Histoire socialiste/Le règne de Louis-Philippe/P4-07

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4. LA RÉACTION.


CHAPITRE VII

LES JÉSUITES


L’incident Pritchard et la guerre avec le Maroc. — Vive agitation en Angleterre. — La France accorde une indemnité à Pritchard, mais garde Taïti. — Louis-Philippe rend sa visite à la reine Victoria. — Audace croissante des cléricaux. — Thiers interpelle le gouvernement sur les jésuites. — Aidé par le pape, Guizot joue les Chambres et le pays. — Pas un jésuite n’a quitté la France. — Persécutions contre l’Université ; Salvandy interdit les cours de Mickiewicz et d’Edgar Quinet. — L’art et la pensée en 1845.


Le 31 juillet, on apprenait à Paris que Pritchard, ayant fomenté une insurrection des indigènes de Taïti, avait été arrêté par le commandant de Papeete et expulsé de l’île. En même temps que la nouvelle de cet incident arrivait à Paris, le missionnaire débarquait en Angleterre, où il fut reçu comme un martyr qui vient d’échapper par miracle à la dent des cannibales. La passion religieuse attisant la passion patriotique, le peuple anglais fut bientôt en ébullition.

Que s’était-il passé au juste là-bas, aux antipodes ? Les Anglais n’en avaient cure ; ils ne voyaient que deux choses : on avait attenté à la liberté d’un citoyen de la libre Angleterre, on avait entravé la propagande religieuse d’un de ses missionnaires. L’opinion publique en France, avertie du vacarme par les journaux, ne comprenait pas cette émotion, la trouvait disproportionée à sa cause. Comment eût-on vu dans l’arrestation de Pritchard un outrage au pavillon britannique ? Il n’était plus consul d’Angleterre lorsque survinrent les faits qui amenèrent son expulsion. Il avait, lui étranger, troublé l’ordre dans une possession française. Sa qualité d’Anglais n’était pas suffisante pour lui assurer l’immunité qu’on réclamait pour lui. Si un Français en avait fait autant, et avait excité les indigènes contre la France, il s’en fût tiré à moins bon compte.

La thèse française, présentée ainsi, était fort juste. Elle se fortifiait encore de ceci : que, par sa qualité de missionnaire, il avait acquis une grande influence morale et matérielle dans cette région de l’Océanie. Les missions méthodistes dont il faisait partie y possédaient des terres, exerçaient sur leurs convertis une sorte de juridiction, constituaient une sorte de souveraineté collective menant de front le commerce et le dressage des indigènes au travail et à la civilisation. L’influence de Pritchard avait encore été accrue par la faveur de la reine Pomaré et par sa fonction, longtemps exercée, de consul de la grande nation maritime.

Dans ces conditions, diriger la résistance passive des Taïtiens à leurs nouveaux maîtres, résistance qui fut encore poussée avec plus de vigueur lorsque l’amiral Dupetit-Thouars amena des missionnaires catholiques et leur accorda les mêmes avantages qu’a leurs confrères méthodistes, était chose facile à Pritchard. Connaissant l’état d’esprit de ses compatriotes, sûr de n’être pas désavoué par eux pour avoir résisté à la France et au catholicisme, il alla donc de l’avant, conseilla les chefs de l’entourage de Pomaré, leur représenta la France comme un pays insignifiant dont les Anglais avaient tenu le chef en prison comme un rebelle, les échauffa si bien, eux et les populations qui étaient sous leurs ordres, que l’insurrection éclata. On était d’autant plus fondé, en France, à le croire l’unique artisan de ce mouvement, que les autorités françaises y annonçaient que tout était resté dans le calme à Taïti dès que Pritchard en avait été expulsé ; ce qui n’était pas absolument exact.

On aperçoit, par l’exposé de ces faits, que la thèse anglaise pouvait se soutenir, elle aussi, et ne manquait pas d’arguments très forts. Les premiers occupants européens étaient des Anglais, venus là pour propager la Bible et les produits de leur pays. Ils avaient fait acte de colonisation, sous la protection du drapeau britannique étendu non sur tout le pays, mais sur eux, leurs propriétés et leurs néophytes.


(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


La méthode anglaise est diamétralement opposée à la nôtre. Ce n’est que lorsque ses missionnaires et ses commerçants se sont implantés dans une région exotique et y ont pris un certain développement, acquis une influence étendue, substitué leur autorité de fait à la puissance des chefs indigènes, que l’Angleterre couvre officiellement de son pavillon la nouvelle possession, l’organise en colonie ou en protectorat, et y exerce les droits de la souveraineté. Ainsi avaient procédé Pritchard et ses compatriotes à Taïti. La France avait en quelque sorte reconnu leur droit d’antériorité, en désavouant l’amiral Dupetit-Thouars, lorsqu’il avait déposé la reine et annexé ses États à la France. Il ns dépossédait pas seulement Pomaré, mais encore les missions, avant-garde de la domination britannique, et substituait la domination française à leur protectorat de fait.

Les Français avaient beau répondre que le fait pour l’Angleterre d’avoir reconnu le protectorat français sur Taïti leur donnait le droit de transformer ce protectorat en annexion, les Anglais avaient beau jeu pour répliquer que la France elle-même, sur leurs réclamations, avait reconnu l’inexistence de ce droit et désavoué l’annexion. Or, le gouvernement français avait bien désavoué l’acte de l’amiral Dupetit-Thouars, mais Taïti n’en était pas moins demeurée annexée à la France.

Allait-on se battre pour ce que Louis-Philippe appelait « les tristes bêtises de Taïti » ? Les deux grandes nations libérales allaient-elles se disputer à coups de canon quelques îlots perdus au fond du Pacifique ? Si la France avait mis dans cette affaire la même obstination furieuse qu’y mit l’Angleterre, la guerre eût certainement éclaté. Cette exaspération anglaise n’avait pas l’incident Pritchard pour cause unique ; il n’en était même que le prétexte.

Abd-el-Kader, chassé d’Algérie par nos troupes, s’était réfugié au Maroc, y avait prêché la guerre sainte contre les Français, et le mouvement avait été si général dans ce pays fanatique, que le sultan avait dû céder et attaquer la France. Le maréchal Bugeaud avait immédiatement réuni une petite armée sur la frontière du Maroc, tandis qu’une escadre française, commandée par le prince de Joinville, prenait position devant Tanger.

Le sultan Muley-abd-er-Rhaman ayant répondu à l’ultimatum français par les échappatoires qui sont le fin du fin de la diplomatie orientale, la parole avait été laissée au canon. Tanger et Mogador avaient été successivement bombardés et, le 14 août 1844, le maréchal le maréchal Bugeaud avait mis l’armée marocaine en déroute sur les bords de l’Isly. Ces victoires portèrent au comble l’exaspération du jingoïsme britannique, qui ne pardonnait pas à la France la conquête de l’Algérie, la voyait déjà maîtresse du Maroc et en possession de commander, en face même de Gibraltar, l’entrée de la Méditerranée.

Ces craintes ne furent pas justifiées par les événements. Ni Tanger ni Mogador ne furent occupés par les marins français, et le maréchal Bugeaud s’abstint d’entrer sur le territoire marocain. Ainsi le voulut et fort sagement, le gouvernement de Louis-Philippe, qui accepta que le gouvernement anglais intervînt dans les négociations de la paix avec le Maroc. Il était impossible de donner à l’Angleterre des preuves plus décisives de notre désir de paix.

Robert Peel s’était emparé de l’incident Pritchard pour faire chorus au vacarme que menaient, dans la presse et dans les meetings, les patriotes et les prédicants. Aux Communes, il était allé jusqu’à dire que l’Angleterre avait été insultée grossièrement et indignement, et avait terminé sa réponse à une interpellation de complaisance par ces paroles : « Je pense que le gouvernement français fera la réparation qu’à notre avis l’Angleterre a le droit de réclamer. » De son côté, Guizot était interpellé à la Chambre des pairs par Molé, auquel se joignirent Montalembert et le prince de la Moskowa pour lui demander quelle serait sa réponse aux menaces anglaises. Guizot avait employé toutes les ressources de sa dialectique pour démontrer à ses contradicteurs qu’il n’y avait pas conflit entre la France et l’Angleterre, mais simplement un minime incident colonial que la diplomatie terminerait facilement. Ce fut également sa réponse à la Chambre des députés, où Berryer, Billault, La Rochejacquelein le pressèrent en vain, en invoquant l’honneur national offensé par le ton hautainement agressif du gouvernement anglais.

Le 29 août, il exprimait officiellement des regrets au gouvernement anglais du traitement infligé à Pritchard et, le 2 septembre, une indemnité était offerte en réparation du dommage subi par le missionnaire zélé de l’expansion anglaise, en même temps que la reine Pomaré était rétablie sur son trône. Enfin, pour rassurer complètement l’Angleterre sur les intentions de la France au Maroc, le traité de paix conclu avec le sultan Muley-abd-er-Rhaman accordait à celui-ci les conditions qui lui avaient été offertes avant la guerre : il ne payait pas un sou d’indemnité et promettait seulement l’expulsion d’Abd-el-Kador du territoire marocain.

Qu’est-ce donc qui avait poussé Louis-Philippe à se montrer si conciliant, à la grande fureur de Bugeaud, qui accusait le prince de Joinville de s’être conduit comme un « grand mollasse », et à conclure si rapidement des arrangements qui donnaient les plus complètes satisfactions aux exigences et aux susceptibilités britanniques ? Était-ce son amour de la paix à tout prix ? La crainte que la France ne fût vaincue par l’Angleterre ? Non, mais la crainte de voir la Russie se rapprocher de cette dernière puissance et servir de lien à une nouvelle coalition plus difficile à rompre que celle de 1840. Le voyage du tzar Nicolas à Londres, dans le courant de juin, avait plongé Louis-Philippe dans la plus vive inquiétude, car il n’ignorait pas les sentiments que professait l’autocrate pour notre pays et son gouvernement, si résolument conservateur que fût celui-ci.

Nicolas, qui avait entouré de faste sa visite à la reine Victoria, n’était pas allé à Windsor pour y faire une visite d’apparat, mais dans le but très précis d’établir entre l’Angleterre et la Russie une entente pour la paisible possession de leurs territoires respectifs en Asie, sur les bases d’un partage amiable de leurs zones d’influence. Le Foreign Office n’avait pas accueilli ces ouvertures, mais Louis-Philippe ignorait cela, et se sentait sous la menace imminente d’une alliance anglo-russe. Passant par-dessus les récriminations de la presse et de l’opinion, il avait conclu avec l’Angleterre et le Maroc en toute hâte et, le 8 octobre, il rendait à Victoria la visite qu’elle lui avait faite l’année précédente au château d’Eu.

La jeune reine l’accueillit à merveille. Brillant causeur, désireux de mettre son interlocutrice en confiance, il parla avec un détachement léger et courtois des menues difficultés de leurs gouvernements respectifs. On retrouve un écho des conversations de Windsor dans le journal que la reine a rédigé. « Le roi, dit-elle, est un homme extraordinaire. Il a beaucoup parlé de nos récentes difficultés et de l’émotion excessive de la nation anglaise. Il a dit que la nation française ne désirait pas la guerre, mais que les Français aimaient à faire claquer leur fouet sans songer aux conséquences. Puis il a dit que les Français ne savaient pas être de bons négociants comme les Anglais, et qu’ils ne comprenaient pas la nécessité de la bonne foi qui donne tant de stabilité dans ce pays-ci. « La France, a-t-il ajouté, ne peut pas faire la guerre à l’Angleterre, qui est le Triton des mers ; l’Angleterre a le plus grand empire du monde. »

M. Thureau-Dangin, en les rapportant, affirme que Louis-Philippe n’a pu tenir sur son propre pays des propos que lui attribue la reine Victoria. Pourquoi donc ? L’historien de la monarchie de Juillet n’avoue-t-il pas que le roi était un causeur intempérant et que le désir de briller ou de plaire le portait parfois au-delà des limites de la sincérité et de la prudence ? N’avons-nous pas d’autre part ses lettres, les « notes verbales » qu’il dictait à ses agents diplomatiques ? Ne savons-nous pas, enfin, qu’il n’était allé à Londres en hâte que pour faire préférer à la reine Victoria et à son ministre l’alliance française à l’alliance russe ?

Qu’il ait reconnu la suprématie maritime, coloniale, commerciale de l’Angleterre, quoi d’étonnant à cela, puisqu’il visait à conserver à la France, par l’alliance anglaise, ses possessions d’outre-mer et à lui assurer une situation prépondérante sur le continent européen ? N’indiquait-il pas ainsi les conditions du partage d’influence et d’action des deux pays ? ne les opposait-il pas de son mieux, en usant de l’intimité quasi-familiale que son alliance avec le roi des Belges lui procurait auprès de la reine, aux offres que le tzar avait dû faire ? Lorsque, parlant de l’affaire de Taïti, d’ailleurs réglée au moment de sa visite à Windsor, il disait : « Je la voudrais au fond de la mer, et désirerais beaucoup en être débarrassé », il indiquait expressivement qu’un si mince objet ne pouvait être un obstacle au rapprochement des deux nations.

Louis-Philippe était, certes, mieux inspiré lorsqu’il faisait de telles démarches et se livrait à de si peu compromettants bavardages que lorsqu’il s’entêtait b obtenir des Chambres quelque avantage nouveau, dotation ou apanage, pour l’un de ses nombreux enfants. En partant pour l’Angleterre, il avait travaillé Guizot pour le décider à présenter enfin le projet de dotation d’un million pour le duc de Nemours, retiré en 1843, devant l’opposition presque unanime manifestée par les bureaux et la commission de l’adresse. Cette dotation se motivait par la qualité de régent éventuel donnée au jeune prince par les Chambres ; mais celles-ci estimaient qu’il serait temps de lui attribuer une part du budget lorsqu’il serait mis à même d’exercer sa fonction.

Chaque fois que Louis-Philippe demandait de l’argent pour les siens, on était sur de voir paraître une de ces brochures signées Timon, où Cormenin excellait à reprocher au roi son avidité et à rappeler à la bourgeoisie que la monarchie constitutionnelle ne devait pas coûter aussi cher que l’ancienne cour. Ces brochures avaient le succès le plus vif. Quelques unes allaient jusqu’à la quarantième édition, c’est-à-dire jusqu’à quarante mille exemplaires, car, dit Eugène de Mirecourt, « l’auteur n’a jamais consenti à ce qu’on tirât plus de mille exemplaires à la fois de ses divers ouvrages ».

Chacune de ces éditions, de la sorte, pouvait être remaniée, augmentée de considérations nouvelles fournies par l’au-jour-le-jour de la politique. Cormenin trouvait, à ces retouches et à ces additions, le plaisir le plus vif. Il les annonçait aux journaux, leur en communiquait des extraits, ce qui était « un excellent mode de publicité ». Mais, ajoute Mirecourt, d’autant plus croyable ici que, dans ses biographies, il calomnie volontiers libéraux, républicains et socialistes, « une justice à rendre à M. Cormenin, c’est que la vente de ses pamphlets fut employée par lui en œuvres de bienfaisance ».

Tout en proclamant « l’évidente justice » des demandes répétées de Louis-Philippe en faveur de ses enfants et en déplorant la « sottise méchante des objections qui y étaient faites », M. Thureau-Dangin reproche à son héros de ne pas s’être rendu compte « du péril de ces questions d’argent, surtout pour une monarchie dont l’origine révolutionnaire avait déjà diminué le prestige ». On comprend que l’historien monarchiste ne soit pas flatté d’être forcé de montrer aussi fréquemment Louis-Philippe « dans la posture d’un solliciteur éconduit. »

L’entourage de Louis-Philippe poussait de toutes ses forces Guizot à demander aux Chambres la dotation Nemours dès la rentrée. S’il l’obtenait, c’était un triomphe pour la famille royale ; s’il échouait, on était débarrassé d’un ministre dont la durée au pouvoir lassait les espérances et décourageait les ambitions de ses remplaçants en expectative, et ils étaient aussi nombreux que pressés.

Une coalition s’était formée à la cour et dans les deux Chambres, et les premiers coups devaient être portés contre Guizot dans les premières séances de la session, qui fut ouverte le 26 décembre. S’il y échappait sur la politique étrangère, il n’y échapperait pas sur la question de la dotation. Mais Louis-Philippe, désapprouvant ces manœuvres, avait aplani une partie du terrain en ne s’obstinant pas sur la demande de dotation. Il ne restait donc comme ressource à la coalition que l’incident Pritchard et le traité de paix avec le Maroc.

L’attaque commença au Luxembourg, conduite par Molé, qui, dans la discussion de l’adresse, reprocha au ministre des affaires étrangères son manque de doigté dans les négociations avec l’Angleterre et sa politique à outrance, même dans les faiblesses. Selon l’ancien ministre, Guizot avait compromis la cause du droit de visite, excellente en elle-même, par l’acceptation des conditions de l’Angleterre. À Taïti, la faute de Guizot avait été d’organiser un protectorat qui devait l’entraîner à l’annexion, en face du protectorat de fait des missions anglaises.

L’attaque ne portant pas sur le principe vicieux de sa politique, Guizot n’eut pas de peine à la déjouer, et à prendre tous ses avantages sur un adversaire qui ne l’incriminait qu’à cause des résultats obtenus. Il lui fut facile de répondre à son prédécesseur : « Qu’auriez-vous fait à ma place ? » et de l’embarrasser. Ayant passé à l’offensive, où il excellait, Guizot demanda à Molé comment, s’il prenait sa place, il pourrait suivre sa politique, à lui, Molé, qui était la politique de Guizot, après l’avoir renversé avec le concours d’une majorité qui n’approuverait pas cette politique.

Devant la Chambre, Guizot trouva en face de lui un antagoniste d’une autre envergure. Très habilement, Thiers établit une connexion entre les actes les plus récents du ministère : « C’est à l’affaire de Taïti, dit-il, que vous avez sacrifié nos intérêts au Maroc. » Guizot eût pu avouer, montrer que, désormais, la tranquille possession de Taïti nous était acquise, moyennant l’indemnité Pritchard et une démarche diplomatique. Il préféra nier toute connexion entre les deux affaires, déclarer qu’il avait, dans l’affaire du Maroc, accueilli les bons offices de l’Angleterre pour la conclusion de la paix, et que, pour celle de Taïti, l’indemnité versée à Pritchard n’annulait pas les motifs légitimes qu’on avait eu de l’expulser, mais se justifiait par certaines circonstances regrettables et blâmables de cette opération de police.

À Thiers succéda Dupin, qui, flairant la défaite, apportait son concours aux plus forts. D’autres encore se détachèrent de la majorité ministérielle : Saint-Marc Girardin et de Carné. Billaut adjoignit aux coalisés les forces de l’opposition. Mais, au vote, Guizot l’emporta de cinq voix. C’était une faible majorité, c’était même une minorité si l’on défalquait les députés ministres. Mais, devant le scrutin, c’était la majorité ; et d’autre part, Louis-Philippe n’entendait pas se séparer de Guizot qui, dans ces affaires, l’avait servi et soutenu selon ses intentions.

Pour apprendre à ses députés et pairs fonctionnaires leurs devoirs, et donner la mesure de leur indépendance parlementaire, et maintenir les autres dans la soumission qu’ils devaient avant tout au pouvoir, Guizot, au lendemain de ce débat, révoqua Drouyn de l’Huys, directeur au ministère des affaires étrangères, et le comte Alexis de Saint-Priest, ministre de France à Copenhague, qui avaient, nous dit M. Thureau-Dangin, « l’un comme député, l’autre comme pair, pris hautement parti pour l’opposition ». Comme ministre des affaires étrangères, il fit bien ; mais pourquoi admettait-il ses subordonnés dans le Parlement, sinon pour fausser le peu qu’il y avait de représentation nationale dans les élus de la bourgoisie ?

La santé de Villemain ne s’étant pas rétablie, on l’avait remplacé au ministère de l’instruction publique par Salvandy, qui n’était pas, lui, un adversaire des congrégations. Aussi entreprirent-elles de ne pas s’en tenir aux avantages obtenus par le maintien du statu-quo, en tout cas de les utiliser dans la mesure du possible et de l’impossible. Au premier rang, et menant toute l’Église au combat, était la société de Jésus. « Nous sommes tous jésuites, » disait un évêque, et il disait vrai.

Le temps n’était plus où la puissance des jésuites était niée par ceux qui y participaient et la servaient, où l’évêque de Chartres en parlait comme d’un « fantôme disparu depuis treize ans ». Voici ce qu’il disait d’eux en 1843 : « C’est un petit nombre d’hommes retirés du monde et dont on veut faire croire que la main toute-puissante y remue tout par des ressorts invisibles : Quelle misérable comédie ! Que sont aujourd’hui les jésuites ? Où sont leurs biens ? Où est leur fortune ? Ont-ils donc en leur pouvoir quelqu’un de ces moyens qui, par la nature des choses, mettent seuls en état d’agir sur la disposition générale des esprits et sur la marche des affaires humaines ? Nous déclarons ici, hautement, que cette supposition n’est qu’une fable ridicule, une fiction grossière et sans ombre de réalité. »

Deux ans avaient suffi pour changer le ton des champions de l’Église. Ils avouaient les jésuites, leur nombre, leur puissance, non parce que, pressés par l’évidence, ils ne pouvaient continuer de mentir, mais parce que, sûrs du triomphe, ils pouvaient en hâter le moment en déployant la bannière du Gesù sous laquelle ils étaient tous rangés. Mais c’est toujours la victoire qui les a perdus. C’est dans les temps où ils se plaignent, où ils se disent persécutés, et où en effet l’État s’oppose sérieusement à leurs empiétements, qu’ils utilisent les ressorts d’opposition et de sentiment et accroissent leurs forces et leur nombre. Un pouvoir complice leur donne-t-il la sécurité de l’aveu public et l’espérance d’une conquête définitive : le péril qu’ils sont apparaît à tous les yeux, et la société entière se dresse contre eux et les ramène par contrainte à l’humilité chrétienne.

En vain le garde des sceaux avait demandé à Montalembert, qui l’interpellait hautainement aux Pairs, de parler moins haut et de ne pas attiser le feu. Ivres de leur force déployée, les jésuites de robe courte, de robe longue, prêtres et évêques, car toute l’Église était à eux, taillaient et tranchaient, censuraient avec insolence, bravaient les lois, insultaient les ministres pour obtenir d’eux non plus des complaisances, mais une soumission absolue. Le cardinal de Bonald, critiquant le livre de Dupin sur les Libertés de l’Église gallicane, contestait formellement la validité des articles organiques. Rappelé à l’ordre par le Conseil d’État, il déclarait ne relever, en ces matières, que du pape, qui seul avait le droit de le juger : « Jusque là, disait-il, un appel comme d’abus ne peut pas même effleurer mon âme. » Le pape lui donnait raison en faisant condamner le livre « hérétique » de Dupin par la congrégation de l’Index, et soixante évêques se solidarisaient avec le séditieux cardinal. Mais si le gouvernement se bornait à contenir platoniquement les plus furieuses manifestations de l’effervescence cléricale, la société civile, dans ses éléments les plus sains, les plus robustes, les plus cultivés, ne s’abandonnait pas. Michelet, dans un livre retentissant, frappait à la tête, attaquant directement les jésuites, montrant qu’ils étaient désormais les maîtres de l’Église. « Le jésuitisme, disait-il, agit puissamment par ceux qu’on lui croit étrangers, par les sulpiciens qui élèvent le clergé, par les ignorantins qui élèvent le peuple, par les lazaristes qui, dirigeant six mille sœurs de charité, ont la main dans les hôpitaux, les écoles, les bureaux de bienfaisance, etc. Tant d’établissements, tant d’argent, tant de chaires pour parler haut, tant de confessionnaux pour parler bas, l’éducation de deux cent mille filles, la direction de plusieurs millions de femmes, voilà une grande machine. »

Un autre professeur, Guérin, dans les Jésuites et l’Université, dénonçait avec un grand succès leurs polémiques et leurs agissements, Cuvilier-Fleury, pourtant si fortement attaché à la monarchie de Juillet et à la conservation sociale, les signalait comme des « hypocrites patentés », des « marchands d’indulgences », des « pourvoyeurs d’absolution », des « colporteurs de pieuses calomnies. Enfin, et ceci montre que l’insurrection des consciences était générale, le Journal des Débats lui-même les dénonçait comme « un monument vivant du mépris de la loi ». On relisait Pascal et Voltaire. Les Découvertes d’un bibliophile, une brochure où la casuistique des jésuites et l’immoralité des questions traitées dans le chuchotement du confessionnal étaient mises à jour par des textes empruntés à leurs livres sur les cas de conscience, étaient dans toutes les mains. Dans le Juif Errant, Eugène Sue campait son inoubliable jésuite Rodin et enrichissait le Constitutionnel, dont tout le monde s’arrachait le feuilleton.

M. Thureau-Dangin, qui a toutes les tendresses des conservateurs de notre temps pour les jésuites, croit que ce soulèvement de la conscience publique fut un instrument de l’opposition. Il rappelle ironiquement le mot de Benjamin Constant à Corcelles : « On a bien tort vraiment de s’embarrasser pour l’opposition ; quand on a rien, eh bien… il reste les jésuites ; on les sonne comme un valet de chambre, ils arrivent toujours. » Si vraiment le grand orateur libéral avait tenu un tel propos, cela nous serait une preuve de plus qu’il existe entre l’esprit jésuite et le sentiment public une opposition irréductible, que le jésuite est bien l’ennemi de la société, puisqu’il suffit d’évoquer ce spectre pour la dresser sur la défensive. Mais aujourd’hui encore, soixante ans après un débat qu’on croyait décisif, c’est bien à un revenant que nous avons affaire, un revenant bien en chair et non un vain spectre produit par une hallucination.

Victor Hugo
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Cette société-fantôme qui, légalement, n’existait pas, demandait cependant le secours des lois, et l’obtenait. Au commencement de 1845, un employé à l’économat des jésuites, nommé Affnaer, ayant friponné quelque deux cent mille francs à ses maîtres, fut déféré par eux aux tribunaux, qui reçurent leur plainte bien qu’ils n’eussent aucune existence légale. Le voleur se vengea en publiant un livre où étaient dévoilés les mystères de la comptabilité de l’ordre, par quels moyens il s’enrichissait, et quelle était son organisation intérieure.

Proudhon croit avoir aperçu qu’à Lyon tout ou moins, à mesure que le pouvoir tournait à la religiosité, le peuple abandonnait le catholicisme, l’incroyance de la bourgeoisie libérale gagnant le peuple : « Il existe déjà une multitude de ménages qui ont rompu toutes relations avec l’Église, écrit-il en août 1844 ; on ne baptise plus les enfants ; on ne marie plus ecclésiastiquement, plus de premières communions, plus d’enterrements ; des hommes de lettres, des médecins, de bons bourgeois suivent ce courant. »

Le philosophe révolutionnaire a généralisé, cela est évident, le mouvement qu’il a aperçu dans le milieu où il vivait. Il n’en demeure pas moins certain qu’alors que la bourgeoisie distinguait entre le cléricalisme et la religion, rejetant celui-là et gardant celle-ci, les travailleurs qui se passionnaient pour la lutte contre le jésuitisme rejetaient à la fois l’un et l’autre. Mais ceux-là n’étaient pas la majorité, et beaucoup même faisaient comme les bourgeois, se faisaient dans le catholicisme une religion dont ils prenaient et dont ils laissaient, suspectaient et combattaient le prêtre, mais le supportaient aux moments décisifs de la vie, par habitude autant que par un reste de foi.

L’audace des jésuites était telle, et tel le haro public sur eux, qu’en mars 1845, Cousin, à la Chambre des pairs, demandait au gouvernement s’il allait enfin se décider à exécuter les lois, Martin (du Nord) s’était dérobé à cette question directe, que Thiers reprit à la Chambre, où, le 2 mai, il interpella le gouvernement sur la question que nul ne pouvait plus éluder. Les cléricaux eux-mêmes, sûrs de leur force, recherchaient la bataille ; ils y eussent poussé le gouvernement par quelque éclat s’il ne l’avait pas acceptée. Ils donnèrent de toutes leurs forces : Carné cria à la persécution et proclama la « faiblesse » de l’Église en face de ses persécuteurs. Plus crâne, Berryer avoua la puissance des jésuites, fit de leur existence de fait la base de leur droit, se réclama de la liberté. Toucher aux jésuites, c’était attenter à la liberté de l’Église, telle fut la thèse des orateurs catholiques.

Dupin et Thiers s’attachèrent à démontrer que la religion était une chose, et le jésuitisme ou le cléricalisme une autre. Le ministre des cultes eut une attitude embarrassée qui ne satisfit ni les uns ni les autres, et il dut laisser adopter l’ordre du jour déposé par Thiers, l’invitant en ces termes à supprimer la société fameuse : « La Chambre, se reposant sur le gouvernement du soin de faire exécuter les lois de l’État, passe à l’ordre du jour. »

Comment Louis-Philippe, qui disait bien haut sa résolution de ne pas « risquer sa couronne pour les jésuites, » allait-il se tirer de là ? On ne pouvait plus, comme au temps où l’Église était gallicane, nationale, séculière, frapper les jésuites sans la trouver en face de soi, sans l’atteindre elle-même.

Le comte Rossi fut chargé de négocier avec le pape un semblant de soumission aux volontés de la nation, si universellement exprimées. Grégoire XVI parut impressionné par le tableau que lui fit cet ambassadeur extraordinaire de l’état des esprits en France. S’il ne paraissait pas céder, des troubles, bien autrement graves que le sac de l’archevêché en 1831, étaient à craindre.

D’ailleurs, Rossi ne demandait pas grand’chose : simplement « que les jésuites se missent dans un état qui permît au gouvernement français de ne pas les voir et qui les fit rester inaperçus, comme ils l’avaient été jusqu’à ces dernières années ». Le pape feignit de consulter la Congrégation des affaires ecclésiastiques et déclara qu’il ne pouvait donner d’ordres aux jésuites de France. Il acceptait cependant de leur faire parvenir des conseils par quelques cardinaux.

Les jésuites surent vite, étant les maîtres de l’Église, où en étaient les négociations. Le P. Rozaven écrivait de Rome au P. Ravignan, à la date du 28 juin : « Vous savez sans doute que M. Rossi a complètement échoué dans sa mission. Le secrétaire de la légation est parti, il y a quelques jours, porter à Paris l’ultimatum. » Ainsi c’était l’Église qui adressait un ultimatum au gouvernement français. Ce trait en dit long sur la comédie qui se jouait et sur l’attitude prise par Guizot. Le jésuite poursuivait ainsi son intéressante communication : « On fera peut-être courir le bruit de quelques concessions qu’aurait faites le Saint-Siège, mais n’y ajoutez pas foi. Le fin diplomate n’a rien obtenu, ni par ruse ni par intimidation. »

À Paris, cependant, le gouvernement faisait insérer au Moniteur du 6 juillet la note suivante : « Le gouvernement du roi a reçu des nouvelles de Rome. La négociation dont il avait chargé M. Rossi a atteint son but. La congrégation des jésuites cessera d’exister en France et va se disperser d’elle-même ; ses maisons seront fermées et ses noviciats dissous. » Cette note inquiéta un instant les jésuites de France. On a vu comment le P. Rozaven les mit au courant. De son côté, le cardinal Lambruschini écrivait, le 4 août, au nonce à Paris :

« Quant à l’étendue des mesures à prendre, jamais il n’a été question, pour les jésuites, de perdre ou d’aliéner leurs propriétés, de fermer leurs maisons et de ne plus exister en France ; et, comme, après la lecture de la note ministérielle, je réclamais auprès de M. Rossi, celui-ci déclara nettement qu’il ne l’avait point écrite. Des personnes qui se croient bien informées affirment aussi que M. Rossi a fait savoir indirectement au R. P. Général des jésuites qu’il ne fallait pas entendre les paroles au pied de la lettre. Votre Excellence pourra dire, aux jésuites, sous forme de conseil, de s’en tenir à ce que leur P. Général leur prescrira de faire ; ils ne sont nullement obligés d’outrepasser les instructions de leur supérieur. »

On voit, d’après ces textes, combien M. Debidour, qui les reproduit dans son Histoire des rapports de l’Église et de l’État, a raison de dire que la note du 6 juillet était « un impudent mensonge ». Sur quarante-sept établissements que possédaient les jésuites en France, ils en fermèrent cinq : les trois maisons professes de Paris, de Lyon et d’Avignon, et les deux noviciats de Saint-Acheul et de Laval. La maison professe de la rue des Postes se dédoubla d’ailleurs pour former les établissements de la rue du Louvre et de la rue de Sèvres, et rouvrit elle-même un peu plus tard. M. Thureau-Dangin avoue d’ailleurs la comédie jouée alors, sans chercher à dissimuler sa satisfaction.

« Les Chambres s’étaient séparées, dit-il ; les journaux parlaient d’autre chose. Le ministère, plus libre de suivre ses propres inspirations, renonça sans bruit aux mesures annoncées avec tant d’éclat dans le Moniteur… Il y eut des déplacements, des disséminations, des morcellements gênants, pénibles et coûteux pour la Compagnie ; mais pas un jésuite ne quitta la France, pas une maison ne fut fermée : il s’en ouvrit au contraire de nouvelles. » Et l’historien clérical ajoute en riant largement : « M. Guizot laissa faire et n’exigea pas davantage. » Ah ! ce bon « M. Guizot », qui n’exigea pas des jésuites qu’ils ouvrissent plus de maisons qu’ils ne pouvaient… Le trait ne vous semble-t-il pas exquis, et « M. Guizot » ne vous paraît-il pas avoir le remerciement qu’il a mérité ?

À ce semblant de persécution, les jésuites répondirent naturellement par un tapage de plaintes et de gémissements, ameutèrent tous les fidèles, lièrent à leur cause — et ils avaient raison — celle de l’Église tout entière. On était à la veille des élections, le gouvernement ne voulait pas se brouiller avec la droite, en face du développement continu du parti libéral et du parti démocratique. On lui avait demandé de frapper les jésuites ; après le simulacre qu’on a vu, il frappa réellement et de toute sa force sur leurs adversaires. Les cours de Mickiewicz et d’Edgar Quinet furent suspendus.

Pour frapper le cours de Quinet, le ministre Salvandy dut prendre conseil de la Congrégation, tant le moyen employé fut jésuitique. Il demanda au professeur une modification au titre de son cours, d’enlever « des institutions » au titre des Littératures et des institutions comparées de l’Europe méridionale. Quinet, à qui, par ce moyen détourné, on interdisait de parler de Rome et de l’Inquisition, refusa. Son cours fut alors définitivement interdit. Cette mesure souleva l’indignation de la jeunesse studieuse, et lorsque, dans sa chaire, Michelet rappela l’intimité de cœur et d’âme qui l’unissait à son frère de combat, une longue ovation salua ces paroles courageuses.

Quelques semaines après, Salvandy avouait ses sentiments à l’égard de l’Université en présentant à la signature du roi une ordonnance qui ajoutait pour une année vingt conseillers extraordinaires au Conseil royal de l’enseignement chargé de préparer un nouveau projet de loi sur l’enseignement. Ces vingt instruments dociles du gouvernement dompté par l’Église étaient introduits dans le conseil de l’Université, par ce que M. Debidour appelle justement « une sorte de coup d’État ». Cousin, au Luxembourg, Thiers, Dubois, Saint-Marc Girardin à la Chambre, attaquèrent cette mesure. Guizot avoua que l’ancien Conseil royal « représentait trop exclusivement la cause de l’Université », et que, d’autre part, le régime de l’Université était en opposition avec « les droits des croyances religieuses ». La majorité, cette fois, laissa faire, et le gouvernement put préparer à loisir la loi sur l’enseignement, qui devait, dans son esprit et selon les espérances hautement avouées du parti clérical, être une loi contre l’Université.

Tandis que le gouvernement s’apprêtait ainsi à seconder l’œuvre d’obscurcissement de l’esprit humain, les champions parlementaires de la société moderne n’étant pour la plupart guidés que par l’appât du pouvoir, et ne se servant de leur thèse que comme d’un moyen de le conquérir, où en était-on, en 1845, dans la partie réellement pensante, vivante, agissante de la société ? Jamais l’art, la littérature, les sciences, la libre recherche dans tous les domaines, n’avaient montré plus admirable ensemble, plus luxuriante floraison.

En face d’Ingres, maître impeccable de la ligne, Delacroix fait éclater la couleur et donne la vie au dessin ; Corot, Millet, Jules Dupré font palpiter la nature dans leurs admirables paysages. Delaroche ressuscite l’histoire dans ses tableaux et décore l’hémicycle de l’École des Beaux-Arts. Et tandis que Rude campe sa Marseillaise si formidablement hurlante au pied de l’Arc de Triomphe de l’Étoile, David d’Angers inscrit son génie au fronton du Panthéon rendu au culte des grands hommes. Daumier jette son crayon terrible à la face des puissants, caricature le Ventre législatif, et son Gargantua venge les affamés.

Berlioz, encore étouffé par le mauvais goût qui rive la musique française à la décadence italienne, proteste en beauté et en force par la Damnation de Faust. C’est le moment où le saint-simonien David, retour d’Orient, fait exécuter sa symphonie du Désert, et où Béranger console les utopistes socialistes des railleries bourgeoises par sa belle chanson des Fous. Pierre Dupont commence à chanter en hymnes larges la majesté du travail.

Au théâtre, les drames de Félix Pyat bafouent les puissances établies, ceux d’Alexandre Dumas font de l’histoire une imagerie populaire qui montre en raccourci la cruauté de Charles IX, l’ignominie de Henri III et symbolise l’avidité cléricale en Gorenflot, le moine pansu et glouton. Victor Hugo, que l’Académie française a dû admettre, après l’avoir repoussé trois fois, vient d’être nommé pair de France, après avoir rimé des Odes sur Napoléon que les éditeurs présentent au public comme une « véritable épopée napoléonienne ».

Mais avant de marquer un repos dans son œuvre immense, où son âme s’est « mise au centre de tout comme un écho sonore », il a lancé coup sur coup à la foule éblouie Notre-Dame de Paris, où Claude Frollo met son pouvoir de prêtre au service de sa passion d’homme ; Marion Delorme, où l’amour refait une virginité à la courtisane ; le Roi s’amuse, qui montre un roi se vautrant dans la crapule ; Lucrèce Borgia, la fille incestueuse d’un pape ; Marie Tudor, bourreau de son peuple pour l’amour de l’Église ; Ruy Blas, où un valet fait la leçon aux ministres et se fait aimer d’une reine ; tant d’autres œuvres : les Chants du Crépuscule, les Rayons et les Ombres, les Voix intérieures, qui imposent son génie et forcent l’adversaire à l’admiration.

Dans le roman, c’est Balzac qui a pris son plein essor. Nous sommes au moment où la Presse, de Girardin, doit interrompre la publication en feuilleton des Paysans, devant une menace de désabonnement en masse. Il poursuit, morceau à morceau, sa géniale Comédie humaine où, en représentant le monde qui s’agite dans son puissant cerveau, il crée les exemplaires qui se modèleront sur ses Vautrin, ses Rastignac et ses Rubempré. Il aperçoit l’influence sociale de l’argent et la met au premier plan dans son œuvre. Fraternellement, il découvre, et impose à l’admiration publique le génie de Stendhal, dans la magistrale étude qui servira désormais d’introduction à la Chartreuse de Parme.

C’est George Sand, sur qui Proudhon épuise en vain son injuste sarcasme, George Sand, qui proclame les droits de l’amour en face des conventions sociales et commence, au moment où nous sommes, la série de ses romans socialistes, ouverte par Spiridion en 1840, continuée, en 1845 et 1846, par les Compagnons du Tour de France, le Meunier d’Angibault, le Péché de M. Antoine. Eugène Sue, engagé dans la voie socialiste par la lecture des ouvrages des fouriéristes et des saint-simoniens, n’en sortira plus : il prépare les Misères des enfants trouvés et les Mystères de Paris, où, à défaut de doctrine précise, se trouve une peinture si vive des inégalités sociales.

« Ne craignons pas, écrit Jules Duval, dans les Progrès de la cause sociétaire en 1845, de mentionner comme inspirées par les livres de Fourier, parce que telle est la vérité, bien qu’elles n’émanent pas de notre propre centre d’activité, des œuvres littéraires qui portent l’empreinte de notre théorie. Parmi elles brillent au premier rang le Juif errant, d’Eugène Sue. et le Diogène, de Félix Pyat. » De son côté, Enfantin écrivait à un ami : « J’ai fait lire à Sue Nouveau Christianisme, la lettre d’Eugène et la Morale ; ainsi, vous voyez que je n’oublie pas mon métier, mais que je le fais peu à peu, petit à petit. Le Juif errant sera : Aimez-vous les uns les autres. Vous voyez donc qu’il a compris sa lecture du Nouveau Christianisme. >

Dans le même moment, la science marche à pas de géant dans l’œuvre de libération générale. D’abord, ses découvertes sont tournées contre les prolétaires, dépossédés de l’instrument de travail, asservis à la machine et parfois écartés. Mais, est-ce sa faute si les abeilles scientifiques sont volées par les frelons capitalistes ? Elle n’en introduit pas moins, par la force même des choses, un élément de révolution indéfinie, et met à la portée de tous des objets dont seule une minorité jouissait auparavant. Ainsi, par exemple, de la photographie, que Daguerre vient d’améliorer et que Becquerel va encore perfectionner, tout en poursuivant ses recherches fructueuses sur l’électricité. Marsan et Bréguet utilisent la découverte de Faraday sur les phénomènes d’induction en électricité ; Ruhmkorff perfectionnera bientôt leurs appareils. Gay Lussac poursuit ses recherches parallèles en physique et en chimie. François Arago a terminé sa grande carrière scientifique et se donne à la politique, tout en continuant de diriger l’Observatoire.

« Nous sommes un peuple qui s’ennuie », disait alors Lamartine, qui avait déposé la lyre du poète et ouvrait devant lui son admirable carrière d’orateur. Avouons qu’il était bien difficile à émouvoir et à intéresser, ou plutôt appliquons le mot de Lamartine à la détestable politique qui se faisait à une époque grande entre toutes dans l’histoire de l’esprit humain.