Historiens et Publicistes modernes de la France - Armand Carrel

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HISTORIENS
ET
PUBLICISTES MODERNES
DE LA FRANCE.

i.
Armand Carrel.

Voilà un an que Carrel est mort. Combien déjà l’ont oublié ! — C’est peut-être un peu tard pour parler de lui, — me disait un homme grave à propos de mon dessein d’écrire ces pages sur une mémoire aimée et que je sais qu’il honore. — Je devais y regarder, ajoutait-il, avant de livrer un si beau nom à l’indifférence qui accueille les souvenirs tardifs. — Pourquoi donc un oubli si rapide ? C’est que nous vivons à une époque où l’idée de la patrie s’étant rapetissée jusqu’à l’idée de la famille, ou plutôt s’y étant confondue, ceux que perd la patrie ne sont perdus en réalité que par une famille, et les morts d’une famille ne sont pas les morts d’une autre. Comme il n’y a pas de cause générale et commune, si ce n’est celle du repos, qui n’est que l’association de tous les intérêts particuliers, chacun paraît agir pour son propre compte, et quand un homme est mort, on dit : Il n’a fait tort qu’à lui, surtout si, comme Armand Carrel, il était libre de mourir ou de vivre, et si sa mort ne lui est pas venue de la main suprême d’où nous vient la vie.

L’oubli est d’autant plus rapide qu’on n’y croit pas mettre d’ingratitude. On ne considère pas qu’à l’égard des hommes supérieurs, l’oubli est toujours ingrat ; car quoi qu’ils aient pu prétendre pour eux-mêmes de leurs travaux et de leurs pensées, ils nous donnent toujours plus qu’ils ne reçoivent de nous. Ils ne sont même supérieurs que parce que leurs œuvres sont le bien d’un très grand nombre, sinon, comme à certaines époques privilégiées, le bien de tous. Quelque part qu’ils y aient faite ou cru faire à leur intérêt propre, bien plus grande est la part de ces pensées désintéressées et bienfaisantes que Dieu répand quelquefois sur le monde même par des mains qui semblent indignes d’être les ministres de ses grâces. Ainsi, même pour ceux dont les intentions ont été moins nobles que l’intelligence, l’oubli est de l’ingratitude : mais combien cette ingratitude est-elle plus déplorable, quand celui qu’on oublie est un de ces hommes dont le cœur a été encore plus grand et d’un meilleur exemple que l’esprit ?

C’est pour tous ceux qui, dans notre temps, ne veulent pas être associés à cette ingratitude que j’ai entrepris de rendre à Carrel ce triste et fraternel hommage. Je l’aurais fait de mon propre mouvement et pour l’honneur commun, si d’ailleurs je n’y avais été invité par ses plus proches amis, et par celle qui fut le plus dévoué de tous et le plus aimé. J’avais d’abord pensé, à l’époque où nous le perdîmes, à m’acquitter de ce pieux devoir. Mais outre qu’il m’eût trop coûté de mettre des mots où je ne devais avoir que des larmes, on m’approuva d’en ajourner l’accomplissement au premier anniversaire de sa mort, afin que mes sentimens eussent plus d’autorité, n’ayant pas été écrits sous l’impression d’une douleur vive et passagère, mais sous l’influence durable d’un souvenir.

Je n’ai plus à faire la biographie politique de Carrel. Ç’a été la tâche d’un ami commun, M. Littré, homme grave et profond, que plus de décision sur le point vif des opinions de Carrel y rendait plus propre qu’aucun autre, outre un talent d’écrivain proportionné au sujet. La chose fût-elle encore à faire, je m’y refuserais ; car, pour les commencemens de sa vie politique, je n’aurais pu que rédiger les souvenirs d’autrui ; et, quant à son rôle actif dans les dernières années, j’aurais ignoré trop de choses pour en écrire avec cette exactitude qui est le premier mérite comme le premier devoir d’une biographie. Quoique je puisse m’honorer d’avoir eu sa confiance, laquelle est mon seul droit à écrire ceci, sur quelques points où j’avais plus de foi en sa personne qu’en ses idées, et où il avait plutôt besoin d’être appuyé et exalté que refroidi, je n’ai pas été dans tous les secrets. Ce que j’en pourrais dire de la meilleure foi du monde serait sans autorité et soulèverait peut-être de justes réclamations dont j’aurais fait naître innocemment le scandale. Il n’y aura rien dans ces pages qui n’ait été à ma parfaite connaissance, ni où je puisse être contredit pour défaut d’exactitude. Si ce n’est pas là tout Carrel, on ne l’admirera que plus pour ce que j’aurai omis d’en dire ; et là où j’aurai pu le mal comprendre, l’important pour moi est qu’on voie que je ne l’ai pas médiocrement aimé.

Je prolonge à regret ces préliminaires pour déclarer à qui j’adresse principalement cet écrit. Ce n’est ni à ceux de ses amis qui ne l’ont été que de l’homme politique, ni à ceux de ses ennemis, s’il lui en reste, qui ont le courage de l’être encore de sa noble mémoire. Pour les uns comme pour les autres, Carrel a été l’homme dont ils ont eu besoin, ceux-ci pour s’en servir et en faire honneur à leur cause, ceux-là pour justifier des habitudes de prévention opiniâtre contre les adversaires ou les ennemis de la leur. Les amis politiques sont durs et exigeans ; ils n’admirent dans leurs chefs que les qualités d’un instrument. Il ne faut donc pas leur demander de comprendre ce qu’ils ne pardonnent pas, c’est-à-dire les qualités par où leurs chefs valent mieux qu’eux, et par où ils leur échappent. Quant aux ennemis, ils seraient plus volontiers généreux que justes, et ils consentiraient plutôt à pardonner qu’à comprendre. Sachant d’avance combien il me serait impossible de leur faire accepter le Carrel que j’ai connu, je me console d’avance de la critique qui pourra m’être faite des deux côtés, d’avoir mieux su l’admirer que le juger.

J’écris ces pages pour un grand nombre d’esprits éclairés et impartiaux, qui, dans les positions les plus diverses, les uns sans être engagés dans les idées de Carrel, les autres professant même une croyance différente, l’ont aimé et admiré pour l’honneur qu’un tel homme faisait à son pays. Beaucoup voyaient en lui un espoir, une sorte de ressource pour des évènemens possibles ; tous y voyaient une lumière qui éclairait toutes les questions comme toutes les situations. Quoi que je dise de Carrel, à quelque vivacité de sentiment que je me laisse entraîner, je ne crains pas d’être pour ces esprits-là ni exagéré ni dans l’illusion.

i.
CARREL HOMME POLITIQUE.

Les partis n’admirent dans un homme politique que l’unité et l’immobilité, « à laquelle, dit Carrel dans son Histoire de la contre-révolution en Angleterre, ils prétendent tous si follement. » À leurs yeux, la souveraine grandeur est d’avoir jeté l’ancre sur le sable mouvant des opinions humaines, et d’avoir forcé l’esprit, si grand par ses vicissitudes mêmes, à rester immobile pendant que tout marche et que tout change dans un monde qui ne s’arrête jamais. Non, l’immobilité ne sera jamais de la grandeur. L’esprit qui prétend ne pas changer est tout simplement un esprit orgueilleux, qui veut faire d’une incapacité une supériorité. Il ne faut être immobile que dans sa conduite morale, parce que les lois qui la règlent ne sont point sujettes aux disputes des hommes. Mais là où la certitude absolue n’existe pas dans les choses, comment l’immutabilité serait-elle un don supérieur de l’esprit ?

Peut-être m’accusera-t-on d’un certain côté de diminuer mon illustre ami en disant qu’il n’était pas de ces esprits qui se rendent esclaves de leur intelligence pour en être plus maîtres : mais je ne puis mentir à mes souvenirs. Les confidences de Carrel n’ont pas laissé en moi une trace médiocre, et je ne fais ici que lire dans ma mémoire ce que sa parole y a imprimé. Carrel avait l’unité du caractère, je dirai l’immobilité si l’on veut, car s’il est beau d’être immobile, c’est surtout dans le caractère, la seule chose par où les autres puissent être assurés de nous. Il l’était dans sa conduite morale ; il l’a été, quoique moins naturellement et moins librement, dans sa conduite politique. Mais je lui ai connu l’esprit le plus souple et le plus étendu, et non un esprit immobile.

Il n’y a pas à s’étendre sur sa loyauté privée ; c’était un fait de notoriété universelle. La probité, d’ailleurs, est une qualité de devoir, et qui n’est peut-être pas assez difficile, même dans ce temps-ci, pour qu’on loue un homme d’en avoir eu, et qu’on ne méprise pas profondément un homme qui n’en a pas ou qui n’en a plus. Mais l’unité de conduite, dans l’homme politique, est autrement difficile et admirable. Envisager seulement en quoi elle consiste, dans les circonstances particulières où s’est trouvé Carrel, est effrayant. Résister à ses propres lumières, ne pas fléchir, ne pas laisser voir ses doutes, ne pas délaisser les principes arborés dans certaines crises, même si ces principes n’ont été au commencement que des impressions ou des espérances téméraires que l’impatience a converties en doctrines de gouvernement ; ne pas manquer aux ames simples qu’on y a engagées et qui y persévèrent et s’y exaltent ; étouffer son bon sens de ses propres mains, et, au besoin, appeler froidement sur sa vie ou sur sa liberté des périls inutiles et prématurés, pour ne pas faire douter de soi ; voilà à quel prix on est le chef agréé d’une opinion en guerre ouverte avec un gouvernement établi ; voilà ce qu’il faut savoir faire à toute heure, et avec beaucoup de bonne grace, en outre, pour que ceux qui le reconnaissent pour chef le lui pardonnent, et avec un talent si hors de toute portée que nul amour-propre, dans le parti qu’il représente, n’ose s’y égaler. Pendant plus de quatre années, sauf quelque relâchement vers la fin, soit par lassitude, soit dégoût de ces discordes intérieures par lesquelles les partis font scandale de leur défaite, Carrel ne manqua pas un moment à ce rôle. Il n’entraîna jamais que ceux qu’il était résolu à suivre, et, en certaines occasions où l’impulsion n’avait pas été donnée par lui, mais malgré lui, il se mit à la tête de ceux qu’il n’avait pas commandés. Le même homme qui, dans les circonstances ordinaires, souffrait modestement qu’on lui disputât le titre de chef de l’opinion républicaine, s’en emparait dans le danger, comme d’un signe où les coups pussent le reconnaître de loin. Il faisait comme un général porté rapidement, par son courage et ses talens, au premier grade de l’armée : il se laissait contester dans les chuchottemens jaloux de la caserne, sauf à prendre, dans une affaire désespérée, le commandement en chef, du droit du plus courageux et du plus habile. Personne ne porta plus loin que Carrel le dévouement du chef à l’armée. Loin de donner des doutes à ceux qu’il avait associés à ses espérances, il les y entretenait encore après les avoir perdues. À défaut d’une ardeur qu’il ne pouvait plus avoir, il les échauffait par un danger qu’il était toujours maître de courir. C’est ainsi qu’après avoir attiré successivement sur quatre gérans du National des condamnations à la prison, il provoqua lui-même, par des articles froidement calculés pour tomber sous la loi, son emprisonnement à Sainte-Pélagie. Il ne voulut pas être en reste de sacrifices avec ses amis.

Quand il avait rempli son devoir de chef de parti avec cette force de volonté et ce stoïcisme d’autant plus beau que le stoïcien n’était souvent qu’un sceptique, Carrel aimait à se délasser en se livrant librement à toutes les opinions, à tous les doutes. Il se plaisait à faire de ce même esprit, si puissant pour remuer les passions, un instrument de recherches désintéressées, vastes, libres, philosophiques.

Dans ces momens-là, Carrel aimait à s’ouvrir à moi, non comme au seul de ses amis auquel il réservât ces pensées particulières, mais comme au plus disposé à les goûter sans mélange. Mes rapports avec lui de simple collaborateur littéraire dès le commencement, et, plus tard, d’ami n’appartenant plus à la rédaction du National, mes liaisons plus anciennes dans l’autre camp avec des hommes qu’il y honorait, une amitié qui s’était accommodée de mon indépendance, toutes ces convenances me rendaient naturellement le confident de tout ce qu’il ne laissait pas voir au public. J’ajoute que Carrel prenait plaisir à se montrer supérieur à sa réputation.

C’est dans ces conversations qu’il parlait avec tant d’abondance et de grace des passions et des illusions des partis, des devoirs et des embarras de ceux qu’ils avouent pour leurs chefs, et qu’ils portent souvent au commandement malgré eux, des jalousies qui s’y cachent sous la rigidité des professions de foi, et de cette guerre d’amours-propres déguisée sous l’émulation patriotique. Selon les évènemens du jour, dont il recevait la première impression avec une sensibilité tout-à-fait naïve, la disposition de Carrel était ou à espérer ou à se décourager. Il fallait voir alors combien cet esprit avait de ressources, soit pour justifier par des prétextes d’une profondeur et d’une subtilité inouies les ardeurs d’un caractère impatient d’agir, soit pour absoudre sa noble intelligence des emportemens un peu factices où l’avaient entraîné les besoins de la polémique.

Quelquefois il s’amusait de ses ressources mêmes ; il s’en faisait un jeu ; il m’en donnait le spectacle éblouissant. Il prenait un journal, soit du gouvernement, soit d’une opposition moins prononcée que la sienne, et, lisant l’article du jour, il en adoptait la pensée, et la complétait ou la développait dans le sens des opinions qui l’avaient inspirée. Quelquefois c’était un discours de tribune qu’il refaisait : « Ils n’ont pas donné les meilleures raisons de leur opinion, disait-il ; ceci eût été plus spécieux, et nous eût plus embarrassés. » J’admirais d’autant plus cette flexibilité d’esprit que ces raisons de gymnastique étaient les meilleures et les plus sincères. C’était tout ce qu’il y a de vrai et d’honorable dans chaque opinion. Carrel voulait me montrer par là deux qualités fort supérieures à une certaine facilité capricieuse et paradoxale, d’une part sa connaissance des intérêts des partis, et d’autre part, l’estime réelle qu’il faisait, à beaucoup d’égards, des plus opposés à ses idées. Je ne dis pas qu’il ne s’y mêlât pas quelque plaisir de vanité ; comment n’en aurait-il pas eu à se montrer si pénétrant, si désintéressé, si universel ? Carrel aimait à produire de l’effet, mais non à tout prix, ni devant toute sorte de gens, ni pour être loué tout haut d’y avoir réussi. Avait-il lu dans vos yeux qu’il était écouté et compris, c’était assez : un charmant sourire vous témoignait que vous aviez trouvé la bonne manière de le louer. Des complimens même sincères, dans la formule ordinaire, le gênaient : il y a eu peu d’hommes inspirant plus d’admiration autour de lui et une admiration plus réservée.

Ce fut la lutte de cette intelligence si souple avec un besoin irrésistible d’action qui fit la gloire et le supplice de cette vie si tôt terminée. On a cité de Carrel, au lit de mort, un mot déchirant : « Ils m’ont enfermé dans une impasse. » Plusieurs de ses amis nient qu’ils l’aient dit. Pour moi, que des devoirs, odieux alors, retenaient à Paris, mais qui les aurais foulés aux pieds pour avoir la triste douceur de presser sa main mourante, si je n’eusse cru fermement que la dernière heure d’une si noble créature ne devait pas sonner si tôt, il m’a été refusé d’entendre ses paroles dans ces jours suprêmes. Mais, si le mot n’est pas vrai, il a paru vraisemblable. Il était sur les lèvres de tous ceux qui suivaient la vie de Carrel, et auxquels il avait permis de voir de près ce combat où sa passion se débattait contre son intelligence et où il essayait de résister à des faits qui le serraient à la gorge, qui l’étouffaient, qu’il reconnaissait plus forts, plus rationnels, plus sensés que ce qu’il voulait y substituer. Mais qui l’avait poussé là ? Quels hommes aurait-il désignés dans cette parole désespérée ? Les plus ardens de son parti l’ont renvoyée à certains hommes du gouvernement ; ceux-ci la leur renvoient. Ce ne sont tout-à-fait ni les uns ni les autres. Seulement les premiers par leur fougue et leurs erremens révolutionnaires, et les seconds par l’exagération dans la résistance, ont été tour à tour complices de sa passion, plus forte que toutes les impulsions du dehors. Qui l’avait enfermé dans l’impasse ? Cette passion. Qui lui faisait voir que c’était une impasse ? Son intelligence, quelquefois forcée d’obéir à sa passion, mais plus souvent maîtresse, et toujours à la fin. Le courage de Carrel n’était pas de ceux qui ne voient pas le danger. Nul ne le voyait mieux ni de plus près, ni d’un œil moins troublé. Nous admirions son sang-froid, surtout dans les circonstances graves, soit qu’il se recueillît dans le tumulte, ou qu’il dominât les discussions orageuses en baissant la voix. Or, qu’est-ce que le sang-froid, sinon le courage qui juge ? Une vie d’action et de dangers utiles aurait fait de Carrel un de ces hommes de qui rien n’étonne. Son intelligence et sa passion seraient demeurées dans un parfait équilibre. Ce que la passion aurait voulu, l’intelligence l’eût conseillé. Mais les évènemens ne laissèrent à Carrel que des dangers inutiles avec une passion qui les appelait et une intelligence qui les savait d’avance inutiles.

Ces deux forces contraires qui se disputaient son repos avaient alternativement leur tour. Tantôt c’était l’intelligence qui régnait, calme et paisible, se répandant sur toutes choses avec une étendue et une équité de vue admirables. Alors Carrel s’occupait de projets littéraires, et il s’en laissait volontiers vanter la gloire, moins périlleuse et plus durable que celle de chef de parti. Il faisait des lectures qui lui suggéraient des idées dont la nouveauté et la portée auraient alimenté toute une vie littéraire. Il se préparait du travail, et il y réservait des heures que nous nous engagions à respecter. Carrel sentait le besoin de se renouveler par l’étude. Il se révoltait contre cette nécessité d’écrire au jour le jour sans goût et sans autre besoin que celui-ci : il faut un journal demain ; et il goûtait comme un jour de vacances celui où le National pouvait se passer de lui. Dans les derniers temps, il rêvait la retraite à la campagne, dans le travail et les affections intérieures. À y regarder de bien près, on pouvait surprendre dans ces projets, d’ailleurs sincères, quelque peu de dépit de voir condamnée à l’inaction celle de ses facultés qu’il estimait le plus. C’était, à quelques égards, la retraite d’un vaincu devant une situation plus forte que lui. Mais, à force d’y songer et d’en parler, il finissait par y croire, et ces momens-là étaient de bons momens, comme tous ceux où l’homme endort sa passion au bruit de ses projets de repos.

Quelquefois c’est la passion qui l’emportait. Alors sa vie, tout à l’heure si calme, recommençait à s’agiter. Il était de nouveau en proie aux ardeurs et aux espérances. Il avait des illusions incroyables. Il voyait des symptômes d’orages imminens dans les derniers murmures des orages passés. Il croyait entendre le pas de l’Europe se mettant en marche contre la France. Il avait compté une ride de plus sur le front du roi, une crevasse de plus dans l’établissement de juillet. Le désir d’un changement qui déliât enfin ses bras enchaînés et lui permît de déployer toutes ses facultés actives, lui faisait voir mille symptômes invisibles, et offusquait ce bon sens si ferme et si sûr, par lequel il devait sourire, le lendemain, de ses illusions de la veille. Mais, tant que durait la fièvre, on l’affligeait en contredisant sa passion, en niant les symptômes qu’il avait cru voir, en voulant lui montrer l’état vrai des choses. Les raisons les plus fortes ne pouvaient pas le ramener. Son esprit lui fournissait des vues et des comparaisons sans nombre pour justifier sa passion réveillée. Sans jamais quitter le ton simple, sans enthousiasme apparent, il défendait ses illusions avec une éloquence grave et concentrée, soit pour mieux se tromper lui-même en donnant à son ivresse intérieure l’aspect de la raison à peine émue, soit pour ne pas agir par des effets matériels sur l’opinion de ceux qui l’écoutaient. Ses raisonnemens étaient si serrés, et, la plupart, si rigoureusement déduits des lois ordinaires qui règlent les évènemens, qu’il fallait, pour résister à ses espérances, être atteint de cette incrédulité sourde et muette qui, à certaines époques, n’est que l’effet contagieux d’une torpeur ou d’une pacification universelle. Mais pour ceux qui ne différaient d’avec lui que par des raisons ou des impressions controversables, il était difficile qu’il ne réussît pas à les faire passer de la tiédeur à l’ardeur, sauf à les faire retomber avec lui, bientôt après, de l’ardeur dans le découragement.

Au reste, ces momens de passion étaient rares : c’était moins un état de son esprit qu’une impression forte, soutenue, et dont la cause n’était jamais tout-à-fait indifférente. Ils ne rabaissaient point Carrel ; ils le faisaient voir sous un autre aspect. Après l’homme ne reculant devant aucune réalité, pas même devant celle qui le paralysait ou l’ajournait indéfiniment comme homme de parti ; aimant mieux ne rien ignorer que se tromper, et se donnant je ne sais quel plaisir supérieur de juger mieux la situation qui lui liait les mains que ceux mêmes qui la défendaient ou l’exploitaient contre lui ; après le causeur profond, fin, légèrement ironique, on voyait l’homme exalté, impatient, voulant précipiter les dénouemens et agir avec la pensée sur la matière inerte, traçant d’une main froide des paroles enflammées, trouvant dans son inépuisable logique les plus fortes raisons d’espérer après y avoir trouvé les plus fortes raisons de découragement, et combattant celles-ci avec celles-là ; seul capable de ses erreurs comme de ses bons jugemens ; crédule et dupe en quelques points, mais de lui seul, mais en homme qui semblait assez fort pour provoquer les évènemens qu’il voulait obtenir, et dont on attendait involontairement quelque explosion qui réveillât les masses populaires, ou qui fit faire à ses adversaires les fautes dont il avait besoin. À ceux qui l’ont vu de près, je n’ai pas peur que ceci paraisse exagéré. Ce que le public n’a pas connu de Carrel est bien plus extraordinaire que ce que les évènemens lui en ont laissé voir.

Le coup le plus sensible que reçut Carrel des évènemens, et ceci soit dit à son éternel honneur ! ce ne fut pas dans son ambition, mais dans sa plus chère pensée, dans son plus glorieux titre d’écrivain politique, dans sa théorie du droit commun. J’affirme ne lui avoir vu de tristesses vraiment amères que pour les blessures qu’elle eut à souffrir ; et, sur ce point seulement, ses désenchantemens furent douloureux. Son bon sens, encore des années de jeunesse et d’âge viril devant lui, l’inattendu, l’inconnu, pouvaient lui faire prendre patience sur ses espérances ; mais rien ne le consola de voir cette noble politique de garanties réciproques, compromise et rejetée au rang des choses à jamais controversables par tout le monde, et, comme à l’envi, par le gouvernement, par le pays, par son propre parti. C’était en effet la vue la plus haute et la plus droite de sa raison, l’instinct le plus vrai de sa nature généreuse ; Carrel était là tout entier. Jamais il ne se fût retourné contre ce noble enfant de son intelligence et de son cœur. Si quelquefois il le fit craindre par des menaces vagues qui lui échappèrent dans le feu de la polémique, ce ne fut qu’à ceux qui étaient intéressés à avoir cette crainte, et à ruiner par elle son plus noble titre à l’estime publique. Toutefois, les doutes qui purent lui venir en certaines occasions sur l’excellence de cette idée, furent, je le répète, la plus douloureuse de ses épreuves. La révolution de juillet, si extraordinaire entre toutes les révolutions par le spectacle d’un peuple laissant au vaincu la liberté de se plaindre et de se railler de la victoire, avait permis d’espérer un retour éclatant et définitif au droit commun. Carrel se fit l’organe de ces espérances et le théoricien de cette doctrine. Il traita la question avec sa rigueur et sa netteté accoutumées. Il opposa aux exemples, si nombreux depuis cinquante ans, de gouvernemens périssant tous par l’arbitraire, le modèle d’un gouvernement offrant à tous les partis des garanties contre son légitime et nécessaire instinct de conservation. Il n’invoquait que des raisons exclusivement pratiques, se refusant le secours innocent de toute forme passionnée, pour ne pas exposer sa belle théorie à l’ironique qualification d’utopie. C’est cette politique qui fit tant d’amis à Carrel sur tous les points de la France, et partout où pénétrait le National. Il eut, en dehors de tous les partis, un parti composé de tous les hommes, soit placés hors des voies de l’activité politique, soit trop éclairés pour s’y jeter à la suite de quelque chef ne se recommandant que par des succès de plume ou de tribune. Que de gens, lassés des querelles sur la forme du gouvernement, incrédules même aux admirables apologies de la forme américaine, quittant l’ombre pour la chose, se rangèrent sous cette bannière du droit commun, que Carrel avait levée sur toutes les fautes et sur toutes les ruines, même sur celles de ses théories républicaines ! Il lui en venait de toutes parts des témoignages d’adhésion qui parurent un moment lui suffire, et je le vis se résignant à être, pour un temps indéterminé, le premier écrivain spéculatif de son pays. Mais des fautes où tout le monde eut sa part l’eurent bientôt refroidi. Ce fut un rude coup. Carrel avait foi dans la politique du droit commun : il y avait cru plus fortement peut-être qu’à ses théories républicaines précipitamment arborées, et dans un accès d’inquiétude plutôt qu’après un sûr et paisible regard jeté sur les choses. Après celles-ci, où l’honneur le soutenait contre les doutes croissans, il fallait donc encore douter de celle-là ! Carrel eut les deux douleurs à la fois.

Les amnisties honorent les gouvernemens ; mais elles ne réparent pas toutes les brèches qui ont été faites au grand principe de la réciprocité des garanties. C’est de la modération après le danger, moins belle et de moins bon exemple peut-être que la modération dans le danger. Il serait stupide de contester à un gouvernement le droit de se défendre. S’il est attaqué dans la rue, il doit repousser la force par la force ; mais s’il n’est que menacé sourdement dans des conciliabules, qu’il se contente de dire tout haut qu’il sait tout et qu’il est prêt. Il aura pour lui le pays tout entier, s’il le prend à témoin qu’il a respecté la liberté des citoyens jusqu’au moment de l’abus, et que les pensées ont pu lui être suspectes, sans que les personnes eussent à souffrir d’autre contrainte qu’une surveillance annoncée tout haut, et qui devient une sorte d’invitation à tous les honnêtes gens à s’y associer. Là s’arrête son droit dans un pays véritablement libre. Au-delà, tout est plein de périls et de hasards. La colère donne aux actes préventifs l’air de vengeances civiles. On ouvre carrière aux subalternes zélés, cette espèce violente et déclamatoire, pour qui les prisons ne sont jamais assez larges, ni les lois assez impitoyables. Nous l’avons vu à une époque déjà éloignée, et, dans beaucoup de choses, oubliée. Qu’elle le soit de plus en plus, c’est à merveille : mais rappelons-en, dans l’occasion, tout ce qui peut contribuer à remettre en vigueur les idées de droit commun.

Malheureusement le respect du droit commun n’était pas plus du côté de l’attaque que du côté de la défense, et à quelques égards même, la répression est restée en-deçà de ce qu’auraient été, dans certaines pensées, les représailles. On se connaît bien entre ennemis déclarés. Le gouvernement n’avait que trop de raison de croire que, sous certaines plumes, les idées de liberté et de légalité n’étaient que des raisons de polémique employées pour intéresser les classes paisibles aux opinions d’une minorité irréconciliable ; il savait qu’on n’y regardait la liberté que comme l’arme défensive des vaincus ; il savait qu’on y tenait en réserve, pour l’appliquer avant l’ère définitive de la liberté pour tous, une doctrine de despotisme préalable qui confisque momentanément les libertés présentes et s’empare du droit d’agir et de penser de chacun, apparemment pour n’avoir pas à s’emparer de plus. Ceux qui avaient ces pensées ont été pris par leur propre logique ; ils n’ont pas le droit de se plaindre. Ce n’est qu’aux hommes modérés, qui n’ont été complices ni de l’attaque ni de tous les moyens de la défense, qu’il convient de dire qu’on eût obtenu de meilleurs résultats plus tôt à ne pas étendre la répression jusqu’aux arrière-pensées, outre qu’on avait l’avantage de la force, et qu’en fait de modération, c’est au plus fort à commencer le premier.

L’affliction de Carrel fut irréparable le jour qu’il se vit resté seul défenseur du droit commun entre la nation, qui, par peur, en faisait le sacrifice au gouvernement, et un parti, son propre parti, qui le menaçait de ses arrière-pensées. Nous eûmes à ce sujet, lui et moi, une longue conversation, quelques mois avant sa mort, dans une promenade au bois de Boulogne. Je vis qu’il y avait presque renoncé comme principe de politique applicable : tout au plus y tenait-il encore comme théorie, par pure générosité, et peut-être aussi par le sentiment de sa force. Carrel pensait que, les choses venant à son parti, il serait de force à résister à la tentation de l’arbitraire, et à ne le prendre pas même des mains d’une majorité qui le lui offrirait au nom du pays. Mais une politique ajournée était pour lui une politique vaincue. Ses doutes sur le droit commun furent une dernière défaite. Quoique ce principe eût été la vue la plus désintéressée de son esprit et le meilleur mouvement de son cœur, les théories des hommes d’action impliquent toujours l’espoir d’une application prochaine. Du moment donc que le droit commun avait échoué comme politique d’application, Carrel devait en abandonner la doctrine. Dans les derniers jours de sa vie, il n’en parlait plus que comme d’un progrès qu’il ne lui serait pas donné de voir de son vivant, et auquel ne devaient peut-être jamais arriver les sociétés humaines.

Carrel n’était pas fait pour le doute, quoique l’étendue et la souplesse de son intelligence lui permissent moins qu’à personne d’y échapper. Agir en liberté dans un petit coin du monde au profit d’une noble cause, lui semblait plus glorieux que spéculer dans un langage admirable sur les plus hautes notions de l’intelligence humaine. De quel œil d’envie ne suivait-il pas sur la carte de la Biscaye les campagnes furtives et les victoires à reculons de Zumalacarreguy ! Quelle gloire d’écrivain polémique et de chef de parti réduit à la presse pour tout champ de bataille, n’eût-il pas échangée contre la destinée de ce hardi partisan ? Organiser dans les montagnes une petite armée dévouée sous un drapeau populaire, et mourir à cette tâche après quelques beaux coups de main, en laissant la réputation d’un homme qui n’eût pas manqué à de plus grandes choses, lui paraissait le premier rôle dans notre Europe fatiguée de changemens.

On lui sut beaucoup de gré des éloges que le National donna au chef carliste en annonçant sa mort. L’admirable portrait que Carrel en fit n’était si vrai que parce qu’il avait rêvé, sous un drapeau meilleur, le rôle du chef biscayen.

Ce besoin d’agir, empêché et contrarié par de grandes lumières, et que ne tenta jamais la triste activité des échauffourées, était devenu peu à peu une inquiétude physique. Carrel la soulageait dans l’intérieur du National à en changer la direction matérielle et à administrer un peu au hasard et inutilement. Il la trompait sans cesse par des projets de toute sorte, embrassés avec ardeur et bientôt abandonnés. La plupart de ces projets étaient marqués de son grand sens ; mais comme les meilleurs, dans ce cercle si étroit, étaient trop peu importans pour le fixer, ce grand sens, en se refroidissant pour ce qu’il avait voulu si vivement, devenait du caprice. Dans sa maison, c’était le même goût du changement. Il n’y avait pas, m’a-t-on dit, un seul meuble à hauteur d’appui où il n’eût pris ses repas, repas modestes, courts et incommodes, comme dans un campement où on attend l’ennemi. Carrel ne pouvait pas prendre d’habitudes. Il se faisait suivre par ses meubles, ne pouvant se clouer où l’usage voulait qu’ils fussent placés.

Après tout, c’est là une maladie de l’ame ; et si ces caprices sont intéressans, c’est qu’ils peignent vivement l’anxiété d’un homme d’action enchaîné dans la spéculation, et que Carrel, d’ailleurs, ne se croyait pas extraordinaire, pour n’être pas homme d’habitudes dans les petites choses.

Rien ne m’a plus frappé, dans Carrel, en qui rien ne m’a paru dans les proportions ordinaires, que ce supplice d’un homme d’action réduit à la spéculation. Carrel y déployait d’ailleurs toutes les qualités de l’action, promptitude de coup d’œil, prévision rapide, décision, audace, intelligence des passions peut-être plus que des intérêts. C’est cette dernière qualité, avec la restriction que j’y mets, qui caractérise, à mon sens, toute sa polémique dans la question extérieure. Mieux que personne, il apprécia les passions soulevées dans les cours de l’Europe par la révolution de juillet, mais il les crut plus fortes que les intérêts, et c’est en cela qu’il se trompa. Cette polémique n’en est pas moins l’appréciation la plus juste et la plus profonde qui ait été faite des sentimens de l’Europe aristocratique à l’égard de la France. Carrel ne s’était trompé que sur le degré d’audace des passions absolutistes, mais non sur leur nature, ni sur leurs rancunes incorrigibles, ni sur certains intérêts d’agrandissement qui ne se lassent pas d’attendre l’occasion, et qui, par cela même, la font naître. Sur ce point, il faut être de son avis ; et quelque sécurité que puisse donner pour le présent l’attitude pacifique des puissances absolues, un gouvernement né d’une révolution manquerait de prévoyance, s’il ne faisait pas des idées de Carrel le fond de sa politique extérieure.

À l’intérieur, il ne s’est pas trompé une seule fois tant qu’il n’a eu devant lui que des adversaires passionnés. Il avait prévu une à une toutes les lois qui furent successivement demandées aux chambres, et, en dernier lieu, les lois de septembre. Quand ces lois parurent, je compris toute la profondeur d’un mot qu’il m’avait dit : « On n’est jamais vaincu quand on a le pouvoir de faire faire des fautes à ses adversaires ; et ce pouvoir nous l’avons toujours. »

Il eût suffi d’une seule chose pour rendre suspectes à mon amitié celles des lois de septembre qui limitent le droit de discussion : c’est qu’elles allaient interdire à Carrel ses travaux théoriques sur la constitution américaine. J’ai de la peine à comprendre, dans un pays où la liberté de la presse est une faculté, des articles de loi qui, en voulant frapper la violence vulgaire, peuvent atteindre un talent supérieur ; et, n’y eût-il qu’une exception comme Carrel, la loi qui fait taire un tel homme n’est pas une bonne loi. Peut-être serait-il digne d’un pays libre et civilisé, et je veux dire par là un pays où la liberté ne fit point rougir la civilisation, de permettre sur toutes choses la discussion, qui est la voix même de la liberté. De la sorte, aucune de ces vérités que découvrent les esprits élevés et hasardeux ne serait perdue pour le pays ; les opinions ennemies seraient moins injustes, étant plus libres, ou seraient plus tôt déconsidérées si elles n’avaient pas su se montrer dignes de la liberté. La presse ne serait accessible qu’aux hommes sérieux et instruits, qui peuvent éclairer le peuple sans l’enivrer. Quant à ceux qui n’ont que la verve facile des injures, il faudrait leur en fermer l’entrée par des lois vigoureuses, parce que l’injure ne peut pas être un droit dans un pays et à une époque où elle a cessé d’être dans les mœurs.

ii.
CARREL HOMME PRIVÉ.

Le caractère de l’homme est à la fois la cause et l’effet de sa situation ; cela est vrai, surtout du caractère de Carrel. Son ardeur presque militaire avait fait sa situation, et par une réciprocité fatale, sa situation nourrissait son inquiétude. Je ne puis pas trop m’étonner qu’avec une si grande agitation il ait su conserver devant le public une si grande suite, et qu’ayant l’humeur la plus mobile, il ait trouvé moyen de paraître au dehors un homme immuable et tout d’une pièce. C’est que, dans Carrel, la faculté dominante, c’était la volonté. L’esprit même, et le sien était des plus rares, ne venait qu’à la suite ; et s’il avait ses droits et son tour, c’était seulement ou avec la permission ou dans le repos de la volonté. De là cette générosité de Carrel, cette fidélité aux engagemens, ce respect de la parole donnée, cette loyauté dans des proportions héroïques. C’étaient des fruits d’une bonne et noble nature, mais la volonté y avait autant de part que l’instinct. Carrel y mettait plus de sang-froid que d’abandon. C’était son enjeu particulier dans ce grand jeu qu’on appelle la vie. D’autres y engagent de l’intrigue, de la ruse, du mensonge flatteur, et de la vérité seulement quand elle rapporte. Mais de même qu’il y a du calcul dans ces défauts-là, il y en avait un peu dans les vertus de Carrel. Il était trop supérieur pour que ses actions lui échappassent ; il les gouvernait encore, et il en modifiait l’effet, même quand elles ne semblaient plus lui appartenir, et qu’elles étaient déjà livrées au jugement des hommes. Les vertus des hommes obscurs sont des mouvemens involontaires, quelquefois des incapacités ; et cette comparaison banale entre la violette et la vertu peut signifier que la vertu d’un homme obscur ne sait pas le parfum qu’elle exhale. Les vertus des hommes supérieurs ne sont point naïves, parce qu’étant trahies, en quelque sorte, et dénoncées par leurs talens, elles attirent les regards et provoquent des jugemens qui avertissent ces hommes qu’ils en sont doués, et leur donnent naturellement l’idée de s’en servir pour leur avancement et leur crédit. Mais si elles perdent un peu de ce charme de s’ignorer, qui est la grâce particulière des vertus obscures, elles font plus d’honneur à l’homme, et sont d’un plus grand exemple. Aussi les admire-t-on plus que ces dernières, et les estime-t-on si difficiles, qu’on les dispense d’être accompagnées de ces petites qualités de détail qui font l’agrément du commerce privé.

Carrel, qui avait au plus haut degré ces grandes vertus, n’avait peut-être pas toutes les petites qualités de détail, ou plutôt ne les avait pas avec suite. Dans ces rapports de collaboration, qui sont si insignifians pour l’homme supérieur, mais d’où dépend quelquefois le repos de l’homme modeste qui traite avec lui, son instinct, d’ailleurs excellent, et ses impressions du moment, diverses comme les phases de sa fortune, le déterminaient plus que sa volonté. Cette force suprême ne descendait pas jusque-là, et demeurait sur les hauteurs de la vie publique et retentissante. Le caprice, qui semble être le repos des hommes occupés de grandes choses, et qui n’est encore qu’une espèce d’inquiétude ; le goût, dont l’équité est si fragile ; l’ennui d’un visage, soit nouveau, soit de tous les jours ; une prévention reçue légèrement, et transformée en jugement par ce penchant des hommes énergiques à croire que rien ne peut venir du dehors dans leur volonté ; la lassitude, le chagrin d’un échec dans la vie publique, et d’un nouvel ajournement des espérances, que sais-je ! peut-être un peu de cette malice humaine dont nous avons tous notre part, décidaient Carrel sans toutefois le lier ; car de la même main dont il avait fait la blessure, il la guérissait. Quelques-uns eurent à se plaindre de légers torts ; on les a vus parmi ceux qui ont le plus regretté sa perte, et qui ont pleuré le plus amèrement à ses funérailles. On en savait la cause ; et, après le premier étonnement, on reconnaissait qu’on n’avait pas eu le droit de l’avoir à soi tout entier. Personne, que je sache, ne proportionna son ressentiment aux contrariétés qu’il en put recevoir. On comprenait que, comme tous les hommes de qui beaucoup d’autres dépendent, Carrel pouvait causer un grand chagrin sans intention. Toutefois, comme le manque de suite dans les petites qualités est une faute, et que toute faute emporte sa peine, ceux qui n’avaient pas pu le fixer sur ce qui les touchait s’éloignaient sans cesser d’être amis, et se refroidissaient dans tout ce qui n’était ni l’admiration, ni l’estime profonde et sans restriction, ni l’aveu au dehors de son illustre amitié. On le traitait en homme public, et on gardait ses sentimens aux vertus publiques. Mais le concours efficace avait peu à peu cessé. Ainsi s’explique en partie cette dissolution du faisceau du National en 1833. La calomnie seule, j’ose le dire, pourrait l’attribuer, soit aux dangers que Carrel eut à courir, soit au scrupule de garder une responsabilité, même indirecte, dans une opinion dont il était trop évidemment la personnification et l’unique organe.

Pourquoi me serais-je tu sur ce point ? Est-ce donc une apologie de Carrel que j’ai voulu faire ? Non. Une apologie serait un aveu qu’il y a quelque chose à défendre dans sa vie. Je ne le loue pas, je l’apprécie. C’est en sa présence que j’écris ces lignes ; car telle est la force de mes souvenirs, que mon œil intérieur le voit devant moi, devinant mes pensées avant qu’elles soient sous ma plume, et approuvant que je dise de lui mort ce que je lui ai dit vivant. Rien ne lui plaisait plus que de se voir pénétré, soit qu’il fût certain qu’on ne découvrirait en lui que de bons et nobles penchans, soit qu’il fût flatté d’être pris pour sujet d’étude. Bien loin de s’en blesser, peut-être même était-il trop chatouillé qu’on lui trouvât ce trait commun à tous les hommes supérieurs, qui est de regarder si loin devant eux, qu’ils oublient où ils marchent, et que, pour atteindre à ceux qui sont éloignés, ils foulent aux pieds ceux qui sont près.

Le trait distinctif du caractère de Carrel était la générosité. De quelque manière qu’on entende ce mot, dont le vague même fait la beauté, la vie de Carrel offre de quoi en appliquer toutes les nuances. Soit qu’il signifie l’entraînement d’un homme qui se dévoue, soit qu’il veuille dire simplement la libéralité, il ne convient à personne mieux qu’à lui. Toutes les actions de sa vie sont marquées de la première sorte de générosité. La plupart de ses fautes ne sont que de la générosité où il manquait du calcul. C’est par là qu’il était populaire en France, où son courage, mieux compris que son talent, lui avait fait plus de partisans que ses écrits. C’est par trop de générosité qu’il joua sa vie une première fois dans le duel légitimiste ; c’est par trop de générosité qu’il est mort.

Quant à la libéralité, personne n’en eut plus que lui, ni d’une meilleure sorte. Je n’en diminuerai pas le mérite en disant qu’il y entrait je ne sais quelle imprévoyance qui n’était que de la foi dans sa fortune. On eût dit qu’il chargeait l’avenir de liquider sa générosité. Il ne savait ni refuser ni donner peu. Exposé par sa position à d’incessantes demandes, il puisait souvent dans la bourse de ses amis pour soulager des malheurs qu’il ne suspectait ni ne recherchait jamais.

On m’a raconté ce trait touchant de sa manière d’obliger. Une personne, dont les nécessités n’étaient pas extrêmes, a recours à lui. Carrel lui offre la somme dont elle a besoin. Il rentre chez lui, et trouve sa bourse vide ; il avait promis plus qu’il ne possédait. Sa montre représente à peu près la somme demandée ; il la fait mettre au Mont-de-Piété.

Pour l’aumône courante, voici comment il la pratiquait. Un soir, il revenait des bureaux du National fort tard, dans ce cabriolet qui lui a été tant reproché, soit par des hommes qui auraient vendu la tombe de leur père pour en avoir un, soit par des amis de l’égalité, qui la veulent dans les fortunes pour se consoler de l’inégalité des talens. Il passe devant un pauvre homme préposé à la garde de travaux de voierie, et qui grelottait de froid. Carrel arrête sa voiture, en tire la housse d’hiver de son cheval, la jette sur les épaules du gardien, lui met quelque argent dans la main, et disparaît avant les remerciemens.

Une autre fois, il revenait de la promenade. Un pauvre honteux, à demi caché derrière un arbre, lui tend la main en baissant les yeux. Carrel n’était pas seul. Pendant qu’il retient son cheval, une main chère, par qui ses dons prenaient en passant une grâce particulière, et qui savait ses nobles habitudes, avait déjà pris dans sa bourse ce qui eût été une aumône raisonnable, et s’apprêtait à la jeter au mendiant. Carrel arrête cette main : « Je ne puis pas donner si peu, » dit-il ; et puisant lui-même dans sa bourse, il en tire de quoi faire vivre le mendiant pendant quelques jours.

J’ai pris ces traits, parmi bien d’autres, moins pour le don en lui-même que pour la manière. Faire le bien avec cette noble imprévoyance et cette brusque délicatesse n’appartient qu’à un homme supérieur. Cela est fort différent, soit de cette générosité qui suppute, avant de s’engager, l’état de son coffre-fort, soit de cette charité banale, dont les mouvemens sont, ou imités de l’usage, ou réglés par tant de sagesse, que le pauvre semble ne jamais l’être assez pour celui qui l’assiste.

Carrel a été du petit nombre de ceux que le succès et un peu de gloire améliorent. Il n’en est pas ainsi de tous les hommes, même de sa sphère. Le succès les dessèche, la gloire en fait des idoles sourdes et insensibles. C’est qu’ils n’ont eu de commun avec lui que les talens qui perfectionnent l’intelligence aux dépens du cœur. Leurs défauts, au lieu de diminuer, augmentent en proportion de ce que leur talent leur acquiert d’excuses. Il en est d’eux comme des enfans gâtés, chez qui tout est considérable par l’attention qu’on y donne, et qui, à la fin, ne distinguent pas leurs qualités de leurs défauts. C’est par le cœur qu’on s’améliore. S’il échappe aux premières épreuves de la vie, il devient un instrument admirable de renouvellement et de moralité. La raison, qui est la principale faculté des hommes supérieurs, n’a pas toujours ce résultat ; elle absout les fautes par l’exemple, par l’imperfection humaine, qui sont en tout de grandes autorités pour atténuer les fautes, et pour justifier l’homme de s’y abandonner. Mais le cœur, cette force divine qui nous secoue à notre insu, et dont les mouvemens sont aussi soudains qu’irrésistibles, nous entraîne aux bonnes actions avant la réflexion qui les pèse et les ajourne, et rompt les habitudes de dureté et de scepticisme où nous porte la supériorité de la raison. Carrel avait en lui cette vertu d’en haut. En même temps qu’elle le poussait aux bonnes actions, elle le tirait brusquement du sommeil égoïste où l’admiration et la flatterie jettent peu à peu les hommes supérieurs, et le renouvelait par le dévouement et le sacrifice. Il a été évident pour tous ses amis que ses défauts diminuaient en proportion de ce que gagnaient ses qualités, et avec elles sa belle renommée.

Le plus grave de ses défauts était une susceptibilité excessive sur le point d’honneur. Je ne dis rien là à quoi l’on ne s’attendît. Carrel en avait en lui le principe, qui est admirable et qu’on ne s’est pas avisé jusqu’ici de critiquer : il en avait pris l’excès à l’école militaire, et dans la vie de garnison. Né pour le commandement, peut-être pensa-t-il qu’une extrême susceptibilité lui donnerait, parmi ses camarades d’école, la place qu’ils auraient refusée à sa supériorité d’esprit, encore trop enveloppée pour être comprise. Carrel avait une volonté assez forte pour se donner toutes les qualités comme tous les défauts nécessaires pour prévaloir. Il ne lui fut pas difficile de se donner l’excès d’une vertu dont il avait le germe dans le sang et dans le cœur. Il n’eut qu’à faire d’un penchant naturel que sa belle intelligence devait régler plus tard, une manière d’être systématique qui le recommandait tout d’abord, et qui, en certaines circonstances, lui permit de faire accepter, sous la recommandation de son épée, des façons de penser ou d’agir que leur valeur propre n’eût pas suffisamment autorisées. On put dès-lors prendre pour un brave un peu difficile celui qui, dès ce temps-là, ne l’était que pour prédominer par le seul point où il le pût impunément. Carrel n’avait déjà que du courage réfléchi où on lui croyait encore un entraînement de chair et de sang. Mais les habitudes ont plus d’empire qu’on ne le croit, et la volonté qui les a contractées en devient esclave elle-même ; Carrel l’éprouva en rentrant dans la vie civile. Sans doute, il se trouvait au milieu d’un monde où la supériorité d’esprit est acceptée et comprise. Mais quoique déjà beaucoup de gens pressentissent la sienne, il ne put si bien la faire reconnaître, qu’il ne fût souvent froissé au milieu de talens éminens, et en ce moment supérieurs aux siens, et d’amours-propres bien excusables de ne pas songer à ménager en lui son avenir. Ces gênes entretinrent sa susceptibilité ; il la crut utile pour se faire respecter, en attendant que sa supériorité d’esprit, s’appliquant aux études et au but des ambitions d’alors, l’eût mis à son rang. Peu à peu le travail, l’étude, les habitudes de la vie civile, la pratique d’hommes éminens, quelques pages admirables qui promettaient une nouvelle célébrité au jeune officier déjà populaire par le courage, enfin le gouvernement d’un journal, une responsabilité entière et de tous les jours, eurent bientôt adouci Carrel. Il sentit qu’il n’avait plus besoin de ce mérite, et qu’au contraire il était de bon goût qu’il permît d’autant plus la contradiction qu’on le croyait moins disposé à s’en accommoder. J’affirme que personne ne discutait avec plus de mesure, de ménagement pour les amours-propres, et ne se laissait de meilleure grace contredire, souvent dans un langage propre à donner de la susceptibilité à qui n’en aurait pas eu. Carrel avait d’autant plus d’occasion de montrer sa patience que sa réputation de courage tentait les contradicteurs par l’appât d’un péril recherché en France. Mais beaucoup qui pensèrent le trouver près de lui n’y rencontrèrent que des leçons de tolérance et de bon goût.

Je n’avais pas vu Carrel avant 1830, quand il gardait encore quelque reste de susceptibilité militaire. Mais en comparant, avec ce que m’en ont dit ses amis, ce que j’en ai connu plus tard, je ne puis trop admirer que le même homme qui avait été si difficile fût devenu si mesuré, si conciliant. Je sais qu’il n’y parut pas assez dans sa polémique ; mais on se tromperait grossièrement si on ne voyait dans ses provocations, sans doute trop fréquentes, que des habitudes de garnison ou qu’un gaspillage soldatesque d’un grand courage. Carrel avait une haute pensée ; il voulait que la presse eût une force indépendante de l’opinion publique, et une considération en quelque sorte personnelle. Il souffrait de voir que l’écrivain ne fût que le traducteur plus ou moins avisé des passions et des intérêts populaires, et que l’opinion employât la main sans s’inquiéter si une conscience pure la menait. Il ressentait plus vivement que tout autre, quoique sans en être jamais atteint, le mépris superbe qu’affecte le public pour les journaux, lorsqu’il est las du choc des opinions et qu’il veut dormir dans la paix des intérêts matériels. Carrel voulait que l’autorité de l’homme survécût au crédit des idées de l’écrivain ; il crut que le meilleur moyen de réhabiliter la presse, c’était que l’écrivain fût prêt à porter témoignage de ses opinions par le sacrifice de sa vie. Dans cette vue, dont la rigueur est plus humaine qu’on ne pense, l’écrivain devenait plus circonspect, plus tolérant, et, par suite, plus instruit, car rien n’encourage plus à la déclamation que de ne point répondre de ce qu’on écrit, et d’attaquer sous un nom collectif. Mais les habitudes étaient plus fortes que la volonté et les exemples de Carrel. Il ne réforma rien ; tout au plus parvint-il à obtenir, pour le journal qu’il dirigeait, des égards peu courageux.

La pensée de Carrel était une erreur, mais de ces erreurs qui viennent de trop d’honneur. C’est un fort mauvais moyen de réforme que de faire de la plume une épée. En France, il est périlleux de donner l’autorité morale au courage, car le courage, vertu sérieuse et réfléchie dans les uns, est, dans un plus grand nombre, une vertu de sang, et, dans certains, un moyen de fortune. S’il est très vrai que le risque personnel d’un écrivain puisse le rendre plus prudent, combien d’autres qui, prenant le courage pour des lumières, hasarderont d’autant plus les paroles qu’ils y auront le double attrait de soulager leurs passions et de montrer qu’ils n’ont pas peur ! Demander à un journaliste sa vie pour gage de ses convictions, c’est non-seulement exposer à de grossières méprises les gens de cœur qui estiment leurs idées d’après le danger qu’ils sont prêts à courir pour les défendre ; mais c’est donner à certains hommes l’idée qu’un duel heureux peut être une bonne affaire.

Carrel avait retenu de sa première éducation, et contre toutes ses lumières naturelles et acquises, cette fatale opinion qu’un duel appareille les adversaires, et que l’offenseur qui persiste s’élève au rang de l’offensé. Soit estime de profession pour le courage en général, soit qu’il s’exagérât celui qu’on pouvait avoir à se mesurer avec lui, Carrel ne se crut jamais le droit de choisir ni de refuser un adversaire. Quiconque le provoquait était digne de lui. Croyait-il donc à son étoile, et regardait-il comme des victimes condamnées par la fatalité ceux qui voulaient jouer leur présent contre son avenir ? On eût pu le penser à voir ses nobles habitudes dans ces tristes circonstances, ses égards extraordinaires pour son adversaire, son ame sans haine, son courage sans colère, et je ne sais quel désir intérieur de satisfaire à l’honneur au moindre prix possible. Il semblait avoir la générosité d’un homme qui, pariant à coup sûr, a résolu d’avance de restituer le prix du pari.

Il m’est arrivé plusieurs fois de causer avec lui de ce sujet. Il vaut bien qu’on y pense, dans un pays où le point d’honneur a été, à certaines époques, une mode, et à toutes les époques, une habitude honorée. J’ai moins de timidité à en dire ici mon sentiment, Carrel me l’ayant entendu, avec intérêt, défendre à diverses reprises, hélas ! pour lui-même inutilement. À mon sens, disais-je, on ne doit de réparation qu’à l’homme qu’on a volontairement blessé dans son honneur, et il est très vrai qu’on élève jusqu’à soi celui qu’on s’est cru intéressé à offenser. Ici, le duel est inévitable. Si, au contraire, il s’agit, non plus d’injures faites, mais d’injures reçues, dans ce cas, un homme public n’est pas le seul juge de son honneur. Il y a, entre lui et l’offenseur, un arbitre qui décide moralement si l’injure a pu monter jusqu’à lui, et si les coups de plume ont porté. Cet arbitre, c’est le public, c’est le pays. J’ajoutais que, comme la vie d’un homme public ne vaut que par l’honneur, le talent, le bien qu’en retire la patrie, il n’est pas soutenable de dire qu’on puisse jouer celle qui a cette valeur contre une vie ou obscure, ou équivoque, ou inutile encore au pays ; que, malgré les erreurs de l’opinion, tout homme public ayant sa notoriété, c’est par cette notoriété, et non par le mouvement de son sang, qu’il doit régler sa susceptibilité, et qu’en ce sens, le duel doit avoir lieu entre notoriétés plutôt qu’entre personnes ; que de même que dans les assemblées publiques, l’auditoire a coutume d’appareiller les adversaires, en ne tolérant point qu’un homme sans études, un nouveau venu, se mesure avec une vieille renommée, de même, dans le public, on ne permet pas qu’un homme considérable s’émeuve des injures d’un éventé ; qu’un duel entre personnes trop inégales attire à la plus considérable le reproche d’avoir encore plus de vanité que d’honneur, et à la moindre des deux l’accusation épouvantable d’y avoir cherché autre chose que la satisfaction du sien ; que, si le préjugé public favorise et perpétue dans le duel une sorte de justice des mœurs, plus délicate que la justice des lois, il ne peut pas approuver un duel où, des deux adversaires, l’un fait soupçonner sa susceptibilité de faiblesse, et l’autre fait accuser la sienne de calcul ; que, pour lui en particulier, après tant de preuves publiques de courage, ces idées avaient bien plus de force, et qu’il serait beau qu’il les établît par quelque exemple d’indifférence et de mépris muet bien plus difficile à donner, et qu’on lui compterait plus qu’un nouveau duel inutile et peut-être malheureux ; qu’après tout, s’il était vrai que le public français prît un affreux plaisir au duel, et vendît la considération au prix du sang, il était toujours temps pour un homme public de lui donner ce spectacle de gladiateurs.

Carrel appréciait ces raisons. Il eût fort approuvé qu’un autre en fît l’épreuve en sa personne. Mais pour lui, l’entraînement était trop fort. Soit qu’il se crût obligé, comme homme de parti, à ne jamais reculer, quand il ne s’agissait que de sa vie ; soit cette force de l’habitude qui se trahissait en lui par le dépit d’être plus brave qu’adroit dans ses duels ; soit, sur la fin de sa vie, un vague et superstitieux désir d’éprouver si la fortune le réservait manifestement pour de grandes choses, il offrait sa poitrine à la première épée, et ses amis apprenaient le duel avant d’avoir connu l’offense. Puisse du moins sa mort nous valoir ce misérable amendement dans la jurisprudence du duel ! Puisse-t-elle protéger désormais contre des provocations ou inégales ou intéressées, d’autres vies utiles au pays !

Ce que j’ai dit de ce malaise d’esprit et de cette promptitude à s’offenser que le succès avait adoucis peu à peu, jusque dans ce noble défaut de jouer son sang contre tout joueur, n’est pas moins vrai de ses manières, où le changement avait été aussi sensible. Avec un nouveau caractère, Carrel avait pris comme un extérieur nouveau. Il n’y eut pas jusqu’à son visage qui ne s’épanouît et ne s’illuminât sous ce doux rayon de gloire qui attira un moment sur lui tous les regards. J’ai là-dessus des souvenirs bien présens.

La première fois que je vis Carrel, son nom commençait à peine à se répandre. Quoique, parmi ses amis, les plus sagaces ou les plus désintéressés n’eussent plus de doute sur son mérite, il luttait encore pour trouver sa place, et s’agitait, notamment depuis la fondation du National de 1830, au milieu d’attributions incertaines et d’amitiés orageuses. Je ne le connaissais que par ses écrits alors très rares et peu populaires ; et, n’ayant point été sur son chemin ni dans ses relations habituelles, je n’avais aucun titre pour attirer son attention. Je ne l’en observai que plus librement. Mon impression ne fut pas médiocre. Je fus d’abord frappé de la force qui éclatait sur son visage original et heurté, et de la résolution un peu farouche empreinte dans toute sa personne. Plus d’attention me fit bientôt découvrir sous cette force une extrême finesse, marquée par la forme même de ses lèvres et par un regard où la douceur insinuante se montrait sous la fierté et l’inquiétude. Peut-être n’aurais-je pas été au-delà du premier aspect, si déjà une admiration vive pour quelques pages sorties de sa plume ne m’eût donné plus que de la curiosité pour sa personne. Toutefois, ce qu’on pouvait penser de Carrel à cette époque, c’est qu’il avait de la force, mais de la dureté en proportion ; un visage distingué, mais inquiet et provoquant ; un beau talent, mais de l’espèce des talens qui ont plus de vigueur que d’étendue. Sa personne était gênante. C’est l’effet inévitable de la susceptibilité, cette timidité des gens d’honneur et de courage. On n’est guère indulgent pour l’homme devant qui on se sent gêné ; à grand’peine est-on juste. Pour juger Carrel avec plus de faveur, il eût fallu un certain effort de pénétration et de générosité que les hommes ne font jamais gratuitement. Or, ceux qui le connaissaient n’avaient aucun intérêt à être plus qu’étroitement équitables envers lui. N’était-il pas déjà leur obligé pour leur circonspection à son égard ? Encore moins pensaient-ils à prévoir qu’avant peu d’années, il les égalerait ou les surpasserait. De son côté, Carrel, comme il arrive, ne se hâta pas de changer ; il vivait plus solitaire, et semblait ne vouloir pas se désarmer encore de cette sauvagerie par laquelle, en attendant des droits plus éclatans, il mettait une sorte d’égalité entre ses amis et lui. Malgré un talent d’écrivain assez notable pour qu’il n’eût plus besoin du relief d’homme d’épée, il était resté en toutes choses officier, et en avait gardé l’âpreté jusque dans sa tenue, demeurée celle d’un militaire en habit bourgeois.

Je revis Carrel pour la seconde fois en 1831 : ce n’était plus le même homme. Lui que d’inévitables difficultés de début, un commerce gênant avec des amis plus considérables que lui, des tracasseries d’attributions, une collaboration politique contrariée, avaient rendu si inquiet ; une révolution immense, un avenir qui autorisait toutes les ambitions, un parti à conduire, une nouvelle forme de gouvernement arborée au sein du gouvernement existant, rien de médiocre en expectative, ni en fait de dangers, ni en fait d’espérances, tout cela l’avait calmé. Cette agitation stérile qui, auparavant, retombait sur son cœur et s’y tournait en amertume, était devenue une activité réglée et féconde. Jamais Carrel n’avait respiré plus librement. On eût dit qu’il sortait encore une fois de prison. Il était facile, plein d’abandon et de confiance, gai, bienveillant. Son visage, que j’avais trouvé blafard la première fois, s’était éclairci ; ses traits, sans rien perdre de leur force, avaient pris plus de douceur. L’angoisse inutile qui appesantit et corrompt le sang, avait été remplacée par le mouvement régulier qui le fait courir dans toutes les veines et qui l’épure. Et, puisque j’ai remarqué jusqu’ici sa tenue, ce qu’il ne me fâche guère qu’on trouve minutieux, rien n’étant plus à l’honneur de Carrel que d’avoir occupé ses amis même de sa manière de se mettre ; un soin de bon goût, une politesse simple et originale, où ce qui était de l’usage ne semblait pourtant pas imité, et ce qui était de l’homme charmait, des formes de parler singulièrement civiles, agréables, sans mélange d’inutilités, avaient donné à la personne de Carrel assez de séduction pour qu’on songeât à remarquer l’homme charmant dans l’homme supérieur, et, j’ajoute, pour que les austères de son parti l’accusassent de prétentions aristocratiques.

Carrel était devenu, en effet, un personnage aristocratique, mais dans le sens propre du mot, c’est-à-dire un des meilleurs par le talent, par la probité, par la dignité de sa vie. Ce temps de plénitude admirable, de facilité d’esprit, d’humeur aimable et attirante, d’égalité sans nuage, dura peu, deux ans peut-être. Plus tard il s’y mêla quelque caprice, effet des mécontentemens intérieurs, et il est remarquable qu’avec l’inquiétude et le désappointement, au milieu de difficultés inutiles et d’espérances reculées, revint, par intervalles, l’âpreté militaire d’avant 1830. Mais jusqu’à sa mort, Carrel garda cette délicatesse aristocratique qui lui fut tant reprochée, et qui est, à mon sens, l’un de ses titres les plus intéressans au souvenir de son pays ; car si quelqu’un a marqué le vrai caractère que doit avoir l’aristocratie dans les pays démocratiques, pour n’y pas effaroucher et en même temps pour y régler les légitimes instincts d’égalité, c’est assurément Carrel. La seule aristocratie bonne et utile, dans la France du xixe siècle, c’est apparemment celle qui n’a ni traditions d’ancêtres, ni blason, ni étiquette, ni formules héréditaires, et qui n’est que l’excellence naturelle et originale où peut s’élever un homme sans naissance par le talent et la hauteur de cœur, les deux dons qui nous viennent le plus manifestement de Dieu. Or c’est de cette façon que Carrel a été aristocrate.

La conversation de Carrel était profonde et nerveuse, et d’une clarté qu’aucune objection ni aucune matière ne pouvaient troubler. Il parlait avec une facilité sévère et contenue, les mains rapprochées du corps, s’accompagnant d’un geste court, peu varié, mais tout-à-fait accommodé à son genre de verve, plus intérieure qu’extérieure. Il avait peu de traits, si l’on entend par-là ces jeux d’esprit dont le premier averti est celui qui parle. Mais si le trait n’est qu’une pensée juste et forte exprimée avec vigueur, une vue inattendue, un jugement qui décide les incertains, un mot qui s’imprime dans la mémoire comme un fait, ce serait trop peu de dire que son discours en était semé, car c’était tout son discours. J’ai eu le bonheur d’entendre causer les hommes les plus éminens de ce temps, et j’ai un terme de comparaison, un idéal de la supériorité en ce genre. Carrel n’était pas au-dessous de cet idéal. Qu’on se rappelle ses meilleurs articles dans le National, et qu’on en ôte les formes amères qu’il avait tort de juger nécessaires pour l’effet grossier de la presse quotidienne ; c’était là la causerie politique de Carrel. Aussi, quand il prenait la plume, ne faisait-il le plus souvent que continuer un entretien commencé. Du même ton dont il parlait, avec la même abondance et la même facilité, il dictait assez vite pour fatiguer la plume la plus rapide, ou écrivait lui-même dans un caractère à peine indiqué, comme pour ne pas s’attarder à former ses lettres dans cette improvisation extraordinaire.

Dans les autres matières, la littérature, les arts, où Carrel avait moins appris et moins médité, mais où il montrait un grand goût, et, dans les généralités, un instinct toujours sûr, sa conversation était moins égale. Il hasardait alors beaucoup de choses. Au lieu d’un corps de raisons solides et suivies, il se jetait volontiers dans des caprices d’esprit où la force d’ailleurs ne manquait jamais, ni ce qu’il y a toujours de bon sens dans l’audace. Son langage perdait un peu de la noble simplicité de ses causeries politiques ; il était plus brillant, plus pittoresque, il n’évitait pas les effets prévus. Mais, dans les matières de la politique, Carrel ne laissait jamais échapper un mot par lassitude ou par caprice, pas même à ces momens de dégoût et de langueur où l’on est disposé à se venger sur ses propres convictions de leur peu de succès, en les traitant comme des paradoxes. Jamais parole sortie de lui n’a pu faire douter à ceux qui l’entendaient que l’ambition politique ne soit d’abord le plus noble et le plus sérieux des exercices de l’esprit. Et si j’ai remarqué cette autre sorte de conversation de Carrel, c’est moins parce que rien en lui ne m’a intéressé médiocrement, que parce que c’était comme la forme naturelle d’un des côtés de son caractère dont il convient de parler.

Notre époque a trouvé un mot pour qualifier ceux qui sont marqués de ce trait particulier ; c’est le mot artiste. Preuve certaine qu’on en a fait une mode, et que, pour quelques-uns qui l’ont naturellement, beaucoup l’affectent et courent après. Chez les premiers, c’est un certain superflu d’activité intellectuelle sans emploi, un délassement après les grands efforts ; chez les seconds, ce n’est que de la légèreté qui veut se rendre importante, ou faire considérer comme une habitude capricieuse ce qui est tout le fond du personnage. Et ici je ne parle que de ce qu’il y a d’innocent dans le caractère ou dans le rôle d’artiste. Combien pour qui c’est une excuse honteuse de promesses faites et non tenues, d’engagemens violés, ou le palliatif de désordres en apparence surpris à la raison d’un homme supérieur, et qui lui sont échappés malgré lui ! Combien chez qui la mobilité d’esprit n’est que la forme trompeuse de la corruption du cœur !

Dans Carrel, l’artiste était un homme plein d’abandon et de grace, et qui n’avait jamais de distractions en ce qui regarde l’honneur. Ceux de ses amis qui ne partageaient point ses opinions et ne s’attachaient pas à ses espérances, le remarquaient d’autant plus dans ces heures de relâchement, qu’ils pouvaient croire qu’alors il portait plus légèrement la vie. Comme tous les hommes d’une nature excellente, il avait un peu de tous les goûts vifs, outre que ses impressions, par leur extrême force et par la manière dont il s’y abandonnait, avaient l’air d’être des goûts. Il s’interrompait dans une conversation grave pour jouer avec des chiens, et jamais à demi. Il aimait les exercices du corps et il y avait de la grâce et de la force ; il y était téméraire, surtout quand on l’excitait. Nous parlions quelquefois de l’éducation des Grecs, et il admirait beaucoup qu’on eût attaché de la gloire aux exercices du corps comme à ceux de l’esprit, et que la vie des anciens fût doublement active. Carrel était un Grec par ce trait-là, et un de ces Grecs d’Athènes qui n’avaient aucune incapacité et ambitionnaient d’être les premiers en toutes choses.

Il n’en laissait pas tout voir à ses amis. Certaines choses étaient gardées pour l’intérieur de sa maison. C’est de là que j’ai su qu’il aimait à chanter, et qu’il y réussissait, ayant une voix timbrée et sonore, et une mémoire musicale remarquable. Il chantait des airs mâles et patriotiques, et se reposait ainsi du travail, ou s’y préparait. Il dansait aussi. J’ai su de la même source que, rentrant un jour de l’Opéra, où il venait d’admirer Mme Taglioni, il se mit à danser, disant que la danse n’est que le mouvement cadencé d’un corps souple ; et il le faisait, comme le reste, avec abandon et grâce. L’amour du mouvement, un sentiment vif du naturel et du vrai en toutes choses, le poussaient bien plus que la prétention à tout faire ; car on ne met de prétention que dans les choses où l’on veut être vu. Après tout, si mon amitié me trompe, et si ce que je prends pour de la grâce dans cet homme supérieur, n’est que l’une de ces inévitables puérilités attachées à la nature humaine, j’aime encore mieux Carrel dansant à huis clos que cet autre homme supérieur de notre temps qu’on surprit un jour monté sur sa table pour voir dans la glace l’effet d’un nouveau pantalon.

Ces petits détails, que je résiste à multiplier, ne sont rien pour la postérité, mais ils sont beaucoup pour ses amis, et ils sont presque tout pour celle qui ne l’a aimé que pour lui. Devais-je donc, par un respect de rhétorique pour l’homme, refuser à ces amis, à ce cœur où il ne mourra jamais, ces souvenirs par lesquels il leur appartient plus intimement ?

Le souvenir des êtres qu’on a aimés n’est profond et vrai que quand il s’attache en quelque manière aux traces matérielles que ces êtres ont laissées. La mémoire de l’esprit est peu avide ; elle se contente du souvenir des œuvres. La mémoire du cœur ne se satisfait qu’en ressuscitant la personne, sous ses traits les plus naturels et les plus secrets. Pour moi, je suis ainsi pour ceux que j’ai aimés. Il est des gestes familiers de mon père dont le souvenir me fait tressaillir ; il est de certaines larmes de ma mère, le jour où ses six enfans lui souhaitaient sa fête et se suspendaient tous à son cou, qui sont comme le premier point par où, peu à peu, mon cœur la fait revivre et me la représente tout entière. C’est souvent le sourire de Carrel qui le remet sous mes yeux, et ce premier souvenir réveillant tous les autres, après son sourire, c’est son allure, c’est lui que je vois, c’est sa voix que j’entends.

iii.
CARREL ÉCRIVAIN.

Carrel n’a été écrivain que faute d’un rôle où il pût agir plus directement. C’est peut-être pour cela qu’il a été écrivain excellent et d’un caractère tout particulier. Il est rare que ceux qui font profession d’écrire, quelle que soit d’ailleurs leur aptitude, échappent à certaines complaisances pour le goût du jour, qui gâtent l’esprit le plus juste et le plus heureux. Rien de plus vrai, de notre temps surtout, où les talens les plus naturels sont tentés par certaines formes de caprice qu’on leur vante comme des moyens d’originalité, et qui ont d’ailleurs cette autorité qu’elles mènent sûrement au succès. Le nombre étant très petit des auteurs qui n’écrivent que pour se satisfaire, et qui ne se satisfont que difficilement, la plupart, même parmi les plus habiles, n’écrivent que pour plaire à des lecteurs façonnés à un certain tour particulier de pensées ; ou plutôt, imitateurs à leur insu, ils sentent ingénument, et croient tirer de leur fond des idées reçues d’autrui. Un écrivain de profession, et j’ajoute de vocation, si naturel que soit son tour d’esprit, regarde d’abord comment on écrit de son temps, et ce qui réussit, et ce qu’il aime lui-même comme lecteur. Il se règle là-dessus, et, à chaque changement de goût, il prend la manière à la mode, réussissant toujours, mais n’écrivant jamais bien. Quelques-uns, après avoir passé l’âge où les influences du dehors sont moins fortes et où le besoin de se satisfaire commence à se distinguer du désir de plaire, redeviennent naturels par le travail et retrouvent par la science l’instinct. Mais ceux-là ne sont pas communs, et leur retour au naturel n’est jamais si complet qu’il ne se rencontre dans leurs écrits les plus vrais des traces des anciennes habitudes. Personne ne s’en peut garder, parmi ceux qui n’écrivent que pour écrire, plumes brillantes auxquelles il manque un sujet ; et tous y persévèrent jusqu’à ce qu’ils cessent d’écrire, ce qui arrive le jour où ils cessent d’imiter. Mais celui qui n’écrit que pour agir, et qui écrit comme on agit, de toute sa personne, celui-là pourra exceller dès l’abord sans passer par toutes ces transformations où il reste toujours des vestiges de l’imitation dans le naturel. S’il a de l’instinct, c’est-à-dire un tour d’esprit parfaitement conforme au génie de son pays, il pourra devenir un écrivain supérieur sans même se douter qu’il soit écrivain.

C’est ce qui se peut dire d’Armand Carrel. Quoiqu’il ait beaucoup écrit, et dès l’école militaire, il n’a jamais pensé à se faire un nom dans les lettres. Écrire a été pour lui, dans le commencement, un moyen de fixer dans sa mémoire des connaissances dont il pouvait avoir besoin pour un but encore vague, mais nullement littéraire. Plus tard, ç’a été un moyen d’imposer, sous la forme de doctrines, sa passion d’agir aux consciences et aux évènemens, ou au moins de la soulager. Pour lui, le modèle de l’écrivain était l’homme d’action racontant ce qu’il a fait. C’était César dans ses commentaires, Bonaparte dans ses mémoires. Carrel voulait qu’on écrivît soit après avoir agi, soit pour agir, quand c’était le seul mode d’action opportun ou possible. Plus tard ses idées se modifièrent là-dessus, ou plutôt se complétèrent. Il garda ses préférences, mais il reconnut qu’on n’agit pas seulement en faisant la guerre comme César et Bonaparte, et qu’un homme fort sédentaire peut agir tout aussi bien qu’un général qui court d’un bout du monde à l’autre. Bossuet agit à sa manière, Pascal à la sienne ; Voltaire, Rousseau, Buffon, à la leur. Ainsi complétée, l’idée de Carrel est excellente en soi. Cela équivaut à dire que l’action étant la manifestation la plus franche et la plus naturelle de l’homme, pour bien écrire, il faut être mu par une force aussi impérieuse que celle qui nous fait agir. Or, on n’est dans cette condition-là qu’autant qu’on a une forte et noble passion à satisfaire, quelque grande vérité à défendre, un idéal à atteindre. Hors de là, l’écrivain n’est que le plus noble de l’espèce des charlatans.

Les études littéraires de Carrel avaient été fort négligées. Il nous racontait que tout en étant dans les meilleurs élèves de son collége par les dispositions, il était dans les médiocres par les résultats. Ses penchans militaires se montraient dès le collége par le choix même de ses lectures. Il lisait les historiens, surtout à l’endroit des opérations militaires, et il aimait, avant de les comprendre, ces détails si étrangers à la vie de collége. Jamais vocation ne fut plus précoce et plus décidée. Pour le reste des études, il y assistait avec impatience, plutôt qu’il n’y prenait part. Toutefois, nous disait-il, Virgile l’avait frappé. Il m’en récitait quelquefois des vers appris dans sa tendre jeunesse, et qu’il n’avait ni relus ni oubliés. Regardez comme la destinée d’un homme supérieur se prépare de loin. Cet enfant qui, après avoir dévoré une mauvaise traduction de Xénophon ou de César, est sensible à l’art divin de Virgile, un jour le goût et la volonté en feront un homme d’action ; l’instinct en fera un admirable écrivain.

Au sortir du collége, et pendant la préparation pour entrer à l’école militaire de Saint-Cyr, Carrel se livra exclusivement aux études historiques et de stratégie. À l’école, il y employa tout le temps que lui laissaient les occupations spéciales. Après la guerre d’Espagne, et pendant sa prison, sous la menace d’une peine capitale, il écrivit différens résumés d’histoire ancienne et moderne. Nous les avons retrouvés parmi ses papiers. Ils sont écrits avec beaucoup de netteté, d’un style simple et coulant, du reste sans jugemens ni réflexions ; ce sont des travaux de mnémotechnie, pour imprimer la suite des faits dans sa mémoire. Mais la sécheresse même de ces matériaux indique la force d’esprit de Carrel et la manière dont il entendra l’art de l’écrivain, si les évènemens le réduisent là. Carrel avait besoin d’une vue générale sur l’histoire universelle. Ces matériaux en sont les élémens les plus sommaires. Son imagination sommeillait pendant que son esprit parcourait la suite de l’histoire dans les évènemens généraux et incontestables. Ce n’est pas le seul mérite de ces ébauches. On ne sait de quoi s’étonner le plus, ou de la fermeté de cette main qui poursuit son dessein sans se laisser distraire par la partie anecdotique et pittoresque des faits, ou de cette facilité qui couvre déjà d’énormes cahiers d’une écriture serrée, rapide et sans ratures.

En écrivant ces abrégés d’histoire, Carrel ne croyait pas céder à un instinct supérieur et ne voulait pas s’exercer à l’art de l’écrivain. La preuve, c’est qu’après son acquittement et à son retour à Paris, en septembre 1824, il ne pensa pas d’abord à écrire. La tentation était grande pourtant. La presse offrait alors une voie naturelle à tous ceux qu’un goût sérieux portait vers les lettres, et un grand attrait à tous ceux qui manquaient seulement d’une vocation déterminée d’un autre côté. Carrel hésita long-temps. Sa famille lui conseillait le commerce, et il y dut penser sérieusement. On le pressait ; on craignait la perspective d’un oisif onéreux aux siens. Ce fut au milieu de ces incertitudes, qui allaient devenir des souffrances, qu’un homme de talent et de cœur, digne d’être un moment le patron de celui dont il devait être plus tard le collaborateur modeste et dévoué, M. Arnold Scheffer, le proposa pour secrétaire à M. Augustin Thierry, lequel achevait alors l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands. Sa vue, déjà affaiblie par le travail, avait besoin de la main et des yeux d’un collaborateur habile. Il offrit au jeune officier l’équivalent de son traitement. Carrel, après avoir obtenu l’agrément de sa famille, reçut une lettre de M. Thierry, conservée avec soin dans ses papiers, et que celle qui a hérité de toutes ses dettes de reconnaissance a récemment rendue, par mon entremise, à l’illustre historien. Dans cette lettre, M. Thierry mandait à Carrel « qu’il pouvait venir dès-lors l’aider dans ses recherches historiques. » Je cite ces expressions délicates qui éloignent toute idée d’une position subalterne. M. Thierry ménageait déjà dans son jeune collaborateur l’écrivain du National. « Ce travail sera peu amusant, ajoutait M. Thierry, mais il y aura peut-être quelque instruction à en retirer. » Je n’ai pas pu lire froidement ces mots. Il faut penser que ce billet si simple a donné à Carrel un moment de vive émotion et peut-être de bonheur. Il échappait à ces luttes de famille dont la fin est au prix d’une séparation ; il échappait à l’humiliante nécessité d’être un mauvais négociant.

Le travail de Carrel, installé auprès de M. Thierry, consistait à faire des recherches, à débrouiller et à mettre en ordre des notes, à corriger les épreuves de l’Histoire de la conquête. Ces travaux, et d’autres du même genre, ne sont stériles et subalternes qu’entre des mains malhabiles ; un homme distingué y trouve de quoi déployer sa sagacité et exercer son goût. Carrel y montra dès l’abord assez de qualités solides pour qu’en très peu de temps la ligne de démarcation s’effaçât par degrés entre le secrétaire et l’écrivain déjà consommé. Ce fut peu à peu un travail commun où les parts, naturellement très inégales dans les pages exquises et dans l’inspiration même de l’œuvre, l’étaient moins dans les accessoires et dans la rédaction générale. M. Thierry, avec cette forte modestie qui le distingue, aime à reconnaître tout ce que dut son dernier volume de l’Histoire de la conquête à la collaboration de Carrel. Non-seulement il trouvait profit à le consulter sur l’importance et le degré de certitude historique des faits, mais encore il lui demandait sa main pour quelques détails de style. Dans les récits de bataille, par exemple, le jeune officier pouvait avoir plus naturellement le mot propre ; M. Thierry, qui ne le trouvait que par l’instinct des bons écrivains, le lui demandait souvent et jamais en vain. Généralement, le tour ou le mot proposé par Carrel était simple, ferme, vrai. M. Thierry m’a même avoué avec beaucoup de grâce que Carrel lui avait quelquefois rendu le service de lui suggérer, à la place d’une expression affaiblie par trop d’usage, une expression plus directe, plus vive et plus rapprochée de son sens primitif.

Six mois se passèrent ainsi. Carrel n’avait pas encore pris la plume pour son compte. Un libraire étant venu demander à M. Thierry un résumé de l’histoire d’Écosse, celui-ci, qui suffisait à peine à ses immenses travaux, engagea Carrel à s’en charger. Carrel se mit au travail, et fit, avec les idées de l’Histoire de la conquête, un court et substantiel résumé, où M. Thierry dut mettre, pour les convenances du libraire, une introduction de sa main. L’ouvrage eut assez de succès pour que Carrel refusât désormais tout traitement. Il se croyait déjà trop payé par l’honneur de cette collaboration dans le premier ouvrage sorti de sa plume. M. Thierry n’y consentit pas d’abord ; mais Carrel insistant, il fut convenu qu’il recevrait le traitement durant trois mois encore, après quoi il serait libre.

Dans l’intervalle, la mère de Carrel avait fait un voyage à Paris. Les lettres de M. Thierry ne l’avaient pas rassurée. Cette modeste existence d’homme de lettres ne la tranquillisait point, et paraissait la flatter médiocrement. Elle avait besoin que M. Thierry lui renouvelât ses premières assurances, et se portât en quelque façon garant de l’aptitude littéraire et de l’avenir de son fils. Dans deux dîners qu’elle offrit à M. Thierry, elle l’interpella vivement sur ce sujet. « Vous croyez donc, monsieur, que mon fils réussira, et qu’il aura une carrière ? » — « Je réponds de lui comme de moi-même, dit M. Thierry ; j’ai quelque expérience des vocations littéraires : votre fils a toutes les qualités qui font le succès aujourd’hui. » Pendant qu’il parlait, Mme Carrel fixait sur lui un regard pénétrant, comme pour distinguer ce qui était vrai, dans ses paroles, de ce qui pouvait n’être que politesse ou encouragement. Quant au jeune homme, il écoutait sans rien dire, respectueux, soumis, et, à ce que raconte M. Thierry, presque craintif devant sa mère, dont la fermeté d’esprit et la décision avaient sur lui beaucoup d’empire. Carrel ne fléchissait que devant ses propres qualités, car ce qu’il respectait dans sa mère n’était autre chose que ce qui devait, plus tard, le faire respecter lui-même comme homme public.

La première réunion avait laissé des doutes à Mme Carrel. Au sortir de la seconde, où, pressé entre ces deux volontés inflexibles, l’une qui lui demandait presque de s’engager pour son fils, l’autre, discrète et silencieuse, qui lui promettait de ne pas lui faire défaut, M. Thierry s’était sans doute montré plus affirmatif, Mme Carrel partit pour Rouen, plus convaincue et plus tranquille.

J’ai dit quels services Carrel avait rendus, comme collaborateur, à M. Thierry. Quant aux rapports d’homme à homme, sans être jamais familiers, rien n’y manquait de ce qu’une grande estime réciproque pouvait y mettre de solidité et de charme ; mais Carrel montra toujours beaucoup de réserve. Cette disposition, nullement gênante dans le tête-à-tête, à l’arrivée d’un étranger, devenait de la contrainte. Un jour, un parent de M. Thierry entre au moment où Carrel lui faisait la lecture d’un journal. Après quelque conversation, cette personne prie bien innocemment Carrel de continuer. Il avait trop de tact pour s’y refuser, mais trop de susceptibilité pour s’y résigner sans chagrin. La personne partie, on se remet au travail. M. Thierry ne tarde pas à voir que Carrel n’a pas toute sa bonne humeur, et, comme son amitié lui était aussi précieuse que ses services, il lui demande ce qui a pu le mécontenter. Carrel le lui avoue. « Il n’est service pour vous, dit-il, qui me répugne ou me coûte ; mais je ne veux pas que d’autres me demandent ce que vous avez seul le droit d’obtenir. » M. Thierry lui fit de tendres excuses. Carrel ne voulut pas être en reste avec lui ; il y répondit par d’autres excuses. « Il faut me pardonner, disait-il ; je suis militaire, et les militaires ont la mauvaise habitude de se tenir offensés de riens. »

Les trois mois obtenus par M. Thierry s’étaient écoulés, et l’Histoire de la conquête de l’Angleterre avait paru. Carrel ne venait plus chez M. Thierry à titre de secrétaire, mais seulement comme ami, offrant gratuitement des services devenus plus rares, mais que son talent croissant rendait plus précieux. Il passait une partie du temps à faire des recherches et à copier des extraits qui devaient servir aux travaux ultérieurs de l’historien. Dans le même temps, il préparait un nouveau résumé, à l’instar du premier, de l’histoire de la Grèce moderne. C’était plus l’œuvre de Carrel que le Résumé de l’Histoire d’Écosse. M. Thierry n’y avait contribué que pour le projet, où il l’avait poussé, et pour quelques conseils particuliers, qui mirent le jeune écrivain sur la voie de notions sûres et intéressantes. Au reste, l’ouvrage put se passer de la protection d’un morceau préliminaire du maître, et le plan comme la rédaction en appartiennent entièrement à Carrel. Ce Résumé, publié à la fin de l’année 1827, a été réimprimé en 1829.

Les deux premiers écrits de Carrel furent lus fort légèrement, comme le sont presque toujours, même par les juges les plus compétens, tous les livres signés d’un nom inconnu. Ils donnaient tout au plus à l’auteur, et encore dans un cercle fort étroit, la réputation d’un homme de lettres assez habile, mais dont il fallait borner la collaboration aux sujets qui pouvaient se contenter d’une plume très secondaire. Or, les produits d’une plume ainsi classée sont médiocres, surtout quand elle n’est point stimulée par cette âpreté pour le gain qui rend infatigables les talens vulgaires. Le prix de ses deux petits volumes lui avait permis de passer à sa guise les premiers jours de son indépendance. Il dut bientôt y ajouter celui d’articles publiés çà et là dans les journaux et les revues, non sans de vives souffrances d’amour-propre, à cause des difficultés et des retards qu’il y trouvait, et de cette censure intérieure, souvent inintelligente à force d’indifférence, qui lacère le cœur de l’écrivain, croyant ne couper que son papier. Mais ces faibles ressources défendaient à peine Carrel de la pauvreté, ou du moins de cette gêne qui, pour tous ceux que les travaux de l’esprit livrent à tous les besoins honorables, est une sorte de misère.

Il fallut plus d’une fois que la bourse de ses amis pourvût aux plus pressantes nécessités. Carrel était retombé dans toutes les incertitudes de sa première arrivée à Paris. Cette pudeur des grands talens qui ne leur permet pas d’accepter un emploi en sous-ordre, beaucoup de paresse rêveuse, ou beaucoup de temps donné à des travaux sans produit, que sais-je ? peut-être l’amour-propre de sa renommée future, aigrissaient ces incertitudes. Il ne manqua rien aux épreuves du pauvre jeune homme, pas même de penser de nouveau à rentrer dans le commerce. Il y pensa, en effet, et fort sérieusement. Il choisit celui des livres, apparemment comme s’éloignant le moins de ses habitudes littéraires. Une demande de fonds fut faite à sa famille, qui lui envoya de quoi monter, en société avec un ami, une modeste librairie, qui n’eut le temps de ruiner personne. La mise de fonds seulement y périt, au moins ce qui n’en fut pas employé à faire vivre Carrel pendant quelques mois. C’est dans l’arrière-boutique de cette librairie, sur un comptoir auquel était attaché un gros chien de Terre-Neuve, que Carrel, tantôt plongé dans les recueils politiques anglais, tantôt caressant son chien favori, médita et écrivit l’Histoire de la contre-révolution en Angleterre. Ce livre parut en février 1827.

C’est le premier ouvrage où Carrel ait eu l’occasion d’exposer ou du moins de laisser voir, dans une époque analogue, son sentiment sur la politique de la restauration. On trouvera donc naturel que j’en parle avec détails. L’histoire de ses précédens écrits est presque celle de ses nécessités ; l’histoire du livre sur la contre-révolution d’Angleterre pourrait être, jusqu’à la date de la publication, celle de ses opinions. Le titre seul du livre dit assez quelle en avait été la pensée. C’est la restauration française que Carrel voulait avertir en écrivant l’histoire de la contre-révolution d’Angleterre. On commençait alors à comparer les Bourbons aux Stuarts, et cette comparaison était déjà pour quelques-uns une inquiétude, pour un plus grand nombre une espérance. Carrel était de ces derniers, ainsi que beaucoup d’esprits, non plus prévoyans, mais plus impatiens. Ce livre est donc moins une histoire qu’un pamphlet historique. Carrel expliquait la politique de Jacques II d’après le sentiment que lui inspirait celle de Charles X. Toutefois l’analogie est si parfaite entre certains hommes et certaines choses, aux deux époques, que la vérité n’a point souffert des préoccupations de l’historien, et que la comparaison du présent et du passé, au lieu d’obscurcir sa vue, l’a étendue et fortifiée. Rien n’annonce, d’ailleurs, que ce livre ait été écrit d’une main passionnée. Les adversaires les plus décidés d’un gouvernement ne sont pas toujours les plus fâchés dans l’expression. Une ambition ajournée fait plus de bruit qu’une aversion froide et implacable. Carrel parlait avec moins de colère à la restauration, qu’il regardait comme déjà morte, que beaucoup qui voulaient prolonger sa fin ignominieuse, ce qui est toujours lucratif pour peu que cette fin se prolonge. Il ne la menaçait pas pour lui faire peur, mais parce qu’il la croyait condamnée par l’histoire. Rien dans ce livre n’est vague, rien n’est donné à la déclamation, cette arme des adversaires qui ne demandent qu’à être amis.

Outre l’intention évidente de prédire à la restauration le sort qui l’attendait, Carrel avait-il songé à prévoir, à aider pour sa part un dénouement du même genre que celui de 1688 ? Le duc d’Orléans était-il aussi nettement annoncé et désiré dans la personne du prince d’Orange que Charles X était condamné dans celle de Jacques II ? Une telle question ne peut pas être injurieuse pour la mémoire de Carrel. On est bien sûr qu’il ne s’agit pas de savoir si cette seconde prédiction était intéressée, et si Carrel pensait à s’inscrire sur la liste des serviteurs aspirans de la royauté qui hériterait de Charles X. Il n’y a rien d’embarrassant dans l’histoire d’un homme dont le caractère noble a toujours gouverné l’esprit : rien donc n’en doit être négligé, parce que rien n’en peut être d’un médiocre exemple. Je n’ai dès-lors aucun scrupule à dire ce que m’a suggéré à cet égard la lecture de son livre.

Carrel, en 1827, ne portait pas ses vues ni ses espérances pour la France au-delà d’une révolution de 1688, c’est-à-dire d’une royauté consentie. Si ce fut une faute politique de se déclarer contre cette royauté après l’avoir appelée et jugée inévitable, il importe que cette faute ne se prolonge pas sur les années de sa vie antérieures à 1830. On se souvient de son mot sur l’immobilité à laquelle prétendent follement les partis. Or ce serait le louer singulièrement que lui attribuer une prétention qu’il jugeait si sévèrement dans les autres. En songeant, en 1827, à une révolution de 1688, et à une substitution de la royauté consentie à la royauté de droit divin, changement qui permettait d’ailleurs toutes les espérances, Carrel avait le double mérite d’être du parti de tous les bons esprits d’alors, et d’être plus qu’aucun d’eux pur du soupçon de travailler à sa propre fortune en dirigeant l’opinion dans le sens de ce changement.

Si Carrel eût été, dès 1827, engagé dans les idées républicaines, aurait-il écrit l’Histoire de la restauration des Stuarts, c’est-à-dire de tout ce qui légitima et rendit populaire dans la Grande-Bretagne la royauté consentie du prince d’Orange ? Je veux bien que, contre le penchant de tout esprit dévoué à une opinion, il ait écrit, avec des arrière-pensées républicaines, une histoire monarchique, comment n’a-t-il jamais montré ses espérances dans ses prédictions ? Quelle belle occasion pourtant d’opposer à tous ces partis qui s’écrasent tour à tour au nom d’idées contradictoires, à ces royalistes conspirant contre le roi, à ces catholiques ménageant les plus extrêmes opinions protestantes, à ces dissidens coalisés avec les papistes contre les anglicans, à tant d’alliances monstrueuses, à tant de mobilité passionnée, la silencieuse immobilité du parti républicain ! Quels tableaux à faire, même avec sa manière sobre et contenue, des morts glorieuses des Russell et des Sydney, ces nobles victimes des illusions républicaines ! Quoi de plus aisé que de rabaisser la victoire du prince d’Orange en montrant toutes les souffrances qu’elle laissait crier, tous les droits qu’elle ne reconnaissait pas, toutes les imperfections qu’elle adoptait, toutes les représailles et toutes les réparations dont elle chargeait l’avenir ?

Dans le livre de Carrel, les vieux républicains du règne de Charles Ier sont traités avec respect, mais sans sympathie particulière. Carrel les juge, preuve que leur cause n’est pas la sienne. Leurs consciences sont admirées ; qui ne les admirerait pas ? mais leurs idées sont jugées avec sévérité. Selon Carrel, ils ont pris pour un caprice de cour ce qui est l’œuvre de la nation. Ce sont eux qui ont fait naître les alarmes auxquelles la liberté a été sacrifiée. Russell, Sydney, grandes ames, ont été des esprits irrésolus, voulant la fin sans les moyens, proclamant le droit d’insurrection et niant toute pensée de violence contre la personne du roi. Si ce sont là des jugemens d’ami, celui-là est un ami bien froid, qui peut être assez juste pour fournir des raisons à ceux qui seraient tentés de ne l’être pas.

Quant à la victoire du prince d’Orange, loin de la rabaisser, Carrel la relève, d’abord en traitant avec une faveur particulière cet homme illustre, ensuite en lui faisant un cortége, dans sa marche triomphante d’Exeter à Londres, de tous les intérêts sérieux, de toutes les libertés politiques et religieuses de l’Angleterre. Il n’y a qu’un mécontent, outre le parti vaincu, ou plutôt tout ce qui s’en était compromis d’une manière irréparable ; ce mécontent, c’est le peuple. Mais de quoi l’est-il ? Carrel ne prend pas de précautions pour le dire. Tantôt de ce qu’on l’a frustré de quelques jours de désordre et de pillage, et de ce qu’il ne trouve pas dans les manifestes « ce qui eût enflammé ses passions ; » tantôt de ce que l’approche du prince d’Orange enhardit les magistrats de la Cité dans la répression des désordres intérieurs, inévitable résultat des révolutions ; tantôt de ce que l’entrée furtive et sans appareil du prince dans Londres prive sa curiosité du spectacle d’une procession solennelle.

Telle était l’opinion de Carrel en 1827. Pourquoi donc, après une expérience de quelques mois seulement, s’est-il tourné contre la royauté consentie ? Par dépit, n’a-t-on pas manqué de dire. Si on eût fait à Carrel une situation convenable dans le nouvel état de choses, on l’eût acquis irrévocablement. M. Littré a cité un mot de lui : « Peut-être m’eût-on désarmé en me donnant le commandement d’un régiment. » Ce mot est vrai, je l’ai entendu ; mais il n’était ni sérieux, ni même plaisant à la manière de certains mots qui cachent une arrière-pensée sérieuse. J’en sais un qui le réfute et où Carrel paraît tout entier : « Croit-on, disait-il, que moi, simple officier, et qui sais combien il importe à la discipline de l’armée que les grades n’y soient donnés qu’aux services, j’eusse consenti jamais à usurper les épaulettes de colonel ? » Ce n’est donc point avec le don d’un régiment qu’on eût gagné Carrel. J’ignore quelle offre eût été mieux reçue. Si Carrel a eu à cet égard quelque désappointement, je ne sache pas qu’il s’en soit ouvert à personne. Peut-être un emploi élevé, qui eût maintenu l’égalité entre ses premiers amis politiques et lui, l’eût-il attaché au gouvernement nouveau tout le temps qu’à son sens la royauté et le pays n’auraient fait qu’un. Sitôt qu’il aurait cru que l’intérêt dynastique se distinguait assez de l’intérêt du pays pour que les services d’un fonctionnaire parussent des services à une personne royale, Carrel aurait quitté les fonctions publiques. Il ne pouvait servir avec suite qu’une cause générale ou un être collectif, le pays : un emploi même élevé eût laissé trop de personnes au-dessus de lui.

Voici, s’il fallait expliquer par une ambition trompée sa levée de boucliers républicaine, ce qu’on en pourrait dire de plus fondé. Mais, je le répète, quoique rien n’eût été plus permis que l’ambition de Carrel, ni rien de plus juste que son chagrin de la voir trompée, ce n’est point par désappointement qu’il arbora le drapeau républicain ; car pourquoi le moindre retard ? pourquoi ne pas se déclarer dès le premier jour, sous l’impression de cet inconcevable abandon, ou plutôt de ce désaveu indirect qui suivit son envoi dans les départemens de l’Ouest ? pourquoi pas le lendemain de cette ridicule offre d’une préfecture de troisième ordre, à laquelle on l’avait nommé sans le consulter ? L’occasion était assez belle, et Carrel n’était pas de ces hommes qui se fâchent long-temps après l’affront, et qui mettent entre leur ressentiment et l’éclat qu’ils ont résolu d’en faire un intervalle calculé. Les griefs étaient justes ; et qui peut dire que, dans une certaine mesure, les mécontentemens d’un homme supérieur par le cœur et par l’esprit ne soient pas des mécontentemens publics ? Cependant Carrel ne s’émut pas. Devenu maître de la direction du National, il accepta, comme tout le monde, la royauté consentie, et en surveilla l’expérience encore nouvelle avec plus de doute que d’hostilité ouverte. Mais il se fatigua bientôt de cette attitude. Quand tout le monde croyait à une guerre européenne, Carrel crut que la royauté nouvelle n’en soutiendrait pas le fardeau, et que la nation seule, se gouvernant par elle-même, pouvait encore tenir tête à la coalition des vieilles royautés légitimes. Derrière lui, cette opinion était déjà personnifiée dans un parti malheureusement enchaîné aux souvenirs et à l’imitation de l’épouvantable dictature de 93. Entre l’immense majorité, qui croyait la guerre imminente, et ce parti qui, pour la faire et la terminer glorieusement, parlait d’exhumer des archives de la commune et du comité de salut public le fantôme de la Terreur, Carrel proposa la théorie d’un pouvoir exécutif responsable n’ayant aucun intérêt qui ne lui fût commun avec le pays, et s’interdisant de sacrifier ses libertés même à sa défense. Il crut qu’il fallait rassurer la France en lui montrant que, si la guerre ou l’entraînement démocratique produit par la révolution de juillet devait emporter la royauté consentie, il y aurait entre elle et la désorganisation extrême une forme de gouvernement raisonnable et déjà éprouvée. C’était, dans son opinion, une voie de salut offerte à l’immense majorité de ceux qui ne veulent pas de l’indépendance sans la liberté, ni de la liberté sans l’indépendance. Telle a été la véritable pensée de Carrel. Je ne l’imagine pas ; je la lui ai entendu exposer avec une force et une lumière que toute mon amitié ne saurait donner à ce récit. Des diverses explications qu’on pourrait donner du passage de Carrel aux idées républicaines, celle-ci est la seule qui ait pour elle l’autorité d’aveux directs, de déclarations explicites de lui. Ce fut le fonds inépuisable de cette polémique de 1831 à 1832 qui donna autant de retentissement à une erreur de Carrel que tous les talens ralliés au gouvernement de 1830 en donnèrent aux réalités, quelquefois un peu plates, contre lesquelles elle se brisa.

L’Histoire de la contre-révolution en Angleterre n’augmenta pas beaucoup la réputation d’écrivain de Carrel. En lui tenant compte de la force d’esprit qu’avait demandée cet ouvrage, on n’y trouvait pas encore ce talent particulier d’expression auquel on reconnaît un écrivain. Ce ne fut qu’après la publication, dans la Revue Française, de deux articles étendus sur la guerre d’Espagne de 1823 que Carrel fut jugé digne de ce titre. C’est une opinion générale parmi ceux qui ont suivi avec attention cette vie si courte et si glorieuse, que son talent subit, à cette époque, une transformation inattendue, et que Carrel brisa l’obstacle qui l’empêchait de s’épanouir. Ces articles parurent en 1828, moins d’un an après l’Histoire de la contre-révolution en Angleterre. Quelques personnes considérables s’honorent d’avoir, à dater de ces pages, deviné l’avenir qui était réservé à Carrel. Mais en deçà, dit-on, il n’y a qu’un littérateur estimable, des qualités négatives, une main ferme, mais point de ce qu’on peut appeler du talent dans le sens rigoureux du mot, non dans le sens relâché où l’emploie la critique contemporaine.

Cette appréciation est-elle exacte, et ne s’y mêle-t-il pas, à l’insu de ceux qui la font, ou qui n’y contredisent pas, soit quelque préjugé littéraire du même temps que les débuts de Carrel, et qui les aurait empêchés d’y regarder de près, soit un certain penchant à ne pas admirer de trop bonne heure un homme qu’il va falloir bientôt admirer sans réserve ? Les débuts littéraires de Carrel ont été modestes ; qui pourrait le nier ? C’est même une preuve de supériorité qu’il ait eu un commencement, et qu’ensuite il se soit accru avec ces intervalles et ces progrès qui marquent la vie physique et morale de tous les êtres bien organisés. Je veux bien que, jusqu’en 1828, les plus belles pages de Carrel soient ces fameux articles sur la guerre d’Espagne ; mais qu’il ait été homme de lettres jusque-là, et seulement à dater de là, écrivain, c’est à quoi je ne puis consentir. Je crois même que, sans le préjugé particulier auquel j’ai fait allusion tout à l’heure, outre la difficulté de reconnaître et d’avouer un talent nouveau, on eût pu prédire un grand nom littéraire à Carrel dès ses modestes résumés. On dit que de tous ses amis un seul eut cet honneur. Ce fut Sautelet, dont le suicide devait inspirer à Carrel des pages si vigoureuses et si mélancoliques. Sautelet, mort en 1830, n’a pas pu voir toutes ses prédictions accomplies, mais du moins il ne les a pas vues arrêtées à jamais par une fin funeste.

Ce préjugé, qui avait commencé par n’être qu’un sentiment juste, consistait à ne reconnaître un écrivain qu’à une certaine qualité qu’on appelait le pittoresque de l’expression. C’était un sentiment juste, eu égard à la plupart des écrivains du commencement de ce siècle, lesquels avaient éteint la vraie langue française sous une certaine rhétorique de mots abstraits, écho affaibli de la langue déjà fléchissante du xviiie siècle. Mais ce sentiment devint un préjugé le jour où l’expression pittoresque fut estimée comme un privilége si considérable et un don si particulier, qu’on s’habitua à la louer indépendamment de la pensée, et que du regret d’une qualité disparue de notre littérature on fît une théorie de style où la forme était séparée du fond. Or, si je ne me trompe pas sur une époque dont j’ai manqué de cinq ou six années seulement d’être le contemporain, c’est au plus fort de ce préjugé que parurent les premiers écrits de Carrel. Au lieu d’y remarquer cette netteté si précoce de l’expression, ce sens ferme, cette force intérieure déjà contenue, cette convenance déjà parfaite du style et des idées, on ne fut préoccupé que de ce qu’on n’y trouvait pas. On ne vit guère ce qui était d’instinct dans les écrits du sous-lieutenant de vingt-trois ans, et on regretta de n’y pas voir ce qu’il aurait pu si facilement imiter d’autrui.

Les Résumés des histoires d’Écosse et de la Grèce moderne, les articles sur les questions générales de population dans la Revue américaine, l’Histoire de la contre-révolution en Angleterre, ne sont d’aucune école, et, par là même, sont de la bonne langue française. Il y a tel chapitre de l’histoire de la Grèce moderne, écrit en 1825, qui n’est pas d’une main moins habile ni d’un écrivain moins consommé que la préface écrite en 1829, en tête de la seconde édition, postérieurement aux fameux articles sur l’Espagne. Je reconnais déjà dans tout ce qui est sorti de la plume de Carrel une qualité fort supérieure à l’expression pittoresque, et qui ne risque pas de passer de mode, parce qu’elle n’est pas imitable : c’est la spécialité du langage dans tous les ordres d’idées. Je ne devrais pas dire la spécialité, car il y en a de plusieurs sortes. Les matières de la guerre, de l’administration, de la politique, de l’économie sociale, des mœurs, outre les mots et les tours qu’elles empruntent à la langue générale, ont un corps d’expressions particulières dont le sens vif et primitif est réservé pour les idées spéciales qui s’y rattachent. C’est à la connaissance naturelle et à l’emploi sûr et facile de toutes ces langues spéciales bien plutôt qu’au pittoresque de l’expression que je devinerais un écrivain supérieur. Bossuet n’est notre plus grand écrivain en prose que parce qu’il a su et manié parfaitement la langue de chaque ordre d’idées et toutes les langues de toutes les idées. On peut, avec un talent médiocre et beaucoup de mémoire et de lectures, en donner le simulacre ; mais un œil exercé n’aura pas de peine à reconnaître, à un certain manque de force et de facilité, et au mélange vague et bâtard de mots appartenant à des ordres différens d’idées, l’écrivain médiocre et sans avenir. C’était là peut-être le caractère de quelques prosateurs accrédités de l’école impériale, écrivains par imitation plutôt que par instinct. Carrel se tint aussi loin de la pâle langue de ces écrivains que du pittoresque un peu factice qu’on y avait substitué. Lui aussi parlait naturellement toutes les langues de toutes les idées ; mais ses idées n’étant pas mûres encore ou ne lui étant pas assez propres, il avait en quelque manière la propriété du langage sans en avoir la beauté.

En effet, les idées manquaient, à certains égards, à Carrel, et toutes celles qu’il avait eues à exprimer, ne lui étaient pas personnelles. On naît écrivain, mais on devient penseur, vivre étant la matière même de la pensée. Les grands esprits pensent plus tôt, abrègent les intervalles et rapprochent les degrés, mais ils ne pensent qu’au fur et à mesure qu’ils vivent, et jamais dès l’abord avec toute la force, toute la maturité, toute l’étendue que l’âge leur donnera. De même, tous les esprits, y compris les plus grands, commencent par suivre les traces d’autrui, et par rouler dans le torrent des idées courantes, croyant qu’ils font le bruit qu’ils entendent et qu’ils imaginent ce qu’ils imitent. On n’est complètement écrivain que le jour où, soit qu’on invente quelque chose, soit qu’on adhère librement et par le progrès naturel de son esprit à ce qui existe déjà, on s’appartient et on s’inspire de soi.

Or, jusqu’aux articles sur la guerre de 1823, Carrel n’avait joui ni de toute la force de sa pensée, ni de toute la liberté de son esprit. Il avait pris la plume sans un goût bien vif, pour échapper à une profession vulgaire et pour vivre. Le premier livre qu’il écrit, M. Thierry lui en repasse en quelque sorte la commande, et lui en donne l’idée générale. Le second naît d’un conseil du même homme et de conversations avec un Grec instruit. C’est, d’ailleurs, un résumé, et les résumés étaient alors à la mode ; quiconque en écrivait un imitait. Dans les articles insérés çà et là, le choix était pour un quart, la nécessité pour les trois autres. S’il y eut un peu plus de Carrel dans l’Histoire de la contre-révolution en Angleterre, la considération de l’à-propos, la popularité des travaux analogues, en inspirèrent la plus grande part. Quoique les tendances politiques y soient nettes et décidées, le langage n’en est pas fort expressif, soit que la passion manquât à l’écrivain pour des idées qu’il devait plus tard abandonner, soit que ces idées lui étant communes alors avec beaucoup de gens, il n’eût pas voulu paraître se les approprier par un certain travail d’expressions vives, affectant l’invention. La passion seule colore les écrits, non cette passion des esprits médiocres qui hurlent quand on crie autour d’eux, mais celle des hommes supérieurs, qui n’est que leur raison servie par toutes les facultés de la vie sensible. Avant le moment de la passion, Carrel ne s’était pas fait, à l’imitation de quelques contemporains, un certain système de style coloré et pittoresque. Préservé par la force de son instinct de se donner laborieusement des défauts imités, il conformait son langage au train calme et à l’inspiration un peu étrangère de ses pensées. Comme tous les écrivains appelés aux succès durables, il ne s’était point embarrassé à l’avance de ces habitudes de style factice qui se prolongent jusque dans les belles années du talent. Il était parfaitement libre pour l’heure des pensées mûres et passionnées, et possédait un excellent fonds d’écrivain, si je puis dire ainsi, sur lequel la passion devait un jour jeter quelques couleurs, sans toutefois en changer la nature forte et saine dès les premières pages du sous-lieutenant de 1823.

Cette couleur, qui peint les paroles à l’esprit, marque un bon nombre de pages des deux articles sur l’Espagne. C’est que le sujet est du choix de Carrel. Il prend le prétexte d’ouvrages sur cette matière pour exposer ses idées personnelles sur la guerre de 1823, sur la situation de l’Espagne, sur l’armée prétendue libératrice que la politique des Bourbons de la branche aînée y envoya faire cortége au supplice de Riego ; sur les généraux de la petite armée révolutionnaire, Mina, Milans ; sur ces proscrits de divers pays « qui vinrent, dit Carrel dans son nouveau style, agiter inutilement, aux yeux de nos soldats, des couleurs oubliées, et qui, avant d’enterrer ce drapeau qui trompait leurs espérances, crurent lui devoir cet honneur d’être encore une fois mitraillés sous lui ! » Carrel s’était joint à ces proscrits : il était officier dans cette petite troupe de soldats de toutes les nations que commandait le brillant colonel Pachiarotti, « souffrant et se battant sans espoir d’être loués, ni de rien changer, quoi qu’ils fissent, à l’état désespéré de leur cause ; n’ayant d’autre perspective qu’une fin misérable au milieu d’un pays soulevé contre eux, ou la mort des esplanades, s’ils échappaient à celle du champ de bataille. » Ces évènemens qu’il résumait avec tant de force, il y avait été jeté lui-même cinq ans auparavant par un irrésistible besoin d’agir, mais d’agir toutefois au profit d’une cause préférée. Il avait observé d’un œil pénétrant cette armée de la restauration, dont il relevait le caractère en montrant par combien de vertus elle avait honoré cette campagne impopulaire, et comment, par son abnégation sur ses secrètes préférences, par sa discipline, par son courage sagement proportionné aux résistances, elle avait su se faire respecter et craindre de l’Europe absolutiste, même dans une œuvre de grande police absolutiste. Il l’avait étudiée dans ses manifestations comme dans son silence, avant de s’en séparer lui-même pour aller combattre un peu au hasard ceux qu’elle avait été chargée de rétablir. De toutes les choses qu’il raconte, il avait donc senti les unes, vu les autres, souffert de la plupart. Ce ne sont plus, comme dans ses premiers écrits, des vues qu’il tire froidement de sa raison avertie ou dirigée par l’opinion d’autrui ; cette fois ses vues ne sont qu’à lui ; personne ne les a suscitées, et, autour de Carrel, rien ne lui dit qu’elles auront de l’à-propos. C’est toujours sa raison qui les conçoit et les expose, mais sa raison émue par ses souvenirs personnels. N’oublions pas que, malgré les gages les plus brillans d’un grand esprit politique, Carrel n’avait pas cessé d’être militaire, et, à ce titre, de ne penser à rien avec plus de prédilection qu’à l’armée et aux choses de la guerre. Ainsi s’explique, non la transformation de son talent, mais l’apparition soudaine d’une de ses qualités demeurée jusque-là inactive. C’était le même talent : mais Carrel en avait gardé les traits les plus vifs pour le premier travail où il aurait occasion de s’engager de toute sa personne.

Au reste, ne remarquer dans les deux articles sur l’Espagne que quelques pages colorées, serait en faire trop peu de cas. Je ne sais pas d’exemples, dans la littérature politique, d’une situation plus sûrement et plus largement décrite que ne l’est celle de l’Espagne de 1823 dans le premier de ces articles. Quant à la question des devoirs et des droits de l’armée dans un pays constitutionnel, il serait téméraire de prétendre la mieux traiter au point de vue spéculatif que ne l’a fait Carrel dans le second article ; il serait imprudent, dans la pratique, de la comprendre autrement. C’est que, dans cet écrit, le sens et le coup d’œil décident Carrel et déterminent son jugement, souvent contre ses vœux et ses espérances. Ainsi, en ce qui regarde l’Espagne de 1823, bien qu’il ait combattu dans le parti révolutionnaire, rien ne lui en dérobe les fautes, rien ne lui en exagère la popularité sur le sol espagnol, rien ne lui en grossit les chances. Il voit les faits et il les raconte, non du ton d’un intéressé qui en a subi le joug, mais en homme impartial qui ne s’inquiète que de ne pas se tromper, sauf à mettre, dans sa conscience, le droit où il doit être. Et pour la question des opinions de l’armée, question délicate, où l’écrivain libéral pouvait être si fortement tenté d’opposer au dogme de l’obéissance passive, octroyé, pour toute charte, à l’armée par le gouvernement d’alors, des théories d’intervention active et délibérante dans les affaires du pays, avec quelle justesse de vues et quelle fermeté Carrel la résout ! Il refuse à l’armée le droit de délibérer ; mais il lui reconnaît celui d’avoir une opinion, quand les fautes d’un gouvernement l’y provoquent, et celui de ne répondre que par le devoir et le respect de la discipline, qui est la loi d’honneur de l’armée, quand on lui demande un enthousiasme servile pour une mauvaise cause. Il sauve ainsi la discipline sans absoudre les gouvernemens impopulaires. L’armée peut commander par sa manière d’obéir. J’admirerais moins cette vue dans un écrivain chez qui aucune partialité de compagnon d’armes ni aucun acte personnel à justifier ou à expliquer n’auraient troublé la spéculation pure. Mais je ne puis trop l’admirer dans un homme de 28 ans, écrivain faute d’être soldat, et qui n’avait cessé d’être soldat que pour avoir méconnu, dans un noble entraînement, ces vertus modestes dont il louait l’armée libératrice de 1823, et qu’il proposait pour exemples à toute armée engagée désormais comme elle dans une guerre qui blesserait ses opinions permises.

Cette impartialité que montre Carrel dans les idées principales de ce beau travail, il la conserve jusque dans ces faits de détails dont on sacrifie trop souvent la vérité soit à l’entraînement du jour soit à la verve de l’expression. Ainsi, en même temps qu’il juge, sans les insulter, ces zélés de l’armée libératrice, qui se croyaient de vrais croisés pour l’extermination des idées révolutionnaires, il loue, je n’ai pas besoin de dire sans flatterie, la modération et quelques actes de bon sens du duc d’Angoulême. Il défend la capacité du munitionnaire Ouvrard en homme qui apprécie les actes nonobstant la renommée, et peut-être en militaire qui savait gré à M. Ouvrard d’avoir assuré les vivres à ses compagnons d’armes.

Entre les deux articles sur la guerre de 1823 et la polémique à jamais mémorable du National, Carrel publia quelques écrits politiques et littéraires. On les compte, car, de ce jour-là, rien de médiocre ne sortit de sa plume. Un article sur la mort d’Alphonse Rabbe, un autre sur le suicide du pauvre et intéressant Sautelet, sont comme deux jets nouveaux de ce talent si profond. Le morceau sur Sautelet, en particulier, a des pages admirables où un vague sentiment religieux, réveillé par cette perte douloureuse, semble vouloir disputer l’ame de l’ami défunt à des habitudes de scepticisme voltairien. Dans un genre différent, l’Essai sur la vie et les écrits de Paul-Louis Courier montre ce même talent, si mélancolique dans les regrets sur la mort de Sautelet, devenant subtil et délié pour analyser un écrivain original, et pour faire aimer un homme médiocrement aimable. Enfin, deux articles sur les drames de la nouvelle école, auxquels le défaut d’habitude de ces matières donne je ne sais quelle grâce que n’auraient pas les mêmes pensées, sous la plume d’un critique spécial, témoignent du grand goût que portent en toutes choses les hommes supérieurs. Dans ces divers écrits, cette qualité de peindre par l’expression qu’on avait rencontrée avec quelque surprise dans les articles sur l’Espagne, éclate presque à chaque phrase. Mais prenez garde, ce n’est pas une certaine science d’effet où Carrel s’est perfectionné ; son expression ne s’illumine et ne se colore que parce que ses pensées sont devenues plus nettes, plus hautes et plus à lui. Il a encore ce trait de ressemblance avec les grands écrivains, qu’il proportionne son style à ses pensées, et qu’il sait être simple et humble quand les pensées sont d’un ordre où il n’est pas besoin, pour les rendre, que la raison s’aide de l’imagination. Appliquer à toutes choses uniformément une certaine qualité brillante qu’on se sait, et dont on a été souvent loué, n’est pas plus du génie, que faire des traits à tout propos n’est de l’esprit.

Toutes les qualités qu’avait Carrel le premier jour qu’il tint une plume, relevées de ce don venu le dernier, se déployèrent à la fois dans la polémique du National, avec une grandeur qui laissera de longs souvenirs. Cette polémique a été admirée de ceux même qui la craignaient, soit qu’on la craignît moins qu’on n’affectait de le dire, soit qu’en France on n’ait jamais assez peur du talent pour se priver de l’admirer ! Il est certain qu’entre les mains de Carrel, le National, à ne le considérer que comme monument de littérature politique, a été l’œuvre la plus originale du xixe siècle. Aucun autre n’a fait plus d’honneur à la France dans tous les pays, et notamment en Angleterre, où l’on ne s’effraie pas des grands talens, où Carrel en put recueillir, en 1835, des témoignages de personnes considérables qui n’admirent pas au hasard.

L’Angleterre a un petit recueil justement vanté comme modèle de polémique politique, et qui est en possession d’une gloire classique ; ce sont les Lettres de Junius. On peut faire le plus grand cas de ce livre, sans l’égaler au National de Carrel. Junius est un écrivain qui compose avec infiniment d’art une petite lettre sur de petits intérêts. Ses pensées justes et mordantes sont liées entre elles par un fil habilement caché, et sa langue est parfaitement propre et correcte. L’imitation des Lettres Provinciales en est le principal défaut, en ce que toutes les qualités de ces lettres y sont réduites et amoindries, que l’ironie y est moins forte et moins mesurée, que la logique y est menue et plus extérieure qu’intérieure, et le langage moins vif et moins original. Combien Carrel est plus varié, plus fort, plus profond, lui qui raisonne avec des idées d’élite, et qui est logicien à la manière de Bossuet, sans l’attirail des transitions et des tours affectés à la logique ! Combien aussi les intérêts qu’il agite l’emportent sur ces changemens de personnes où s’évertue la verve anonyme et impunie de Junius ! Combien enfin les rôles diffèrent ! Junius, caché dans un coin d’où les provocations ne peuvent pas le débusquer, souffleté dans ses écrits parce qu’on ne peut pas atteindre jusqu’à sa personne, singulier à force de manquer de susceptibilité, aiguise froidement des traits qui partent d’une main à qui nulle honte ne peut faire prendre l’épée, et flétrit les fautes comme le bourreau, froidement, et la tête voilée. Carrel, la tête haute, la poitrine nue, à peu près comme ces proscrits de la guerre de 1823, qu’il nous peignait tout à l’heure, marche au milieu d’une société tout épouvantée du courage qu’elle a eu pendant trois jours, et déjà ennemie de tous ceux qui n’ont pas voulu, ni en vendre leur part, ni rengainer l’épée tirée contre l’étranger, par-dessus la tête des Bourbons chassés. De tous ceux qui le lisent, quelques-uns sont institués et salariés pour le trouver coupable, et pour épier tous les matins sa liberté aventureuse ; d’autres qui l’admirent le désavouent ; la masse, qu’il trouble dans son besoin de repos, le hait sans le comprendre. Parmi ses amis, les uns l’exagèrent, et, par leurs arrière-pensées sauvages, rendent suspects ses engagemens de droit commun avec tous les partis ; les plus amis, hélas ! ne le sont que de sa personne et de son talent, et, sur ses idées, le laissent dans l’isolement et le doute. Il marche pourtant à ciel ouvert, et, soit qu’en effet l’ambition permise aux hommes de sa force le mène à son insu, soit qu’il n’ait cru que se dévouer à une vérité dont l’heure était arrivée, pour expier les erreurs de l’une ou pour rendre témoignage de l’autre, il offre sa liberté et sa vie ! Les lettres ne seraient qu’un misérable jeu d’esprit, si, même à égalité de talent, entre l’écrivain anonyme et l’écrivain qui vit au grand jour et qui offre son sang à ceux que sa libre pensée incommode, la supériorité ne devait pas être du côté de ce dernier.

Les amis de Carrel doivent à sa mémoire de réunir dans une édition de ses œuvres la plupart des articles écrits par lui de 1831 à 1834. Lui-même avait déjà fait un choix que nous avons retrouvé dans ses papiers. Ce choix, fait secrètement et à l’insu de ses amis, comme s’il eût craint ces flatteries amicales, qui conjurent un écrivain de ne rien mépriser de ses œuvres, devrait être conservé religieusement. Carrel était son juge le plus sévère, outre le peu de tendresse que ses amis lui ont connu pour tout ce qui, dans ses écrits, n’avait proprement qu’une valeur littéraire. Il n’est donc pas à craindre qu’il se soit flatté dans ce projet de réimpression de ses articles. Son choix même étant une preuve de sa raison et de son goût, c’est presque un devoir testamentaire de le respecter.

iv.

La perte de Carrel est irréparable. Quel que soit l’avenir qui nous attende, s’il eût été donné à Carrel de vivre vie d’homme, la France ne pouvait tirer de lui ni de médiocres services, ni un médiocre éclat. S’il est dans notre destinée de voir de nouveaux orages, quelle richesse pour la patrie que son esprit de ressources, et, en cas de guerre, son instinct militaire cultivé par des études spéciales, la justesse de son coup d’œil, son sang-froid dans les momens difficiles, son caractère modéré et ferme, sa probité chaste, et ce courage qu’il n’a pas assez estimé, et où il s’est laissé prendre comme à un piége !

Si, ce qui est le vœu et l’espérance de tous les hommes de sens, nous devons jouir paisiblement d’un gouvernement de discussion sous une royauté d’origine populaire, quel écrivain y eût mieux servi par ses apologies que Carrel par son opposition ?

Je n’étonnerai ni ne blesserai personne en disant que l’ascendant de Carrel journaliste a moralement dirigé la presse dans ces dernières années, et que nul ne l’a honorée par plus de courage et de probité. Amis et ennemis, tous se sont inspirés de ses idées, les uns pour compléter et féconder des opinions parallèles, les autres pour alimenter leur contradiction. Carrel seul savait mener la presse à l’endroit vif, et faire faire chaque jour aux questions un pas en avant ; lui seul pénétrait le premier les embarras réels derrière les arrangemens apparens, et les germes sérieux de discorde derrière les protestations publiques ; lui seul fixait les responsabilités, et de tous les écrivains de l’opposition, lui seul savait faire passer impunément entre tous les écueils dont les lois et l’ardeur des parquets semaient sa marche, des vérités ou des craintes hardies qui ont peut-être plus prévenu de fautes qu’elles n’en ont fait faire.

Carrel faisait plus encore. N’est-ce pas lui qui le premier affrontait le péril et provoquait les explications, au risque qu’à la place de réponses amiables on lui envoyât des mandats d’arrêt ? N’est-ce pas lui qui, le plus souvent, a offert sa personne aux expériences de l’arbitraire, et a mis son corps en travers pour qu’on passât dessus avant d’arriver jusqu’à la minorité dont il était l’organe ? Et, pour ne parler que des rapports intérieurs de la presse avec le public, quel homme y a mis plus de dignité ? Qui a usé avec plus de réserve et de désintéressement de ces priviléges que l’usage accorde à ceux qui disposent de la publicité ? Carrel ne faisait ni ne laissait faire ; il n’avait ni l’avidité qui trafique de la vérité et du mensonge, ni cette facilité de certains hommes politiques, qui, gardant pour eux-mêmes une sorte de probité ambitieuse, permettent le gaspillage et la rapine autour d’eux, croyant faire assez pour l’opinion s’ils n’en prélèvent pas la dîme.

Ceux qui l’aimaient sans folles espérances et sans ambition auraient voulu qu’il se contentât de ce rôle, le plus beau peut-être dans un gouvernement de discussion. Mais nous reconnaissions bien que ce n’était pas possible. Carrel subissait la discussion comme un mode d’action incomplet et bâtard. Ni le libre cours qu’elle offrait à sa passion ne le soulageait, parce que, dans ses plus grands emportemens, il sentait qu’il ne faisait que se donner le change à lui-même ; ni la réputation d’y exceller ne le flattait, parce qu’il en rêvait une plus belle. Ses adversaires, pour le piquer, insinuèrent quelquefois de quelle sorte était la gloire qu’il voulait, et le mot de premier consul fut prononcé avec ironie. En tout cas, la foule choisie qui vint se faire inscrire chez lui, lors de son premier duel, ne cherchait pas à le désabuser alors des illusions qu’il pouvait avoir à cet égard. Mais, malgré tous ces flatteurs qui courtisèrent sa glorieuse blessure, et qui lui ont manqué à sa mort, Carrel ne se rêva jamais ni dictateur, ni premier consul. Il eut peut-être, comme tous les hommes d’un talent et d’un caractère supérieurs, aux époques de crise, et après tant d’exemples de fortunes rapides et extraordinaires, des doutes pleins d’espérances sur sa destinée. Peut-être lui échappa-t-il de faire lui-même ou de laisser faire devant lui, entre quelques parvenus sublimes et lui, de ces rapprochemens qui ont tout l’air d’être des horoscopes. Mais il n’en eut jamais ni la prétention, ni la vanité, et peut-être s’en donna-t-il d’autant moins le personnage, qu’il n’était pas plus indigne qu’un autre que la fortune trouvât encore pour lui, dans des temps d’orages, une de ces couronnes de hasard qu’elle met quelquefois sur des têtes obscures. En le pressant sur ce point et en interpellant sa loyauté, tout au plus aurait-on obtenu l’aveu qu’il n’avait jamais souhaité, dans ses plus grandes espérances, que l’honneur d’être, après et avec d’autres, le chef temporaire et responsable de son pays.

Enfin, en mettant les choses au pire pour Carrel, soit qu’aucun événement ne dût lui fournir l’occasion de déployer régulièrement et sans contradiction ses facultés actives, soit que la discussion sans espoir l’eût à la fin dégoûté, quel honneur n’eût-il pas fait à la France en se résignant à n’être qu’historien ! Il y pensait déjà ; il tâchait de s’y accoutumer, et ses amis ne le virent pas sans douceur se retirer peu à peu de cette polémique étouffante où il languissait depuis les lois de septembre, et se préparer à écrire l’histoire de Napoléon. Déjà il y avait mis la main, une main scrupuleuse et timide, malgré sa belle réputation d’écrivain. Il relisait les grands historiens, et éprouvait dans la conversation la justesse de ses principales vues. Étudier cette grande vie, suivre Napoléon dans ses courses à travers l’Europe, et, après s’être fatigué à le suivre, le contempler dans ces haltes d’un jour où il fondait la plus grande administration et la législation la plus sensée du monde moderne, eût été le seul apaisement de cette belle et inquiète intelligence. Qui pouvait mieux que Carrel écrire l’histoire de Napoléon ?

On prête à M. le duc d’Orléans un mot sur la mort de Carrel, où j’admire plus qu’une générosité de bon goût. « C’est, aurait dit le prince royal, une perte pour tout le monde. » Le mot est noble et d’un grand sens. N’y a-t-il pas, en effet, plus de danger pour les royautés, dans un pays libre, à être délivrées de pareils ennemis qu’à avoir sans cesse à leur faire face et à les réduire par la force de la modération et par le bon accord avec le pays ?

Quand M. le duc d’Orléans régnera, comme il n’est guère possible, dans un pays profondément démocratique, qu’un roi n’ait des ennemis, je lui en souhaite du talent et du caractère de Carrel, et surtout qu’il soit dit, pour l’honneur de son règne, qu’une si noble voix y aura été libre.


Nisard.
Juillet 1837.