Histoire socialiste/Thermidor et Directoire/12

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Chapitre XI.

Histoire socialiste
Thermidor & Directoire (1794-1799)
Chapitre XII.

Chapitre XIII.


CHAPITRE XII

LES DÉBUTS DU DIRECTOIRE

(Brumaire à germinal an IV-octobre l790 à mars 1796.)

La Convention, on l’a vu (chap. x), avait décidé que les deux tiers du nouveau Corps législatif (Conseil des Anciens et Conseil des Cinq-Cents), seraient pris parmi ses membres ; 379 seulement ayant été élus, ceux-ci, le 4 brumaire (26 octobre), conformément au décret du 13 fructidor, désignèrent les 104 qui, joints aux 17 des colonies conservés provisoirement, devaient compléter la liste des 500 Conventionnels maintenus en fonction. Parmi les noms de tous ceux d’entre eux qui étaient mariés ou veufs et âgés de plus de quarante ans, le sort désigna le lendemain, en réunion plénière, les 167 appelés à faire partie du Conseil des Anciens, auxquels on ajouta, remplissant les mêmes conditions, 83 noms tirés au sort sur la liste des nouveaux élus. Ceux dont le nom n’était pas sorti dans ces deux tirages et ceux qui étaient célibataires ou âgés de moins de quarante ans devaient former le Conseil des Cinq-Cents. Les deux Assemblées ainsi réparties se réunirent d’abord encore une fois ensemble, puis séparément le 6 brumaire (28 octobre), le Conseil des Anciens aux Tuileries, dans la salle attenant au pavillon de Marsan, que venait de quitter la Convention ; le Conseil des Cinq-Cents, en attendant que le Palais Bourbon fût en état de le recevoir, dans la salle du Manège, située sur l’emplacement de la rue de Rivoli, tout près de la rue de Castiglione — elle devait disparaître en exécution des arrêtés du 17 vendémiaire an X (9 octobre 1801) et du 1er floréal an X (21 avril 1802) relatifs au percement de ces deux rues — et où avaient siégé la Constituante depuis le 9 novembre 1789, la Législative et la Convention jusqu’au 9 mai 1793 (A. Brette, Histoire des édifices où ont siégé les Assemblées de la Révolution, t. Ier, p. 124, 145, 272, 274, 275 et 292). Les présidents devaient être changés tous les mois ; les premiers élus furent La Revellière-Lépeaux pour les Anciens, Daunou pour les Cinq-Cents ; ils représentaient, comme la majorité des deux Conseils, la politique des Girondins, réintégrés après Thermidor ; dans les deux, la minorité était surtout composée de royalistes honteux. En outre des règles posées dans une soixantaine d’articles de la Constitution (art. 44 à 109), la Convention avait voté, le 28 fructidor an III (14 septembre 1795), une loi relative au mode des délibérations et à la police du Corps législatif, qui fut appliquée pendant toute la durée du Directoire ; cette loi avait surtout pour but et eut pour résultat d’empêcher, dans la salle des séances, le groupement des partis en droite, centre, gauche, et, par suite, de supprimer la possibilité de se concerter, d’arrêter une tactique commune pour les cas imprévus, si fréquents dans les assemblées et souvent si importants : les sièges étaient « séparés les uns des autres », les places tirées au sort chaque mois, nul ne pouvant « en aucun cas et sous aucun prétexte, occuper pendant le mois un autre siège que celui qui lui était échu ».

Les cinq membres du Directoire devant être choisis par les Anciens sur une liste de 50 membres dressée par les Cinq-Cents, ceux-ci inscrivirent entête de leur liste La Revellière, Reubell, Sieyès, Le Tourneur, Barras, en queue Cambarérès et au milieu 44 noms inconnus. Les Anciens, tout en se plaignant d’un procédé qui leur forçait la main, élirent, le 10 brumaire (1er novembre), les cinq premiers. Ce jeu recommença pour remplacer Sieyès qui avait motivé son refus sur « la conviction intime et certaine », mais non durable,de n’être « nullement propre aux fonctions du Directoire exécutif » ; des dix noms proposés par les Cinq-Cents, tous étaient inconnus sauf ceux de Carnot et de Cambacérès. Le 13 (4 novembre), les Anciens nommèrent Carnot. Les directeurs s’installèrent au Luxembourg, où la manie du protocole et du panache allait engendrer un cérémonial et des costumes ridicules, conformes, d’ailleurs, à l’esprit et à la lettre de la Constitution de l’an III.

D’après cette Constitution, il devait y avoir de six à huit ministères ; la loi du 10 vendémiaire an IV (2 octobre 1795) en avait établi six. Furent nommés ministres, le 12 brumaire (3 novembre), Merlin (de Douai) à la justice, Benezech à l’intérieur, Charles Delacroix aux affaires extérieures, le général Aubert du Bayet à la guerre ; le lendemain, Truguet à la marine et aux colonies, le 17 brumaire (8 novembre), sur le refus de Gaudin, Faipoult aux finances. Le 19 pluviôse (8 février), le portefeuille de la guerre passait d’Aubert du Bayet à Petiet. Un septième ministère, celui de la police générale, fut créé par la loi du 12 nivôse an IV (2 janvier 1796). Les directeurs, le 14 brumaire (5 novembre), adressèrent au peuple une proclamation dans laquelle ils affirmaient leur « ferme volonté » de « consolider la République » et de « livrer une guerre active au royalisme ». C’était bien là la politique à suivre ; mais la largeur d’esprit qu’elle exigeait manqua aux modérés, qui ne tardèrent pas à revenir à toutes leurs étroitesses de parti conservateur ou rétrograde suivant les circonstances.

Nous avons vu que les événements de Vendémiaire avaient entraîné la libération des patriotes. Parmi ceux qui furent relâchés avant l’amnistie du 4 brumaire était Babeuf. Nous l’avons laissé (chap. vi) au moment de son incarcération à Arras, le 25 ventôse an III (15 mars 1795), dans la maison d’arrêt dite des Baudets. Déjà à cette époque, il avait une notoriété qui poussa les patriotes détenus à entrer en relations avec lui ; tel fut bientôt le cas de Charles Germain, de Narbonne, ancien lieutenant de hussards, incarcéré en floréal (avril) dans une autre prison d’Arras. Il était cependant interdit aux détenus de communiquer avec le dehors, et Babeuf se plaignait de cette interdiction, le 19 germinal (8 avril), à son ami Fouché dans une lettre où il appelait la journée du 12 germinal « la grande bataille que nous venons de perdre » (Advielle, Histoire de Gracchus Babeuf, t. Ier, p. 129). Cependant

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)
les relations continuèrent et c’est là que s’ébaucha la Conjuration des Égaux, dont toute l’initiative, pour la théorie et pour l’application, revient à Babeuf, les lettres de Germain ne laissent aucun doute à cet égard. Écrivant à celui-ci le 10 thermidor (28 juillet), Babeuf lui annonçait leur prochaine mise en liberté, parce que, disait-il, « le royalisme était devenu menaçant » (Idem, p. 145) et que le gouvernement ne pouvait trouver l’appui dont il avait besoin que « dans les patriotes caractérisés » (idem) ; cette même lettre contient des constatations réellement socialistes. Babeuf remarque que le producteur ne peut plus racheter son propre produit : les « innombrables mains desquelles tout est sorti ne peuvent plus atteindre à rien, toucher à rien et les vrais producteurs sont voués au dénûment » (id., p. 146) ; « travaille beaucoup et mange peu, ou tu n’auras plus de travail et tu ne mangeras pas du tout » (id., p. 147), voilà le langage qu’on tient au travailleur, voilà « la loi barbare dictée par les capitaux » (idem). J’ai déjà signalé (chap. x), à propos de la Constitution de l’an III que, dans les deux lettres « à l’armée infernale » des 17 et 18 fructidor (3 et 4 septembre), il protestait en faveur du suffrage universel (id. p. 168) et qu’il protestait aussi contre le système des deux Chambres, pour lui c’est « le peuple qui sanctionne les lois », et contre le projet de supprimer la gratuité de l’enseignement, les instituteurs, à son avis, devant toujours être « salariés par la nation » (id., p. 169). Le 24 fructidor (10 septembre), Babeuf quittait la prison d’Arras pour rentrer au Plessis à Paris. D’après sa lettre à Merlin (de Douai), insérée dans le Moniteur du 2 nivôse an IV (23 décembre 1795) et dans le n° 38 du Tribun du peuple, il fut mis en liberté « quelques jours après le 13 vendémiaire, non pas par l’amnistie », mais par « un arrêté particulier du comité de sûreté générale précédé d’un rapport, d’un examen de toutes les charges ». Cet arrêté, daté du 26 vendémiaire (18 octobre), se trouve aux Archives nationales (F7 4278). M. Espinas

(La Philosophie du xviiie siècle et la Révolution) s’est trompé à ce sujet (p. 242), comme il s’est trompé (p. 219, note) en paraissant identifier un certain « Le Peletier de l’Épine » avec Babeuf qui n’assistait pas à la prise de la Bastille, comme il s’est trompé à propos des incarcérations de Babeuf (p. 218, 221 et 234), tout en prétendant à cet égard « éviter les confusions où les biographes sont tombés » (p. 237, note). Si M. Espinas se trompe comme tout le monde, il faut du moins reconnaître qu’il est ferme dans ses erreurs (p. 40, note).

La lettre de Babeuf à Merlin (de Douai) était une réponse à un arrêté du Directoire (20 frimaire-11 décembre) au sujet de l’affaire de faux. Qu’était-il arrivé après le jugement du tribunal de Laon lui accordant, le 30 messidor an II (18 juillet 1794), sa mise en liberté sous caution ? C’est ce que le dossier que j’ai retrouvé et un ouvrage de M. Combier, publié en 1882 et mentionné cette même année dans la Revue historique (t. XX, p. 387), sans que personne à ma connaissance s’en soit servi, la Justice criminelle à Laon pendant la Révolution, vont me permettre d’exposer ; quant au dossier, le seul historien à ma connaissance paraissant ne l’avoir pas tout à fait ignoré est M. A. Granier de Cassagnac qui, dans son Histoire du Directoire publiée en 1855, donne certains détails ne pouvant provenir que d’une lecture de ce dossier, par exemple l’indication qu’on avait d’abord songé, pour la rectification de l’acte, à un autre que Babeuf et qu’on ne s’adressa à lui qu’au dernier moment

Audience publique du Directoire.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)
(t. II, p. 446) : ceci, d’ailleurs, exclut toute préméditation de la part de Babeuf. En outre, on trouve (Idem, p. 450 à 453), parmi des pièces justificatives, un bordereau de pièces du dossier déposées, nous dit l’auteur, au greffe de la Cour d’Amiens. À côté de cela, il y a des erreurs — en particulier (p. 141. note, et 447) relativement à une prétendue modification de date faite par Babeuf — concernant la partie du dossier qui a été nécessairement vue, et il en est d’autres prouvant que toute la partie du dossier que je vais résumer a été ignorée

S’il y a eu, il y a cinquante ans, au greffe de la Cour d’Amiens, un dossier Babeuf, ce dossier ne s’y trouve plus, ainsi qu’a bien voulu m’en informer, par lettre du 20 janvier 1904, le greffier en chef, qui n’a « pas même l’arrêt du tribunal criminel d’Amiens du 23 août 1703 ». Mais contrairement à ce qui est supposé dans cette lettre, le dossier de Beauvais ne peut être celui qui, d’après M. Granier de Gassagnac, était, il y a cinquante ans, à Amiens, puisque, suivant une lettre qui est aux Archives nationales et dont je parlerai plus loin, ce dossier, après être allé de Laon à Compiègne, alla de Compiègne à Beauvais, où il était le 5 germinal an IV (55 mars 1796) ; c’est après avoir lu cette lettre aux Archives que je me rendis, à la fin d’octobre 1899, au greffe du tribunal de Beauvais où je retrouvai aussitôt le dossier. Quatre mois avant, à la suite de la lecture de l’ouvrage de M. Combier, et après m’être informé de ce qu’étaient devenus les documents de cette époque du tribunal de Compiègne, j’étais allé aux Archives départementales de l’Oise, où ces documents se trouvent en partie ; mes recherches avaient été infructueuses. Quand j’eus lu aux Archives nationales la lettre de Villemontey dont il sera encore question tout à l’heure et qui, semble-t-il, n’a attiré l’attention de personne, c’est à l’obligeance de l’archiviste de l’Oise, M. Roussel, que je dus, en 1899, l’autorisation du président et du procureur de la République de compulser dans le grenier, où elles se couvrent de poussière, les archives du greffe de Beauvais ; et c’est à l’amabilité de M. Vallé, garde des sceaux, que je dois d’avoir, en 1903, pu faire photographier les deux pièces du dossier reproduites au début de ce volume.

J’ai dit (fin du chap. 1er), que le tribunal criminel de l’Aisne avait résolu de communiquer à la commission des administrations civiles, police et tribunaux, qu’à son avis Babeuf ne pouvait pas être poursuivi seul et que devaient être poursuivis avec lui ceux qui avaient participé à l’acte incriminé. Le 16 brumaire an III (6 novembre 1794), cette commission écrivit à l’accusateur public de Laon qu’il lui paraissait, à elle aussi, « que c’était par l’effet d’une omission ou d’un défaut de rédaction que Babeuf seul avait été renvoyé devant lui, et qu’elle transmettait le dossier au commissaire près le tribunal de cassation, ce qu’elle fit par lettre très détaillée contenant l’historique de l’affaire et portant : « La commission considère que l’acte d’accusation à présenter contre Babeuf paraît véritablement devoir envelopper Devillas, Jaudhuin, Debraine et Leclerc ». Le tribunal de cassation ne fut pas du même avis ; le 27 frimaire an III (17 décembre 1794), il décidait qu’il n’y avait pas lieu à traduire de nouveau les acquittés devant la justice, et les pièces étaient renvoyées par la commission des administrations civiles, police et tribunaux à l’accusateur public de Laon (21 nivôse an III-10 janvier 1795). Le 1er pluviôse (20 janvier), la même commission lui écrivait qu’il venait de lui être demandé, par arrêté du 28 nivôse (17 janvier) de la commission de législation, comment il se faisait que Babeuf fût libre.

Il semble bien que l’affaire ne fut reprise alors que sous l’impulsion haineuse de quelques thermidoriens. Babeuf, on l’a vu (chap. iii), avait été arrêté et, en annonçant le fait à la Convention, le 5 brumaire an III (26 octobre 1794), Merlin (de Thionville) avait rappelé incidemment la condamnation passée — et cassée ; il n’y avait donc pas oubli, ce qui n’avait pas empêché de relâcher Babeuf au bout de peu de jours. Le 11 nivôse (31 décembre), un Conventionnel, Vaugeois, avait adressé, au sujet de Babeuf, à l’accusateur public de Laon, une lettre particulière conçue dans le même sens que la dernière lettre de la commission. Aussi, le 21 pluviôse an III (9 février 1795), les deux citoyens de Laon qui s’étaient portés cautions lors de la mise en liberté de Babeuf, étaient sommés de le « représenter » ; un mandat d’amener était bientôt lancé contre lui à l’effet de le réintégrer dans la prison de Laon : une lettre du 28 pluviôse (16 février) de la commission des administrations civiles, police et tribunaux à l’accusateur public de Laon annonçait la transmission de ce mandat au comité de sûreté générale. De plus, le 25 ventôse (15 mars), le tribunal de cassation annulait le jugement de mise en liberté du 30 messidor (18 juillet) précédent. Or Babeuf, arrêté pour ses écrits (chap. vi), le 19 pluviôse (7 février), — ce que firent valoir ses deux répondants — resta en prison soit à Paris, soit à Arras, jusqu’au 26 vendémiaire an IV (18 octobre 1795), sans qu’on ait paru un instant soucieux de le transférer à Laon où, à la connaissance cependant du comité de sûreté générale, il était réclamé. À cet égard, il n’y a, je le répète, jamais eu oubli : après la déclaration de Merlin (de Thionville), le 5 brumaire an III (26 octobre 1794), à la Convention, rappelée plus haut, nous avons vu (chap. vi) qu’à la séance du 20 pluviôse (8 février) Mathieu avait traité Babeuf de « faussaire » et que le jugement de condamnation — cassé, nous le savons — avait été placardé sur les murs de Paris, par les soins de Fréron, devait dire Babeuf dans le n° 38 du Tribun du peuple, où, parlant de cette affiche, il ajoutait : « J’ai été arrêté peu après et emprisonné huit à neuf mois comme apôtre du terrorisme. Pourquoi, pendant tout ce temps, personne au monde ne m’inquiéta-t-il plus sur l’autre affaire ? » Et cette question est décisive. Ce n’était pas par oubli je l’ai prouvé ; ce n’était évidemment pas par sympathie, la haine pour Babeuf était, au contraire, trop évidente ; alors ? Il semble que ses ennemis — et ils étaient nombreux, puissants et acharnés,— désireux ou satisfaits de le savoir enfermé, jouaient, pour obtenir ce résultat, de l’affaire de faux lorsqu’il était libre et, lorsqu’il était prisonnier pour un motif quelconque, évitaient d’aboutir à une solution définitive sur une accusation qui ne devait pas leur paraître bien fondée.

À peine avait-il repris la plume et exprimé les idées dont nous parlerons bientôt, que Merlin (de Douai),— celui-là même qui, en qualité de rapporteur du comité de législation, avait, le 24 floréal an 11-13 mai 1794 (chap. Ier), fait déférer le jugement de condamnation au tribunal de cassation — devenu ministre de la Justice, écrivait, le 2 frimaire an IV (23 novembre 1795), à l’accusateur public de Laon pour avoir des renseignements sur les jugements rendus relativement à Babeuf ; et, le 20 (11 décembre), paraissait l’arrêté du Directoire mentionné plus haut, prescrivant au ministre de la Justice, qui l’avait probablement inspiré, « de dénoncer au commissaire du pouvoir exécutif près le tribunal de cassation l’état où se trouvent les procédures dont il s’agit, afin que, sur les réquisitions de ce commissaire, le tribunal de cassation puisse les envoyer devant un jury, d’accusation ». Le 29 frimaire (20 décembre), le tribunal de cassation confirmait son jugement du 25 ventôse (15 mars) et, conformément à la nouvelle loi pénale du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795), renvoyait Babeuf devant le directeur du jury d’accusation de Compiègne « pour être par lui donné un nouvel acte d’accusation, s’il y avait lieu, et, en cas d’admission de l’accusation, Babeuf être traduit au tribunal criminel de l’Oise ». Par deux lettres du 8 nivôse an IV (29 décembre 1795), Merlin (de Douai), ministre de la Justice, ordonnait au commissaire près le tribunal de l’Aisne l’expédition immédiate du dossier au directeur du jury de Compiègne et prévenait celui-ci. Le 19 ventôse (9 mars 1796), le jury d’accusation de Compiègne déclarait qu’il y avait lieu à accusation, une ordonnance de prise de corps était rendue contre Babeuf et le dossier transmis au greffe du tribunal de Beauvais — lettre du commissaire du pouvoir exécutif près les tribunaux de l’Oise, Villemontey, au ministre de la police (Archives nationales, F7 7160-6202) — où je l’ai trouvé. Babeuf fut arrêté quelque temps après pour sa conjuration, et il ne fut plus question le moins du monde de l’autre procès : en réalité, au point de vue juridique, ce procès n’a été jugé ni contradictoirement, ni définitivement au fond, et la condamnation par contumace a été légalement cassée ; Babeuf n’est donc pas un condamné pour faux.

Avant de chercher à se débarrasser de Babeuf, on avait tenté de l’amadouer. À peine libre, il s’était occupé de la réapparition de son journal ; le 14 brumaire (5 novembre), Fouché, chez qui il s’était rendu sur une invitation de celui-ci, ayant pris connaissance du manuscrit du premier numéro, insista pendant deux heures pour que Babeuf consentît à retrancher certains passages ; en sa qualité d’ami et peut-être d’agent de Barras, il offrait de lui faire obtenir « six mille abonnements du Directoire » (lettre à Fouché, en date du 17 brumaire-8 novembre, dans le n° 35 du Tribun du peuple). Babeuf ne se laissa pas corrompre et c’est pourquoi le Directoire le fit poursuivre comme corrompu. Le lendemain de sa visite à Fouché (15 brumaire an IV-6 novembre 1795), paraissait le n° 34 du Tribun du peuple, Babeuf annonçait qu’il reprenait sa campagne contre les « créateurs d’une détresse au maximum ». Il constatait que la masse qui, dans son ensemble, se préoccupe plus de la réalité que des principes, commençait à se détacher de la République ; qu’on pouvait la reprendre en recourant à des institutions nouvelles, à des réformes lui donnant quelque satisfaction, « et que ce n’est que le gouvernement républicain avec lequel il est possible qu’on y arrive ». Son contact, dans les prisons de Paris et d’Arras, avec d’anciens Jacobins, l’avait amené à juger le 9 thermidor autrement qu’il ne l’avait fait : « Osons dire, continuait-il, que la Révolution, malgré tous les obstacles et toutes les oppositions, a avancé jusqu’au 9 thermidor et qu’elle a reculé depuis ». En présence du danger royaliste et quoique les thermidoriens eussent commis de grandes fautes, il approuvait le « ralliement des patriotes à la Convention » en vendémiaire ; mais cela, ajoutait-il, ne pouvait durer qu’à la condition que le gouvernement n’essayât pas de « louvoyer entre deux partis, en paraissant les vouloir comprimer l’un et l’autre et gouverner avec le seul appui de la force militaire ». C’est en réclamant la Constitution de 1793 qu’il terminait ce très clairvoyant exposé dont l’esprit politique peut nous servir de modèle, et qui a le mérite de prouver qu’en France la défense de la forme républicaine est la véritable tradition socialiste.

Le Directoire, dont Babeuf démasquait si justement les intentions secrètes, chercha pendant les premiers temps à se concilier les républicains avancés, non par des satisfactions d’idées de nature à consolider la République et à affaiblir ses adversaires, mais exclusivement par des avantages personnels : distribution de secours à un grand nombre d’entre eux redevenus libres, mais se trouvant sans ressources, ce qui était bien tout en étant insuffisant ; subventions à leurs journaux pour leur fermer la bouche, ce qui était mal ; nomination de plusieurs à des emplois vacants par l’élimination des royalistes à qui on avait dû retirer l’administration après la leur avoir livrée. Les places dont le Directoire pouvait disposer à ce moment étaient exceptionnellement nombreuses : dans plusieurs départements, les assemblées primaires s’étaient séparées sans avoir procédé à l’élection de tous les fonctionnaires et de tous les magistrats qu’elles étaient chargées d’élire ; les Conseils confièrent au Directoire le soin, jusqu’aux élections de l’an V (1797), de désigner les administrateurs et les magistrats non élus (loi du 25 brumaire an IV-16 novembre 1795), de remplacer les juges des tribunaux civils et les juges de paix dont la place était vacante par suite de démission ou de décès (lois des 22 et 24 frimaire-13 et 15 décembre), de nommer les administrations municipales qui n’avaient pas été formées (loi du 25 frimaire-16 décembre), de choisir, mais pour six mois seulement, les administrations municipales de Bordeaux, Lyon, Marseille et Paris (loi du 4 pluviôse an IV-24 janvier 1796) qui auraient dû être élues par les assemblées primaires spécialement convoquées à cet effet (loi du 19 vendémiaire an IV-11 octobre 1795).

Depuis l’amnistie, les anciens Jacobins se réunissaient dans divers cafés, notamment le café des Bains chinois, au coin du boulevard et de la rue de la Michodière, dont le propriétaire, Baudrais (Révolution française, revue, t. XXXIII, p. 323), appartenait à la police, le café Chrétien, rue Saint-Marc, dont le patron était un des chefs du parti, le café Cauvin, rue du Bac, au coin de la rue de l’Université. Dans ces divers endroits, de même que dans les journaux des anciens Jacobins, l’article de Babeuf fit scandale. « Groupes, cafés, journaux », raconte Babeuf dans son n° 35 (9 frimaire-30 novembre), l’attaquèrent, sous l’impulsion, assure-t-il, de Fauché, parce qu’il n’avait voulu être « ni soufflé, ni corrigé, ni soudoyé ». En tout cas, loin d’être l’instrument de Fouché (Madelin, Fouché, t. Ier, p. 205). il s’en prit à lui : « Tu as des relations avec le pour et le contre ; tu t’insinues chez tous les partis ; tu ne t’es pas prononcé dans les moments de péril », écrivit-il notamment. Lebois, son ancien codétenu, étant allé jusqu’à lui reprocher d’avoir changé d’opinion sur le 9 thermidor, il reconnut qu’il fut « abusé un moment » à cet égard et fit l’éloge de Robespierre — après avoir été thermidorien avec excès (chap. ii), il est devenu robespierriste sans mesure et, sur ce point, sa lettre à Joseph Bodson, du 9 ventôse an IV (28 février 1796), est caractéristique ; dans cette lettre, dont Jaurès a publié une partie (t. IV, p. 1622) et qui se trouve dans la Copie des pièces saisies dans le local que Babeuf occupait lors de son arrestation (t. II, p. 52-55), il repoussait, en outre, l’hébertisme, comme il l’avait déjà fait dans le n° 3 de son journal (chap. ii) où il était antirobespierriste. — Il s’étonna d’avoir « choqué à la fois les patriotes et le million doré, le gouvernement et les amis du roi ».

À l’accusation d’avoir servi la cause royaliste « sans le vouloir », lui qui l’a toujours si vivement attaquée, il répliqua que ce qui faisait la force du royalisme, c’était « l’horrible famine factice », la misère qui écrasait le peuple sous la République, et il exposa qu’il voulait « des institutions plébéiennes » auxquelles la constitution de 93 « préparait les voies », assurant « le bonheur commun, l’aisance égale de tous les co-associés ». C’est donc « la loi agraire que vous voulez, vont, dit-il, s’écrier mille voix d’honnêtes gens ? Non : c’est plus que cela. Nous savons quel invincible argument on aurait à nous y opposer. On nous dirait, avec raison, que la loi agraire ne peut durer qu’un jour ; que, dès le lendemain de son établissement, l’inégalité se remontrerait ». Ce qu’il faut, c’est « l’égalité de fait », « la démocratie est l’obligation de remplir, par ceux qui ont trop, tout ce qui manque à ceux qui n’ont point assez » ; « tout ce qu’un membre du corps social a au-dessous de la suffisance de ses besoins de toute espèce et de tous les jours ; est le résultat d’une spoliation de sa propriété naturelle individuelle, faite par les accapareurs des biens communs ». Ce qu’il faut, c’est « assurer à chacun et à sa postérité, telle nombreuse qu’elle soit, la suffisance, mais rien que la suffisance ». Aux « anciennes institutions barbares » il faut « substituer celles dictées par la nature et l’éternelle justice ». En dehors de cet argument, Babeuf disant d’une façon trop absolue que « ce qui est possible en petit l’est en grand », invoquait uniquement, à l’appui de son système, l’expérience « de nos douze armées » et nullement les procédés révolutionnaires employés, par exemple, par des représentants en mission : ceux-ci, conscients du but à atteindre, sous le coup d’une impérieuse nécessité, prirent des mesures d’un caractère démocratique très accentué, mais qui ne visaient pas au delà des besoins du moment et dans lesquelles, en tout cas, ni notre premier socialiste Babeuf, ni personne à l’époque ne songea à voir les prémices d’une méthode normale à généraliser. Traité d’anarchiste — ce mot qui ne devait servir que beaucoup plus tard à désigner un parti déterminé, était alors exclusivement employé dans son sens primitif d’homme de désordre — Babeuf répondait, dans son n° 36 (20 frimaire-11 décembre), que ceux qui se servaient de ce mot « usé sous Louis XVI », « devraient se souvenir qu’ils ne doivent d’être ce qu’ils sont qu’à l’avantage d’avoir été aussi des anarchistes, au jugement des rois d’avant eux ».

Dans ce même numéro, il racontait — et une lettre adressée le 6 pluviôse an IV (26 janvier 1796) au ministre de la police par le bureau central confirme ce récit (Archives nationales, F 7, 7160-6202) — que, le 14 frimaire (5 décembre), un agent de police avait voulu l’arrêter au bureau de son journal, situé rue du Faubourg-Saint-Honoré, au coin de la rue des Champs-Élysées, actuellement rue Boissy-d’Angais. Ayant réussi à s’enfuir, il fut poursuivi par l’agent criant : au voleur ! Trois fois, depuis le coin de la rue de la Révolution — la rue Royale actuelle — jusqu’à l’ancien couvent de l’Assomption, il fut arrêté ; « mais trois fois, dit-il, il me suffit de décliner mon nom pour être relâché par le peuple. Les braves forts de la Halle, employés au magasin des subsistances de l’Assomption, furent les derniers qui m’arrêtèrent ; mais ils furent aussi ceux qui se conduisirent le plus dignement à mon égard… Dès qu’ils surent qui j’étais, ils protégèrent ma retraite ». C’était là le début d’un procès de presse intenté, pour son n° 35, à Babeuf que le ministre de la Justice déféra au jury d’accusation de la Seine en même temps que deux écrivains royalistes. Le 10 nivôse an IV (31 décembre 1795), ce jury décidait qu’il n’y avait pas matière à accusation ; mais, le lendemain (11 nivôse-1er janvier 1796), un arrêté du Directoire déclarait la procédure irrégulière et on manifestait l’intention de recommencer le procès. Obligé de se cacher, Babeuf n’en avait pas moins continué son journal. Son n° 37 (30 frimaire-21 décembre) était une réponse à l’ancien membre de l’Assemblée législative, Antonelle, qui avait critiqué certaines de ses opinions. Antonelle reconnaissait avec Babeuf que « l’état de communauté est le seul juste, le seul bon, le seul conforme aux purs sentiments de la nature » ; mais, ajoutait-il, « la possibilité éventuelle du retour à cet ordre de choses si simple et si doux n’est qu’une rêverie peut-être… Tout ce qu’on pourrait espérer d’atteindre, ce serait un degré supportable d’inégalité dans les fortunes ». C’est ce que contesta amicalement Babeuf, avec des arguments qui n’avaient et ne pouvaient avoir aucune valeur sérieuse, basés qu’ils étaient forcément sur des conceptions dépourvues de réalité. Le 13 pluviôse (2 février 1796), un nouveau procès de presse était, sur la plainte du ministre de la Justice, intenté à Babeuf à propos de son n° 39 que j’aurai à mentionner tout à l’heure au sujet de la question financière ; sa retraite n’ayant pas été découverte, au grand désespoir du ministre Merlin qui s’en plaignait amèrement au bureau central du canton de Paris (Archives nationales, F7, 7160), on arrêtait, le 16 (5 février), sa femme et, pour se venger de n’avoir rien pu tirer d’elle, on la jetait, sous prétexte de complicité, à la Petite Force, rue Pavée, en face de l’entrée actuelle de la rue des Rosiers qui n’était pas alors percée jusque-là. Les patriotes n’avaient pas tardé à comprendre l’insuffisance des réunions soit dans les jardins ou sur les places, soit dans les cafés aussi reconstituèrent-ils, à la fin de brumaire (novembre), une société populaire ; l’organisation définitive eut lieu le 29 (20 novembre), sous le titre de « Société de la réunion des amis de la République ». On se réunissait chez un ami, le traiteur Cardinaux, locataire de l’ancien couvent de Sainte-Geneviève, devenu bien national, dans la salle qui avait été le réfectoire des moines et qui est aujourd’hui la chapelle du lycée Henri IV ; le nom habituel de cette société lui vint du monument près duquel elle siégeait : on l’appela communément « Société du Panthéon ». Le nombre de ses membres, dont beaucoup avaient fait partie des Jacobins, augmenta en frimaire et, dès la fin de ce mois (décembre), les réunions étaient très suivies. On y réclama presque aussitôt l’application du décret attribuant des terres aux défenseurs de la patrie (voir chap, iii et xviii) et, dans son n° 38 (fin de nivôse an IV-janvier 1796), Babeuf mentionnait la pétition rédigée à cet effet.

D’abord bien disposés pour le Directoire, ils se retournèrent contre lui quand ils virent notamment que rien n’était fait pour améliorer la situation de la masse à Paris et enrayer les manœuvres des accapareurs. Trois quarts de livre de pain par tête et par jour, demi-livre de viande tous les cinq jours, telle fut la ration la plus élevée à Paris (Tribun du peuple, n° 40, et recueil d’Aulard, t. II, p. 691) jusqu’au 1er ventôse an IV (20 février 1796), date à laquelle les cartes qui donnaient droit à cette ration, tout au moins à prix réduit, ne furent, en vertu de l’arrêté du 19 pluviôse (8 février), laissées qu’aux indigents. Comme l’écrivait Babeuf dans son n° 40 (5 ventôse-24 février) : « Hélas ! tout le monde est indigent d’après ce régime-ci, excepté la poignée d’agioteurs et de coquins qu’il protège ». Pour les faubourgs, la question des subsistances était l’unique question.

Comme je l’ai déjà noté (milieu du chap. vi), la population ouvrière parisienne, bien que peu portée à la sympathie pour Robespierre, avait constaté que le régime de réaction politique ne lui était pas favorable ; elle en vint à regretter celui qu’elle n’avait pas défendu, et ce regret est persistant. D’après le rapport de police du 4 fructidor an III (21 août 1795), on a entendu dire plusieurs fois : « on était plus heureux sous le règne de Robespierre ; on ne sentait pas alors le besoin ». Le rapport du 6 frimaire an IV (27 novembre 1795) mentionne que « dans certains groupes on redemande le régime de Robespierre, parce qu’alors on avait de quoi manger ; d’autres, l’ancien régime ; tous, enfin, un régime où l’on mange, c’est là le mot ». Un rapport du 5 nivôse (26 décembre) au ministre de l’Intérieur constate que les citoyens du faubourg Saint-Marceau « se rappellent le temps de Robespierre, où la République était triomphante et où l’on vivait à un prix modéré ; ils comparent ce temps avec le temps présent, et le gouvernement ne gagne pas au parallèle ». Dans le rapport du 17 pluviôse an IV (6 février 1796), on lit qu’on entend répéter : « Il faut un second Robespierre pour faire exécuter les lois, autrement c’en est fait de la République ».

Anciennes églises Saint-Étienne-du-Mont et Sainte-Geneviève.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


De cette question des subsistances ainsi envisagée par la masse — et, quoi qu’on en pense, tant que la masse restera sous le coup d’une situation jugée par elle défavorable, tant que ses besoins ne seront pas assurés d’être satisfaits, ses idées seront, de la façon la plus immédiate, déterminées par ses besoins et, lorsque ceux-ci ne recevront pas quelque satisfaction, elles le seront par le désir, compréhensible dans le fond, mais aveugle trop souvent dans la forme, de changer ce qui existe — les patriotes firent le point de départ de leur propagande ; ce faisant, ils avaient raison à un double point de vue : ils accomplissaient d’abord leur devoir en réclamant tout de suite un soulagement pour la classe ouvrière ; ils donnaient ensuite à leur propagande toute l’efficacité possible, en la rattachant, selon la vraie tactique, aux préoccupations de ceux qu’ils voulaient convaincre. Cette attitude réussit au point de vue de la propagande, mais échoua au point de vue pratique. Aussi les patriotes se détachèrent-ils du gouvernement qui ne tenait aucun compte de leurs réclamations à cet égard, en même temps que le nombre de leurs partisans augmentait ; et il augmentait non seulement parmi les ouvriers, mais encore parmi les soldats que travaillaient particulièrement les habitués du café Chrétien, rendez-vous d’anciens Conventionnels tels que Vadier, Léonard Bourdon, Choudieu, Javogues, et de l’ancien général Rossignol.

Le recrutement de la Société du Panthéon dans le milieu populaire et dans le milieu militaire inquiéta le gouvernement et ne fut pas étranger à la création du ministère de la police générale dont le premier titulaire, sur le refus de Camus, fut (14 nivôse-4 janvier) Merlin (de Douai), remplacé le lendemain à la Justice par le député Génissieu. Mais, le 14 germinal (3 avril), Merlin revenait à la Justice et Cochon devenait ministre de la police. C’était surtout le ministère et, en particulier, Benezech et Merlin, que les patriotes à ce moment attaquaient, ménageant encore le Directoire. Les ministres attaqués se plaignaient de cette situation, d’autant plus qu’ils ne se trouvaient pas suffisamment soutenus par ceux de leurs collègues qui étaient plus ménagés. Benezech, par exemple, demanda à son collègue des finances, Faipoult, de faire, sous réserve d’indemnité, évacuer par Cardinaux le local que celui-ci occupait et cédait à la Société du Panthéon. On envoya bien à Cardinaux, le 3 frimaire (24 novembre), une sommation de vider les lieux dans les vingt-quatre heures ; mais il ne bougea pas et fut laissé tranquille, ce dont Benezech se plaignait amèrement au Directoire au début de nivôse-fin décembre 1795 (Révolution française, revue, t. XXXIII, p. 339-340).

Le résultat de ces tracasseries sans effet fut de faire perdre du terrain aux modérés de la Société du Panthéon au profit des avancés. Cependant le moindre acte du Directoire contre les royalistes lui ramenait vite de nombreuses sympathies ; un rapprochement de ce genre venait de se produire, l’anniversaire du 21 janvier avait été, en vertu de la loi du 23 nivôse an IV (13 janvier 1796), solennellement fêté en commun, les membres des deux Conseils avaient dû « individuellement », aux applaudissements des patriotes, jurer « haine à la royauté », quand, quinze jours après, l’arrestation de la femme de Babeuf, par l’indignation qu’elle excita parmi les patriotes, permit aux membres de la Société qui étaient les adversaires déterminés du gouvernement, de reprendre le dessus : à la séance du 4 ventôse (23 février 1796), une collecte était faite pour secourir la femme de Babeuf dans sa prison, et, le 6 (25 février), sous la présidence de Buonarroti, Darthé lut le n° 40 du Tribun du peuple. À l’instigation, d’après Buonarroti (Conspiration pour l’égalité, t. Ier. p. 107, note), de Bonaparte qui, par cette attitude, se proposait de gagner les bonnes grâces de la bourgeoisie riche, le gouvernement trouva là le prétexte que quelques-uns de ses membres cherchaient depuis longtemps, de dissoudre la Société. Un arrêté du 8 ventôse (27 février), communiqué par message le lendemain aux Cinq-Cents, ordonna sa dissolution ; étaient fermés du même coup, par simulation d’impartialité, une autre société populaire sans importance, trois petites sociétés royalistes et deux locaux affectés, plus ou moins régulièrement, à la comédie, un théâtre et une église. Le jour même du message, le 9 ventôse (28 février), le général en chef de l’armée de l’intérieur, Bonaparte en personne, procédait, avec un grand déploiement de troupes, à la clôture de la salle de la Société du Panthéon.

Certains patriotes occupaient encore des places ; c’était le seul lien rattachant le parti avancé au Directoire. Celui-ci ayant rompu avec le parti, se décida à rompre avec les membres du parti restés dans l’administration ; on en avait déjà écarté beaucoup, car nous lisons dans un rapport de police du 21 nivôse (11 janvier) qu’on se plaignait que « tous les employés destitués » à la suite des événements de Vendémiaire eussent été réintégrés dans leurs places (recueil d’Aulard, t. II, p. 647-648) : en vertu d’un arrêté du 27 ventôse (17 mars), des renseignements devaient être fournis sur les fonctionnaires publics, afin de procéder à une épuration écartant « et les prôneurs de la Constitution de 1791, et les partisans de celle de 1793 ». Les diverses fractions du parti avancé étaient toutes rejetées dans l’opposition.

Passons maintenant au parti royaliste. Des cinq membres du Directoire, seul Reubell, par suite d’absence, n’avait pas voté la mort de Louis XVI ; mais, avant le vote, il écrivit de Mayence pour se plaindre que « Louis Capet » vécût encore. Il est certain qu’au début du Directoire les cinq directeurs étaient hostiles aux royalistes ; ils rêvaient de gouverner, avec les modérés du centre, contre les patriotes de gauche et les royalistes de droite. Or, dès qu’on gouverne contre la gauche, on en arrive nécessairement, qu’on en ait ou non conscience et quelles que soient les apparences, à faire le jeu de la droite ; et c’est toujours de là qu’est sorti le véritable péril pour la République. Contre les royalistes avérés, on faisait fréquemment preuve d’une faiblesse qui n’était pas de nature à enrayer leurs manœuvres. Si l’agent royaliste Lemaître dont l’arrestation a été mentionnée à la fin du chapitre x, fut, le 18 brumaire (9 novembre), condamné à mort et fusillé, on ne sut ou on ne voulut pas dénoncer la vérité à la nation, lui montrer que ce n’était pas là une tentative isolée, que cette conspiration, que l’insurrection de l’Ouest, que l’organisation de l’assassinat dans le Midi, n’étaient que des actes divers d’un même plan de restauration monarchique. Quant aux royalistes à faux nez constitutionnel, aux ralliés de l’époque, on affectait d’être dupe de leur manège ; ils avaient commencé (chap. iii) à se réunir, après Thermidor, dans la maison d’un vieux royaliste nommé Boulin, dont le jardin devint le jardin Tivoli, au bas de la rue de Clichy, d’où le nom de « club de Clichy » donné à cette réunion qui ne devint nombreuse et influente que sous le Directoire, et de « Clichyens « donné à ses membres.

Les royalistes des deux Conseils s’étaient tout de suite mis à leur œuvre de réaction, ils obtenaient, le 16 brumaire (7 novembre), des modérés du Conseil des Cinq-Cents et, le lendemain, du Conseil des Anciens, la mise en liberté de Rovère, Saladin, Aubry et Lomont arrêtés pour avoir participé au mouvement insurrectionnel du 13 vendémiaire. Le 17 (8 novembre), ils étaient moins heureux au Conseil des Cinq-Cents ; leur proposition de rapporter la loi du 3 brumaire précédent excluant les émigrés et leurs parents de toute fonction publique, était rejetée. La même assemblée, le 15 nivôse {5 janvier 1796), et les Anciens, le 18 (8 janvier), en vertu de cette loi et après de longs débats, prononcèrent l’exclusion d’un des organisateurs des compagnies de Jésus, le député J.-J. Aymé, et huit autres exclusions furent successivement prononcées : la vérification des pouvoirs se faisait alors comme l’examen de n’importe quel projet de loi ; les Cinq-Cents se prononçaient sur toutes les élections par voie de résolutions que les Anciens avaient ensuite à approuver ou à rejeter. Mais, lorsqu’il s’était agi, le 17 frimaire (8 décembre 1795), de sévir contre les auteurs des abominables massacres de Marseille, la majorité du Conseil des Cinq-Cents avait jugé qu’il n’y avait pas lieu à délibérer. Les feuilles catholiques et royalistes, qui défendaient les assassins, acclamèrent cette décision ; les muscadins manifestèrent dans les théâtres, au point que le Directoire dut interdire leurs chants séditieux ; il prescrivit en même temps de jouer, avant le lever du rideau, les airs patriotiques tels que la Marseillaise et le Chant du départ. L’anniversaire du 21 janvier fut officiellement fêté le 1er pluviôse avec une grande solennité ; dans les deux Conseils tous les membres, nous l’avons vu tout à l’heure, jurèrent « haine à la royauté », alors que beaucoup d’entre eux cherchaient déjà à la rétablir : l’Église et le roi honorent ces faux serments et les faussaires.

Le 28 frimaire an IV (19 décembre 1795), la fille de Louis XVI, Marie-Thérèse-Charlotte, avait quitté la prison du Temple et Paris ; conduite à Bâle, où elle était arrivée le 4 nivôse (25 décembre), elle avait été, le lendemain, remise aux envoyés de l’empereur d’Autriche, tandis que les représentants Bancal, Camus, Lamarque, Quinette et le ministre de la guerre Beurnonville, livrés par Dumouriez, le représentant Drouet pris dans une sortie pendant le siège de Maubeuge, les agents diplomatiques Maret et Sémonville arrêtés sur territoire neutre par les Autrichiens, tous prisonniers depuis 1793, étaient rendus à la liberté. La fille de Louis XVI devait, le 10 juin 1799, épouser son cousin le duc d’Angoulême, fils du comte d’Artois. Les négociations relativement à son échange avaient duré six mois.

Quelques jours avant son départ, le 6 frimaire (27 novembre), le comte Carletti, ministre à Paris du grand-duc de Toscane, pour qui elle était toujours une princesse royale, avait demandé à lui faire « une visite de compliments ». Déjà, les 6 et 9 messidor (24 et 27 juin 1795), il était intervenu en sa faveur auprès du comité de salut public qui lui avait très justement répondu, le 17 (5 juillet), qu’ « un objet qui concerne notre propre administration ne peut être mis en discussion avec le représentant d’une puissance étrangère ». Cette fois, le Directoire se fâcha de pareille insistance et, par arrêté du 20 frimaire (11 décembre), déclara cesser tout rapport avec Carletti ; officiellement informé de l’incident, le grand-duc, qui ne voulait pas rompre avec la France, désapprouva Carletti et le remplaça par le prince Neri de Corsini.

Nous avons (chap. x) laissé le comte d’Artois dans l’île d’Yeu, très résolu à ne pas mettre le pied sur le continent ; afin de se soustraire à l’insistance de mauvais goût de ceux de ses partisans qui le poussaient à débarquer, il prit une détermination énergique et, le 18 novembre, fila secrètement vers l’Angleterre ; les troupes anglaises n’évacuèrent cependant l’île d’Yeu que le 26 frimaire an IV (17 décembre 1795). Cette expédition coûta 18 millions à l’Angleterre qui en avait déjà dépensé 28 pour celle de Quiberon (Chassin, Les Pacifications de l’Ouest, t. II, p. 72). La poltronnerie effrontée du comte d’Artois jeta le découragement dans les rangs des insurgés. Hoche qui, du 18 vendémiaire au 8 brumaire-10 au 30 octobre, avait reçu des renforts venus de l’armée des Pyrénées occidentales sous les ordres du général Willot, procédait méthodiquement au désarmement des paysans, faisant saisir, lorsqu’il se heurtait à leur mauvaise volonté, grains, bestiaux, charrues, qui n’étaient restitués que contre livraison des fusils, conciliant toutefois sur la question religieuse. Le 5 nivôse an IV (26 décembre 1795), il recevait le commandement en chef de l’armée des côtes de l’Océan formée par la réunion des trois armées de l’Ouest ; le général Bonnaud commandait provisoirement l’armée des côtes de Cherbourg, depuis la nomination d’Aubert du Bayet au ministère de la Guerre, et, le 21 frimaire (12 décembre), Hédouville avait été mis à la tête de l’armée des côtes de Brest.

Ne pouvant espérer tromper une seconde fois les républicains, Charette continua la lutte ; le 20 vendémiaire an IV (12 octobre 1795), dans le Pertuis breton, non loin de la Tranche, il recevait encore armes, munitions et or anglais (Chassin, idem, p. 97 et Bittard des Portes, Charette et la guerre de Vendée, p. 521). Slofflet, lui, essaya de rentrer en grâce ; il eut, près de, Cholet, le 21 frimaire (12 décembre), une entrevue avec Hoche qui, très confiant, ne se laissa néanmoins pas duper.

Aussi, lorsque Stofflet reçut du comte d’Artois, d’autant plus belliqueux qu’il était plus éloigné du théâtre de la guerre, l’ordre de reprendre les hostilités, il s’y conforma (6 pluviôse an IV-26 janvier 1796) ; mais son appel aux paysans resta sans effet. Après plus de revers que de succès, dans de petites opérations sans grande importance, il se rendit le 4 ventôse (23 février) à une réunion de chefs royalistes convoquée par l’abbé Bernier à la Saugrenière, petite ferme isolée près de Jallais (Maine-et-Loire). On se sépara dans la nuit, en convenant de se retrouver de nouveau, la nuit suivante, dans la ferme où Stofflet resta. Pendant son sommeil, un détachement de soldats républicains ayant envahi la ferme, il fut fait prisonnier, conduit à Angers, traduit, le soir même, devant une commission militaire et fusillé le lendemain (6 ventôse an IV - 25 février 1796) avec quatre de ses compagnons. Il a plu à de nombreux écrivains royalistes d’accuser, à ce propos, l’abbé Bernier de trahison ; le dernier, M. Bittard des Portes, juge que son « rôle dans la capture de Stofflet resta malheureusement suspect » (Charette…, p. 585) ; je ne me permettrai pas de contester cette appréciation compétente de la valeur morale d’un dignitaire de l’Église ; Bernier fut, en effet, évêque après le Concordat.

Charette ne devait pas être plus heureux que son rival. Harcelé par les colonnes mobiles que Hoche avait organisées. Il remporta un petit avantage le 5 nivôse (26 décembre), mais fut bientôt complètement battu. Blessé et pris le 3 germinal an IV (23 mars 1796) dans le bois de la Chabotterie. canton actuel de Rocheservière (Vendée), on le mena le lendemain à Angers, puis, le 6 (26 mars), à Nantes ; jugé par une commission militaire, il fut fusillé le 9 germinal an IV (29 mars 1796). La disparition de ces deux bons Français qui combattaient leur pays avec le concours de l’Angleterre — vers cette époque, « M. de Suzannet revenait en Vendée portant des fonds considérables destinés à Charette, à Scépeaux et même à Stofflet dont il ignorait la mort : le gouvernement anglais envoyait aux généraux vendéens un or qui leur était maintenant inutile » (Bittard des Portes, ibid., p. 587) — allait mettre fin à la deuxième guerre de Vendée. D’Autichamp qui avait voulu reprendre la suite des affaires de Stofflet, Scépeaux qui prétendait le venger, firent, au bout de quelques semaines, leur soumission, celui-ci le 23 floréal (12 mai), celui-là le 5 prairial (24 mai) ; en messidor (juin), Cadoudal et d’autres Chouans du Morbihan les imitèrent ; à la même époque, les Chouans de Normandie déposèrent les armes. La deuxième guerre de Vendée put être considérée comme terminée.

À la suite d’un « plan concerté avec Charette » (Chassin, ibid., t. II, p. 439), se produisit un mouvement insurrectionnel dans l’Indre et dans le Cher. Le mouvement de l’Indre, connu sous le nom de « Vendée de Palluau », fut écrasé dabord à Palluau (à une dizaine de kilomètres à l’ouest de Buzançais), puis dans cette dernière localité, du 28 ventôse au 8 germinal an IV (18 au 28 mars 17961. Dans le Cher, les rebelles, ayant à leur tête le comte de Phélyppeaux, entrèrent à Sancerre sans résistance, les autorités s’étant empressées de fuir, le 13 germinal an IV (2 avril 1796), Averti des préparatifs faits contre lui sous la direction de Chérin, Phélyppeaux et sa bande quittaient Sancerre le 20 (9 avril) ; le lendemain, les insurgés étaient battus et dispersés à Sens-Beaujeu, à 12 kilomètres à l’ouest de Sancerre. Arrêté le 25 thermidor (12 août) à Orléans et conduit à Bourges, Phélyppeaux, dont les amis ; achetèrent les gardiens, s’évada le mois suivant ; nous le retrouverons plus tard (chap. xix). Ce que M. Vandal (L’avènement de Bonaparte, t. Ier p. 18) a appelé « le brigandage politique » des royalistes et catholiques, ne va plus, pendant quelque temps, se manifester que par des attentats isolés ; cela va devenir, suivant l’expression du même auteur (Idem), « le royalisme de grands chemins ».

La question financière fut, dès le début du nouveau gouvernement, la source des plus graves soucis. Le 12 brumaire an IV (3 novembre 1793), nous l’avons vu (chap. xi, début du § 1er), 100 livres en assignats valaient moins d’une livre en numéraire, et la livre n’était inférieure au franc que de un centime et demi à deux centimes. Malgré leur extrême dépréciation, les assignats étaient la seule ressource immédiate ; moins ils valaient, plus on multipliait les émissions, afin de compenser leur peu de valeur par leur quantité, et cette multiplication contribuait à son tour à accroître la baisse. Un arrêté du 18 brumaire (9 novembre) consacra la papeterie d’Essonne à fournir le papier nécessaire à leur fabrication ; 800 ouvriers travaillant sans relâche eurent de la peine à suffire à la consommation ; « la fabrication des assignats est moins rapide que la dépense », écrivait, le 20 brumaire (11 novembre), le ministre Faipoult (Stourm, Les finances de l’ancien régime et de la Révolution, t. Il, p. 308), et on put entrevoir le moment où les frais de fabrication des assignats seraient plus élevés que leur valeur réelle ; celle-ci tombait dans la dernière décade de brumaire an IV (novembre 1795), toujours par 100 francs, à 15 sous ; de frimaire (décembre) à 10 sous ; de nivôse an IV (janvier 1796) à 9 sous ; de pluviôse (février) à 7 sous, tandis que la fabrication du Directoire, en quatre mois, allait dépasser 20 milliards et monter exactement à 20 150 930 000 livres. Avec la fabrication de la Convention (chap. vi), soit 21 677 425 000 livres, et celle de la Constituante et de la Législative, soit 3 753 056 618 livres (Révolution française, revue, t. XV, p. 528 et 529), on devait atteindre le total de 45 581 411618 livres donné par Ramel (Des finances de la République française, p. 18). D’après Eschasseriaux aîné, dans le rapport déposé aux Cinq-Cents le 22 brumaire an IV-13 novembre 1795 (Moniteur du 3 frimaire - 24 novembre), les ordres de fabrication jusqu’au 8 brumaire au IV (30 octobre 1795) montaient à 29 430 481 623 livres ; mais, à cette date, il restait sur cette somme à fabriquer pour une valeur de 5 101 110 005 livres ; il y avait, en outre, à déduire 5 395 907 154 pour assignats brûlés, démonétisés ou encore en caisse, et il estimait « la circulation réelle >, au 15 brumaire (6 novembre), égale à 18 933 464 464 livres.

On avait bien essayé d’obtenir de l’argent par d’autres moyens : la loi du 19 frimaire an IV (10 décembre 1795), par exemple, avait eu recours, comme celle du 20 mai 1793 (Histoire socialiste, t. IV, p. 1666), à un emprunt forcé. Fixé à 600 millions, celui-ci n’était autre chose qu’un impôt sur les «  citoyens aisés », pris « dans le quart le plus imposé ou le plus imposable » de chaque département, qui devaient le payer en numéraire, en matières d’or ou d’argent, en grains au cours de 1790, ou en assignats reçus pour le centième de leur valeur nominale. Cette mesure excita l’enthousiasme des patriotes à qui Babeuf disait dans son n° 39 (10 pluviôse-30 janvier) : « comme le riche tient dans sa main tous les objets de consommation, il trouvera toujours le moyen de se venger sur le pauvre, à moins que vous n’ayez eu la précaution de planter de barrières que sa cupidité ne puisse franchir ». Tout de suite, le Directoire escompta le produit de l’emprunt qui, après plus d’un an, ne devait donner, en numéraire ou en matières d’or ou d’argent, que moins de 13 millions. On parut aussi un instant vouloir s’en prendre aux agioteurs : un arrêté du 20 frimaire an IV (11 décembre 1795) annonça la fermeture de la Bourse de Paris. On déclamait contre les agioteurs, mais on n’agissait, et encore de loin en loin, que contre le menu fretin ; les gros qui avaient des complices hauts placés, travaillaient en paix et l’agiotage continua dans les cafés comme si de rien n’était. Aussi, par arrêté du 18 nivôse an IV (8 janvier 1796), la Bourse était rouverte et installée dans l’église des Petits-Pères ; elle s’était tenue, depuis le 1er prairial an III (20 mai 1795), au Louvre, dans une salle du rez-de-chaussée, au-dessous de la galerie d’Apollon.

Quand les assignats ne rapportèrent, pour ainsi dire, plus rien, ou se décida à en finir. Dès le 2 nivôse (23 décembre), une loi parlait de l’arrêt prochain de leur fabrication, et, le 10 pluviôse (30 janvier 1796), on fixait au 30 du même mois (19 février) la destruction des planches gravées servant à leur tirage. Le jour fixé, sur la place Vendôme, on procédait solennellement à cette opération. Cinq jours avant, le 25 pluviôse (14 février), Faipoult avait été remplacé au ministère des Finances, après le refus de Camus, par Ramel. Restait la masse en circulation ; pour la retirer, on imagina de substituer un nouveau papier-monnaie à celui qui ne valait plus rien. La fabrication des assignats cessait, celle des mandats territoriaux allait commencer.

Par la loi du 28 ventôse an IV (18 mars 1796), était autorisée l’émission de ces mandats jusqu’à concurrence de 2 milliards 400 millions ; ce jour-là les 100 livres en assignats valurent « sept sous neuf deniers, c’est-à-dire 38 centimes environ » (Ramel, ibid.,p. 24). On admettait l’échange de ces mandats contre les assignats à raison de 30 en assignats valeur nominale contre 1 en mandats, ce qui était l’organisation d’avance de la baisse du mandat ; en effet, si 300 francs en assignats pouvaient être échangés contre une valeur 30 fois moindre, autrement dit contre 10 francs en mandats, c’était poser dès l’origine que 10 francs en mandats ne vaudraient pas plus que 300 francs en assignats. Aussi, le jour même de leur apparition, le 22 germinal (11 avril), les 100 francs en mandats valurent 18 francs (Ramel, ibid., p ; 24) et ils n’allaient pas tarder à baisser. Cependant ces mandats avaient un avantage qui contribua parfois à en relever accidentellement le cours ; ils comportaient une délégation spéciale sur les biens nationaux à l’exception des bâtiments consacrés à un service

Les assignats brûlés à Paris.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)
public et des bois de plus de 150 hectares. Une loi du 30 brumaire an IV (21 novembre 1795) avait suspendu les ventes jusqu’au 1er prairial (20 mai 1796). D’après la loi du 28 ventôse complétée à cet égard par les instructions législatives du 6 floréal suivant (25 avril 1796), tout porteur de mandats put se présenter à l’administration du département où était situé le bien qu’il voulait acquérir, et le contrat de vente lui en était passé à condition d’en payer le prix moitié dans les dix jours, moitié dans les trois mois ; la valeur du bien était calculée à raison de vingt-deux fois le revenu net en 1790 pour les biens ruraux, à raison de dix-huit fois ce revenu pour les maisons, usines et les cours et jardins en dépendant. À défaut de baux, le revenu net pour les biens ruraux était déclaré égal à quatre fois le montant de la contribution foncière de 1793, et, pour les autres biens, devait être estimé par experts. C’était la suppression, pour les ventes des biens nationaux, de la concurrence et de la publicité qui existaient dans le système de l’adjudication employé précédemment (voir fin du chap. vi). Mais, au plus grand nombre, les mandats ne servaient que comme monnaie ; et, en leur donnant cours de monnaie, la loi du 28 ventôse ajoutait que « la vente des monnaies d’or et d’argent entre particuliers » était prohibée. De même que le Directoire avait, sous le nom de « rescriptions », escompté l’emprunt forcé dès qu’il avait été voté, il mit aussitôt en circulation, en attendant les mandats, des « promesses de mandats » autorisées par la loi du 29 ventôse (19 mars 1796). C’est sous cette forme qu’on put tout de suite apprécier le peu de succès du nouveau papier. Ou s’empressa, par la loi du 7 germinal an IV (27 mars 1796), d’édicter des peines sévères contre ceux qui refuseraient de le recevoir ; de plus, achats, ventes ou transactions ne purent être désormais stipulés ou exigés qu’en mandats ; une loi du 15 germinal suivant (4 avril 1796) détermina le payement en mandats des obligations antérieures spécifiées payables en assignats ou en valeur métallique ; mais resta payable en grains, conformément à deux lois antérieures (§ 9 du chapitre précédent), la moitié de certains fermages de biens ruraux et aussi tout ce qui avait été stipulé payable de la sorte. Ces mesures furent impuissantes à enrayer la baisse.