Histoire socialiste/Le règne de Louis-Philippe/P4-11

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4. LA RÉACTION.


CHAPITRE XI

LA RÉVOLUTION


Cabet fonde la communauté icarienne en Amérique. — Derniers combats parlementaires. — Malgré les avertissements de leurs amis, Louis-Philippe et Guizot s’opposent à la réforme. — Le banquet du douzième arrondissement transformé en manifestation populaire. — Le gouvernement prend des mesures de répression. — Le peuple descend dans la rue : la manifestation du 22 février ; l’émeute du 23 ; la révolution du 24.


Le 5 janvier 1848, deux heures après son retour de Londres, où il était allé négocier l’acquisition des terrains d’Amérique sur lesquels devait s’édifier l’Icarie projetée, Cabet était arrêté chez lui, par mandat du juge d’instruction de Saint-Quentin, sous une inculpation d’escroquerie. Ainsi était qualifié par le gouvernement le plan d’émigration communiste auquel le groupe du Populaire s’était attaché.

Nous avons dit que l’idée de réaliser dans une communauté distincte l’idéal tracé par le Voyage en Icarie avait été lancée par Cabet au mois de mai 1847. « Allons en Icarie ! écrivait Cabet dans le Populaire. Puisqu’on nous persécute en France, puisqu’on nous refuse tout droit, toute liberté d’association, de réunion, de discussion et de propagande pacifique, allons chercher en Icarie notre dignité d’homme, nos droits de citoyens et la Liberté avec l’Égalité. »

Et, prévoyant les objections, Cabet ajoutait : « Nous ne partirons pas au hasard, mais avec un plan discuté, adopté à l’avance. Et pendant le temps nécessaire aux préparatifs du premier départ (probablement un an au moins), nous examinerons et nous discuterons toutes les questions, nous appellerons à notre aide toutes les lumières, tous les avis, toutes les expériences de tous les savants et de tous les amis de l’humanité. » Il s’agissait d’ailleurs d’essaimer, et non de rompre les attaches avec le sol natal : « En nous éloignant de la France, nous n’oublierons jamais qu’elle fut notre mère ».

Cependant, on l’abandonnait. Pour la libérer dans l’avenir en exposant à ses yeux éblouis le bonheur qu’elle avait refusé, et qu’elle se donnerait sur l’exemple des Icariens quand ceux-ci auraient fait leur preuve. « Restez en France ! » avait crié naguère Proudhon aux fouriéristes, à l’imitation desquels Cabet tentait son essai de communauté sur les terres vierges des États-Unis. Cabet ne comprenait pas plus que Considérant, même moins encore, que la transformation sociale n’est pas œuvre artificielle qui s’impose à la raison les foules par un exemple extérieur et triomphant, mais le résultat naturel du mouvement des choses éclairé par les intelligences, secondé par les volontés.

Il avait donc passé l’année à organiser son entreprise, pour laquelle les communistes pacifiques se passionnèrent aussitôt. Owen l’avait encouragé, lui avait donné des documents et des avis, l’avait mis en relation avec ceux qui, en Amérique, pouvaient lui être utiles. Les communistes allemands de Londres, sur qui la forte pensée de Marx commençait à exercer son action, déconseillaient dans leur journal ce moyen puéril de résoudre la question sociale, tout en reconnaissant le « service immense » que Cabet avait rendu aux prolétaires « par ses avertissements contre les conspirations comme aussi par son Voyage en Icarie ».

Plein de son idée, fort de l’enthousiasme qu’elle avait suscité parmi la plupart des communistes, Cabet avait répliqué à cet avertissement amical et invoqué les motifs qui lui donnaient la certitude d’être dans la bonne voie. Comment ne l’eût-il pas cru ? Les lettres d’adhésion lui arrivaient chaque jour de tous les points de la France, d’un certain nombre de villes de l’étranger. Pouvait-il résister à ce mouvement de fraternité universelle que sa voix avait soulevé ?

Le lieu choisi pour l’expérience communiste se trouvait dans la partie nord-ouest du Texas, le long de la rivière Rouge. En septembre, Cabet prépara le « contrat social » ou acte de la Société pour la communauté d’Icarie et dressa son plan financier. Le 10 octobre, cent cinquante Icariens réunis dans le bureau du Populaire adoptaient le projet à l’unanimité et le Populaire publiait les noms par ordre alphabétique. Il fut décidé qu’une avant-garde partirait dans les derniers jours de mars 1848 et que le premier grand départ se ferait dans les derniers jours de septembre.

Une commission partit immédiatement pour explorer les lieux et choisir l’endroit du premier établissement et, à la fin de décembre, Cabet passait à Londres un traité assurant à l’association la possession d’un territoire d’un million d’acres en bonnes terres pour le premier établissement. Une petite avant-garde devait partir au plus tôt, acquérir le bétail et organiser les premiers travaux d’installation.

Tels furent les faits qui servirent de base au procès intenté à Cabet, et que l’accusation dut abandonner, les plaignants, des Icariens dissidents, ayant eu honte du rôle qu’on voulait leur faire jouer. Le 7 janvier, Cabet était remis en liberté et s’occupait immédiatement d’organiser le départ de la première avant-garde. À la nouvelle de son arrestation, les actionnaires du Populaire avaient immédiatement ouvert une souscription pour défendre leur chef devant les tribunaux.

Le départ eut lieu au Havre le 3 février. Soixante-neuf Icariens, conduits par Gouhenant, s’embarquaient sur le navire Rome, et, après avoir reçu les dernières recommandations de Cabet, s’en allaient chercher de l’autre côté de l’Océan la liberté qui semblait morte en France. Moins de trois semaines après, elle ressuscitait et leur donnait le regret d’avoir douté d’elle.

Ces incidents passèrent inaperçus dans la grande agitation politique du moment. La session parlementaire s’était ouverte dans les premiers jours de janvier et Odilon Barrot avait aussitôt dénoncé comme un symptôme de la décomposition du gouvernement le scandale soulevé par le mémoire d’un nommé Petit et dans lequel il était établi que la recette particulière de Corbeil lui serait donnée s’il pouvait mettre à la disposition du ministère, par la démission du titulaire, une charge de conseiller à la Cour des comptes. Petit avait payé, puis, pris de scrupule, il démissionna en dénonçant le trafic auquel il avait été mêlé !

Guizot couvrit encore de son manteau de probité personnelle cette prévarication. Il parut s’étonner qu’on fît tant d’affaires pour un « petit fait », et accusa l’opposition de perdre le temps de la Chambre. La majorité fut de l’avis de Guizot. Elle n’avait pas, en effet, à s’émouvoir d’un si petit fait, après tant de gros scandales. En vain Dupin l’avait-il avertie par sa défection. En vain il venait de donner à ce petit fait toute son importance, en déposant une proposition de loi sur la vénalité des charges et des offices. Les deux cents fonctionnaires de Guizot partageaient son aveuglement. On passa donc à la discussion de l’adresse après avoir validé les pouvoirs d’un député soumis à la réélection, à raison de sa nomination au poste de médecin inspecteur des eaux de Néris. Ce député-fonctionnaire avait été réélu grâce à la pression officielle la plus éhontée. Il n’en était que plus digne de siéger dans une telle assemblée.

Dans la discussion de l’adresse, rédigée par la commission avec une platitude exemplaire, Thiers vint sonner le glas du déficit. Il apporta la protestation des intérêts contre la politique financière du gouvernement ; ceux de la boutique aussi bien que ceux de la finance s’alarmaient d’une situation qui conduisait aux catastrophes publiques par des malaises particuliers. Les capitalistes ont épuisé et surmené l’État et son crédit, ils se tournent maintenant contre lui. Enfermé dans sa forteresse de fonctionnaires, il s’est fié aux recettes croissantes du budget, et au lieu d’en profiter pour amortir la dette, il l’a augmentée. Le public de l’épargne s’est jeté sur les valeurs de l’État, qu’il sait de tout repos, et a dédaigné celles des entreprises privées. Et voici que les actions des chemins de fer sont tombées de neuf cents francs à cinq cents.

Garnier-Pagès, alors, sème l’alarme dans ce public si confiant, lui dénonce l’emprunt de deux cents millions fait par l’État aux caisses d’épargne, si bien que dans un moment de crise qui amènerait les déposants aux guichets, il ne pourrait les rembourser, ces deux cents millions portant la dette flottante aux environs du milliard : exactement à neuf cent cinquante millions.

Tocqueville porte l’attaque sur l’immoralité organique du régime. Il s’empare de l’élection Richemond de Brus, qu’on vient de valider, et du scandale Petit, qu’on vient d’absoudre. Il apporte à ces emmurés, sourds aux rumeurs du dehors, l’écho des huées du faubourg Saint-Antoine. Il s’agit bien d’émeutes que la force militaire peut réprimer, leur dit-il. Et il leur montre que la révolte est dans les consciences, la révolution dans les esprits.

Pâle et la tête renversée, sans un tressaillement, ne vivant que par les yeux, qui montrent plus de fureur que de honte, Guizot écoute ce premier son du tocsin révolutionnaire. Pas plus qu’à Tocqueville, il ne répond à Billault, qui dresse le bilan du désastre moral sous lequel tout croule. Il ne sort de son immobilité que pour défendre, de la manière que nous avons vue au chapitre précédent, sa politique d’alliance docile avec Metternich, la politique de réaction internationale du vieux roi entêté.

Cette discussion est passionnément suivie par les chancelleries. Palmerston fait des vœux ardents pour le renversement de Guizot, tandis que Metternich ne se tient pas de dire : « S’il tombe, nous sommes tous perdus ! » C’est bien, en effet, le combat du libéralisme et de l’absolutisme qui se livre au Palais-Bourbon, non pour la France, mais pour l’Europe entière.

Duvergier de Hauranne est venu justifier la campagne des banquets, à laquelle le discours du trône a fait allusion en récriminant contre les « passions ennemies et aveugles ». Il disculpe ses amis de toute hostilité aux institutions de la monarchie de Juillet, montre que c’est le pouvoir qui a renoncé à ces institutions pour s’appuyer, lui, sur « les passions cupides et basses ». Quant aux passions ennemies, le pouvoir les déchaîne en donnant le signal de l’illégalité, en s’avisant subitement d’interdire le banquet du douzième arrondissement.

À ce discours, Duchâtel répliqua en déclarant que le gouvernement, fort de la loi de 1790, non abrogée, maintenait l’interdiction du banquet du 19 janvier. « Le gouvernement ne cédera pas », dit-il. En vain Odilon Barrot le rappela aux principes de 1830. En vain, de leur côté, un certain nombre de ministériels, tentèrent une conciliation par un amendement à l’adresse. Guizot refusa hautainement, et il accusa l’auteur de l’amendement de trahison. Mais avant le vote de cet amendement, qui invitait le cabinet à prendre « l’initiative des réformes sages et modérées », et parmi elles la réforme parlementaire, il avait prononcé quelques paroles que les ministériels irréductibles de l’entourage du roi voulurent interpréter comme une promesse aux espérances des réformistes.

Guizot avait-il promis quelque chose ? Il avait seulement répondu à Sallandrouze. auteur de l’amendement, que le ministère n’accepterait les réformes que le jour où le parti conservateur les accepterait tout entier. Il n’en fallut cependant point davantage pour irriter le roi. La majorité ministérielle, réduite à trente-trois voix, dans une Chambre composée par moitié de fonctionnaires, ne

(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


l’éclairait pas. Il « protestait avec vivacité, nous dit M. Thureau-Dangin, qu’aucune promesse n’avait été apportée à la tribune par son ministre ». Il faut bien pourtant que Guizot ait reconnu la nécessité de faire quelques concessions, puisque les Débats, où pas une ligne ne paraissait sans sa permission, déclaraient que la réforme s’accomplirait et qu’elle était décidée en principe.

Tandis que le journal de Guizot exprimait ainsi la pensée du ministre, Louis-Philippe disait à son entourage : « Il n’y aura pas de réforme, je n’en veux pas. Si la Chambre des députés la vote, j’ai la Chambre des pairs pour la rejeter. Et quand bien même la Chambre des pairs l’adopterait, mon veto est là. » Et Montalivet, qui venait de lire les Débats et félicitait le roi d’avoir permis à Guizot de faire « un premier pas dans la voie des concessions » ; était « vertement rabroué » par son maitre, nous apprend M. Thureau-Dangin.

Le roi était-il si ferme en son dessein de ne pas céder ? Sans doute puisqu’à certains moments il envisageait l’éventualité de son abdication. Mais ce n’est pas à son fils, désigné par les Chambres pour occuper la régence, qu’il songeait alors. Il eût voulu que le roi des Belges acceptât d’être régent. Il s’en ouvrit à celui-ci, qui sans doute posa des conditions inacceptables. « Eh bien dit-il alors à son neveu, le duc régnant de Saxe-Cobourg, que le bon vieux monsieur mange sa soupe lui-même. »

L’entourage du « bon vieux monsieur » le pressait de se séparer de Guizot. Car Guizot était accusé par les amis du roi, dont il faisait la politique personnelle de rendre le roi impopulaire. Et Guizot acceptait la situation qui lui valait une telle avanie, et si injuste. C’était à croire que Guizot et le roi s’étaient juré un pacte de mutuelle servitude. Disait-on à Louis-Philippe que partout on demandait des réformes, il répliquait qu’il savait le contraire. Montalivet lui parlait-il du mécontentement croissant de la garde nationale dont il était colonel de la légion à cheval, il paraissait un instant ébranlé, puis se renfonçait dans son entêtement.

L’opposition se devait de répondre à l’interdiction du banquet prononcée par le ministre de l’Intérieur. Le soir même du vote de la Chambre, les députés s’étaient donné rendez-vous pour le lendemain à midi, au restaurant Durand, place de la Madeleine. D’un commun accord, les jurisconsultes avaient déclaré au comité des électeurs que l’interprétation de la loi de 1790 donnée par le comte Duchâtel était abusive. Puisqu’on avait le droit pour soi, allait-on reculer. Toute la question était là.

À la réunion du restaurant Durand, présidée par Odilon Barrot, Marie et Chambolle proposèrent une démission en masse des cent députés de l’opposition. Lamartine, Duvergier de Hauranne se prononcèrent contre ce moyen et déclarèrent qu’il fallait organiser quand même le banquet. L’assemblée se prononça pour le banquet et la note envoyée aux journaux pour annoncer cette décision porta qu’elle « avait été prise sans préjudice des appels que, sous d’autres formes, les députés de l’opposition se réservaient d’adresser au corps électoral et à l’opinion publique ».

La Réforme publia cette note. Le groupe de Ledru-Rollin cessa de se tenir à l’écart et son chef envoya son adhésion. Le comité électoral parisien avait décidé qu’au banquet, fixé au 22 février, se joindrait une grande manifestation des partisans de la réforme. Ledru-Rollin demanda une place dans le cortège pour le comité de la Réforme et le groupe des étudiants républicains. Les plus clairvoyants sentaient qu’on allait à une révolution. À une réunion tenue chez Goudchaux, on dressait une liste de membres d’un gouvernement provisoire. Un des membres de cette réunion ayant dit à Marie qu’on l’avait inscrit sur cette liste, celui-ci demanda avec étonnement s’il y avait des projets de révolution : « Non je n’en connais pas, lui répondit l’ami, mais tout est possible dans le mouvement qui se prépare ».

Après bien des difficultés, le comité avait pu louer un terrain clos de murs dans une des rues désertes qui avoisinaient les Champs-Élysées. En vingt-quatre heures, une tente y fut construite. Le gouvernement accepta alors que Morny et Vitet allassent trouver Odilon Barrot pour l’engager à laisser trancher le conflit par les tribunaux. Le banquet aurait lieu, mais un commissaire de police se présenterait, verbaliserait et se retirerait ensuite. Odilon Barrot accepta.

Mais le cortège qui devait se former pour se rendre au banquet devenait formidable par le nombre des adhésions qui arrivaient au comité. La garde nationale s’y vit assigner un rang et elle fut publiquement convoquée à l’occuper. Le gouvernement prit prétexte de cette convocation à laquelle il savait que les gardes nationaux répondraient, surtout ceux des quartiers populeux, et ceux de Montmartre, de Belleville, de Saint-Denis, de Bercy ; il fit savoir au comité organisateur que les conventions faites ne tenaient plus et qu’il ne tolérerait ni la manifestation ni le banquet.

On était à la veille même du banquet. Au cours de la séance, Barrot demanda au ministre de l’Intérieur des explications. Duchâtel répondit qu’il avait autorisé le banquet, mais non une manifestation publique. Il ajouta qu’il permettait toujours aux assistants de se rendre individuellement au lieu de réunion, mais qu’il disperserait tout attroupement sur la voie publique. À la fin de la séance, les membres de l’opposition tinrent conseil, mais ne purent s’entendre. Le soir, une nouvelle réunion eut lieu chez Odilon Barrot, effaré d’avoir déchaîné un péril révolutionnaire, et on convint de décommander la manifestation et le banquet.

Mais si les députés et les hommes politiques en vue reculaient, ceux que leur campagne avait lancés en avant n’entendaient pas battre en retraite. Cependant, à la réunion de la Réforme, Ledru-Rollin et Louis Blanc faisaient repousser la proposition de prendre les armes faite par plusieurs républicains, notamment Albert, Baune, Caussidière et Rey. Aux Saisons, reformées par Blanqui, à la Société des étudiants, on était également, après débat, contre l’insurrection. Mais, là, on était résolu à se rendre quand même au rendez-vous auquel les chefs manqueraient et d’y surveiller les événements.

La note des députés de l’opposition avait eu beau engager les « bons citoyens » à s’abstenir de toute manifestation publique et promettre de demander la mise en accusation du ministère, la Réforme avait eu beau, publier un article où Flocon disait à ses amis : « Gardez-vous de tout téméraire engagement », le matin du 22 février vit une foule immense descendre des hauteurs populeuses et se diriger vers les Champs-Élysées par les boulevards. Bientôt des rassemblements se formèrent un peu partout, d’où jaillissaient le cri de : Vive la Réforme ! et le chant de la Marseillaise. Une masse de manifestants poussa jusqu’à la Chambre, la troupe voulut la disperser ; elle fut reçue à coups de sifflet et aussi à coups de pierres. On fit alors venir de la cavalerie et les manifestants furent refoulés dans le centre, où ils élevèrent des barricades et échangèrent des coups de fusil avec les gardes municipaux.

Le 23, à l’aube, la foule emplissait les rues et les places. Les barricades s’élevaient un peu partout. Soudain le rappel de la garde nationale est battu, sur l’ordre des maires, et même des particuliers. Les gardes nationaux s’équipent et se rendent à leurs points de ralliement aux cris de : Vive la Réforme ! À bas les ministres ! Puis de là il se dirigent vers les centres d’agitation et se jettent entre la troupe et le peuple. Des masses compactes les entourent, les acclament.

La nouvelle en arrive au roi, qui se rappelle alors les avertissements de Montalivet. Sur ces entrefaites, Guizot arrive et lui offre sa démission. Il accepte, et sitôt que le peuple apprend cette résolution, l’émeute se change en fête. Jusque là, seuls les hommes emplissaient les rues, les parcourant à grands cris furieux. Ils se transforment en promeneurs joyeux, les femmes, les enfants, les vieillards les rejoignent, et montrent leur joie de la paix enfin revenue, les ouvriers et les bourgeois fraternisent avec les soldats campés sur le boulevard.

Le soir venu, la foule demande des lampions sur l’air classique. Les fenêtres s’illuminent. Devant le ministère des affaires étrangères, boulevard des Capucines, on ne crie plus : à bas Guizot ! mais : des lampions ! Soudain, un coup de feu part des rangs pressés de cette foule en liesse. Quels ordres sévères ont été donnés aux soldats qui gardent la demeure de Guizot ? À quel péril croient-ils avoir à faire face ? Spontanément, ils abattent leurs fusils et font une trouée sanglante dans la masse humaine.

La consternation, la terreur, la fureur succèdent à la joie. En vain ceux qui se sentent une autorité, une responsabilité essaient de montrer au peuple qu’il y a là un effroyable malentendu. Un tombereau dans lequel on a entassé les cadavres a commencé une lugubre promenade sur les boulevards, soulevant, partout les cris de vengeance. Et les illuminations éclairent une veillée des armes tout entière passée à relever les barricades et à en construire de nouvelles.

Au jour, des placards officiels annoncent que le maréchal Bugeaud est nommé commandant de toutes les forces militaires de Paris. Mais en même temps que Louis-Philippe charge le répresseur de Transnonain de diriger la bataille, il demande à Thiers, répresseur en chef de Saint-Merri et de Transnonain, les moyens de négocier la paix. Celui-ci, qui voit à quelle insurrection l’on a affaire, déclare qu’on ne peut calmer le peuple qu’en annonçant la présence d’Odilon Barrot dans le ministère. — Vous me rapportez des propos de café, dit le vieil entêté avec dédain.

Mais Thiers déclare nettement qu’il n’acceptera le pouvoir qu’à cette condition, et le roi finit par mander Barrot. Mais, peu soucieux de voir Bugeaud dans un cabinet dont il aura la responsabilité, dont il est le garant, Barrot refuse. On lui promet en effet de le laisser faire la réforme lorsque Bugeaud aura terminé la répression. Son refus accule le roi et la cour à une nouvelle capitulation. Barrot est libre de constituer son ministère comme il l’entendra. Il choisit Thiers, Duvergier de Hauranne et Lamoricière, confie à ce dernier le commandement en chef de la garde nationale de Paris, fait savoir la nouvelle par une affiche qui annonce en même temps que l’ordre est donné de suspendre le feu.

La Réforme, parue en même temps que le roi confiait le pouvoir à Barrot, posait ou croyait poser les conditions auxquelles le peuple poserait les armes. Il suffisait de mettre en liberté les citoyens arrêtés, de mettre les ministres en accusation, d’abolir les lois contre la presse et de donner une réforme électorale très large. « Avec ces mesures, disait-elle, on rétablira l’ordre très promptement. » Au National, Marrast comprenait mieux les sentiments du peuple, dont il avait senti l’invincible défiance. L’exaspération, dans le peuple, l’emportait sur la défiance : il ne voulait plus d’un roi qui ne cédait que faute de trouver des complices pour la répression.

Quand on vint annoncer à Marrast le ministère Thiers-Barrot, il répondit à l’unisson de Paris soulevé : « Cela ne suffit plus. L’abdication du roi avant midi. Après midi, il serait trop tard. » Barrot put se rendre compte personnellement de la réalité. Entouré de républicains qui ne croyaient pas que l’heure de la République fût venue, il passa une partie de la matinée à parcourir la foule et rentra chez lui découragé. « Vous voyez, lui dit Garnier-Pagès, il faut aller vite, car les événements nous poussent. Aujourd’hui c’est vous, demain ce sont mes amis et moi, après-demain c’est Ledru-Rollin. » Les événements ne poussaient pas les hommes, ils les bousculaient, les faisaient tournoyer comme des feuilles mortes.

Proudhon est à la Réforme. Saisissant les outils de son ancien métier de typographe, il compose un placard qui dit toute la situation du moment : « Citoyens, Louis-Philippe vous fait assassiner comme Charles X ; qu’il aille rejoindre Charles X ». Puis il sort et, avisant un passant qui flâne autour d’une ébauche de barricade avec des airs effrayés, il prend un air comiquement féroce et lui ordonne d’y porter son pavé. Les chefs républicains courent de rendez-vous en rendez-vous, sans se joindre, égarés par le policier de la Hodde pendant toute la matinée. Enfin, quelques-uns se trouvent réunis vers midi à la Réforme ; ils dirigent le peuple sur le Château-d’Eau.

La troupe est désorientée, sans ordres, laissée à son inspiration. Ici, elle résiste aux insurgés ; là elle fraternise avec eux. Duvergier de Hauranne et Rémusat ont vu, sur la place de la Concorde, les soldats offrir leurs armes au peuple. Ils courent aux Tuileries annoncer ce désastre. Le roi déjeunait. Il se lève de table, passe son uniforme, monte à cheval et passe en revue les troupes massées dans la cour du palais. À ces troupes se sont joints deux bataillons de la garde nationale. L’un d’eux crie : Vive la Réforme. Le roi comprend alors qu’il est abandonné par la boutique. Il rentre désespéré.

Les messagers de mauvaises nouvelles se succèdent auprès de lui. L’un lui apprend que l’École polytechnique est avec le peuple et dirige la construction des barricades, un autre que la garde nationale tout entière est gagnée à l’insurrection, un autre que la troupe livre partout ses armes et ses cartouches. Il peut entendre le bruit de la fusillade, à présent. Il peut voir l’avant-garde de l’insurrection lançant ses éclaireurs sur la place du Carrousel.

Louis-Philippe a dévêtu son uniforme. En dépouillant l’insigne de la force, il a pris la résolution de résigner un pouvoir que la force ne soutient plus. Il signe son abdication, lègue la tâche à son petit-fils, le comte de Paris ; appuyé sur le bras de Marie-Amélie, il traverse le jardin des Tuileries et entouré d’un dernier groupe de fidèles, gagne la place de la Concorde. Un régiment de cuirassiers l’entoure. Mais la foule n’est pas hostile. « Qu’il parte », crie-t-on de toutes parts. Et on s’écarte pour laisser passer le fiacre dans lequel montent le vieux roi et sa femme. La suite s’entasse dans un autre fiacre et dans un cabriolet et la monarchie de Juillet s’en va, dans ce mince équipage, jusqu’à Saint-Cloud, d’où un omnibus la transporte provisoirement à Trianon.

Laissons s’en aller celui qui la représenta finir en exil une existence publique commencée dans l’émigration. Laissons le roi de la quasi-légitimité porter sa méditation sur la terre étrangère où repose en l’attendant le dernier roi légitime. Il n’emporte pas avec lui la puissance sociale et politique de la bourgeoisie, et elle saura, forte de l’ignorance das masses et de leur pli de servitude non encore effacé, tourner contre leur liberté l’instrument de liberté que les plus hardis et les plus conscients d’entre elles ont conquis d’un geste révolutionnaire, et la lui arracher.

Il appartient à d’autres de dire comment fut déçu et ajourna l’immense espoir du prolétariat. Notons seulement qu’au point d’éducation civique et sociale où le surprit une révolution faite par mégarde, il était hors d’état de conserver une conquête qui lui avait si peu coûté, et qu’un événement d’apparence miraculeuse mettait inopinément entre ses mains, ou plutôt sur ses bras. Dire que cette conquête ne lui a pas coûté son prix, ce n’est pas faire injure au prolétariat, ni mépriser le sang précieux versé pour elle des barricades de juillet 1830 à février 1848, et dont la traînée se continue de Lyon à Saint-Merri, de Transnonain au massacre des mineurs de la Loire, en deux courants parfois rapprochés, point encore confondus ; celui qui coule pour la liberté, celui qui coule pour le pain. Mais ceux qui ont donné leur vie pour le pain n’ont songé qu’au pain du jour, qu’à la faim du moment. Et ceux qui l’ont offerte à la liberté n’étaient qu’une héroïque avant-garde, que son surgissement en pleine lumière désignait plus sûrement aux coups meurtriers.

Le système politique de la bourgeoisie s’est effondré de lui-même, avant que le prolétariat appelé par l’histoire à former le sien ait été mis à même de se préparer à cette tâche. Le 24 février est bien moins une victoire du peuple qu’une faillite politique de la bourgeoisie, et l’on sait que, dans cette classe, la faillite n’est pas nécessairement la ruine, mais parfois au contraire le point de départ d’une fortune nouvelle.

Le lecteur qui a suivi avec attention les dix-huit années d’un règne de classe plein et absolu, dont les principaux événements ont été rapportés ici, sera-t-il, aussi complètement que celui qui s’est efforcé d’en être le greffier sincère, convaincu de l’incapacité organique de la bourgeoisie à tirer d’elle-même les éléments d’autorité reconnue et consentie qui correspondent à sa notion du pouvoir politique et au besoin qu’elle a de l’exercer à son profit ? Nous l’avons observé au début de ce travail, la bourgeoisie est divisée, doublement divisée. Au moment où le sentiment de classe vit en elle avec une intensité qu’on ne verra plus dans l’histoire de notre pays, elle n’est pas homogène et ce sentiment lui-même ne l’est pas davantage.

D’un côté, la finance qui groupe les capitaux de l’épargne et organise les grandes forces de production et de circulation, entreprend de diriger les forces politiques du pays dans le sens des intérêts économiques dont elle a la garde et le profit. De l’autre, la boutique, remuante et pullulante, frondeuse et craintive à la fois, ivre de sa souveraineté politique et prise entre la finance qui la despotise et la classe ouvrière qui commence à montrer les dents, veut un gouvernement à bon marché et qui fasse aller les affaires. Casimir Perier, banquier et industriel, représente au pouvoir les hommes d’affaires. C’est lui, c’est eux, bien plus que l’Angleterre, qui repoussent l’idée d’annexer à la France la Belgique qui s’est un instant offerte, dans les premières effervescences révolutionnaires de 1830.

La boutique a eu aussi ses hommes au pouvoir. Laffitte, tout banquier qu’il était, en fut. Odilon Barrot la représenta jusqu’au bout, la mena jusqu’au bout, dans une commune inconscience du danger, jusqu’aux barricades de février. Thiers, boutiquier né, parlait pour la boutique, agissait pour la finance. Pour la première, il paradait, montrait le poing à la Sainte-Alliance et aux jésuites, et ne faisait jamais montre de tant de libéralisme que lorsqu’il était hors du pouvoir. Mais pour la seconde, qui ne se payait pas de paroles, il était l’homme d’affaires utile et avisé qui savait orienter les discussions des Chambres vers les « grands intérêts » et procurer à ceux-ci toute satisfaction.

La bourgeoisie, ai-je dit, n’était pas plus homogène dans sa pensée que dans ses cadres. Elle était à la fois libérale et conservatrice, en effet. Si parfois son libéralisme n’était qu’un masque de conservatisme et, si, au nom de la liberté des plus forts, elle repoussait avec horreur jusqu’à l’idée de voir l’État intervenir dans les rapports du travail et du capital ; si même elle poussait l’hypocrisie jusqu’à affirmer la liberté économique tout en maintenant et en renforçant la législation de classe qui mettait les ouvriers en état d’infériorité, juridique, si en même temps elle forçait l’État à la protéger contre la concurrence étrangère et à faire les frais de premier établissement des lignes de chemin de fer et de navigation, la bourgeoisie n’en était pas moins travaillée par une insoluble contradiction. Sa puissance politique, économique et sociale ne pouvait se maintenir et se développer dans les conditions d’immobilisme et d’ignorance qui furent pendant de longs siècles celles de la féodalité terrienne. Le propriétaire du sol vit de la rente du fermier, de la redevance du tenancier, des corvées du serf ; la coutume héréditaire, les routines agricoles, tout l’entretient dans l’état d’oisiveté. Il peut donner tous ses loisirs au gouvernement et à la guerre. Le gouvernement est son champ d’exploitation assurée, la guerre son champ d’entreprise fructueuse.

Tout autre est le propriétaire d’industrie ou de négoce : il ne peut augmenter sa richesse et son pouvoir que par la lutte et par la coalition avec ses semblables sur un terrain extrêmement mouvant, et dans des conditions qui nécessitent une activité de tous les instants, un développement continu de l’intelligence et du savoir. Toutes les sciences, que le noble laissait croupir dans l’ombre des cloîtres, où le moine les pliait comme feuilles mortes dans les in-folios de saint Augustin et de Thomas d’Aquin, le bourgeois était tenu de les appeler à accroître sa puissance. Comment extraire du sol la houille et le minerai, de manière à alimenter les machines nouvelles et en créer d’autres, sans pousser au développement des mathématiques, de la physique, de la géologie, de la chimie ? Et comment développer ces connaissances, sans que les hommes qui se vouent aux recherches trouvent en même temps et à chaque pas un démenti nouveau aux affirmations des bibles et des dogmes ?

Comment, d’autre part, transformer en richesses échangeables, en capital, les trésors latents du sol et du sous-sol, si l’on ne seconde chez les mieux doués d’entre les pauvres le désir de savoir, si l’on ne crée une classe ouvrière habile à seconder la machine dans l’œuvre de multiplication des produits ? La machine réduit les artisans à la fonction de manœuvres, soit ; mais pour un temps seulement. D’ailleurs, la machine ne s’invente, ne se construit, ne se perfectionne pas toute seule. Et à mesure qu’elle se perfectionne, elle exige non plus pour la servir, mais la conduire, des mains plus expertes, et en nombre sans cesse accru. La bourgeoisie poussera donc au progrès du savoir, ouvrira des écoles, installera des laboratoires. Amenée à l’incroyance par son propre développement intellectuel, elle sent que l’éveil des esprits est un ferment d’incrédulité. Sa richesse croissante a besoin d’instruments conscients, mais dociles et résignés. Voilà donc la bourgeoisie forcée de donner d’une main et de reprendre de l’autre. Comment neutraliser le poison du savoir dans l’âme ouvrière, sinon en appelant à l’aide l’ennemie du savoir, l’Église ? Ce fut toute la politique de Guizot, politique qui devait aboutir à la faillite qu’on sait.


Tout est perdu… fors la caisse.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


Même laissé dans l’inculture absolue, comment le prolétariat des villes, sans cesse grossi à chaque progrès industriel par un flot de prolétaires ruraux, fût-il demeuré inattentif à ce qui se passait sous ses yeux ? Son servage n’était pas héréditairement séculaire. L’ouvrier voyait naître et grandir la fortune de son maître, par le hasard d’une invention ou d’une spéculation heureuse. Les plus anciens des fiefs industriels ne se perdaient pas, comme les plus récents des fiefs nobiliaires, dans la nuit d’un ou deux siècles. Cette puissance n’avait donc pas comme l’autre les apparences de l’éternité dans le passé, si favorables aux croyances d’éternité dans l’avenir. Jamais le serf, sur la glèbe du seigneur, n’avait été incité à discuter les titres du seigneur comme l’était l’ouvrier enfermé entre les murs neufs de la manufacture ou de l’usine. Le premier ne savait comment s’était formé le pouvoir féodal, le second voyait se former sous ses yeux le pouvoir capitaliste. La terre, Dieu avait pu la donner dès l’origine aux maîtres. Mais les métaux, les tissus, les poteries, les métiers, les machines, tout cela était créé par les mains de l’ouvrier. Ouvrier, le mineur qui extrayait le fer et la houille, ouvrier, le portefaix du port qui déchargeait les balles de laine et de coton, ouvriers, le maçon et le charpentier qui construisaient l’usine. Tout apparaît alors dans sa réalité ; rien ne masque plus la fonction éminente du travail dans la satisfaction des besoins humains, rien non plus l’odieuse iniquité du partage inégal des produits entre ceux qui dirigent le travail et ceux qui l’exécutent.

Les sophismes de ses économistes étaient, pour la bourgeoisie, une protection insuffisante contre une revendication que suscitent et expriment dans cette période les Fourier, les Cabet, les Proudhon, les Blanqui, les Louis Blanc et les Pecqueur. À mesure que cette revendication grandissait, la bourgeoisie, qui avait fait du pouvoir politique l’instrument de sa domination économique et sociale, accentuait son intime contradiction et devenait plus conservatrice dans un temps où tout se développait dans le sens de la liberté. La science, la littérature et l’art refusaient de se laisser mutiler et asservir par elle. Il ne lui restait que l’Église, puissance conservatrice par définition. Mais si l’Église acceptait bien de protéger la bourgeoisie, c’était à la condition qu’on lui laissât prendre ce que Charles X lui-même lui avait refusé. Et si la finance acceptait bien d’aller jusque-là, la boutique ne le pouvait plus sans risquer de perdre la part de pouvoir politique, son instrument de défense contre la finance autant que contre le prolétariat, que lui avait donnée la révolution de Juillet.

L’Église ramenait avec elle au pouvoir la classe fidèle des nobles, des propriétaires terriens, éternels émigrés de tout progrès et de tout développement de civilisation. La boutique résista, se cabra, et appela le peuple à la libérer de ce péril, comptant bien, comme en 1830, l’écarter du pouvoir après l’avoir libéralement payé de promesses.

En somme, la révolution de 1848 n’est que l’achèvement de celle de 1830. Du moment que celle-ci n’avait pas été évitée, celle-là devenait inévitable. Le verrou tiré sur la révolution par Casimir-Perier avait été fixé par Guizot. Et si la bourgeoisie est responsable de son propre effondrement politique, elle n’en est pas seule responsable. La faute initiale remonte à la classe des propriétaires terriens, si profondément inférieurs à leurs congénères anglais. Tandis que ceux-ci, dans la période de croissance politique de la bourgeoisie industrielle, contraignaient les nouveaux féodaux à ne pas appliquer à la lettre leur sinistre programme d’exploitation intensive de la classe ouvrière et contribuaient avec elle à imposer une législation protectrice des plus faibles, l’aristocratie française, sauf exceptions rares, se bornait à dénigrer le cruel libéralisme bourgeois, créateur de chômage et de paupérisme. Tout comme la nôtre, plus que la nôtre, l’aristocratie anglaise rançonnait par la rente du sol le travail rançonné de surcroît par le profit capitaliste. Mais elle avait su, en s’interposant entre l’ouvrier et le capitaliste, conserver une part du pouvoir politique, faire utilement contrepoids à la bourgeoisie.

En France, elle n’avait qu’un rêve : annuler la révolution de 1789 dans ses moindres conséquences. Elle s’était, ainsi, fermée totalement au monde nouveau et rendue de plus en plus incapable, non même de réaliser sa prétention totale, qui était de le ramener en arrière, mais d’en assumer une part de direction en fonction de mécanisme pondérateur et régulateur. Faute de ce contrepoids — on ne peut compter pour tel le groupe de courtisans qui vieillissaient autour du roi redevenu lui-même un émigré de l’intérieur, — la bourgeoisie perdit pied, après avoir oscillé de la boutique à la finance, et de la finance, renforcée trop tard de l’Église arrogante et de ses hobereaux boudeurs, à la boutique qui lâchait le « tigre » sur Louis-Philippe.

Celui-ci eût pu tout sauver, s’il était demeuré dès 1830 le fils de Philippe-Égalité le régicide, et si, faute de pouvoir accorder les maîtres du sol et ceux du capital dans une impossible collaboration, il s’était fortement posé en arbitre des puissances en possession et de la puissance en devenir, s’il n’avait pas été uniquement le roi d’une bourgeoisie égoïste et divisée. Un trône peut s’asseoir sur les quatre pierres massives de l’échafaud, mais non sur les pavés branlants d’une barricade, à moins qu’il ne conserve comme périlleux gardiens ceux qui l’ont édifiée. Les barricadiers de 1830, ayant amené leurs fils, aperçurent qu’il manquait quelques pierres à leur ouvrage. Il les posèrent. Cela décala le trône, qui culbuta sous les regards ébahis de ceux qui avaient cru le consolider.

Eugène Fourniêre.