Histoires désobligeantes/Un homme bien nourri

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XXIII

UN HOMME BIEN NOURRI


à Eugène Grasset.


« Monsieur, j’ai le regret de vous informer que M. Vénard Prosper, salle Bouley, 13, est décédé à dix heures du matin, le 17 octobre 1893. Je vous prie de faire connaître de suite vos intentions relativement à la sépulture du corps qui doit être enlevé dans les vingt-quatre heures et d’apporter, en même temps, les pièces nécessaires (acte de naissance ou de mariage) pour rédiger régulièrement l’acte de décès ».

Ce fut par un tel avis daté de l’hôpital Necker que j’appris, le mois dernier, la mort sans gloire d’un des hommes les mieux nourris qu’on ait observés au-dessous des montagnes de la lune, depuis les grands goinfres tourangeaux dont Rabelais nous a transmis les épopées.

Je m’honore d’avoir été son ami et me loue d’avoir partagé quelques-unes de ses bombances. Mais je ne sais comment il se fit que j’étais demeuré seul d’une multitude, quand survint le marasme inexplicable qui devait le consumer à trente-cinq ans. Le malheureux n’eut que moi pour le visiter en ses derniers jours et pourvoir à ses funérailles.

Je fis de mon mieux, content d’épargner au cadavre les profanations odieuses de l’amphithéâtre et la terrifiante avanie dernière de ce crématoire où l’Assistance publique, toujours maternelle, fait brûler, sans leur permission, les indigents morts dans ses antres.

Car les pauvres ne possèdent même pas leur carcasse, et quand ils gisent dans les hôpitaux, après que leur âme désespérée s’est enfuie, leurs pitoyables et précieux corps promis à l’éternelle résurrection, — ô douloureux Christ ! — on les emporte sans croix ni oraison, loin de vos églises et de vos autels, loin de ces beaux vitraux consolants où vos amis sont représentés, pour servir, comme des charognes d’animaux immondes, aux expérimentations des charcutiers ou des faiseurs de poussière…

Mais, pardon, j’allais perdre de vue qu’il s’agit d’une histoire précisément saturée de consolation et que les optimistes les plus déçus ne liront pas, j’ose l’espérer, sans quelque douceur.



Mon ami Vénard pratiquait, avec une espèce de génie, le plus oublié des arts. Il n’était pas seulement un enlumineur, il était le rénovateur de l’Enluminure et l’un des plus incontestables artistes contemporains.

Il m’a raconté qu’ayant fait dans sa jeunesse d’assez fortes études de dessin, cette vocation singulière lui fut révélée beaucoup plus tard, lorsqu’au retour d’une expédition fameuse où il avait failli périr, et son patrimoine ayant disparu, la misère le contraignit à chercher quelque moyen de gagner sa vie.

À toutes les époques, cet homme d’action, enchaîné sur le gril de ses facultés, avait machinalement essayé de les décevoir par l’application de sa main à des ornementations hétéroclites dont il surchargeait, en ses heures de pesant loisir, les billets d’un laconisme surprenant qu’il écrivait à ses amis ou à ses maîtresses.

On montrait de lui des messages de trois mois notifiant des rendez-vous, dans lesquels l’amplification amoureuse était remplacée par une broussaille d’arabesques, de feuillages impossibles, d’enroulements inextricables, de figures monstrueuses insolitement coloriées, où les quelques syllabes exprimant son bon plaisir s’imposaient rudement à l’œil en onciales carlovingiennes ou caractères anglo-saxons, les deux écritures les plus énergiques, depuis la rectiligne capitale des éphémérides consulaires.

Un mépris gothique pour toutes les manigances contemporaines lui avait donné le besoin, le goût passionné de ces formes vénérables, dans lesquelles il faisait entrer sa pensée comme il aurait fait entrer ses membres dans une armure.

Peu à peu la lettre ornée lui avait inspiré l’ambition de la lettrine historiée, puis de la miniature détachée du texte, avec toutes ses conséquences, — conformément à la progression de cet art primordial et générateur des autres arts, commençant à la pauvre transcription des moines mérovingiens pour aboutir, après une demi-douzaine de siècles, à Van Eyck, Cimabué et Orcagna qui continuèrent sur la toile, avec des couleurs plus matérielles dont la Renaissance allait abuser, les traditions esthétiques du spirituel Moyen Âge.

Son habileté devint prodigieuse aussitôt qu’il eût décidé d’en tirer parti et il apparut un artiste merveilleux, de l’originalité la plus imprévue.

Il avait étudié avec soin et consultait sans cesse les monuments adorables conservés à la Bibliothèque Nationale ou aux Archives, tels que les Évangéliaires de Charlemagne, de Charles-le-Chauve, de Lothaire, le Psautier de saint Louis, le Sacramentaire de Drogon de Metz, les célèbres livres d’heures de René d’Anjou, d’Anne de Bretagne et les miniatures sublimes de Jehan Fouquet, peintre attitré de Louis XI.

Il avait fait presque des bassesses pour obtenir l’autorisation de copier quelques scènes bibliques ou paysages dans les Heures magnifiques du frère de Charles V possédées par le duc d’Aumale.

Enfin, un jour, il avait accompli le coûteux pèlerinage de Venise, uniquement pour y étudier ce miraculeux Bréviaire de Grimani auquel Memling passe pour avoir collaboré et dont s’inspira Dürer.

Toutefois, il ne reproduisait jamais, ne fût-ce que par fragments juxtaposés, l’œuvre de ses devanciers du Moyen Âge. Ses compositions, toujours étranges et inattendues, qu’elles fussent flamandes, irlandaises, byzantines ou même slaves, étaient bien à lui et n’avaient d’autre style que le sien, « le style Vénard », comme l’avait dit exactement Barbey d’Aurevilly, dans un feuilleton plein d’enthousiasme qui commença la réputation de l’enlumineur.

Dédaigneux des chloroses de l’aquarelle, son unique procédé consistait à peindre à la gouache, en pleine pâte, en exaspérant la violence de ses reliefs de couleur par l’application d’un certain vernis dont il était l’inventeur et qu’il ne livrait à l’analyse de personne.

Ses enluminures, par conséquent, avaient l’éclat et la consistance lumineuse des émaux. C’était une fête pour les yeux, en même temps qu’un ferment puissant de rêverie pour les imaginations capables de faire reculer la croupe de la Chimère, et de réintégrer les siècles défunts.



Il me reste maintenant à expliquer comment ce personnage extraordinaire fut un homme si bien nourri et comment sa fin lamentable a pu être, pour un grand nombre, l’occasion de se consoler.

On sait que je n’en laisse échapper aucune de faire valoir mes contemporains et que c’est pour moi un besoin de répandre sur les cœurs souffrants le dictame de mes adjectifs.

Ici, par bonheur, je n’ai presque rien à faire. Je me demande même si jamais la grandeur morale a tant éclaté qu’en cette occurrence du trépas de l’enlumineur.

Prosper Vénard n’était pas encore enterré que, déjà, vingt feuilles rédigées par de justes écrivains mentionnaient en gémissant les origines peu connues de sa déchéance.

L’enlumineur n’avait pensé qu’à manger. Pendant dix ans on ne l’avait vu occupé, pour ainsi dire, qu’à chercher de la nourriture. Il aurait fallu vider les caisses publiques pour obtenir son rassasiement et tous les troupeaux de la Mésopotamie n’aurait pu combler la voracité de ce défunt.

Mais enfin, grâce à Dieu ! c’était fini. Le cyclone de cette fringale s’était dissipé. Les autres humains, à leur tour, allaient être admis à fonctionner de la mandibule inférieure, et la société française, délivrée d’un si grand péril, pourrait tranquillement se remettre à table.

Les révélations affluèrent. — Je l’ai nourri pendant deux ans, disait l’un. — Il venait sans cesse dîner chez moi, criait l’autre. — Je n’ai pu le voir une seule fois sans qu’il se plaignît de crever de faim, vociférait un troisième.

On découvrit avec stupeur que ce Vénard avait été gavé par tout le monde, sans exception, Plus de cinq cents personnes, peut-être, avaient été occupées exclusivement à l’emplir du matin au soir, et s’il était mort de langueur, comme l’affirmait si étrangement le chef de service de l’hôpital, c’est qu’alors il n’y avait jamais eu rien à faire et qu’il eût été beaucoup plus sage d’y renoncer, etc.

— Tranchons le mot, écrivait un de nos plus adipeux critiques, c’est décourageant, c’est profondément inéquitable. On a droit au moins à la graisse des cochons qu’on alimente à si grands frais. Ce monsieur n’était pas même capable de la gratitude la plus vulgaire.

C’était, ma foi, vrai. Mon ami le maigre Vénard mangeait assez bien, je ne dis pas non, quand il en trouvait l’occasion, ce qui arrivait, je crois, un peu moins souvent que la conjonction de Neptune et de Jupiter, mais il léchait mal.

On ne put jamais lui faire comprendre qu’un artiste pauvre a le devoir de sucer l’empeigne d’un avorton littéraire qui le régala d’épluchures, un certain jour, et que plus il est grand artiste, plus il a ce devoir.

Il comprit moins encore que l’emprunt d’une pièce de cent sous dût l’engager éternellement aux jean-foutreries de la complaisance et il fut sans respect pour les importants qui le dégoûtaient. De là sa réputation d’ingratitude.

J’ai bien essayé de le défendre. J’ai même poussé l’audace jusqu’à dire qu’il se pourrait, après tout, que quelques repas dénués de faste se trouvassent un million de fois payés par des travaux d’enluminure d’une incomparable magnificence, dont nul ne soufflait mot, et que l’exilé du Moyen Âge avait offert simplement à ses bienfaiteurs.

Mais on m’a fermé la bouche en me faisant observer que les polychromies invendables de ce mangeur ne pourraient avoir une sorte d’intérêt que pour les hommes de la seconde moitié du vingtième siècle, époque assignée par quelques prophètes pour la résurrection de Barberousse ou de Charlemagne.

En attendant, la légende est inextirpable, et les ducs ou margraves, sortis des entrailles de l’Anarchie, qui gouverneront l’Europe dans cent ans, donneront peut-être des territoires en échange de quelques miniatures de ce Vénard, si fameux autrefois par sa goinfrerie, et que ses infortunés contemporains s’exténuèrent à bien nourrir.