Histoire socialiste/Le règne de Louis-Philippe/P2-08

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2. LA RÉSISTANCE.



CHAPITRE VIII


L’ACTION OUVRIÈRE


Les ouvriers dans les sociétés républicaines. — Infériorité politique et juridique des ouvriers sous Louis-Philippe. — Les grèves de 1830 à 1833. — Le compagnonnage et ses mystères. — Combats entre gavots et dévorants. — Comment, dès 1830, le compagnonnage évolue en syndicat. — Le rôle syndical des sociétés ouvrières de secours mutuels. — L’émeute des quatre sous à Anzin. — La grève des tailleurs de Paris. — Les passementiers de Saint-Étienne.


Nous avons dit de notre mieux, et sans noircir le tableau, quelle était la situation de la classe ouvrière au moment de la révolution de 1830. Dans notre récit de l’insurrection de Lyon, nous avons pu observer que l’ébranlement politique reçu par toute la nation n’avait pas remué partout les couches profondes de la population ouvrière. De fait, il n’y a guère qu’à Paris, où les ouvriers ont construit les barricades de juillet et les ont défendues, que les plus avancés des prolétaires lient leur sort à celui de la démocratie : ce n’est encore que là, pour l’instant où nous sommes, où l’espoir d’émancipation sociale par la République groupe les travailleurs.

Martin Nadaud, dans ses Mémoires de Léonard, note que les ouvriers étaient assez nombreux dans les sociétés républicaines. « Nous étions quatre Creusois, dit-il, dans notre section de la rue des Boucheries-Saint-Germain, et lorsque nous dîmes, un soir, que nous savions où prendre pinces, marteaux et planches pour aider à la construction des barricades, nous fûmes chaleureusement applaudis. » Ceci se passait « après la défaite du parti dans ces glorieuses journées des 5 et 6 juin ».

En somme, sauf à Paris, la révolution de juillet n’a pas retenti directement sur la classe ouvrière. Est-ce à dire qu’indifférente dans sa masse à la poussée en avant qui venait de se produire sur le terrain politique, elle n’en avait point reçu le choc ? Comment expliquerait-on alors le mouvement de grèves qui a son point de départ dans l’année 1830 et atteint en 1833 un maximum qui ne sera dépassé que dix ans plus tard, en 1840 ?

En 1831 et 1832, les poursuites pour délit de coalition montent de 49 à 51, ce qui est insignifiant, et s’élèvent en 1833 à 90. Dans ces quatre-vingt-dix poursuites, 270 ouvriers sont condamnés à la prison, et sept d’entre eux pour un an et plus. En 1831, ce sont les canuts de Lyon, les tailleurs de pierre de Bordeaux qui se mettent en grève ; en 1832, les boulangers, les tailleurs et les charpentiers de Paris ; en 1833, de nouveau les charpentiers et les tailleurs, les mineurs d’Anzin, les tisseurs de Sainte-Marie-aux-Mines, les porcelainiers de Limoges. Dans cette même année 1833, il y a un essai de grève des typographes parisiens ; les tisseurs de Saint-Étienne s’agitent pour l’établissement d’un tarif.

Le lecteur sait qu’à cette époque l’ouvrier n’était pas seulement infériorisé politiquement, mais encore juridiquement. En cas de contestation avec le maître, celui-ci, devant les juges, était cru sur sa parole. Les tribunaux de prud’hommes aujourd’hui composés d’ouvriers et de patrons, étaient encore régis par la loi de 1806 et le décret de 1809 : en faisaient partie, d’un côté les patrons, de l’autre les chefs d’ateliers, les contremaîtres et les ouvriers patentés, ce qui excluait le prolétaire proprement dit, et les patrons fournissaient la moitié plus un des membres du conseil des prud’hommes. L’institution du livret avait été renforcée par un décret du 1er avril 1831. Le texte de la loi sur les coalitions frappait toujours les ouvriers et dans tous les cas, et les patrons seulement lorsque la coalition avait tendu « injustement » et « abusivement » à modifier le taux des salaires. La classe ouvrière avait là un bon billet.

Plus que jamais les associations d’ouvriers étaient proscrites par la loi : et les bureaux de placement, restaurés par Napoléon Ier, avaient monopole pour tous les métiers exercés dans les grandes villes. C’est le beau temps où l’on interdit aux domestiques sans place de séjourner plus d’un mois à Paris et dans les grandes villes ; où les maîtres charpentiers étaient obligés de déclarer dans les deux jours les compagnons qu’ils embauchaient ; où le livret des garçons boulangers et bouchers était déposé chez le commissaire de police, et non chez le patron comme pour les autres salariés. C’est le bon temps de la liberté pleine et absolue du travail, où nulle loi ne point encore à l’horizon parlementaire pour empêcher les employeurs de tenir des enfants de six ans enfermés douze et quatorze heures par jour dans la manufacture.

Quand il rêve à l’avenir, l’ouvrier ne hausse pas son rêve jusqu’à l’émancipation totale de toute servitude économique : une journée plus brève, un salaire moins chétif, un tarif fixe, voilà ses plus hautes aspirations. Il n’a pas entendu les saint-simoniens, d’ailleurs si prudents dans leurs appels aux salariés ; pas davantage Fourier, qui ne les appellera que s’il trouve le capitaliste décidé à faire les frais du premier phalanstère. En vain, en 1831, dans un article de l’Européen, Buchez trace-t-il le plan d’une association ouvrière ; ils ne lisent pas encore. Si peu d’entre eux savent lire. Et puis, les lois sont là. On peut, malgré leurs défenses, se grouper pour la défense du pain, dissimuler le syndicat naissant sous la société de secours mutuels. Faire plus est impossible.

Dans la Revue Encyclopédique, Jean Reynand, en 1832, appelle l’attention sur la nécessité d’une représentation spéciale à la Chambre pour les prolétaires. S’ils sont asservis, c’est parce que le pouvoir politique est aux mains d’une classe : « Il est évident, dit-il, qu’un gouvernement issu de la classe bourgeoise ne devait, au dedans et au dehors, représenter d’autre intérêt que celui de cette classe. C’est ce que, depuis juillet, malgré la clameur universelle, il a exécuté avec une sévère et imperturbable logique ; c’est ce qui a fait sacrifier la République à la quasi-Restauration… ; c’est ce qui a fait sacrifier toute amélioration du sort de la classe ouvrière à l’étroit égoïsme de la classe bourgeoise. » C’est ici le premier appel à l’organisation de classe des travailleurs ; Flora Tristan lancera le second en 1843, et, en 1847, Marx et Engels le troisième et décisif appel qui fera se lever dans l’Internationale les travailleurs conscients de tous les pays.

Quelles sont donc, en 1833, les armes défensives des ouvriers ? Comme aujourd’hui, le refus concerté de travail, la grève, est leur principal moyen. Mais quelle forme de groupement les réunit, leur permet de communiquer entre eux, de se concerter, de se donner le mot d’ordre nécessaire ? Tout d’abord il y a le compagnonnage, ce groupement né des confréries ouvrières du XVIe siècle et par lequel les ouvriers se défendaient contre la corporation où les maîtres étaient tout-puissants. Les compagnonnages sont en réalité des syndicats secrets. Ils n’ont pas de statuts écrits ; leur tradition orale leur donne pour fondateurs les constructeurs du temple de Salomon et se réclame du templier Jacques Molay. Ils sont groupés par devoirs, ces formes primitives de la fédération : les enfants du père Soubise sont opposés aux gavots, ou enfants de Salomon. Les compagnons du devoir, qui embrassent un grand nombre de corporations, s’intitulent devoirants, puis par corruption du mot : dévorants. Gavots et dévorants sont en guerre perpétuelle.

N’entre pas qui veut dans ces associations, qu’on persécute au XVIIe siècle, à raison du caractère religieux de l’initiation. Les corporations non admises forment des devoirs séparés, que les vrais compagnons ne reconnaissent pas. Pour les individus appartenant à la profession affiliée à un devoir, l’initiation comporte des épreuves pénibles jusqu’à la cruauté, humiliantes jusqu’à l’obscénité. Dans la hiérarchie compagnonnique, les maîtres briment et oppriment les compagnons, et ceux-ci les apprentis, qui acceptent d’être tyrannisés, pour pouvoir tyranniser à leur tour quand ils seront devenus maîtres.

Ces persécutés de l’Église, qui d’ailleurs voyait en eux bien moins des hérétiques révoltés contre la foi que des serfs en travail d’émancipation, font comme l’Église : « Les menuisiers enfants de maître Jacques, nous dit Agricol Perdiguier, et quelques autres corps d’état soumis aux règles du même fondateur, ne doivent recevoir compagnons, d’après leur code, que des catholiques. »

Qu’était le compagnonnage, où il était si difficile de pénétrer : un syndicat de défense professionnelle, une société de secours mutuels, un organe de placement pour les compagnons en chômage. Dans chaque ville, une auberge tenue par la mère des compagnons, abritait et abrite encore les compagnons en quête de travail, que le « rouleur » pilotait dans les ateliers où il y avait chance d’embauchage. Le travail manquait-il dans une localité pour le nouveau venu, il bouclait son sac et partait plus loin, muni d’un secours de route et reconduit hors de la ville par les compagnons.

Ces conduites avaient un rituel. Moreau, un ouvrier serrurier, le décrit en ces termes : « En 1833, dit-il, j’assistai malgré moi, car j’ai toujours cherché à éviter les occasions de querelles, à une grande conduite que nous fîmes avec les compagnons forgerons. Il partait un de ces derniers en compagnie d’un aspirant serrurier. Arrivés au bout du faubourg de Pont-Rousseau, route de la Rochelle, c’est-à-dire après avoir fait près d’une lieue en chantant des refrains plus ou moins belliqueux, les compagnons prirent les devants pour faire la Guillebrette. Les serruriers, ne faisant pas grand bruit d’habitude, restèrent sur la route ; mais les forgerons, auxquels il faut beaucoup d’appareil, se placèrent sur un gazon situé entre le fossé de la grande route et une haie vive.

« Ils y formèrent un cercle compact, en inclinant la tête vers le centre, qui était garni de cannes et de bouteilles. Là ils chuchotaient et, par instants, poussaient tous ensemble des espèces de cris plaintifs ressemblant à des hurlements, dont les novices aspirants étaient fortement impressionnés. Ensuite ils se détachaient tour à tour pour faire avec le compagnon partant ces gesticulations, ces démonstrations qui constituent la Guillebrette.

« Sur la fin de cette longue et monotone cérémonie, nous entendîmes tout à coup des cris, des menaces, des injures, des trépignements, un brouhaha épouvantable dans le champ voisin. Que se passait-il donc ?

Deux aspirants serruriers s’étaient secrètement introduits dans le champ et se tenaient cachés derrière la haie qui le séparait de la pièce de gazon. Le compagnon qui faisait sentinelle aperçut les deux curieux épiant avec avidité les mystérieux secrets de maître Jacques : sauter dans le champ et tomber à grands coups de canne sur les deux indiscrets fut l’affaire d’un instant. Les aspirants, pris à l’improviste, cherchèrent à fuir, mais pressés par les coups redoublés d’un adversaire en fureur, ils lui firent face, et, après une lutte très vive, parvinrent à lui enlever sa canne, qui ne tarda pas à être reprise par les compagnons accourus aux cris de leur sentinelle.

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


« Cette bataille improvisée finit par devenir sanglante, à cause du grand nombre des combattants, et de l’heure avancée du soir, qui vint augmenter la confusion. L’ordre ne se rétablit qu’avec beaucoup de peine, par les efforts empressés des compagnons serruriers. »

Les aspirants, chez les charpentiers du devoir, étaient des renards et les compagnons des loups. Ceux-ci se dénommaient les uns le Fléau des Renards, les autres la Terreur des Renards. Car, nous dit Perdiguier, « le compagnon est un maître, le renard est un serviteur. Le compagnon peut lui dire : Cire-moi mes bottes, brosse-moi mon habit, verse du vin dans mon verre, etc. Le renard obéit, et le compagnon se réjouit d’avoir fait aller le renard. En province, un renard travaille rarement dans les villes ; on le chasse, comme on dit, dans les broussailles. Dans Paris, on le rend moins farouche, et il travaille dans les mêmes chantiers que les compagnons. »

Tous les compagnons ne prennent pas des surnoms par où s’atteste leur souci de la hiérarchie. Mais tous en ont un, c’est la règle, et chacun le prend approprié à son caractère. Les passionnés pour le compagnonnage s’appelleront Bourguignon-la-Fidélité, Bayonnais-le-Cœur-fidèle, Comtois-le-Corinthien-initié ; d’autres dénonceront leur faible pour l’amour ou pour la bonne chère en s’intitulant Vendôme-la-Clé-des-Cœurs et Le-Ventre-de-Bordeaux ; le souci esthétique anime Parisien-l’Ami-des-Arts ; et Montais-Prêt-à-bien-faire et Lemonnier-Sans-répit s’attestent bons et courageux ouvriers.

Les ouvriers d’un devoir rencontraient-ils ceux du devoir rival, c’était la bataille, toujours sanglante, parfois meurtrière. Le jour d’une conduite en règle, nous dit M. C.-G. Simon, « les compagnons d’un devoir ennemi organisaient ce qu’on appelle une fausse conduite, et s’en allaient à la rencontrée de la colonne rentrante, bien armés pour l’agression. Dès qu’ils l’apercevaient, il la topaient et, les devoirs respectifs déclinés, les deux partis s’attaquaient avec fureur ».

Martin Nadaud a vu ces bagarres, Il y a pris part. « Parmi nous, Creusois, dit-il, n’y avait de petits clans, de mesquines rivalités de cantons et même de communes. On avait baptisé du nom de Brûlas les ouvriers qui étaient originaires de La Souterraine, du Grand-Bourg et de Dun, et de Bigaros ceux qui venaient du voisinage de Vallière, Saint-Sulpice-des-Champs, Saint-Georges et Pontarion.

« Lorsque nous nous trouvions dans les mêmes chantiers, on commençait à se regarder en chiens de faïence. D’ailleurs, un maître compagnon ou un appareilleur bigaro se serait bien gardé d’embaucher des brûlas.

« Si, par hasard, on se trouvait dans le même chantier, c’était à qui mangerait l’autre et le déchafauderait. Alors commençait une de ces luttes où les patrons avaient tout le gain. Les deux adversaires travaillaient jusqu’à se tordre la chemise sur le dos, c’est-à-dire jusqu’à complet épuisement. La lutte terminée, si les deux rivaux avaient été aussi crânes l’un que l’autre, on allait boire un coup. »

Nous reverrons tout à l’heure ces luttes qui tournent au profit du patron. Si affligeant que soit le tableau des querelles ouvrières, achevons-le, pour que le passé soit la leçon vivante du présent.

En 1833, les tanneurs de Lyon entreprennent de chasser les cordonniers. Au nombre de trois cents, les combattants s’assaillent et se poursuivent dans les rues. À quelque temps de là, les tanneurs sont attaqués par les charpentiers armés de leurs terribles outils, parce que les tanneurs s’obstinent à porter à leur chapeau des rubans de diverses couleurs, ce qui est un privilège des charpentiers. À la même époque, à Marseille, un compagnon passant tue un compagnon de liberté.

La littérature des compagnons exprime leurs mœurs. Leurs chansons, dit Perdiguier « sont une des principales causes de désordre dans le compagnonnage ». Elles entretiennent, en tout cas, un esprit de corps poussé jusqu’à la férocité. Les choses iront au point qu’en 1836, à la suite d’un combat réglé entre charpentiers et cordonniers, renouvelé des Horaces et des Curiaces, un des charpentiers trempera le museau de son chien dans la mare sanglante où gît un cordonnier grièvement blessé d’un coup de sabre, en lui disant : « Tiens, tiens, bois le sang d’un sabourin. »

On boit beaucoup dans les multiples cérémonies du compagnonnage. Et c’est après boire qu’on prend des résolutions. C’est en buvant qu’on chante des chants de guerre comme celui-ci :


En mil huit cent vingt-cinq,
Un dimanche à Bordeaux,
Nous fîmes du boudin
Du sang de ces gavots…
Le bourreau en avant
Vous pendra comme des brigands,
Devant nos dévorants
Pleins d’esprit et de talent.


Et comme celui-ci :


… À coups de cannes et de compas
Nous détruirons ces scélérats ;
Nos compagnons sont tous là,
Fonçons sur eux le compas à la main.
Repoussons-les, car ils sont des mutins.


On croit lire les orgueilleuses et cruelles inscriptions que les rois assyriens faisaient graver sur les murs de leurs palais, et le passage de la Bible où David est célébré parce qu’il a tué dix mille ennemis, tandis que Saül n’en a tué que mille. Mais quels sont les ennemis de ces ouvriers ? Des ouvriers comme eux. Qu’ont fait ces ennemis ? Ils portent des rubans de couleur différente à leur canne et à leur chapeau de cérémonie.

Ces querelles que Nadaud nous montre se poursuivant sur le chantier, Perdiguier, le bon compagnon, nous dira jusqu’où elles vont, au grand bénéfice des maîtres. Il nous présente les compagnons menuisiers divisés en deux sociétés «  jalouses l’une de l’autre » et se nuisant réciproquement. « On le sait, dit-il, les maîtres qui occupent des dévorants leur disent parfois : Si vous ne faites pas les travaux que je vous propose de telle sorte et à telle condition, je vais vous renvoyer de mon atelier et prendre de vos rivaux. Et ceux-là, effrayés des menaces des maîtres, se regardent en frissonnant et cèdent à leurs coupables exigences. Les maîtres qui occupent des gavots usent du même procédé et obtiennent les mêmes concessions. »

Parfois, cependant, cette manœuvre du maître réveille la solidarité ouvrière. Écoutons encore Perdiguier. « Si, dit-il, un maître est trop brutal et trop exigeant envers les ouvriers, la société qui le servait cesse de lui en donner ; il s’adresse alors à une autre société ; mais s’il ne corrige pas ses manières, il perd encore ses ouvriers. Quand un maître cherche à diminuer toujours le salaire des ouvriers, les sociétés s’en alarment, car le mal est contagieux. Alors elles s’entendent et mettent sa boutique en interdit pour un nombre d’années ou pour toujours. »

Ainsi divisés, rarement réunis contre les maîtres qui abusaient à l’excès de leur rivalité, les compagnons qui s’entêtaient dans la division hiérarchique créée jadis à l’imitation de la société du moyen âge devaient provoquer un sursaut de la dignité humaine chez les ouvriers imbus de l’esprit nouveau. Cette révolte, qui commença la rénovation des compagnonnages, ou plutôt leur transformation insensible en syndicats égalitaires, se produisit à la veille même de la révolution qui rappelait les droits de l’homme abolis par la gloire militaire du Consulat et de l’Empire et par le retour agressif de féodalité et de religion d’État qui marqua la Restauration.

M. G. Simon raconte ainsi cette révolte, significative par son caractère autant que par le moment où elle se produit :

« En 1830, au moment de l’expédition d’Alger, il y eut à Toulon une grande affluence d’ouvriers, si bien que la maison de la mère des gavots menuisiers et serruriers, se trouvant pleine, cette dame alla prier plusieurs compagnons, dont la chambre était en partie libre, de vouloir bien y recevoir quelques aspirants qu’elle ne savait où loger. Les compagnons prirent fort mal la chose, prétendant qu’une pareille proposition était humiliante pour eux et contraire à leurs prérogatives ; ils se montrèrent extrêmement blessés, s’arrangèrent pour quitter sur-le-champ la maison, ordonnant en même temps aux aspirants, qu’on avait voulu obliger aux dépens de leurs prétendus droits, de sortir avec eux et d’abandonner la mère.

« Les aspirants refusèrent péremptoirement de se soumettre à cet ordre arbitraire. Insistance des compagnons, refus réitéré des aspirants, exaspération des esprits et finalement rupture complète. La mesure était comble pour les aspirants : ralliés par une même passion, par de communs griefs, ils s’entendirent pour créer la Société de l’Union, dans laquelle ne tardèrent pas à se fondre toutes les petites sociétés dissidentes formées précédemment par d’autres aspirants.

« Les fondateurs de l’Union, enfants de leur siècle, et non du moyen âge, se tinrent à la hauteur de leur tâche, en accomplissant les mêmes devoirs, en remplissant les mêmes obligations, acquéraient des droits uniformes. Ils voulurent que… les pratiques barbares, le port des cannes et des couleurs, les cérémonies mystérieuses des chants agressifs fussent à jamais abolis parmi eux… Des groupes se formèrent sur le pied de l’égalité entre professions analogues… Des syndics remplacèrent les rouleurs sans conserver le droit de prélever à leur profit un tribut d’embauchage ; mais une gratification proportionnelle à la perte de leur temps leur fut allouée sur la caisse commune. »

C’est à ce moment que la société des serruriers de Lyon se forme comme un véritable syndicat. Mais quantité d’ouvriers n’avaient pas attendu, pour se grouper, que le compagnonnage s’élargît. De même, pour se mettre en grève ou pour manifester en troupe leur mécontentement, il n’était pas nécessaire qu’une association quelconque les réunît. La souffrance du moment les réunissait spontanément, et la répression, toujours implacable, (sauf à Lyon en 1831, et nous avons vu pour quelles raisons) les dispersait et les faisait rentrer dans l’ombre.

Nous avons dit le mouvement des ouvriers imprimeurs, en août et septembre 1830, contre les machines. Il y en aura encore, de-ci, de-là, dans d’autres professions et pour les mêmes motifs, mais ces convulsions n’auront jamais la gravité qu’elles ont eue en Angleterre quelques années plus tôt. En 1831, les ébénistes tentent, sans succès, de briser les machines à débiter le bois. L’année d’ensuite, les ouvriers en papiers peints de la maison Dauplain, qui vient d’adopter une machine importée d’Angleterre, s’ameutent, lancent des pierres en criant : À bas la machine ! Dispersés rudement par la police, ils se réunissent à la barrière de Ménilmontant et décident de mettre la maison Dauplain en interdit pour trois ans. Mais la machine est la plus forte.

Quant aux grèves proprement dites, les plus importantes pour l’année 1833 sont celles que nous avons énumérées plus haut. Suivons-les rapidement, dans leurs chances diverses, et dans leurs résultats ultérieurs.

La grève des mineurs d’Anzin fut une véritable émeute, une émeute de la faim. On ne peut trouver une autre expression lorsqu’on sait que de 1817 à 1833 les salaires avaient été réduits d’un cinquième. En vain, les ouvriers, en 1824 et en 1830, avaient tenté de s’opposer à ces réductions successives d’un salaire qui, finalement, devait tomber au-dessous de deux francs. Les grévistes de 1833 demandaient une augmentation de vingt centimes, ce qui fit surnommer leur mouvement « l’émeute des quatre sous ». La grève avait été violente, à la mesure de l’exaspération ouvrière. Le tribunal de Valenciennes frappa quelques-uns de ces malheureux, car la loi était formelle, mais le président Lécuyer ne put se tenir de dire aux accusés, au moment de prononcer son jugement :

« La plupart d’entre vous vont être rendus à la liberté ; tous cependant ne furent pas exempts de reproches ; mais les motifs d’indulgence pour les coupables furent pour vous, dans le doute, des moyens d’acquittement… Toutes les autorités forment des vœux sincères pour l’amélioration de votre sort ; la voix de l’humanité ne tardera pas à se faire comprendre ; les riches propriétaires de mines ne peuvent pas être vos tyrans, non, ils ne peuvent l’être ; un titre plus digne leur est réservé ; ils ne laisseront pas à d’autres le mérite de devenir vos bienfaiteurs. Les « riches propriétaires » laissèrent bel et bien à d’autres, aux ouvriers eux-mêmes, ce mérite, et l’augmentation des salaires accordée par la suite fut compensée par une augmentation de la tâche.

Les charpentiers de Paris s’étaient déjà mis en grève en 1831 pour obtenir 35 centimes de l’heure. En 1832, ceux du Pecq demandent la journée de dix heures et obtiennent 40 centimes. Cet avantage, consigné et enregistré dans le tarif, « ne faisait loi qu’en l’absence de conventions particulières ». Il fut facile aux employeurs d’exploiter l’insolidarité des ouvriers et de recourir au marchandage pour leur enlever ce qu’ils avaient dû céder.

Au procès des grévistes du Pecq, le président du tribunal disait aux inculpés, afin d’établir la matérialité du délit de grève :

— Ainsi, vous étiez tous d’accord ?

— Oui, pour raisonner notre intérêt, les ouvriers et tous les philanthropes.

— Eh bien, c’est là une coalition, c’est un concours qui à lui seul constituerait le délit.

Et il condamna. Treize d’entre eux, malgré tout le talent que mit Berryer dans sa plaidoirie, virent leur condamnation confirmée en appel.

Les sociétés de secours mutuels avaient presque toutes une caisse de chômage, organisée sur le type de celle des chapeliers fouleurs fondée en 1817 sous le nom de bourse auxiliaire. La grève de 1833 démontra aux ouvriers fondeurs en cuivre de Paris l’utilité de cette réserve de guerre. Mais ils ne firent pas de la caisse de chômage une annexe de leur société de secours mutuels ; ils voulurent avoir une véritable caisse de résistance. L’autorité les contraignit vite à modifier leurs statuts et la bourse auxiliaire des fondeurs ne fut pas l’instrument de défense professionnelle qu’ils avaient rêvé.

À ce trait, on voit que les sociétés ouvrières pouvaient vivre, mais à la condition de se renfermer exclusivement dans la fonction du secours mutuel en cas de maladie ou de chômage. Encore l’autorisation n’était-elle accordée qu’après les plus minutieuses précautions.

Avant de constituer le puissant syndicat qui groupe aujourd’hui les trois quarts des membres de leur corporation, les typographes ont été, eux aussi, disséminés en une quantité de minuscules sociétés de secours mutuels. À l’époque où se passent les événements que nous relatons, la moitié des typographes parisiens, soit près de trois mille ouvriers, étaient groupés avec les autres ouvriers de l’imprimerie dans une trentaine de sociétés de secours mutuels.

L’Imprimerie Nationale ayant établi dès 1818 un tarif uniforme pour son personnel, les typographes tentèrent en 1833 de le faire appliquer dans toutes les maisons. Ils se réunirent et adoptèrent un projet de tarif corporatif qui fut envoyé le 3 décembre aux quatre-vingts maîtres imprimeurs de Paris. Il n’en fallut pas davantage pour mettre en action la puissance publique, prompte à réprimer toute atteinte à la liberté du travail, c’est-à-dire pour les uns d’exploiter sans merci et pour les autres de mourir de faim en s’épuisant à se faire concurrence. Les membres du bureau de la réunion où le tarif avait été arrêté furent emprisonnés ; on ne les relâcha que lorsqu’ils eurent promis de dissoudre l’association formée et de rembourser les cotisations déjà versées par les adhérents.

Les tailleurs de Paris, eux aussi, avaient organisé des sociétés de secours mutuels qui étaient de véritables syndicats, ce qui leur avait permis en 1832, après une grève générale de quinze jours, d’obtenir une augmentation sur les prix de façon, qui n’avaient pas varié depuis 1825. Ils avaient déclaré leur grève en novembre, dans un moment de presse. Les patrons, surpris par la soudaineté du mouvement, manquant de temps pour se concerter, avaient dû céder.

Ayant éprouvé ainsi leur force, les ouvriers entreprirent de la consolider, tant pour assurer les résultats obtenus que pour en conquérir d’autres. Trois sociétés de secours mutuels qu’ils venaient de fonder, la Société philanthropique des ouvriers tailleurs, la Société de l’Aigle et la Société du Progrès formèrent une commission centrale. Quand ils se crurent suffisamment en force, ils se mirent en grève dans tous les ateliers à la fois dans les premiers jours d’octobre en demandant 2 francs de plus par pièce et une augmentation de 50 centimes pour les ouvriers à la journée.

Mais les patrons, cette fois, ne furent pas pris au dépourvu. Au lendemain de la grève de l’année précédente, ils s’étaient réunis et avaient conclu un accord stipulant une amende de 1 000 francs pour celui d’entre eux qui accorderait une augmentation à ses ouvriers. Leur moyen de résistance fut d’ailleurs aussi simple que cynique. Ils déposèrent une plainte contre la commission ouvrière, coupable du délit de coalition, et six d’entre les coalisés bourgeois se portèrent partie civile contre les coalisés ouvriers.

Louis Blanc, qui mentionne cette grève, donne le texte de la décision adoptée dans une réunion de la Rotonde, à la barrière du Maine, par plus de trois mille grévistes :

« Considérant, dit cet ordre du jour, que, par une circulaire du 28 octobre courant, les maîtres tailleurs ont été invités à se réunir entre eux pour s’entendre contre les ouvriers ; que, par suite de cette coalition autorisée par la police, plusieurs ateliers de maîtres tailleurs ont été fermés, l’assemblée arrête les mesures ci-après : 1o La Société philanthropique des ouvriers tailleurs vote à l’unanimité qu’elle met à la disposition de son conseil les fonds de la société, pour créer un établissement de travail ; 2o l’établissement ne vendra, strictement, que le prix courant de la marchandise, prise de première main ; 3o le conseil de la Société philanthropique réglera les intérêts de l’établissement, et des mesures seront prises pour en faire l’ouverture avant la fin de la semaine ; 4o les ouvriers sont organisés par compagnie de vingt pour la distribution des secours qui leur sont nécessaires : dans chaque compagnie, les ouvriers de cette corporation provisoire se nourriront à l’instar des militaires. Les ouvriers travaillant chez les maîtres dont l’ouvrage ne peut éprouver aucune augmentation s’engagent volontairement à apporter leurs dons, par versement fixe, pour les ouvriers sans travail. »

Cette décision fut exécutée. La société philanthropique vida sa réserve et un atelier pour les chômeurs fut installé et ouvert le 3 novembre rue Saint-Honoré, tandis qu’une cuisine était aménagée rue des Prêcheurs et distribuait tous les jours la nourriture à plus de six cents ouvriers munis de cachets qui leur étaient donnés à la permanence, rue de Grenelle-Saint-Honoré, aujourd’hui rue Jean-Jacques-Rousseau.

Mais la plainte des patrons avait eu son effet. La police fit des perquisitions au siège des trois sociétés ; la correspondance saisie établit que les tailleurs de Paris étaient en rapports suivis avec ceux de Tours, de Lyon, de Rouen, de Bayonne. On arrêta plus de deux cents ouvriers. La coalition patronale présidait à ces persécutions contre la coalition ouvrière. L’avocat de la partie civile put railler en ces termes, au nom des patrons, l’admirable effort accompli par les ouvriers :

« Dans leur délire, ils sont allés jusqu’à publier qu’il n’y aurait plus de maîtres, et que l’on allait confectionner des habits avec le seul mécanisme des associations, sans crédit, sans responsabilité et avec des hommes qui seraient égaux entre eux, ne recevraient d’ordre de personne et exécuteraient le travail comme bon leur semblerait. Et comme il faut que le ridicule s’attache à toute conception insensée, on a décoré celle-ci du beau nom d’Atelier national de la rue Honoré, 99. »

Nous apprenons avec plaisir, par cette diatribe enfiellée, que les ouvriers, en attendant qu’ils pussent se débarrasser des patrons, s’étaient déjà débarrassés des saints que l’indicateur des rues d’alors multipliait presque autant que le calendrier grégorien. L’auteur de ce morceau achevé ne perdit pas sa salive. Jugés en plusieurs fournées, les grévistes furent condamnés à des peines variant de cinq ans à un mois de prison. Sur soixante-six accusés, vingt-deux seulement furent acquittés.

Les trois sociétés ouvrières durent disparaître, et croyant échapper ainsi aux patrons, les ouvriers, qui jusque-là travaillaient en atelier, acceptèrent les offres des confectionneurs, et se mirent à travailler chez eux pour ceux-ci. Ainsi se reforma pour cette catégorie de travailleurs le travail à domicile. Ils y gagnèrent un instant d’illusion de liberté personnelle, qui ne put tenir devant la réalité de leur misère, et ils y perdirent le contact mutuel qui leur permettait de se réunir et de faire corps contre l’ennemi commun.

Partout, à cette époque, les sociétés de secours mutuels font office de syndicat, se réunissant dans les moments décisifs pour seconder les revendications corporatives. Ainsi font les cordonniers à Paris, à Lyon, à Marseille ; les gantiers à Grenoble ; les tanneurs à Lyon, Marseille et Paris ; les maroquiniers et les charrons, les mégissiers et les chapeliers, et les tisseurs. Les syndics des passementiers de Saint-Étienne, affiliés à la société secrète des Mutuellistes de Lyon, dont nous aurons bientôt à parler, demandent aux patrons l’établissement d’un tarif pour en finir avec les diminutions successives des prix de façon.

Dans leur appel, les syndics des passementiers montrent « la position malheureuse où se trouvent les ouvriers, position qui fait craindre de devenir de plus en plus mauvaise ». Bientôt ils ne pourront plus y tenir. « Si c’était une position personnelle, disent-ils, on pourrait répondre : Quittez-la. Se trouve-t-il parmi vous quelqu’un d’assez dur pour faire cette réponse à une masse d’individus composant la moitié au moins de la population de cette ville. »

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Un seul patron répondit à cet appel émouvant. Les ouvriers refusèrent de travailler pour les autres fabricants, mais leur défaut d’entente fit avorter la grève. Naturellement, on arrêta quelques ouvriers, qui furent relâchés faute de preuves. L’agitation se continua jusqu’à la fin de l’année et ne se termina que sur une proclamation comminatoire du sous-préfet invitant les chefs d’atelier à dénoncer les agitateurs et menaçant ceux-ci de toute la rigueur des lois. Une bonne partie des fabricants, la moitié environ, n’en avaient pas moins dû accorder quelques augmentations à leurs ouvriers.

Dans cette année 1833 où la classe ouvrière s’agite un peu partout et développe ses formations syndicales, d’autres grèves surgissent à Lyon, où les charrons et les tisseurs d’or essaient d’obtenir de meilleures conditions d’existence ; au Mans, où les tailleurs sont à demi vaincus par l’appel que font les patrons aux ouvriers du dehors ; à Limoges, où, comme nous l’avons vu, les porcelainiers demandent l’établissement d’un tarif et où leur cohésion leur assure la victoire : à Caen, où les menuisiers demandent la réduction de la durée du travail ; à Paris, où les bijoutiers et les boulangers demandent, les premiers que la journée de travail soit moins longue, et les seconds un tarif nouveau.

Saluons ces aînés qui ont constitué à travers mille douleurs et mille persécutions la force ouvrière qui se développe aujourd’hui sans avoir à se débattre contre les entraves que la loi mettait alors à chacun des mouvements de la classe asservie et condamnée à l’être, ô ironie ! au nom de la liberté.