectif à treize heures par jour. Mais pour beaucoup d’ouvriers, qui demeurent à une demi-lieue, ou même à une lieue et cinq quarts de lieue de Saint-Quentin, il faut ajouter chaque jour le temps nécessaire. »

Les ateliers de Mulhouse occupent plus de cinq mille ouvriers des deux sexes, y compris les enfants occupés dès l’âge de six ans, logés dans les villages environnants. « Ces ouvriers sont les moins bien rétribués, dit Villermé. Ils se composent principalement de pauvres familles chargées d’enfants en bas âge, et venues de tous côtés, quand l’industrie n’y était pas en souffrance, s’établir en Alsace pour y louer leurs bras aux manufactures. Il faut les voir arriver chaque matin en ville et en partir chaque soir. Il y a parmi eux une multitude de femmes pâles, maigres, marchant pieds nus au milieu de la boue, et qui, faute de parapluie, portent renversé sur la tête, lorsqu’il pleut, leur tablier ou leur jupon de dessus, pour se préserver la figure et le cou, et un nombre encore plus considérable de jeunes enfants non moins sales, non moins hâves, couverts de haillons tout gras de l’huile des métiers, tombée sur eux pendant qu’ils travaillent. Ces derniers, mieux préservés de la pluie par l’imperméabilité de leurs vêtements, n’ont pas même au bras, comme les femmes dont on vient de parler, un panier où sont les provisions pour la journée ; mais ils portent à la main ou cachent sous leur veste, ou comme ils le peuvent, le morceau de pain qui doit les nourrir jusqu’à l’heure de leur rentrée à la maison. » Ici, l’enquêteur officiel ajoute en note que ces malheureux « forment la dernière classe ouvrière. »

S’étonne-t-on, après cela, qu’à Mulhouse la moitié des enfants n’atteigne pas la dixième année et que la durée de la vie moyenne y soit tombée de près de vingt-six ans qu’elle était en 1812 à moins de vingt-deux ans en 1827 ! Au commencement de la monarchie de juillet les chances de vie à la naissance se répartissent ainsi : classe des manufacturiers, etc., 28 ans ; domestiques, 21 ans ; boulangers, meuniers, tailleurs, 12 ans ; journaliers, 9 ans ; maçons, charpentiers, 4 ans ; tisserands, un an et demi ; ouvriers de filature (où sont surtout occupées les femmes et les enfants) un an et un quart.

Pris de pudeur, les industriels alsaciens s’occupèrent à diverses reprises « des moyens de ramener à des limites raisonnables le travail forcé et trop précoce auquel on astreint les enfants dans les manufactures de coton. » Villermé nous apprend que la Société industrielle de Mulhouse « a non seulement accueilli avec faveur toutes les communications, toutes les propositions qui lui ont été faites dans ce but ; mais encore qu’elle a déjà deux fois, par une pétition adressée aux Chambres et aux ministres, demandé une loi qui fixât la durée du travail des enfants dans les manufactures. »

Bien entendu, la journée de travail des femmes et des enfants se règle sur la durée du travail des hommes. Parfois elle dure seize heures, repas compris. Le travail effectif est rarement inférieur à treize heures. À Sedan, la journée commune est de seize heures, dont quatorze de travail effectif. Dans certaines manufactures de cette ville, la journée n’est pas ordinairement de plus de douze heures pour les hommes, et de huit heures et demie pour les femmes. Cependant, ajoute Villermé, dans beaucoup de ces manufactures « moyennant un supplément de salaire, le travail se prolonge fréquemment au-delà de ce nombre d’heures, sans que les ouvriers puissent s’y refuser. » On le croit sans peine.

Partout où le travail à domicile a subsisté à côté de la manufacture, l’homme, la femme et l’enfant y sont plus étroitement et plus durement encore attachés au labeur. Ainsi à Reims la journée de travail effectif est de douze heures et demie, et parfois de douze heures. Pour les laveurs de laine et les batteurs, il tombe même à onze heures, souvent à dix heures et demie. « Mais dit Villermé, le travail à domicile est ici, comme partout, plus long que dans les usines. » De même à Tarare où « la journée est de treize à quatorze heures et la durée du travail de dix à douze. Quant aux ouvriers qui tissent ou dévident chez eux, c’est comme ailleurs : ils quittent et reprennent le travail quand ils le veulent, mais en général ceux qui ne sont pas en même temps tisserands et agriculteurs le prolongent très avant dans la nuit. »

Eugène Buret, Engels, Karl Marx, nous ont dit l’existence douloureuse des enfants voués au travail dès le plus jeune âge dans les manufactures anglaises. J’ai consulté soigneusement les enquêtes françaises pour la même période, et j’y ai trouvé bien des faits douloureux et qui sont un outrage pour l’humanité, mais rien qui approche de ce que ces écrivains ont observé de leurs yeux ou trouvé dans les enquêtes officielles anglaises. Le baron d’Haussen a résumé les atrocités du capitalisme anglais au moment de son développement dans le saisissant tableau que voici :

« On soumet les enfants de six à sept ans à un travail de huit à dix heures de suite qui reprend après une interruption de deux ou trois heures et se continue ainsi pendant toute la semaine. L’insuffisance du temps accordé au repos fait du sommeil un besoin tellement impérieux qu’il surprend les malheureux enfants au milieu de leurs occupations. Pour les tenir éveillés, on les frappe avec des cordes, avec des fouets, souvent avec des bâtons, sur le dos, sur la tête même. Plusieurs ont été amenés devant le commissaire de l’enquête avec des yeux crevés, des membres brisés par suite des mauvais traitements qui leur avaient été infligés. D’autres se sont montrés mutilés par le jeu des machines près desquelles ils étaient employés. Tous ont déposé qu’outre ces accidents, des difformités, presque certaines, résultaient pour eux de la position habituelle nécessitée par un travail qui ne variait pas. Tous ont déposé que les accidents dont ils subissaient les fatales conséquences n’avaient donné lieu à aucune indemnité de la part de leurs maîtres, qui avaient même refusé à leurs parents les secours momentanés que réclamait leur guérison. La plupart étaient estropiés, faute d’avoir eu les moyens de se faire traiter. »

L’écrivain féodal, n’oublions pas qu’il fut le dernier ministre de la maison de Charles X, s’écrie en terminant : « Voilà l’humanité telle que l’a faite le radicalisme en Angleterre ! » Et naturellement il oublie de nous montrer les propriétaires anglais démolissant les cottages où végétait la plèbe agricole et la chassant dans les villes pour n’avoir plus à payer la taxe des pauvres, et remplaçant le labour par les pâturages afin de fournir de la laine à ces manufactures détestées.

Mais revenons en France, où tant de tristesses nous attendent. Les ouvriers y travaillent de toutes leurs forces, et au-delà de leurs forces. Reçoivent-ils au moins un salaire suffisant ? Dans l’industrie textile, le salaire moyen de l’homme est de deux francs par jour pour l’homme, d’un franc pour la femme, de 45 centimes pour les enfants au-dessous de douze ans, et de 75 centimes pour les enfants de douze à seize ans. Les salaires, pour l’homme s’élèvent jusque vers l’âge de trente ans, mais après trente-cinq et quarante ans ils baissent toujours ; bien qu’ils baissent « dans une progression plus lente que celle de leur accroissement », on constate ici la rapide usure de la force humaine.

Si l’on réunit ensemble les salariés de l’industrie et de l’agriculture sur la base de 260 journées par an, on obtient une journée moyenne de 1 fr. 38, ce qui porte le gain d’un ménage où l’homme et la femme travaillent à 477 francs par an. Mais ces chiffres sont une moyenne, et il y a autant de marge en deçà qu’au delà. C’est ainsi qu’en 1836 encore, « beaucoup d’enfants ne recevaient pas plus de six sous par jour », et que « dans les campagnes, trente-cinq à trente-six sous étaient le maximum du gain des tisserands à la main, au lieu de deux francs comme en 1834, ou de trois francs comme en 1824. »

Dans son rapport sur les produits destinés à l’Exposition de 1834, le jury départemental du Haut-Rhin avoue un salaire moyen de 1 fr. 57 1/3 par jour. Mais il n’a pas compris dans son évaluation les enfants et les jeunes gens qui gagnent : les bobineurs, 35 centimes ; les rattacheurs de 50 centimes à 1 franc par jour. La moyenne générale doit donc être abaissée de 30 à 35 centimes par jour. Un tableau statistique des ouvriers d’une grande manufacture du Haut-Rhin établit, en effet, que le salaire moyen dans les ateliers de filature est, en 1832 de 1 fr. 03 centimes par jour. Villermé, de son côté, déclare que « la moyenne du salaire a été, pour tous les ouvriers d’une grande manufacture d’Alsace, de 73 centimes en 1832. » Il ajoute que dans la même région « trente cinq mille ouvriers, dont une forte partie répandue dans la campagne ne tisse que par intervalles…, recevaient 4.825.000 francs… ; chacun de ces ouvriers touchait à peu près 138 francs par an, ou 46 centimes par jour. »

Ces chiffres sont sensiblement les mêmes que ceux de Buret dans son livre sur la Misère des classes laborieuses en Angleterre et en France. » Il est prouvé, dit-il, que le travail de quinze à seize heures par jour ne permet pas à la grande majorité des pauvres ouvriers tisserands de gagner plus de 1 franc ; le nombre de ceux dont le salaire est au-dessous est plus grand assurément que le nombre de ceux qui ont le bonheur de l’atteindre. À Mulhausen (Mulhouse), à Troyes, un tisserand ne gagne souvent que soixante centimes par jour. »

Tous les patrons ne gémissent pas, comme ceux de Mulhouse, de l’atroce situation faite aux ouvriers par des conditions d’existence aussi misérables. « M. Jourdan-Ribouleau, nous dit Buret, m’apprend que, pendant les embarras commerciaux qui ont suivi la révolution de juillet, les salaires ont varié environ d’un sixième. « C’est alors, dit l’honorable fabricant, pendant les crises commerciales, que les manufacturiers peuvent fabriquer à meilleur marché. »

Il y a eu, c’est certain, une dépression considérable des salaires à la suite de la crise qui s’est prolongée jusqu’en 1830, et, dans l’industrie textile tout au moins, on ne les a plus vus remonter aux taux qu’ils avaient atteints avant cette crise. Buret apporte sur ce point des détails intéressants :

« M. Caignard, de Rouen, dit-il, me donne les renseignements suivants sur la baisse des salaires. En 1817, il a payé 1 franc l’aune pour le tissage d’une cotonnade de 18 pouces de large ; l’ouvrier pouvait faire cinq aunes par jour. Maintenant, en 1834, il ne paie plus que quarante à quarante-cinq centimes par aune pour la façon d’une étoffe de 46 pouces de largeur. La façon d’une pièce de 110 à 120 aunes ne se paie que 20 francs.

« M. Fontaine-Gris, fabricant de Troyes, déclare que, depuis 1816, les salaires ont diminué de 25 pour cent. « Cette diminution provient, dit-il, d’une plus grande habitude du travail et d’une plus grande concurrence parmi les ouvriers. » — M. Henriot, de Reims, se fait remarquer dans sa réponse par une franchise que nous regrettons de n’avoir pas toujours rencontrée chez le plus grand nombre des fabricants ses confrères. « Si nous voulons maintenir la tranquillité, dit-il, il devient urgent de ne plus diminuer le prix de la main-d’œuvre qui a varié trop souvent, « et rarement au profit de l’ouvrier. »

Pour les lullistes de Saint-Quentin, la dépression est encore plus forte. En 1823, ils pouvaient gagner jusqu’à quinze francs et même vingt francs par jour. Après la crise, les salaires sont de 1 franc 50 à 3 francs, chiffre maximum. À Rouen, dans l’industrie lainière et cotonnière, les graveurs qui gagnaient 12 francs par jour en 1825 n’en gagnent plus que 6 en 1830 ; le salaire des imprimeurs de premières mains tombe dans le même espace de temps de 10 à 3 francs ; des apprêteurs cylindreurs, de 3 à 2 francs ; des mouleurs et fondeurs, de 12 francs à huit et neuf francs. Quant aux fileurs rouennais, dont les salaires en 1825 se mouvaient entre 3 francs et 3 fr. 50, ils ne sont plus en 1830 que de 2 francs à 1 fr. 25.

Le haut salaire des mouleurs et fondeurs, qui devait finalement tomber entre cinq et six francs, s’explique, dit Villermé par le fait que « cette industrie n’a pu être naturalisée à Rouen qu’en employant des ouvriers anglais dont les salaires étaient très élevés. » Mais ajoute-t-il, « il n’y en a plus qu’un petit nombre dans les ateliers ; les ouvriers français devenus aussi habiles se paient moins cher. »

Mêmes diminutions à Lille dans les industries textiles, où le salaire des blanchisseurs de tulle tombe pour la même période de 2 francs et 2 fr. 25 à 1 fr. 75 et 1 fr. 50 ; celui des tullistes proprement dit de 10 et 12 francs à 4 et 6 francs, celui des brodeuses au crochet de 1 franc et 1 fr. 20 à 90 centimes et 1 franc. De même, les constructeurs de mécaniques à tulle voient tomber leur salaire de 8 et 10 francs à 3 et 5 francs.

C’est surtout sur les industries textiles qu’a porté la crise, puisque dans le même temps, à Lille, toujours nous verrons le salaire des fondeurs de fer monter de 2 fr. 75 et 3 francs à 3 fr. 25 pour s’élever en 1834 à 4 fr. 50 et 5 francs, salaire notablement supérieur à celui de Paris, qui n’atteint que 4 francs. À Paris même, les professions qualifiées, ouvriers du fer, de l’ameublement, du vêtement, de l’imprimerie, etc., reçoivent des salaires qui sont, pour les maréchaux-ferrants et les doreurs sur bois, de 2 fr. 50 par jour, et de 4 francs pour les apprêteurs de chapeaux de paille, les boulangers, les bijoutiers en or, les ciseleurs, les confiseurs, les fondeurs en cuivre, les fumistes, les gantiers, les fabricants de compas, les imprimeurs, les maçons, les paveurs, les tourneurs en chaises, les tailleurs de pierres, les teinturieurs en soie et les tapissiers. Le salaire s’élève entre 4 et 5 francs pour les doreurs sur métaux, les forgerons, les imprimeurs en étoffes, les marbriers, les plombiers, les tailleurs et les vernisseurs. Toutes ces professions subissent bon an mal an un chômage, qui varie selon les industries, de trois à sept mois. Même chômage pour les hommes de peine, qui sont payés de 2 fr. 10 à 2 fr. 50 par jour. Naturellement, le salaire des femmes observe vis-à-vis du salaire masculin la distance qui convient. Il s’élève à 2 fr. 50 pour les couseuses de chapeaux de paille, mais ces privilégiées ont six mois de chômage par an. Les teinturières atteignent le même chiffre, sans chômage. Le chômage est également nul pour les lingères, pour les boutiques et pour les chaussonnières ; mais les premières gagnent 90 centimes par jour, et les secondes soixante centimes.

Pour revenir aux industries textiles, qui ont été le plus touchées par la crise, et où se constatent les plus bas salaires, leur surgissement s’est produit à l’imitation et en concurrence de l’industrie anglaise, et c’est par cette cause que s’explique la condition misérable des ouvriers qu’elles occupent. D’autre part, sauf pour quelques spécialités techniques, ces industries se sont recrutées dans la masse du prolétariat agricole, qu’elles ont ajoutée ainsi au prolétariat industriel. Aujourd’hui encore, les salaires du tissage et de la filature sont de beaucoup les plus bas.

Les ouvriers en draperies et lainages sont pourtant, en 1830, dans de moins mauvaises conditions que les ouvriers du coton. À Darnetal, les hommes gagnent de 1 fr. 80 à 2 francs par jour ; à Elbeuf et Louviers, de 1 fr. 60 à 3 fr. 80. Mais dans ces trois localités les femmes ne reçoivent qu’un franc et 1 fr. 25, et les enfants 50 à 80 centimes. Le tisseur roubaisien gagne entre 2 et 3 francs ; mais celui qui travaille chez lui doit se contenter de 30 sous. À Reims, les tisserands gagnent 3 francs et les fileurs en gros de 2 fr. 50 à 3 francs. À Sedan, ceux-ci ont à peu près le même salaire, 2 francs à 2 fr. 80, mais le salaire des tisserands peut descendre de 3 fr. 50 à 1 fr. 50, ce qui avec le bobinage des trames fixe le salaire réel entre 3 fr. 05 et 1 fr. 15. Les tisserands en laine de Carcassonne reçoivent à peu près le salaire des cotonniers de l’Est et du Nord : de 80 centimes à 1 fr. 16 et même de 73 à 91 centimes. Les fileurs gagnent un peu moins de 1 fr. 50 et les fileuses un peu plus d’un franc par jour.

Ces chiffres disent assez que, pour tous les ouvriers, c’est la misère noire en période d’activité du travail, et la plus affreuse détresse, la famine meurtrière, en temps de crise. Même en travaillant jusqu’à 17 heures par jour, des quantités innombrables d’ouvriers n’entretiennent leur misérable existence et celle de leur famille que grâce aux secours privés et publics. Dans quelle proportion sont, au regard des huit millions d’ouvriers industriels et agricoles, ceux qui doivent recourir à la charité ? Voilà qui est difficile à établir.

Les écrivains conservateurs ont trop intérêt à en exagérer le nombre, afin de fortifier leur polémique contre le régime industriel, pour qu’on les croie sur leur affirmation. Benoiston de Châteauneuf compte en France cinq millions d’indigents, et un rédacteur du Courrier de l’Europe élève ce chiffre à dix millions. Le baron de Morogues, qui avoue ses préférences pour le régime agricole, mais se défend avec énergie d’être un féodal, estime que le chiffre des indigents s’élève à deux millions environ. Villeneuve-Bargemont l’évalue à un million et demi ; 767.245 pour les villes et 819.195 pour les villes. Buret, de son côté, ne trouve que 1.120.961 indigents inscrits.

J’estime pour ma part ces derniers chiffres un peu faibles. Dominé par son préjugé contre l’industrie et son amour du bon vieux temps et de la douce vie rurale, Villeneuve-Bargemont n’a pas aperçu que le nombre des indigents réels, sinon officiels, devait être beaucoup plus considérable dans les campagnes qu’il ne le dit. Autrement, on ne s’expliquerait pas l’exode continu des campagnes vers les villes, au fur et à mesure du développement de l’industrie. Ces tissages et ces filatures dont nous venons d’indiquer les salaires ne sont pas peuplés d’ouvriers des villes, mais de prolétaires agricoles chassés par la faim.

D’un tableau dressé par le statisticien Balbi en 1830, il résulte que sept millions et demi de Français n’ont à dépenser que 25 centimes par jour, sept millions et demi trente-trois centimes, sept millions et demi quarante et un centimes, et trois millions cinquante-cinq centimes. Soit vingt-six millions d’être humains, sur trente et un, condamnés à se suffire avec un revenu de cinq à onze sous par jour. Ces chiffres, dit Pecqueur, qui les reproduit en 1839, « personne jusqu’à présent n’a pu en contester les bases ».

Pour nous en tenir à la misère industrielle, qui fait d’ailleurs supposer amplement ce qu’est la misère agricole, puisqu’on fuit celle-ci pour tomber dans celle-là, nous constatons qu’à la veille des journées de juillet le département du Nord, dont la population est d’un peu moins d’un million d’habitants, compte, au dire du baron de Morogues, 150.000 indigents dont 8.000 mendient leur pain. Pecqueur élève ce chiffre à 220.000.

Dans son enquête, Villermé parle d’un filateur de Rouen qui « a trouvé en 1831 que, sur cent ouvriers supposés continuellement employés dans sa filature de coton, soixante et un, c’est-à-dire les deux tiers, ne gagnaient pas assez pour se procurer le strict nécessaire. » Et ce strict nécessaire, Villermé l’évalue de 70 à 95 centimes par jour, pour la nourriture d’un ouvrier, « alors qu’il vit forcément avec trois ou quatre sous de pain et trois ou quatre sous de pommes de terre. »

Villeneuve-Bargemont affirme que le nombre des indigents à Paris atteint le septième de la population totale. Mais on ne peut accepter son évaluation que sous les plus expresses réserves. Il tend en effet à prouver que la révolution de juillet

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


a causé le plus grand préjudice à la classe ouvrière. Évaluant de douze mille à soixante-quinze mille le nombre des personnes riches qui ont quitté Paris pour fuir la Révolution ou bouder le nouveau régime, il estime à cent vingt millions de francs la perte supportée par les industries parisiennes. On a moins de peine à le croire quand il affirme que dans le douzième arrondissement (quartiers Saint-Jacques, du Jardin des Plantes, Saint-Marcel et Observatoire) le nombre des indigents inscrits forme le sixième du total de la population.

Lille compte un indigent inscrit pour quatre habitants. À Lyon, cent mille habitants, sur cent cinquante mille, sont dans le dénuement le plus complet et bientôt la faim va les chasser de leurs ateliers. « À Sedan, dit Pecqueur, il n’est pas rare de voir de malheureux ouvriers rassemblés autour des gens qui se chargent de l’abatage des chevaux malades, en attendant le moment où ces animaux sont dépouillés, pour s’en partager la chair. » Et il ajoute : « On sait quelles dévastations furent commises en général, 1830-1832, par des populations nombreuses, privées de feu au milieu de l’hiver. »

Dans l’Aisne, en 1831, des ouvriers sans travail parcourent les campagnes par bandes de mille à quinze cents « en demandant des secours et en menaçant de pillage », selon l’expression de la Gazette de France. Le préfet dut passer par-dessus les lois et les règlements, et enjoindre aux communes riches de joindre leurs ressources d’assistance à celles des communes moins pourvues. Ce fut un scandale dans le monde administratif.

Quelle pouvait être en temps normal l’alimentation d’ouvriers aussi misérablement rétribués ? Où et comment se logeaient-ils ? Dans quelles conditions d’hygiène ? Comment le surtravail, la nourriture insuffisante, le défaut presque absolu de tous soins du corps et de l’habitation retentissaient-ils sur l’organisme de ces millions de producteurs ? Enfin, quelles mœurs le nouveau milieu industriel leur avait-il faites ?

Les familles ouvrières sont nombreuses à Mulhouse. Six bouches en moyenne. On ne mange de viande, on ne boit de vin que le jour de la paie, c’est-à-dire deux fois par mois. La moyenne de la consommation quotidienne est de trente-trois à trente-quatre sous, et le pain y entre pour treize sous. Les célibataires sont plus heureux, cela va sans dire. « Auprès de Sainte-Marie (aux Mines), dit Villermé, les compagnons tisserands se mettent en pension pour 4 fr. 50 ou 5 francs par semaine, ils sont nourris avec la famille chez laquelle ils vivent et comme elle blanchis, couchés dans un lit ; en outre on leur fournit un métier sur lequel ils travaillent d’ordinaire pour leur compte. Le plus souvent, lorsque la pension est de 4 fr. 50, ils n’ont de la viande qu’une fois par semaine, et deux fois lorsque la pension est de 5 francs. »

Les plus pauvres ouvriers de Lille se nourrissent surtout de pommes de terre, de quelques légumes, de soupe maigre, de charcuterie. « Ils ne mangent ordinairement qu’un seul de ces aliments avec leur pain. L’eau est leur unique boisson pendant les repas. » Mais ils vont ensuite au cabaret boire de la bière ou du genièvre. Les ouvriers d’Amiens, plus mal nourris en général que ceux de Lyon, Rouen, Reims, et Sedan, ne boivent guère que de l’eau, ou de la petite bière coupée d’eau. Un peu partout et surtout à Reims, la femme étant une ouvrière et ses instants étant tous pris par la fabrique, les enfants sont allaités au biberon et « on se hâte trop de les nourrir avec de la bouillie ». Sur 916 enfants des hospices de Reims, 586, ou 64 pour cent, meurent dans la première année par l’allaitement artificiel.

Villermé constate que « l’espace et la lumière ne manquent pas, ou manquent rarement, dans les manufactures de la fabrique d’Amiens, » et que « c’est seulement chez les petits entrepreneurs de tissage que les ateliers ne sont pas toujours ni assez grands, ni assez aérés, surtout dans la ville ». Mais le travail y est, pour les enfants, plus pénible qu’ailleurs, et Villermé ne peut se résigner à taire « une cause particulière de ruine pour la santé des jeunes ouvriers dans les petites filatures qui manquent d’un moteur général. Cette cause, sur laquelle l’attention de la mairie d’Amiens a été appelée deux fois, à ma connaissance, par le conseil des prud’hommes de la ville, (la première en 1821, et la seconde, le 22 septembre 1834) consiste à faire mettre en mouvement, par des enfants, les machines à filer ou à carder, au moyen d’une manivelle à laquelle on fait décrire, avec la main, un cercle dont le point supérieur passe à cinq pieds des planches, et à exiger ainsi de ces enfants plus qu’ils ne convient à leur faiblesse et à leur taille. Je ne parlerais pas de cet abus de pouvoir des fileurs sur leurs aides, s’il n’avait été dénoncé à l’autorité municipale par le conseil des prud’hommes et si une double enquête n’était venue confirmer les assertions de ce conseil. » Les moteurs mécaniques apportèrent à ces pauvres enfants le même soulagement qu’aux détenus de Loos dont il a été parlé plus haut.

Au regard du logis ouvrier, surtout lorsqu’on y travaille, la manufacture est un séjour hygiénique. Et pourtant, sauf la lumière que l’intérêt patronal n’y mesure pas aux yeux de ses travailleurs, l’air y est confiné au point d’être irrespirable. Les ouvriers et les machines y sont entassés, et celles-ci happent fréquemment au passage un lambeau de chair prolétarienne. Les estropiés sont mis au rebut, et les employeurs n’ont qu’à les remplacer par des bras inemployés, qui ne manquent pas dans l’immense armée de réserve du travail.

Partout le travail est périlleux. La phtisie cotonneuse, ou pneumonie cotonneuse, décime les ouvriers occupés au battage du coton brut. Ici encore la machine apportera une amélioration, mais ce n’est pas une raison d’humanité qui la fera adopter par les patrons. Le cardage de la filoselle et de la soie, dans les maisons de détention, notamment celle de Nîmes, et dans les ateliers de l’industrie libre, appelle l’attention du docteur Boileau de Castelnau qui, dans des rapports répétés, proteste contre « l’extrême insalubrité » de ce travail. Les bourretaires, c’est ainsi qu’on appelle les cardeuses de la bourre, de la filoselle, des débris de cocons qui ne peuvent être dévidés, succombent, jeunes encore, aux maladies de poitrine, surtout à la phtisie pulmonaire.

Les autres opérations du travail de la soie ne sont pas moins pernicieuses. Écoutons encore Villermé : « J’ai vu à Nîmes, dit-il, dans un atelier de tirage de la soie, où il y avait quatre fourneaux ou bassines, une vieille femme bossue et trois jeunes filles très pâles, dont deux très contrefaites, qui servaient chacune de moteur pour tourner les dévidoirs. » Mais, ajoute-t-il, « cette profession est le refuge des plus faibles. » Il parle aussi « du mauvais état de santé de beaucoup d’entre elles et de l’odeur repoussante, sui generis, qui s’attache à leurs vêtements, infecte les ateliers et frappe tous ceux qui les approchent. Au travail s’ajoute encore la douleur qu’il cause, par la sensibilité qu’acquiert le bout des doigts plongé à chaque instant dans l’eau bouillante ou presque bouillante des bassines ». Toutes ces tortures pour 18 sous par jour, « bon salaire moyen ». Quant aux femmes infirmes et aux jeunes filles, elles doivent se contenter de 8 à 14 sous.

Les logements de ces malheureux, même ceux où l’on ne travaille pas, ne sont pas faits pour adoucir leurs tortures ni pour leur procurer un repos qui permette d’affronter mieux celles du lendemain. Les ouvriers en laine de Lodève, dans une contrée d’air et de lumière, peuplent les rues étroites de la ville, entassés par familles de cinq à six personnes dans une chambre au rez-de-chaussée, humide, mal éclairée, mal aérée, ou bien dans « des espèces de greniers trop froids pendant l’hiver, et surtout trop chauds pendant l’été ».

Dans la montagne vosgienne, près de Sainte-Marie-aux-Mines, les tisseurs et dévideurs « sont maigres, chétifs, scrofuleux, ainsi que leurs femmes et leurs enfants ». Dans ces vallons étroits et humides, rarement visités du soleil, toute une population se dégrade et s’étiole. À Dornach, à Mulhouse, il n’est pas rare de voir deux familles entassées dans une chambre de trois à quatre mètres de côté. Les lits sont formés de « paille jetée sur le carreau et retenue par deux planches ». Un grabat de cette sorte, recouvert de lambeaux de couverture et souvent, dit Villermé, d’« une espèce de matelas de plume, d’une saleté dégoûtante, sert à toute une famille ».

S’étonne-t-on, après cela, qu’au tirage au sort de 1823, le contingent du Haut-Rhin fournisse les conscrits de la plus petite taille des dix départements de l’Est, après avoir occupé le troisième rang au recrutement de 1810, et que, parmi les contingents des cinq classes de 1824 à 1828, ce département offre la plus grande proportion de conscrits réformés pour défaut de taille !

À l’autre extrémité de la France, à Nantes, voici, selon le docteur Guépin, le logis de l’ouvrier : « Entrez en baissant la tête dans un de ces cloaques ouverts sur la rue et situés au-dessous de son niveau : l’air y est froid et humide comme dans une cave ; les pieds glissent sur le sol malpropre, et l’on craint de tomber dans la fange. De chaque côté de l’allée, qui est en pente, et par suite au-dessous du sol, il y a une chambre sombre, grande, glaciale, dont les murs suintent une eau sale, et qui ne reçoit l’air que par une méchante fenêtre trop petite pour donner passage à la lumière, et trop mauvaise pour bien clore. Poussez la porte et entrez plus avant si l’air fétide ne vous fait pas reculer ; mais prenez garde, car le sol inégal n’est ni pavé ni carrelé, ou au moins les carreaux sont recouverts d’une si grande épaisseur de crasse, qu’il est impossible de les voir. Ici deux ou trois lits raccommodée avec de la ficelle qui n’a pas bien résisté : ils sont vermoulus et penchés sur leurs supports : une paillasse, une couverture formée de lambeaux frangés, rarement lavée parce qu’elle est seule, quelquefois des draps et un oreiller : voilà le dedans du lit. Quant aux armoires, on n’en a pas besoin dans ces maisons. Souvent un rouet et un métier complètent l’ameublement ; » et, peut-on dire en forme de conclusion, ajoutent l’insalubrité à l’insalubrité.

Les ouvriers normands sont aussi mal logés que les ouvriers bretons. À Rouen, dit Villermé, « ils habitent en général dans des rues étroites, des maisons sales, humides, mal distribuées, souvent bâties en bois, et dont les chambres sont petites et obscures ». Leurs frères de Picardie n’ont rien, hélas ! à leur envier. À Amiens, où « les hommes âgés de 20 à 21 ans ont été trouvés d’autant plus souvent aptes au métier des armes par leur taille, leur constitution, leur santé, qu’ils appartenaient à la classe aisée, et d’autant moins souvent qu’ils appartenaient à la classe pauvre, à la classe ouvrière de la fabrique », ces derniers sont aussi mal logés, et la ville n’est insalubre que pour eux.

Villermé signale que la plupart de ces logements n’y sont pas de plain-pied et qu’à chaque rez-de-chaussée « répond une chambre au premier étage, un grenier au-dessus de celle-ci, ou quelquefois un grenier seul ». Ainsi s’étagent deux ou trois familles, la famille de l’étage supérieur traversant les chambres de l’autre famille, toutes les fois qu’elle sort ou rentre. Les pauvres n’ont pas le droit d’être chez eux.

Les tisserands de Saint-Quentin font leur toile en famille « dans des espèces de caves ou de celliers humides, peu ou point aérés, où la température est basse, mais égale. Mais presque toutes les maisons où logent les tisserands « étaient construites en pierres parfaitement jointes, voûtées et assez bien éclairées », la lumière étant un des plus pressants besoins professionnels du tissage.

On a beaucoup parlé des caves de Lille, on en parlera encore longtemps. Villermé a visité en détail cette lamentable rue des Étaques, et il est descendu dans ces taudis souterrains « par un escalier qui en est très souvent à la fois la porte et la fenêtre ». Il a noté que, pour ces misérables troglodytes de notre civilisation, le jour arrive une heure plus tard que pour les autres, et la nuit, une heure plus tôt. Ici, comme à Rouen, comme dans les Vosges, comme à Lodève, le proverbe est démenti par le laissez-faire bourgeois, et le soleil ne luit pas également pour tout le monde.

Dans ces caves, Villermé a vu fréquemment « reposer ensemble des individus des deux sexes et d’âges très différents, la plupart sans chemise et d’une saleté repoussante. Père, mère, vieillards, enfants, adultes, s’y entassent ». Malgré cela, il n’hésite pas à préférer ces taudis aux greniers, « où rien ne garantit des extrêmes de la température ».

Victor Hugo a visité ces trous, et les Châtiments nous en ont rapporté l’horreur :


Caves de Lille ! on meurt sous vos plafonds de pierre !
J’ai vu, vu de mes yeux pleurant sous ma paupière
_____Râler l’aïeul flétri,

La fille aux yeux hagards de ses cheveux vêtue,
Et l’enfant spectre au sein de la mère statue !
_____Ô Dante Alighieri !

C’est de ces douleurs-là que sortent vos richesses,
Princes ! ces dénuements nourrissent vos largesses…


Le patriciat industriel de Lille soutenait si ardemment l’auteur de coup d’État et ses complices, qu’on peut presque oublier que Victor Hugo n’a pas aperçu celui-là à travers ceux-ci. Mais l’histoire n’a pas les mêmes licences que la poésie : les patrons qui relèguent leurs ouvriers dans des caves ont besoin des princes de coup d’État, et ceux-ci sont leurs entretenus et profitent de leurs « largesses ».

Il fallut l’« épidémie de choléra de 1848 pour que la bourgeoisie, sous la terreur de la contagion, songeât à assainir ces bouges » ; car la maladie des gueux, ainsi nommait-on le choléra à Lille, nous apprend M. Gossez, dans son ouvrage sur le Département du Nord sous la deuxième République, bien qu’elle exerçât surtout ses ravages dans la classe pauvre, n’en atteignait pas moins quelques-uns des heureux. La loi de 1850 devait assainir un peu les quartiers ouvriers, et les caves furent abandonnées peu à peu.

À quel degré d’abaissement moral était tombé un peuple ouvrier en proie à toutes les misères sociales, économiques et physiologiques dont je viens de tracer un rapide et insuffisant tableau sur le témoignage des enquêteurs du temps, j’hésiterais véritablement à le dire si le lecteur y devait voir autre chose que la condamnation des classes riches et instruites, emmurées dans leur égoïsme et leur inconsciente cruauté. Tous les articles du code le concernant tiennent l’ouvrier pour un être mineur, depuis l’obligation du livret jusqu’au témoignage en justice. Comme en toute chose, la loi est ici l’expression des mœurs générales. La Révolution qui a passé il y a quarante ans à peine sur tous les fronts, n’a pas encore redressé de son souffle libérateur ceux de la masse ouvrière. Les serfs de la glèbe sont devenus des serfs de l’usine, et l’insouciance sociale des nouveaux seigneurs égale celle des maîtres de la vieille féodalité, et parfois la dépasse.

Toute espérance, non de s’émanciper, mais de choisir son maître est ôtée au prolétaire de l’usine et de la manufacture. « Le fabricant ou chef d’atelier, dit Villermé, qui fait à un ouvrier des avances sur son salaire, les inscrit sur le livret dont celui-ci doit toujours être muni, conformément à la loi. L’ouvrier qui a reçu ces avances ne peut, en cessant de travailler pour un maître, exiger la remise de son livret et la délivrance de son congé qu’après avoir payé sa dette, soit en argent, soit par son travail. Il perd donc sa liberté. »

Et, en perdant sa liberté, il perd la moitié de son âme. Souci de ses droits, de sa dignité, de respect humain, tout cela disparaît dans le morne désespoir d’une vie de labeur surmenant et sans issue. Et dans leur fureur même, ses tristes vices d’être humain retourné aux impulsions de l’animalité ne causent de dommage qu’à lui-même et aux siens. Son imprévoyance le livre sans défense aux odieux calculs du patron qui, nous affirme Villermé, Il ne lui a fait des avances que pour le retenir plus tard sans augmentation de salaire lors des hausses dans le prix de la main-d’œuvre ou pour lui donner à exécuter de mauvaises pièces qu’un ouvrier libre refuserait ».

Précurseur du truck system, ou paiement en nature par le magasin patronal, que les patrons français importeront bientôt d’Angleterre, le système des avances inscrites au livret sévit avec intensité dans tous les pays de manufacture, et plus particulièrement à Sainte-Marie-aux-Mines, à Reims et à Amiens. Et c’est bien à ce moment que sévit dans toute sa rigidité la loi d’airain des salaires, modifiée, entravée et parfois annulée depuis par les lois démocratiques, et surtout par l’effort conscient des travailleurs organisés sur le terrain politique et corporatif.

Mais, dit Villermé, lorsqu’en 1830 on parle aux ouvriers de Reims d’ordre et d’économie, ce qui est en somme passablement ironique si l’on considère le taux des salaires et celui des besoins les plus essentiels toujours insatisfaits, « ils répondent que le commerce seul les fait travailler et vivre, que pour le faire aller il faut dépenser de l’argent, que l’hôpital n’a pas été fondé pour rien, et que s’ils voulaient tous faire des épargnes, être bien logés, bien vêtus, les maîtres diminueraient le salaire, et qu’ils seraient également misérables ».

Certains patrons d’Alsace, cependant, s’émeuvent de la situation faite aux serfs de l’industrie et, sachant qu’en eux tout ressort est brisé par la misère et le sentiment de son éternité, tentent d’adoucir leur sort. « Ainsi, nous dit Villermé, à Guebwiller, chez M. Nicolas Schlumberger, la journée de travail est moins longue qu’ailleurs d’une heure et demie. On y a soin, en outre, pour faire passer chaque jour tous les enfants à l’école sans nuire à la fabrication, d’en avoir, proportions gardées, un plus grand nombre que dans les autres filatures. De cette manière, on varie les attitudes de ces petits ouvriers, leurs exercices, les objets de leur attention ; on les repose du travail de l’atelier, et par conséquent on sert à la fois leur santé et leur instruction. »

À Mulhouse, le manufacturier Kœchlin inaugure le système des maisons ouvrières pour trente-six ménages ; le prix du loyer, moindre de moitié des prix ordinaires, est retenu sur la quinzaine. Villermé convient que ce système place l’ouvrier sous la dépendance du patron. Mais il considère que cette dépendance aura « nécessairement pour résultat de rendre l’ouvrier plus prévoyant, plus moral, et d’améliorer sa situation matérielle ». On sait ce que, depuis, d’autres employeurs ont fait d’un système que Kœchlin avait surtout conçu dans l’intérêt des ouvriers, et comment il est devenu un moyen de servitude économique, religieuse et politique qui dure encore aujourd’hui dans certains centres industriels. Mais, à l’époque et pour les manufactures dont nous parlons, Villermé constate que les ouvriers sont « mieux portants, moins déguenillés, plus propres enfin, surtout les enfants, que dans les manufactures de Thann et de Mulhouse ».

Presque partout, les ouvriers oublient leur misère au cabaret. En Alsace, où l’on boit moins que dans le Nord, ce sont surtout les gens étrangers au pays qui s’adonnent à l’ivrognerie. Le Nord n’avait pas attendu d’ailleurs la formation de la grande industrie pour s’adonner à ce vice funeste. L’intendant de la généralité de Flandre disait déjà en effet, dans un mémoire, en 1698 : « Ils sont exacts à la messe et au sermon, le tout sans préjudice du cabaret, qui est leur passion dominante. »

Los auteurs socialistes ont accusé le régime capitaliste d’avoir poussé les ouvrières à droguer leurs nourrissons afin de pouvoir aller travailler à la manufacture. Selon Villermé, à Lille c’est pour tout autre chose que le travail qu’on empoisonne les enfants de ce stupéfiant nommé dormant. « Je me suis assuré chez les pharmaciens qui vendent ces dormants, dit-il, que les femmes d’ouvriers en achètent surtout les dimanches, les lundis et les jours de fête, lorsqu’elles veulent rester longtemps au cabaret et laisser leurs enfants aux logis. » Soit. Mais pour n’être pas toujours aussi directe qu’on l’a dit, le patronat n’en porte pas moins la responsabilité d’avoir contribué à développer la démoralisation qu’un tel fait accuse.

Les mœurs des tisserands de Roubaix sont meilleures, sauf ceux qui travaillent dans les grands ateliers. À Rouen, l’alcoolisme n’a pas encore pris le développement qui fait aujourd’hui pousser un universel cri d’alarme, aussi la santé des ouvriers en 1830 y est-elle bien meilleure que celle des ouvriers du Nord. À Reims, les ouvriers sont incités à la boisson par le désœuvrement forcé qui résulte de la journée perdue le lundi à la remise en marche des moteurs à vapeur. Les ouvriers de Sedan sont sobres autant que laborieux. Dans le Midi également et, malgré les misérables salaires que j’ai dit, les ouvrières en soie du Gard et de la vallée du Rhône, plus particulièrement celles du Vivarais et des Cévennes, trouvent moyen de faire des épargnes.

Une débauche en appelle une autre. La promiscuité des sexes, de jour et de nuit, dans l’atelier et dans le logis trop étroit, n’est pas une école de retenue. Les ouvrières de Saint-Quentin, les imprimeuses de Mulhouse acquièrent à cette époque une fâcheuse renommée. « À Reims, dit Villermé, quand une jeune ouvrière quitte son travail le soir avant l’heure de la sortie générale, on dit qu’elle va faire son cinquième quart de journée. Ce mot peut faire sourire, mais on éprouve un sentiment pénible à voir de très jeunes filles, dont la taille n’annonce pas plus de douze à treize ans, s’offrir le soir aux passants. » Il affirme que sur cent enfants au-dessous de quinze ans qui n’ont pas d’autre moyen d’existence que la prostitution, dix ou douze n’ont pas atteint leur douzième année. Parent-Duchâtelet constate de son côté que la ville de Reims fournit à la prostitution un contingent plus fort que celui de toutes les autres villes.

Cette prostitution-là n’est pas un produit direct du vice, engendré indirectement par la misère, mais bien un produit direct de la misère. Eugène Buret le voit bien lorsqu’il déclare que « la prostitution est pour les jeunes filles pauvres à peu près ce qu’est le vagabondage pour les jeunes gens », et lorsqu’il ajoute : « La femme… est dans une condition économique moins favorable encore que l’homme ; si les travaux auxquels on l’applique le plus ordinairement sont moins pénibles et moins répugnants que ceux de l’ouvrier des manufactures, ils sont moins bien rétribués. »

Pauvre Liberté.
(D’après une estampe de la Bibliothèque nationale.)


En dehors des rares exemples que j’ai cités, l’indifférence des patrons est générale devant la misère morale des artisans de leur fortune. Villermé en a même trouvé qui ont eu le « courage » de lui avouer que, « loin de s’associer jamais à d’autres fabricants pour prévenir l’intempérance des ouvriers, ils profiteraient de semblables dépravations pour augmenter leur propre fabrication, en recueillant dans leurs ateliers les travailleurs qui seraient renvoyés des autres. Ils disaient qu’ils étaient fabricants pour devenir riches, et non pour se montrer philanthropes. »

Bien plus ! des « personnes dignes de foi » ont « entendu des chefs de maisons, et surtout de maisons récentes et encore mal affermies, avouer que, loin de vouloir donner à la classe ouvrière de bonnes habitudes, ils faisaient des vœux au contraire pour que l’ivrognerie et la mauvaise conduite s’étendissent à tous les individus qui la composent : de cette manière aucun d’eux ne pourrait sortir de sa condition, aucun ne pourrait s’élever au rang de fabricant, ni par conséquent leur faire concurrence ». Et Villermé ajoute avec indignation : « Enfin, n’ai-je pas moi-même entendu un pareil langage sortir de la bouche d’anciens ouvriers devenus fabricants ! »

De quel front, après de semblables aveux, les patrons oseront-ils se plaindre du manque de conscience professionnelle des ouvriers et « du peu de soin que ceux-ci apportent à la confection de l’ouvrage qu’on leur donne à faire ? » Ils l’osent, cependant, et l’enquêteur enregistre la réponse des ouvriers. « Quand nos pièces sont mal tissées, lui disent-ils, on sait nous le dire et nous faire une retenue sur le prix de façon. Mais si nous nous appliquons à les bien confectionner, si nous les remettons sans un défaut, on ne nous donne rien de plus. »

Les vices de la classe ouvrière ne nuisent finalement qu’à elle-même, et, on l’a vu, parfois les patrons spéculent sur eux. D’où l’indifférence. Les lecteurs ouvriers pour qui cette histoire est écrite sauront y trouver l’enseignement qui se dégage des faits que j’ai exposés avec une profonde tristesse. Les temps dont je parle sont assez loin de nous ; mais il est encore dans notre pays des milieux industriels qui n’en sont pas aussi éloignés qu’on se plait à le croire.

Et il est si vrai que cette démoralisation ajoute aux misères matérielles des travailleurs sans atteindre les maîtres, qu’en dépit des polémiques passionnées des écrivains féodaux contre le régime industriel et des statistiques qu’ils échafaudent pour établir que la criminalité est plus grande dans les régions manufacturières que dans les régions agricoles, Villeneuve-Bargemont lui-même est forcé « de reconnaître que si la portion indigente de la population flamande a des vices qui contribuent à la plonger et à la perpétuer dans ce hideux état d’abjection et de misère, la douceur, ou si l’on veut, le défaut d’énergie de caractère des indigents les préserve en général d’excès nuisibles à la société ».

Dans son Essai sur la statistique morale de la France (1830-1838), Guerry constate que la proportion des accusés illettrés baisse à mesure que les enfants fréquentent davantage les écoles. Mais, au moins pour cette courte période, la proportion des illettrés diminue moins rapidement dans la population criminelle ; que dans le reste de la population. Et, nous l’avons vu plus haut, le chiffre des illettrés est beaucoup plus considérable dans la population agricole, même aisée, que dans la population industrielle, même misérable. C’est donc à la misère et à l’inculture, tant rurale qu’industrielle, qu’il faut attribuer la criminalité.

Mme de Staël disait que tout l’ordre social est fondé sur la patience des classes laborieuses. Nous venons de voir sur quel fonds de misère matérielle et morale reposait cette patience en 1830. Les ouvriers avaient si peu le sentiment de leur valeur, de leur dignité, de leur destin futur, que Martin Nadaud pourra dire qu’en ce temps on les méprisait généralement : « À Paris, écrit-il, on ne nous témoignait guère plus d’égards lorsqu’on nous voyait attroupés le soir, à la porte de nos garnis, ou couverts de plâtre à la sortie de nos chantiers. » Mais, ajoute-t-il, « ce qui était moins excusable, ou plutôt ce qui ne l’était pas du tout, c’est la critique que faisaient de nous certains bourgeois de la Creuse, à notre retour : « Voilà nos députés d’hiver qui arrivent avec de plus beaux habits que les nôtres ! » Puis les rires moqueurs de ce beau monde d’ignorants et de crétins, qui croyaient à la servitude éternelle de la grande masse ouvrière, devenaient ou bruyants ou cyniques. »

Comment les ouvriers auraient-ils cru en eux-mêmes, écrasés ainsi non seulement sous le poids de leur détresse, mais encore sous celui de l’insouciance générale et même du mépris. Nous avons pu cependant noter quelques heureux symptômes d’un réveil prochain. En voici encore un. À Lille même, sombre ville de détresse, les ouvriers qui s’enrôlent dans les sociétés de secours mutuels et préludent ainsi à l’organisation de classe, sont nombreux. Mais, observe Villermé, « on conçoit combien une semblable organisation rend la coalition facile ; c’est sans doute ce qui a presque toujours en France empêché l’autorité de favoriser les sociétés dont il s’agit. On est frappé des inconvénients qu’elles peuvent avoir, et non de leurs avantages ».

On le voit par ce trait final, s’il y eut en France un gouvernement, un régime de classe, c’est bien celui dont nous avons entrepris l’histoire. Impressionné par la critique sociale des saint-simoniens, Victor Hugo, écrit, dans son Journal d’un révolutionnaire de 1830, qu’il ne peut y avoir « rien que de factice, d’artificiel et de plâtré dans un ordre de choses où les inégalités sociales contrarient les inégalités naturelles ». Il croit trouver « l’équilibre parfait de la société » dans « la superposition immédiate de ces deux inégalités ». Nous verrons que, pour avoir cherché cet équilibre dans la réalisation de la démocratie, les travailleurs ont plus sûrement obéi à la loi de l’histoire et plus sûrement servi leurs destins.