Historiens modernes de l’Allemagne – G. Gottfried Gervinus

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HISTORIENS MODERNES
DE L’ALLEMAGNE

G. GOTTFRIED GERVINUS.
I. Geschichte der Angelsachsen, ein Überblick, 1 vol. Francfort 1830. — II. Historische Schriften, 1 vol. Francfort 1833. — III. Geschichte der poetischen National-iiteratur der Deutschen, 5 vol. Leipzig 1835-1842. — IV. Ueber den Goethe’schen Briefwechsel, 1 vol. Leipzig 1836. — V. Gudrun, ein episches Gedicht. Programm und Probegesand, 1 vol. Leipzig 1836. — VI. Grundzüge der Historik, 1 vol. Leipzig 1837. — VII. Kleine historische Schriften, 1 vol. Carlsruhe 1838. — VIII. Die Mission der Deutsch-katholiken, 1 vol. Heidelberg 1846. — IX. Die Preussische Verfassung und das Patent von 3 Februar, Mannheim 1847. — X. Shakspeare, 4 vol. Leipzig 1849-30. — XI. Einleitung in die Geschichte des neunzehnten Jahrhunderts, 1 vol. Leipzig 1853. — XII. Geschichte des neunzehnten Jahrhunderts seit den Wiener Vertragen, 1er vol. Leipzig 1855.

La préoccupation constante et le secret tourment de l’Allemagne au xixe siècle, c’est le désir, disons mieux, c’est le besoin de quitter la vie contemplative pour les épreuves de l’action, et de marquer enfin sa place parmi les nations viriles de l’Europe. Que de fois, depuis quarante ans, n’a-t-elle pas espéré que l’heure de cette transformation était venue ! Que de fois aussi, hélas ! emportée par une sorte d’excitation fébrile, on l’a vue faire violence à ses traditions séculaires, se révolter contre son propre génie et rejeter avec injure l’héritage de ses ancêtres, au lieu de l’enrichir d’acquisitions nouvelles ! Ces folles équipées ont toujours une conséquence inévitable : on abandonne bien vite les principes qui ont trompé notre attente, et de l’exaltation à l’abattement la distance n’est pas longue. Espoir, impatience, découragement, voilà les trois phases qu’a traversées de nos jours la vie publique de ce grand pays, et qui expliquent trop bien sa situation présente.

Voyez l’Allemagne vers 1815 : encore toute remplie des émotions de cette guerre qu’elle appelle fièrement la guerre de délivrance, heureuse d’avoir brisé son joug et vengé son honneur, agitée par mille projets de régénération politique et civile, elle vit surtout par l’espérance. En vain les gouvernemens ont-ils ajourné les réformes promises, en vain quelques explosions démagogiques viennent-elles par instans troubler sa quiétude et justifier cette politique timorée; il y a au fond de la pensée générale une confiance naïve que rien ne peut ébranler. Le présent est triste, mais que l’avenir est souriant! D’habiles écrivains ont commencé déjà dans l’ordre des travaux de l’esprit cette rénovation qui passera un jour dans la réalité; ils ont inventé un style tout nouveau, vif, brillant, ingénieux, un style plein de légèreté et d’allégresse, qui exprime merveilleusement l’attente universelle et entretient chez tous l’ardeur de la pensée. On est bien loin de la gravité doctorale et de la prudente réserve des anciennes écoles; l’esprit public est éveillé et ne s’endormira plus. C’est Louis Boerne, dans son journal, qui charme et stimule ses lecteurs; c’est Henri Heine, dans ses Reisebilder, qui continue la prédication de Louis Boerne, et, par un mélange inespéré de verve poétique et de railleries étincelantes, introduit en Allemagne l’esprit de la révolution sans mettre encore en péril les traditions particulières de son pays. Heureux moment dans l’histoire des idées germaniques! premier essor d’une vie nouvelle! Si les publicistes commettent çà et là plus d’une faute, si les poètes se laissent entraîner à des témérités blâmables, on excuse volontiers leurs erreurs, tant elles sont protégées par les grâces naïves de la jeunesse!

Mais bientôt, à force d’attendre, l’esprit public est devenu exigeant; 1830 a ranimé chez les peuples allemands le désir d’une régénération politique, en même temps qu’il a redoublé les appréhensions des hommes d’état, voici l’heure de la crise. Au milieu de ces excitations fiévreuses et de cette résistance obstinée, l’Allemagne commence à s’imputer à elle-même cet ajournement continu de ses espérances; elle s’en prend à son génie, aux traditions de sa littérature et de son histoire, à l’amour des contemplations et de la rêverie métaphysique. C’en est fait; elle a juré de rompre avec tout son passé. On dirait un esclave révolté qui brise sa chaîne. Plus d’idéalisme, plus de spéculations sublimes : Goethe et Hegel sont relégués parmi les inutiles représentans d’une époque disparue, et c’est à peine si leur panthéisme audacieux les défend contre l’insulte. Il l’ a une jeune Allemagne qui veut faire régner dans les lettres germaniques je ne sais quel mélange de désinvolture et de matérialisme; il y a une jeune école hégélienne qui prétend avoir réduit en poussière les théories de son maître, afin d’établir sur les ruines de toutes les doctrines philosophiques et religieuses la négation définitive d’un Dieu personnel et la religion de l’égoïsme. Ce délire va croissant d’heure en heure. Quand la Jeune-Allemagne se disperse, les poètes politiques s’empressent de prendre sa place. « Quel sabbat ! s’écrie Henri Heine, — et notez qu’Henri Heine les connaissait bien, car naguère encore il Ieur donnait le signal et tenait l’archet du maître d’orchestre, — quel sabbat! quel piaillement! on dirait les oies qui ont sauvé le Capitole. » Cependant le sabbat des jeunes hégéliens fait bien autrement de vacarme; ce ne sont plus des incartades littéraires, c’est une invasion furieuse dans les domaines de l’âme. On avait rejeté l’idée de Dieu pour adorer l’humanité; on rejeta à son tour l’humanité pour n’adorer que le moi. Ici le fond de l’abîme est atteint, et l’esprit de destruction est forcé de s’arrêter. N’y a-t-il pas du moins, au milieu de ce délire de la philosophie et des lettres, un public sérieux que la fièvre n’a pas gagné? Oui, certes; le spiritualisme ne saurait disparaître tout entier dans la patrie de Leibnitz. Il l’ a encore des écoles graves, savantes, bien inspirées, quoique trop timides et réduites à protester dans l’ombre; mais il semble que l’impatience générale ait saisi aussi ce public d’élite. La révolution de février ouvre à l’Allemagne cette carrière active où elle brûlait d’entrer; dans ce désarroi des gouvernemens et grâce à l’initiative hardie de quelques hommes, l’Allemagne entière est à Francfort, représentée par ses mandataires au sein d’un parlement national. Que vont faire tant d’esprits éminens, publicistes, philosophes, historiens, divisés, il est vrai, sur bien des questions essentielles, mais inspirés par un même désir de régénérer l’Allemagne? Ils voudront se passer du temps, ils voudront réaliser par des articles de loi ce qui ne peut être que le résultat du travail des siècles; pleins de mépris pour l’expérience, ils prétendront violenter la réalité et les faits au nom de la raison absolue; ils décréteront impérieusement l’unité. Et que produiront ces solennels débats? De nouvelles antipathies de peuple à peuple, un antagonisme nouveau du nord et du midi, de l’Autriche et de la Prusse, de l’église catholique et des communions protestantes. Irrités de cet échec, ces impatiens réformateurs iront jusqu’à oublier leurs principes libéraux, ils tendront la main à la démagogie. C’est toujours, comme on voit, cette même impatience qui est le secret de toutes leurs fautes : soldats de l’unité allemande, amis de la liberté politique, ils ont affaibli l’ancienne unité et mis la liberté en péril ! Vienne maintenant une réaction trop facile à prévoir, vienne la revanche des gouvernemens, amenée par les excès démagogiques, ce grand et infructueux effort aura épuisé l’ardeur de l’Allemagne. Morne, abattue, découragée, elle renoncera, — on le dirait du moins, — aux espérances généreuses qui la soutenaient au commencement du siècle, et ce peuple, qui appelait si ardemment les épreuves et les agitations de la vie active, pourra se résigner sans trop de peine à l’immobilité au milieu d’une crise où l’Europe entière est en jeu. Ce tableau est triste assurément ; il est triste surtout pour les hommes qui ont été mêlés à cette histoire, et qui, n’ayant pas pris part aux fautes que je viens de signaler, sont obligés pourtant de subir la peine commune. Ces hommes-là, il faut le dire à l’honneur de l’Allemagne, sont plus nombreux qu’on ne pense. Leur grande faute, c’est de ne pas avoir assez nettement protesté contre les aberrations dont ils sont punis aujourd’hui. Dans tous les temps de vive excitation sociale, les sages ont tort de baisser la tête et de laisser oublier qu’ils sont là, heureux du moins quand ils peuvent encore élever une voix respectée au lendemain de la déroute universelle !

Il en est d’autres qui n’appartiennent pas à ce groupe de stoïciens impassibles, qui se sont jetés au contraire dans le feu de la mêlée, qui ont partagé les émotions et par momens les fautes de la patrie, qui ont essayé toutefois de garder fidèlement leur poste, malgré l’entraînement des passions, et qui, à l’heure des défaillances publiques, se relèvent aussi jeunes, aussi confians, aussi intrépides qu’au début, brûlant de rattacher le passé à l’avenir et tout prêts à recommencer aujourd’hui la partie qu’ils ont perdue hier. Tel est, ce semble, M. Gervinus, le peintre sévère de la littérature allemande, le politique et le publiciste un peu chimérique du parlement de Francfort, et en ce moment même le confiant historien de notre XIXe siècle. Il m’est arrivé, en maintes rencontres, sur maintes questions de détail, de contredire ouvertement les vues de M. Gervinus; jamais je n’ai refusé une vive et cordiale estime à la vaillante ardeur de sa pensée. L’heure est venue d’apprécier dans son ensemble sa laborieuse carrière. Sous le jour nouveau que répand la situation présente, je crois apercevoir plus distinctement cette forte et grave physionomie. Si les considérations qui précèdent sont exactes, elles nous aideront à marquer avec précision la place qui lui appartient dans le mouvement confus des lettres germaniques. M. Gervinus s’est associé à toutes les espérances que je signalais tout à l’heure; il a cédé, comme tous ses compagnons d’armes, à l’impatience qui a fait commettre tant de fautes, il y a cédé même un des premiers, et la passion qui l’animait lui a dicté dès le premier jour d’incroyables erreurs historiques; mais du moins il n’a pas été vaincu par le découragement, et presque seul, au milieu de la dispersion de l’armée, il garde sa foi et tient son drapeau d’une main ferme.


I.

L’ardent esprit dont je vais parler n’a été encore apprécié, si j’ose le dire, que d’une manière incomplète. En Allemagne même, c’est sur des pièces insuffisantes qu’on y a jugé; les documens, non pas les plus considérables sans doute, mais les plus expressifs, ont été négligés par la critique. Pour un grand nombre de lettrés, M. Gervinus est uniquement l’historien de la poésie allemande, un historien sévère et passionné, qui veut arracher son pays aux séductions du mysticisme, et qui, écrivant l’histoire de la poésie comme on trace une épitaphe sur un tombeau, scelle dans ce tombeau les vertus contemplatives de la vieille Germanie, et ordonne aux générations nouvelles de ne plus vivre que par l’action. Rien de plus juste; mais où est le secret de cette passion qui anime son tableau de la poésie allemande? Comment s’est-il préparé à cette prédication vraiment extraordinaire? Quelle est, selon lui, la mission particulière de l’Allemagne? quelle place donne-t-il aux peuples germaniques dans les révolutions du monde? Quelle est en un mot sa philosophie de l’histoire? Il en a une, on a oublié de l’interroger. Je la chercherai dans les premiers écrits de sa jeunesse. Arrêtons-nous ici avec curiosité, étudions le premier épanouissement de cette vive intelligence; l’Histoire de la Poésie allemande et tous les ouvrages qui l’ont suivie nous offriraient trop d’énigmes sans ce vivant commentaire.

M. George Gottfried Gervinus est né à Darmstadt le 20 mai 1805. Destiné par sa famille aux travaux du commerce, il reçut l’éducation spéciale qui devait suffire à sa carrière. Ses études terminées, il fut placé chez un négociant de sa ville natale, mais les goûts et les aptitudes de son esprit ne tardèrent pas à se déclarer. Je me figure, derrière ce comptoir, celui qui voudra être un jour, non pas seulement un historien littéraire, mais le juge et le guide du génie germanique. Quelque chose de ce premier emploi lui restera. Je ne dirai pas, comme ceux qu’a si souvent froissés la rigueur un peu dédaigneuse de ses arrêts, qu’on retrouve toujours en lui le commis du négociant de Darmstadt, que le sentiment poétique lui manque, qu’il estime les choses de l’esprit au taux de l’utilité immédiate, enfin qu’il a écrit l’histoire littéraire du pays de Schiller et de Goethe comme on tient un livre en partie double; pardonnons ces spirituelles injustices aux rancunes de la Jeune-Allemagne, et ne répétons pas une condamnation que M. Henri Laube ne signerait plus aujourd’hui. Il est bien certain cependant, et je le dis sans le moindre sentiment d’ironie, que plusieurs des qualités et des défauts de M. Gervinus nous rappellent involontairement les premières impressions auxquelles son esprit s’est ouvert. Il y a chez lui l’exactitude et la solide probité du vieux commerce allemand. D’assez graves inconvéniens s’alliaient parfois à ces honnêtes vertus d’une société qui disparaît chaque jour, par exemple une sévérité un peu rogue, une espèce de solennité pédantesque, un certain entêtement de l’intelligence, un patriotisme exclusif et jaloux, sans parler du manque presque absolu de grâce, de lumière, de légèreté, de ce molle atque facetum qu’a célébré le poète latin. Si quelques-uns de ces défauts nous arrêtent chez l’historien des lettres germaniques, combien ils sont rachetés par le zèle d’une science laborieuse et l’ardeur d’une conviction forte ! Qu’on lui refuse les dons aimables de l’esprit, j’y consens volontiers, pourvu qu’on reconnaisse en même temps que cette rudesse de la pensée a été plus salutaire que nuisible à l’Allemagne du XIXe siècle. C’est ainsi que la conscience publique l’a jugé. Passionné comme il l’est pour les devoirs et les espérance de la société moderne, c’est peut-être un bonheur qu’il ait pu recueillir tout d’abord dans l’humble emploi de sa jeunesse le sentiment et le goût de la tradition bourgeoise. Avec son ardente foi littéraire et sociale, avec son désir obstiné de renouveler l’esprit de son pays, le commis du négociant de Darmstadt, devenu historien et publiciste, est certainement une figure bien allemande.

M. Gervinus était bien jeune encore, lorsqu’il sentit s’éveiller les inspirations patriotiques et studieuses qui devaient diriger sa vie, et cependant que de temps perdu déjà! que d’études à commencer ou à refaire! Il se mit courageusement à l’œuvre, et, s’initiant lui-même aux secrets de la philosophie et de l’histoire, il eut bientôt acquis la solide préparation qui lui manquait. Heidelberg n’est pas loin de Darmstadt; c’est là que tendaient les vœux du vaillant affranchi. Le jour où il arriva à l’université, avec cette instruction toute vive et sans routine, avec cette curiosité immense qui est le trésor des natures bien douées, il est probable qu’il n’y avait pas au pied des chaires illustres un grand nombre d’auditeurs aussi avides et aussi intelligens que celui-là. Ce fut l’histoire qui l’attira de préférence, non pas l’histoire érudite et vainement contentieuse, mais l’histoire pratique, l’histoire qui moralise et qui enseigne. Il l’avait alors, dans cette grande école où débuta Hegel, un homme qui se souciait assez peu des théories mystiques, et qui, parmi de grands défauts sans doute, avait du moins ce mérite, si rare de nos jours et si rare surtout en Allemagne, de juger les faits à la lumière du droit. La philosophie de l’histoire, si disposée à absoudre les coupables en considération de ces lois supérieures dont les rois et les peuples ne sont que les instrumens, révoltait ce ferme esprit. Très hostile à l’école des métaphysiciens et des constructeurs du passé, il tombait souvent, je dois l’avouer, dans les erreurs contraires; l’élévation des vues lui faisait presque entièrement défaut, il manquait d’art et de poésie; n’était-ce pas cependant une nouveauté piquante et une salutaire discipline que l’enseignement de ce moraliste acerbe? Je parle de M. Schlosser, l’auteur de ï’Histoire universelle et de l’Histoire du dix-huitième siècle. M. Schlosser, fidèle en cela aux anciens, voulait que l’histoire fût un tribunal où le bien reçût sa récompense, et le mal son châtiment. Il exprimait à ses risques et périls, et trop souvent, il faut le reconnaître, avec plus de bonne volonté que de talent, avec plus de colère et d’âpreté que de justice et d’éloquence, la protestation du sens commun contre les systèmes qui effacent le rôle de l’homme dans les choses d’ici-bas. Plus de théories transcendantes, plus de ces lois préconçues sur les évolutions nécessaires des sociétés; l’homme est responsable de ses actes; qu’il paraisse, et qu’on le juge! Si M. Schlosser, dans sa verte vieillesse, comprend et écrit encore l’histoire de cette manière, on devine ce qu’il l’apportait de passion il y a trente ans, à l’heure où tant de doctrines contraires commençaient à enivrer les intelligences, à quelques pas de cette chaire où le puissant Hegel déroulait dans l’histoire de l’art, du droit, de la philosophie et de la religion, les étonnantes destinées de l’esprit infini. M. Gervinus fut une des conquêtes de M. Schlosser. L’historien moraliste s’empara de ce jeune auditeur déjà si sensé, si naturellement stoïcien, si volontiers en garde contre les séductions du mysticisme. M. Gervinus, sachez-le bien, ne reproduira pas M. Schlosser : il aura sa manière propre, il sera tout autrement érudit que son maître, il aura aussi plus d’élévation dans les vues générales, plus de finesse et de pénétration dans les jugemens; mais ce sentiment de la responsabilité morale, mais cette exigence et cette sévérité d’un juge qui prend son rôle au sérieux, mais ce désir d’exercer une action utile et de faire profiter le présent et l’avenir des épreuves du passé, mais toutes ces fortes qualités enfin qui sont l’âme de ses travaux, — si déjà, comme je le crois, M. Gervinus en possédait le germe, on ne peut nier cependant qu’il les ait vues se fortifier et grandir sous la vibrante parole du professeur d’Heidelberg.

Muni de ce bagage scientifique et moral, le jeune étudiant d’Heidelberg commença humblement sa carrière en acceptant une place de professeur dans une institution de Francfort. Il n’y resta pas longtemps; un théâtre plus vivant et plus libre devait s’ouvrir à son activité. Il revint à Heidelberg, s’y fit recevoir docteur, et soutint avec éclat les épreuves spéciales qui confèrent le droit de monter dans les chaires de l’école. Il ne se hâta pas toutefois de se produire en public; le jeune privat-docent poursuivait laborieusement dans les travaux du cabinet son initiation de professeur et d’historien. Il a déjà le projet de raconter les destinées intellectuelles de son pays, et il veut surtout mettre en lumière le rapport des événemens littéraires avec le développement de la vie nationale; pour embrasser tout ce qui se rattache à ce grand sujet, il comprend qu’il ne doit pas se renfermer en Allemagne. L’histoire des nations étrangères est liée d’une façon intime à la vie de cet empire, qui a été si longtemps le centre politique de l’Europe, et qui, depuis Lessing et Goethe, par l’activité de l’érudition et de la science, aspire à être le centre de la littérature universelle. D’un côté, il y a une grande nation d’origine germanique, le pays de Cromwell et de Shakspeare, qui complète en quelque sorte les vertus de la mère-patrie, et réalise dans l’action les instincts du génie allemand; de l’autre, il y a ces nations romanes, la France, l’Espagne, l’Italie, associées avec l’Allemagne et par leurs contrastes même à l’œuvre de la civilisation. Comment ne pas réunir ces ouvriers d’une même œuvre? comment ne pas étudier ces liens et ces contrastes?

L’Italie surtout a été si longtemps mêlée, et en de si tragiques péripéties, aux luttes, aux passions, aux catastrophes du saint empire, que son histoire est inséparable de l’histoire des nations germaniques. N’oublions pas que Dante était partisan de l’empereur, et que le grand érudit de l’Italie moderne, le restaurateur des études nationales, Muratori, osait dire, il y a cent ans, au risque de froisser l’orgueil de ses compatriotes : « Si vous voulez connaître toutes les sources de votre langue, étudiez mieux qu’on ne l’a fait jusqu’ici les langues des peuples du Nord. » Il ajoutait encore : « Vous trouvez sans doute qu’il est plus noble de tirer votre origine des Troyens, des Grecs et des Romains; c’est là une vieille folie, vetus insania est. » Et enfin, essayant de rassurer tout à fait la fierté aristocratique de sa race, il s’écriait avec un empressement et une naïveté qui font sourire : « Sachez que la nation germanique a été non-seulement de nos jours, mais dès les temps les plus reculés, une nation très noble, et Platon, dans le Cratyle, avait déjà prévenu les Grecs qu’ils auraient souvent à chercher dans les idiomes des peuples barbares l’origine de bien des mots de leur langue. Germanica natio, non nunc solum, sed et antiquissimis temporibus, nobilissima fuit. » Ces précautions qu’employait Muratori pour faire accepter les rapports littéraires de l’Italie et de l’Allemagne, ce n’est pas en parlant à l’Allemagne qu’on aurait besoin de s’en servir. Elle triomphe au contraire chaque fois qu’elle retrouve ainsi quelques traces de son action; Hegel, dans la philosophie de l’histoire, ne donne-t-il pas fièrement le nom de germanique à cette période du moyen âge qui est chrétienne avant toute chose? M. Gervinus, si peu sympathique à Hegel, accepte cet enthousiasme. Il marche comme un conquérant à travers les différens âges de l’ère moderne, et tous ses travaux tendent à prouver que l’Allemagne est le centre intellectuel du monde. Que d’excitations il puisera dans cette idée pour réveiller l’apathie politique de ses concitoyens ! Quelle autorité impérieuse il donnera à ses encouragemens ou à ses reproches !

Les premiers écrits de M. Gervinus attestent déjà cette inspiration, qui deviendra plus tard la pensée maîtresse de ses livres. Il publie en 1830 un précis de l’histoire des Anglo-Saxons, et en 1833 un recueil d’études sur l’Italie et l’Espagne. Les Anglo-Saxons, pour M. Gervinus, sont de hardis représentans de l’esprit germanique, et l’on devine avec quel mélange de joie et de regrets il met en lumière leurs mâles destinées. Celui qui revendiquera un jour au nom de l’Allemagne l’auteur de Hamlet et du Roi Lear devait exposer avec une fierté presque patriotique l’influence de ces fils aînés de la Germanie, influence qui a survécu, on le sait, à la conquête des Gallo-Normands, et qui se réveille de nos jours avec une juvénile énergie. Ce n’est là toutefois qu’un résumé rapide; les études sur l’Italie et l’Espagne du moyen âge, publiées sous ce simple titre d’Écrits historiques, ont bien autrement d’importance. Ici, c’est le tableau des historiographes de Florence depuis le XIIIe siècle jusqu’au XVIe avec une étude approfondie sur Machiavel ; là, c’est une histoire du royaume d’Aragon sous la dynastie des comtes de Barcelone. Ces deux études sont excellentes, et si quelque plume habile se chargeait de nous les traduire, notre littérature historique s’enrichirait de vues originales et de documens précieux.

M. Gervinus a interrogé avec précision toute la suite des chroniqueurs qui précèdent Machiavel. Ricordano Malespini ouvre le cortège, esprit crédule, conteur naïf, le premier qui ait écrit l’histoire en langue italienne, intéressant surtout parce qu’il a recueilli la tradition des familles nobles de Florence, et mis à profit leurs archives domestiques. Malespini appartient au XIIIe siècle. A côté de lui et dans le même temps est un conteur assez semblable, messer Pace da Certaldo. Mais bientôt, sous l’influence des libres mœurs et de l’activité politique de la cité, une inspiration plus haute apparaît : voici Dino Compagni, qui, sans se soucier des fabuleuses origines où se complaisait Malespini, commence l’histoire de Florence avec les luttes intestines de son temps, et donne un vif tableau des guelfes et des gibelins, de 1280 à 1312. M. Gervinus, si sévère dans ses appréciations, ne craint pas de le citer sans cesse auprès de Dante Alighieri. Ils sont gibelins tous les deux, ils ont la même foi politique, le même patriotisme, et les invectives que le pieux amant de Béatrice va jeter à Florence dans la Divine Comédie éclatent déjà dans le récit de l’historien. M. Gervinus, confrontant les chroniqueurs avec chacune des périodes qu’ils retracent, a su jeter une vive lumière sur ces dramatiques origines de Florence. On sent qu’il aime son sujet. Ce n’est pas seulement le travail d’un érudit, ce sont les preuves d’une théorie tout entière qu’il exposera plus tard, et qui est déjà l’inspiration secrète de ses travaux. L’histoire de Florence est aussi importante à ses yeux dans le mouvement des sociétés modernes que l’histoire de la démocratie athénienne dans les destinées du monde antique. Si l’on possédait tous les logographes qui ont raconté la vie primitive d’Athènes avant l’invasion des Perses et la guerre du Péloponèse, avec quelle curiosité on interrogerait leurs tableaux! M. Gervinus voit dans Machiavel l’égal de Thucydide, et s’il étudie avec une attention si précise les narrateurs florentins du XIIIe et du XIVe siècle, c’est pour savoir à quelles sources a puisé l’auteur des Istorie florentine. Il les connaît, il les possède, il les range en bataille. Après le gibelin Dino Compagni, voici le groupe des guelfes, Jean Villani d’abord, puis son frère Matteo, qui le continue sans l’égaler, et le troisième Villani, Pliilippo, plus sérieux que Matteo, mais bien inférieur encore au chef de cette dynastie d’écrivains, et qui révèle déjà le déclin littéraire du XIVe siècle. Que de choses dans ces chroniqueurs, et même chez les plus humbles! Jean Villani est un Froissard plein de grâce; il a un charme de style, une abondance de couleurs, une variété d’informations, qui enchantent l’esprit. Un des traits qui le distinguent, c’est que l’histoire particulière de la cité semble ne plus lui suffire : il s’intéresse à tous les événemens de l’Europe occidentale, il peindra surtout les développemens du commerce; ces questions de finances, qui vont jouer désormais un si grand rôle dans l’histoire des états modernes, apparaissent ici pour la première fois avec l’importance qui leur appartient. Au contraire, Matteo, Philippo, et avec eux Donato Velluti, représenteront sans l’songer l’âge primitif de la diplomatie. Voici maintenant les chroniqueurs chez qui commence à se flétrir cette belle fleur de langage épanouie au XIIIe siècle : tels sont Buoninsegni, Gregorio Dati, Morelli, écrivains incorrects, narrateurs sans art et sans idées, mais dont le témoignage est encore précieux sur plus d’un point. M. Gervinus n’oublie personne, ni les maîtres, ni les disciples, ni les peintres, ni les compilateurs. Chacun d’eux est rangé à sa place, chacun est marqué d’un trait ferme et sûr. Ceux-là même qui n’ont pas encore reçu les honneurs de l’impression n’ont pas échappé à la sagacité de l’érudit. Toutes les bibliothèques de Florence lui ont livré leurs secrets.

Cette idée de soumettre les historiens d’un même sujet à une enquête intelligente et précise est une des meilleures inspirations de la critique de nos jours. Elle a produit en France et en Allemagne des œuvres qui méritent de rester. En France, ce sont les recherches de M. Victor Leclerc sur les chroniques du XIIIe siècle, dans le vingt et unième volume de l’Histoire littéraire de la France, et les éloquentes considérations, publiées ici même, que M. Augustin Thierry a placées en tête de ses Récits mérovingiens. L’Allemagne peut citer surtout le livre de M. Léopold Ranke sur les historiens du XVe et du XVIe siècle, et l’étude de M. Franz Palacky sur les historiens de la Bohême, depuis les fabuleux conteurs du XIIe siècle jusqu’aux investigateurs contemporains. Le Tableau de l’Historiographie florentine occupe une place d’honneur à côté de ces éminens travaux. La pensée-mère, vraie ou fausse, qui inspire à M. Gervinus cette tâche si religieusement accomplie, imprime à son livre un caractère à part. Soit qu’il parcoure les histoires latines du Pogge ou les vivantes chroniques italiennes, soit qu’il étudie de près le scandaleux Arétin ou l’austère Gino Capponi, on dirait qu’il marche vers la lumière avec une sorte d’allégresse scientifique et morale. Tous ces hommes ont fourni des renseignemens à Machiavel, tous ont contribué à former peu à peu cette tradition dont il relève. Il en est même qui lui ont fourni plus que des faits et des inspirations. Comme Dante et Dino Compagni, au commencement du XIVe siècle, ont été ses aïeux et ses maîtres, il a des précurseurs immédiats qui préparent et saluent son avènement. J’ai dit son avènement, je ne me trompe pas : dans ce tableau de M. Gervinus, Machiavel est le roi de l’histoire moderne. Guelfes et gibelins, diplomates et patriotes, tous ces hommes, depuis Malespini, semblent lui former un cortège. L’heure est venue enfin où le héros de cette savante étude va être introduit sur la scène ; nous sommes arrivés aux dernières années du XVe siècle, Giovanni Cavalcanti et Bernardo Rucellaï achèvent leurs curieuses peintures de l’Italie au temps de Savonarole, et Machiavel apparaît.

Cette étude sur Machiavel, qu’on adopte ou non les conclusions de M. Gervinus, est certainement une œuvre capitale. La vie et les ouvrages de l’auteur des Légations et de l’Histoire de Florence y sont interrogés avec une sorte de piété enthousiaste. Non pas que M. Gervinus ait voulu écrire un panégyrique ; il n’estime guère ce genre faux qui défigure l’histoire, mais il éprouve une sympathie profonde pour ce grand et malheureux patriote, et, se rappelant de quelles accusations odieuses sa mémoire est chargée, il s’indigne contre ces juges qui condamnent les écrits et les actes sans soupçonner seulement l’inspiration qui les dicta. Restaurer dans sa grandeur la tragique figure de Machiavel, et la restaurer sans déclamation, sans aucun artifice de langage, avec le seul secours de la critique et de la science, tel est le but de M. Gervinus.

Remarquez ici un des traits les plus vifs de l’historien que nous étudions. Lui aussi, comme Machiavel, il aime ardemment sa patrie ; lui aussi il croit que l’Allemagne du XIXe siècle, pareille à l’Italie du XVIe avait un grand rôle à jouer dans le monde, et il la voit, non pas certes déchirée par des factions ou asservie à l’étranger, mais divisée pourtant et incapable, à ce qu’il semble, d’une glorieuse activité politique. Il voudrait réveiller ces intelligences engourdies ; il ne le peut et il souffre. Cette éloquente et douloureuse étude sur l’envoyé de la république de Florence est comme le programme général des travaux de M. Gervinus et l’aveu des secrètes émotions qui l’agitent. Ce rapprochement, je le sais, n’est indiqué nulle part ; qu’importe ? je sens bien que c’est là l’inspiration de l’écrivain, et M. Gervinus ne me contredira pas. Comment oublierait-il sans cela de distinguer entre le patriotisme irrité de Machiavel et les étranges moyens que sa passion lui conseille? comment oublierait-il de dire que Machiavel n’a pas écrit le code de la morale politique, mais le code du désespoir? Non, M. Gervinus n’a pas de réserves à faire; il semble ne voir que les brûlantes pages du grand Florentin, ses cris de douleur sur la servitude italienne, ses appels et ses exhortations au futur vengeur de la patrie. Que de nobles pages en effet chez ce disciple et ce continuateur de Dante ! Pour M. Gervinus, tout Machiavel est là. Cette familiarité respectueuse avec les grands citoyens d’Athènes et de Rome, ce sentiment profond de la vertu antique, toutes ces inspirations si fortes transfigurent à ses yeux les pages que nous voudrions déchirer. Sous l’expression imprudente ou cynique, il voit l’intention qui rachète tout. Si Machiavel revenait parmi les hommes, c’est ainsi sans nul doute (et quel meilleur éloge puis-je faire de cette étude?), c’est ainsi qu’il voudrait se voir justifié.

Y a-t-il vraiment beaucoup d’originalité et de hardiesse dans cette apologie de Machiavel ? Était-ce une opinion inattendue que produisait M. Gervinus? On répondra que non, si l’on s’en tient aux apparences. Plus d’une fois déjà, bien avant M. Gervinus, des penseurs illustres avaient tenté de justifier la plume qui a tracé le traité du Prince. Je sais bien que les Florentins eux-mêmes, informés par des copies manuscrites des doctrines contenues dans ce livre, avaient conçu contre l’auteur une haine implacable; je sais que Machiavel, en 1527, après la chute des Médicis et le triomphe du parti démocratique, avait vainement essayé de prendre part à la victoire, qu’il avait vu ses anciens services oubliés, ses intentions méconnues, son nom et ses ouvrages maudits, et que, sous le poids de cette malédiction accablante, le malheureux était mort le désespoir dans le cœur, assez semblable, on l’a dit ingénieusement, au héros d’une tragédie politique; mais un siècle après Machiavel, Bacon, dans le Novum Organum, interprétait libéralement son panégyrique de César Borgia. «Rendons grâce à Machiavel! s’écrie-t-il; il nous a appris ce que font ordinairement les hommes, non pas ce qu’ils doivent faire ; quid homines facere soleant non quid debeant. » A partir de ce moment, il y a deux opinions sur Machiavel. Les uns le maudissent comme le législateur du despotisme, le conseiller de la ruse et de la violence; les autres devinent en lui le grand patriote obligé de porter le masque d’une diplomatie odieuse. Le sentiment de Bacon ne triomphe pas tout d’abord. L’opinion du XVIe siècle prévaudra encore longtemps. Jean Bodin, en 1577, dans son Traité de la République, avait accusé Machiavel d’avoir élevé à la hauteur d’une science les pratiques infâmes des despotes; ce jugement s’accrédite, le XVIIe siècle et la première moitié du XVIIIe le répètent à l’envi; une tombe obscure, dans l’église Santa-Croce à Florence, recouvre les restes oubliés du grand patriote italien, tandis que son nom devient dans le monde entier le nom de la fourberie et du cynisme. Cependant la pensée de Bacon n’est pas perdue, et bientôt, après qu’un grand roi (singulier contraste !) a réfuté les théories du Prince, après que Frédéric II a écrit l’Anti-Machiavel aux applaudissemens de Voltaire, voici l’éloquent philosophe démocratique du XVIIIe siècle qui recommande le traité de Machiavel comme le livre des républicains. « Machiavel était un honnête homme et un bon citoyen, » s’écrie hardiment l’auteur du Contrat social. Provoquée par cette réhabilitation inattendue, la critique commence à pénétrer plus profondément le génie complexe du Florentin. On interroge sa vie et sa pensée avec une attention plus précise, on confronte ses différens écrits, surtout on les étudie à la lumière de l’histoire, et une foule de travaux remarquables à divers titres éclairent peu à peu cette figure mystérieuse. En 1787, le grand-duc de Toscane fait élever un monument à Machiavel dans l’église Santa-Croce, et, avec un noble sentiment de la grandeur italienne, il le place entre Dante et Galilée. Depuis lors, combien de livres sur Machiavel ! J’en signalerai un surtout que j’ai lu avec autant d’intérêt que de profit, c’est l’excellente étude de M. Théodore Mundt, intitulée Machiavel et la marche de la politique européenne. On voit que l’entreprise de M. Gervinus n’est pas nouvelle ; où est donc l’intérêt de son ouvrage ? où est l’originalité de ce manifeste ?

L’originalité du livre de M. Gervinus, c’est l’application qu’il fait de ce grand sujet à la situation présente de l’Allemagne et au rôle qu’il s’y attribue lui-même. D’autres écrivains ont pu glorifier Machiavel avec la même audace, aucun n’y a mis cet accent d’une passion personnelle. Il y a une bien belle page de Machiavel dans une lettre à Vettori : l’ancien ambassadeur de la république de Florence, l’ancien représentant des magnifiques seigneurs du conseil des dix est dans sa pauvre villa de San-Casciano, misérable, oublié, savourant en silence l’amertume des choses humaines. Le jour il se mêle aux rustres du pays, il va dans l’hôtellerie du grand chemin pour causer avec les passans et faire maintes observations morales ; il joue avec les plus vulgaires des hommes, un boucher, un meunier, deux chaufourniers ; il s’encanaille avec eux (con questi io m’ ingoglioffo) ; on s’échauffe, on se dispute, on s’injurie pour un liard (si combatte un quattrino), et le bruit de la querelle se fait entendre souvent jusqu’à San-Casciano. Il veut, c’est lui-même qui nous le dit, il veut pousser à bout son malheur et faire rougir la fortune de l’indignité où elle l’a réduit ; mais le soir, rentré dans sa villa, il jette ses rustiques habits souillés de poussière et de boue ; il se revêt de son costume de cour et pénètre dans son cabinet, au milieu de ses livres chéris, au milieu des plus grands esprits de la Grèce et de Rome, comme un ambassadeur dans une assemblée de rois. Parlez maintenant, augustes hôtes ! Machiavel oublie les misères d’ici-bas ; il habite le royaume idéal où vous siégez; pendant trois ou quatre heures, il va converser avec vous et recueillir vos conseils. Ainsi fait M. Gervinus, quand il interroge l’auteur des Légations et des Discours sur Tite-Live. Il oublie ses tristesses, il dépouille ses misères, il rejette avec dédain la triste vulgarité qui l’entoure; heureux de converser avec une grande âme qui a souffert pour le patriotisme, il entre dans le conseil secret du génie de Machiavel. Il y a là, pour qui sait l’entendre, une conférence politique et morale d’un singulier attrait. Et ce n’est pas tout; quand il a recueilli ses conseils, je crois saisir un dialogue entre l’homme d’état italien du XVIe siècle et l’historien allemand du XIXe L’Italien dit qu’il faut se dévouer à sa patrie, alors même qu’on n’a plus d’espoir dans les ressources morales qui lui restent. L’Allemand se relève à ces mots; il sait quelles sont les ressources de sa patrie, et il les déploie avec orgueil. A qui le dirait-il mieux qu’à Machiavel? Machiavel appréciait l’Allemagne, il avait de secrètes tendances vers les peuples germaniques, il opposait la moralité allemande à la corruption des races romanes. M. Gervinus recueille avidement ces témoignages, au risque de leur attribuer une importance qu’ils n’ont pas. Il ne retient qu’à peine ce cri qui nous dévoile toute sa pensée : « Ah ! si Machiavel eût vécu dans le pays de Luther! s’il eût pu employer au profit de l’Allemagne et non dans l’intérêt de cette Italie énervée les trésors de son cœur et de son intelligence! » Voilà l’originalité, voilà la double inspiration de M. Gervinus : il est triste comme Machiavel, mais il n’aboutit pas comme lui à la doctrine du désespoir; il aime à se persuader au contraire qu’il trouvera dans l’âme de son peuple toutes les ressources qui ont manqué à ce malheureux génie.

Ce sont encore les inspirations du patriotisme que M. Gervinus va demander à l’histoire du royaume d’Aragon au moyen âge. Ce petit peuple n’a pas joué un rôle éclatant dans les affaires humaines, mais quel autre a mieux pratiqué la vie politique, quel autre a eu un plus fier sentiment de la liberté et du droit ? Sa biographie ressemble à un portrait de Plutarque. Ne cherchez pas ici une nation d’artistes, comme la cité de Dante et du Giotto, de Machiavel et de Michel-Ange; on dirait une colonie de Spartiates. Ils ont aussi quelque chose de cet esprit de conduite qui signala le sénat romain. Les écrivains aragonais sont des historiens et des jurisconsultes. Si Machiavel n’avait eu sous les yeux que de tels exemples, s’il n’avait pas eu à rougir des fautes, des divisions, des désastres de sa Florence chérie, l’apologie de César Borgia eût-elle souillé sa plume? Le Machiavel de l’Aragon, c’est Zurita, le ferme et intelligent interprète des destinées de sa patrie. M. Gervinus n’a pas réuni sans dessein ces études sur l’historiographie florentine et cette esquisse des institutions aragonaises; le contraste des deux pays est l’âme de ce savant livre. On sent aussi dans le second tableau, comme dans le premier, la constante préoccupation de l’auteur : c’est aux Allemands du XIXe siècle que s’adressent ces leçons et ces exemples. En racontant les patriotiques douleurs de Machiavel, en exposant les glorieuses annales de Zurita, le sévère historien, sans s’abandonner jamais à des effusions ridicules ou à des déclamations banales, ne nous livre-t-il pas le secret le plus intime de sa pensée? Il y a une idée surtout qui augmente ses regrets et son ardeur; chez ces communes aragonaises dont la vigueur morale satisfait si bien son esprit, il croit reconnaître à chaque pas la trace de l’influence germanique. Qui a donné à ce peuple cette fermeté, cette constance, ce sentiment du droit, cet amour vrai de la liberté, en un mot toutes ces vertus politiques si rares chez les nations romanes? D’où vient le caractère si profondément original de son histoire pendant une période de quatre siècles? Comment expliquer l’apparition de ces personnages chez qui l’esprit pratique et la science des affaires sont unis à un si ardent mysticisme, un Peñafort, un Vicente Ferrer, surtout un Raymond Lulle? comment expliquer enfin ces lois si bien formulées dès l’origine et si peu conformes à l’esprit de la législation romaine ou du droit ecclésiastique? Les érudits d’Espagne et de France ne sont guère disposés à faire la part de l’influence germanique dans la formation du caractère espagnol; M. Gervinus n’étend pas cette influence à toute l’Espagne, mais sur ce théâtre restreint de l’Aragon il croit la lire en éclatans caractères; il la trouve dans les lettres et les lois, dans les institutions politiques et le développement intellectuel. L’esprit communal, rebelle aux entreprises du despotisme, et surtout la merveilleuse organisation des Justiciers, étudiée par l’auteur avec tant de précision et d’amour, apparaissent à M. Gervinus comme un héritage manifeste de la domination gothique. Si cela est, quel reproche à ce pays d’Allemagne, qui a été, aux yeux de l’auteur, le centre de la moderne Europe, le foyer de ses inspirations les plus originales, et qui ne sait pas s’assurer à lui-même les conditions d’une grande existence politique! Ce reproche, l’historien des constitutions aragonaises ne le formule pas si nettement; mais sa pensée est assez claire, et pour quiconque sait lire, il y a là tout ensemble une plainte douloureuse et une vaillante exhortation.

Ne croyez pas cependant que M. Gervinus défigure l’histoire en y portant des préoccupations trop personnelles; les sentimens que je lui attribue ne nuisent pas à l’exactitude scientifique de ses tableaux. Au reste, si l’on veut savoir à ce sujet toute la pensée de l’auteur, il faut lire l’ouvrage qu’il a intitulé : Esquisse générale de l’art d’écrire l’histoire; ce petit livre s’ajoute logiquement aux deux écrits que je viens d’apprécier et complète ses prolégomènes. M. Gervinus recommence à grands traits sur les historiens du genre humain tout entier l’étude critique qu’il a faite sur les historiographes de Florence. Qu’est-ce que ce grand art de l’histoire? comment l’esprit de l’homme s’y est-il élevé peu à peu ? quelles phases a-t-il parcourues dans la série des âges? On n’a pas encore fait pour les historiens ce qu’Aristote a si bien accompli pour les poètes, on n’a pas tracé la poétique de l’histoire; M. Gervinus s’est proposé ce problème. Ce livre est original et hardi; il est semé de vues ingénieuses, il est plein de vérités et d’erreurs, mais d’erreurs qui provoquent la pensée. Je signale surtout les linéamens de sa poétique. La base et en quelque sorte la matière première de l’histoire selon M. Gervinus, ce sont les chroniques d’une part, et de l’autre les mémoires. Des chroniques sortira l’histoire épique, l’histoire telle que l’ont comprise Hérodote chez les anciens, Jean de Müller chez les modernes; au contraire, l’histoire qui se soucie moins de conter les événemens que d’en montrer l’enchaînement et l’esprit, l’histoire pragmatique, comme les Allemands l’appellent, se rattachera plus intimement aux mémoires; c’est celle dont un des principaux types a été donné par Machiavel. L’histoire-chronique, dont les allures rappellent la marche de l’épopée, a brillé surtout chez les anciens; l’histoire pragmatique, qui a tant de rapports avec le drame, est le domaine particulier des modernes. Il y a dans tout cela des observations excellentes, bien que présentées sous une forme trop systématique. Hâtons-nous d’ajouter que le goût de la symétrie n’empêche pas la vie de circuler librement dans ce tableau de l’histoire universelle. Le style seulement est pédantesque; la pensée respire l’amour de l’action, et des exemples heureusement choisis éclairent et justifient la théorie de l’auteur.

Je n’en puis dire autant de la seconde partie de ce traité. Lorsque M. Gervinus en vient à définir la mission de l’historien, quand il résume à sa façon le caractère des peuples qui occupent le premier rang dans l’histoire, quand il établit à la place des divisions rerues une nouvelle distribution des âges, plus conforme, dit-il, à la marche providentielle du monde, c’est là que les paradoxes commencent, paradoxes vraiment inattendus et qui révèlent une passion singulière. M. Gervinus n’admet pas, par exemple, que la venue du Christ soit une époque décisive, et que cette date partage en deux moitiés distinctes les annales de la famille humaine. Adopter la naissance du Christ comme la fin de l’ancien monde et le point de départ du monde nouveau, c’est là, dit-il en son langage acerbe, c’est là un procédé très pieux et très commode; il est fâcheux que la raison le condamne. Et quelle est la théorie que la raison et l’histoire substituent à celle-là? Écoutez bien. — La date d’une rénovation dans les destinées humaines et par conséquent la date d’un nouveau point de départ historique, c’est le moment où l’on voit l’humanité agrandir son âme par des découvertes morales ou agrandir le théâtre de son action par des conquêtes sur la surface du globe. Il y a deux choses essentielles dans l’histoire : l’esprit humain qui est le héros du drame et le globe terrestre où le drame se déroule; trouvez une période qui ait délivré l’esprit de ses liens antérieurs et qui ait étendu son action sur la terre, vous pourrez dire que c’est là une période créatrice, et vous aurez le droit d’en faire un point de départ. Telle a été la grande époque de la civilisation hellénique. Socrate révèle l’esprit humain à lui-même, Aristote résume la science universelle, et Alexandre par son expédition en Asie agrandit le théâtre où s’exerce l’activité humaine. Pour retrouver un mouvement comparable à celui-là, il faut attendre le XVIe siècle de l’ère chrétienne. La renaissance et la réforme, en affranchissant la pensée de l’homme, lui ouvrent des perspectives infinies, et la découverte du Nouveau-Monde nous met en possession du globe. Entre Socrate et Luther, entre Alexandre et Christophe Colomb, il n’y a qu’une longue période transitoire, il n’y a pas de siècle créateur. Socrate, Aristote et Alexandre le Grand avaient délivré l’homme des entraves du monde ancien; la renaissance, la réforme et la découverte de l’Amérique l’ont délivré de l’ignorance et de la barbarie du moyen âge.

On voit avec quelle résolution M. Gervinus supprime l’influence du christianisme dans les destinées du genre humain. Faut-il réfuter de telles erreurs? Je les signale seulement comme un des traits caractéristiques de ce vigoureux esprit. Nous avons ici la clé de bien des énigmes. On sera surpris souvent de rencontrer chez lui une pensée à la fois si ferme et si étroite; on ne comprendra pas ce singulier mélange d’élévation et de vulgarité, de généreux élans et de pédantisme; on ne s’expliquera pas qu’avec un sentiment si vif des droits et de la dignité de l’homme il ait l’intelligence aussi fermée à maintes choses qui sont l’honneur et le charme de notre nature. Pour moi, qui viens de lire cet écrit, je suis préparé à tout. J’ai pénétré le secret de ce cœur, et je compatis à ses colères. Quoi ! il parle des découvertes morales, des découvertes matérielles, qui ont agrandi l’âme humaine ou le théâtre de son action, et il ne voit pas que de toutes ces découvertes, la plus grande et la plus merveilleuse, c’est précisément le christianisme ! Il veut affermir dans les consciences le sentiment du droit, et il méconnaît l’action sociale de l’Évangile! Il proclame que la réforme religieuse du XVIe siècle est l’événement le plus décisif de l’histoire depuis la révolution philosophique de Socrate, et il oublie que cette réforme est avant tout une entreprise chrétienne ! Étrange préoccupation d’un patriotisme jaloux et irritable : l’image de ce Machiavel dont il a si bien expliqué le tourment intérieur est sans cesse présente à son esprit; il renie le christianisme comme Machiavel reniait la liberté. Le christianisme, en prêchant l’humilité et le dédain des intérêts d’ici-bas, a affaibli au fond des âmes le principe de l’action; c’est du moins ce que croit M. Gervinus, et de là cette défiance amère qui lui dicte de si étranges arrêts. Peu lui importe que ce dédain des choses de ce monde soit le produit de l’exaltation mystique plutôt que l’esprit du christianisme véritable; peu lui importe que l’activité individuelle, confisquée au profit de l’état dans la société antique, ait été affranchie par le Christ : il ferme les yeux à ces vérités lumineuses. Mais encore une fois, à quoi bon le réfuter? Ce n’est pas l’historien qui parle ici, c’est le publiciste irrité contre l’apathie allemande. Le jour où M. Gervinus verrait l’Allemagne reprendre possession de son unité et jouer un rôle digne d’elle au milieu des peuples de l’Europe, il serait le premier sans doute à rejeter de telles formules. L’imitation de Machiavel n’est-elle pas évidente ? Pure tactique de publiciste que le désespoir inspire ! Ce désespoir, ou, si l’on veut, ce profond sentiment d’amertume et de douleur patriotique n’empêche pas que l’auteur n’accorde à son pays des consolations enivrantes. Un résultat de ce que j’ai appelé les prolégomènes historiques de M. Gervinus, c’est qu’il n’y a eu jusqu’ici que trois grandes nations dans les annales de l’humanité : la Grèce, l’Italie moderne et les races germaniques. C’est la Grèce qui a donné au monde les chefs de la première révolution intellectuelle, Socrate, Aristote et Alexandre le Grand; c’est l’Italie et l’Allemagne qui ont produit la renaissance et la réforme, c’est-à-dire la seconde révolution vraiment digne de ce titre, la révolution qui a créé une ère nouvelle, et dont l’influence dure encore. Or ces trois peuples, si grands par les œuvres de la pensée, n’ont jamais su atteindre à une solide organisation politique. L’empire romain et la France, si inférieurs tous deux aux nations purement intellectuelles, ont dominé l’Europe par les armes; la Grèce ancienne, l’Italie moderne, l’Allemagne de la renaissance, affaiblies par leurs divisions et incapables, à ce qu’il semble, d’une existence vigoureusement assise, ont eu le privilège de gouverner le monde par les travaux de l’intelligence et de l’art. — C’est toujours M. Gervinus qui parle, et il l’aurait là, comme on voit, bien des objections à faire. Est-ce bien sérieusement qu’on propose au lecteur ces étranges combinaisons de l’histoire? M. Gervinus ignore-t-il que, si la France a dominé souvent par les armes, plus souvent encore elle a régné par l’esprit? Faut-il lui rappeler que notre littérature, depuis le moyen âge jusqu’à 1789, depuis la Chanson de Roland jusqu’à Voltaire, a été le centre de la pensée et de la poésie européennes? Non, ce serait prendre une peine inutile. Laissons s’exhaler l’amertume de ce cœur blessé, laissons-le se chercher à lui-même ses consolations et ses encouragemens. Ce n’est pas nous qui le troublerons dans ce travail intérieur de son esprit. Les erreurs de M. Gervinus ont une source respectable. Je ne vois pas ici un historien qui disserte, je sens une âme qui souffre.

Telle est l’introduction générale des travaux de M. Gervinus. J’ai dû m’y arrêter avec quelques détails, pour faire comprendre ce mélange passionné de vérités et d’erreurs, qui est l’originalité de ce rude esprit. M. Gervinus est à peine connu en France, son nom n’y représente qu’une vague idée de libéralisme et d’érudition; personne encore, que je sache, n’a apprécié l’ensemble de sa carrière et la marche continue de son intelligence. D’ailleurs il écrit d’un style très inégal; il veut être énergique, et il l’est quelquefois; le plus souvent il est lourd, diffus, embarrassé, et le lecteur le plus pénétrant ne peut le suivre sans effort. Comment voir clair au milieu de tant d’émotions généreuses et de paradoxes hautains, si l’on n’a marqué d’un trait sûr les inspirations de ses débuts? N’oublions pas ces trois points : 1° il souhaite pour son pays de grandes destinées, et il éprouve par instans les tristesses désespérées de Machiavel; 2° il croit que le christianisme exerce une influence dangereuse en affaiblissant le désir de l’action et le sentiment patriotique; 3° il se console enfin par une foi ardente dans la gloire de cette Allemagne, qui a eu, comme la Grèce antique et l’Italie moderne, le privilège de devenir un foyer intellectuel au profit de l’humanité tout entière. — Douleurs amères, récriminations irritées, prétentions orgueilleuses, voilà les sentimens qui se croisent dans cette intelligence et qui donneront à l’ensemble de ses œuvres une incontestable originalité. Avec de telles inspirations, un écrivain peut commettre de graves méprises, il est assuré du moins de laisser une trace durable dans la littérature de son pays. Il y a en Allemagne des historiens plus savans, des penseurs plus profonds, des écrivains plus éloquens que M. Gervinus; il n’est pas un esprit, depuis Hegel, qui ait exercé une action plus décisive sur la conscience publique.


II.

M. Gervinus venait de publier son travail sur Machiavel et sur le royaume d’Aragon, quand un célèbre historien, M. Dahlmann, d’abord professeur à l’université danoise de Kiel, installé ensuite dans une chaire de Goettingue, recommanda le jeune écrivain à la sympathie de ses collègues, et le fit admettre comme titulaire dans cette savante Georgia Augusta[1], qui était encore à cette date l’une des plus glorieuses écoles de l’Allemagne. C’est en 1836 que M. Gervinus prit possession de sa chaire. Il venait de commencer en même temps la publication de l’ouvrage qui est et demeurera son meilleur titre, l’Histoire de la poésie allemande. Professeur et historien de la littérature nationale, le voilà désormais dans toute l’activité du rôle qu’il ambitionne. Il a une double chaire pour sa prédication. Ici il s’adresse à une jeunesse ardente, là il parle à l’Allemagne tout entière. Écoutons-le : il va expliquer le passé à sa manière pour propager autour de lui les excitations viriles dont il croit que son pays a besoin.

Deux idées conçues avec passion, exprimées avec force, mais également excessives et inadmissibles toutes les deux, dominent cette Histoire de la Poésie allemande. M. Gervinus est persuadé que la littérature de son pays a seule accompli la mission assignée aux littératures modernes, et il croit en même temps que cette littérature doit s’arrêter, qu’elle a fait son temps, qu’elle n’a plus rien à dire, que l’imagination n’a plus d’action utile à exercer, que la poésie enfin doit céder la place à la politique.

La littérature allemande a seule accompli la mission de l’esprit moderne! « — Oui, répond hardiment l’historien. Après les excès ou la mauvaise direction de l’activité dans les sociétés païennes, le christianisme a pu être un repos nécessaire; mais c’est l’action, en définitive, qui est la destination de l’humanité, et avec l’action le goût de la réalité, le sens des choses pratiques, l’observation, la peinture, l’étude philosophique ou poétique du monde qui nous entoure, en un mot tout ce qui donne une éternelle valeur aux modèles de l’antiquité grecque. Le but des littératures modernes est donc de nous affranchir des liens du moyen âge, de restituer à l’homme son activité perdue et de nous remettre en possession du terrain fécond où se déploya le génie des Hellènes, » Hegel, le sombre et puissant Hegel, a écrit des pages d’une grâce toute lumineuse sur cette civilisation hellénique qui fut l’adolescence du monde, et où toutes les manifestations de l’esprit, l’épopée, le drame, la statuaire, aussi bien que la philosophie et la religion, dessinèrent en traits immortels la figure de l’humanité; M. Gervinus veut que l’esprit moderne, renouant la chaîne brisée de l’inspiration et rentrant dans les voies de la nature, retrouve, non pas cette adolescence elle-même, mais une virilité qui en soit digne. Quel peuple, quelle littérature a mieux compris cette tâche? L’Italie, l’Espagne, la France, en un mot toutes les nations romanes, lorsqu’elles ont demandé des inspirations et des conseils à l’antiquité, se sont, pour ainsi dire, arrêtées à moitié chemin; au lieu de pénétrer jusqu’à la Grèce, elles se sont contentées de la littérature latine. Et qu’est-ce que le génie des Cicéron et des Virgile ? La reproduction artificielle de tout ce qui était si jeune, si vivant, si spontané, dans ce noble monde hellénique, inauguré par les poèmes d’Homère et couronné par les expéditions d’Alexandre. L’Allemagne seule, après s’être débarrassée complétement des entraves du moyen âge, est revenue à l’inspiration grecque et en a dérobé le secret, Luther et Goethe, voilà les deux plus grands titres de gloire dont une littérature ait droit de s’enorgueillir. Luther a affranchi la conscience religieuse; Goethe est un frère légitime des poètes, des sculpteurs, des philosophes du siècle de Périclès. C’en est fait, le problème est résolu : ce travail auquel a été réduit le genre humain depuis qu’il était tombé des hauteurs sereines de la culture grecque, ce long travail, tant de fois interrompu, tant de fois recommencé sur nouveaux frais, le voilà enfin terminé! L’auteur de Faust, d’Egmont, du Tasse, d’Hermann et Dorothée, l’auteur des Élégies romaines et de Wilhelm Meister a créé un ensemble de chefs-d’œuvre qui sont pour l’Allemagne et l’Europe ce qu’ont été pour le monde antique les dieux et les héros de l’ancienne Grèce! L’esprit moderne a été affranchi du laid et du faux par les chefs-d’œuvre de l’Allemagne, comme l’esprit antique fut affranchi par la Grèce des rêveries confuses et désordonnées du vieil Orient !

Je ne fais qu’exposer, comme on voit, la pensée fondamentale de M. Gervinus; est-il vraiment nécessaire d’en signaler les erreurs? Quels que soient les services rendus au genre humain par ce grand mouvement intellectuel dont Lessing fut le promoteur et dont Goethe est la personnification la plus haute, est-il nécessaire de contester cette assimilation de l’Allemagne du XVIIIe siècle à la Grèce de Sophocle et de Platon? Cette littérature qui, malgré de si incontestables mérites, a tant de peine encore à se faire accepter en Europe, est-ce un bon moyen de la recommander aux esprits sérieux que de provoquer ainsi le sourire par ces étranges constructions historiques? Quoi! l’Italie et la France avaient besoin que l’Allemagne vînt les affranchir du joug du moyen âge ! Quoi ! avec l’Arioste et le Tasse, avec Shakspeare et Milton, avec Descartes et Pascal, Corneille et Racine, Molière et La Fontaine, Bossuet et Fénelon, Montesquieu et Rousseau, l’esprit humain était enchaîné, la figure de l’humanité moderne était laide et grimaçante, si Goethe et Schiller ne fussent venus! Que M. Gervinus revendique avec fierté les conquêtes morales de son pays, rien de mieux; qu’il glorifie l’élévation de la pensée allemande, l’ardeur de son spiritualisme, le zèle infatigable de sa science, ces sources de poésie qu’elle a ouvertes et où les nations romanes, au commencement de ce siècle, sont venues tremper leurs lèvres altérées, ce n’est pas nous qui refuserons de joindre notre voix à la sienne; mais pourquoi ces exagérations qui peuvent nuire à une cause juste? M. Gervinus est ainsi fait; si on le ramenait à un sentiment plus exact des rapports qui unissent les nations européennes, on lui enlèverait une grande part de son originalité; la passion est l’âme de son œuvre. Blessé dans son patriotisme, impatient de voir l’Allemagne jouer un grand rôle au sein de l’Europe, il a besoin de consolations dans le domaine de la pensée pure; il a besoin aussi d’un système qui lui permette de dire à ses concitoyens : Votre tâche littéraire est achevée, déployez ailleurs vos forces et votre génie! Encore une fois, lorsque M. Gervinus nous présente la littérature allemande du XVIIIe siècle comme le dernier terme d’un long et laborieux effort par lequel l’humanité est revenue à l’inspiration du monde grec, rappelons-nous quel enchaînement de pensées amères et d’ambitions inquiètes l’ont mené à ce résultat. Ce n’est pas là une de ces erreurs qui veulent être strictement discutées. Réfuter la théorie de M. Gervinus, à quoi bon ce lieu commun? Il suffit de la signaler comme un témoignage de la passion qui l’anime.

Faudrait-il réfuter aussi ses conclusions? Plus de poésie, plus d’imagination ! s’écrie M. Gervinus; notre édifice littéraire est complet ! Maîtres de l’esprit humain au XVIIIe siècle, grâce à cette phalange immortelle que conduisent Lessing et Goethe, ne vous épuisez pas à tourner inutilement dans le même cercle ! La suprématie que ces grands hommes vous ont conquise, il est temps de l’établir dans le domaine de l’action. Laissez donc reposer le champ de la poésie, dites adieu au monde des livres; si un autre âge d’or est réservé aux lettres allemandes, nous n’en verrons briller la première aube qu’après que le terrain de la vie politique et sociale aura été vaillamment défriché. Pour une nouvelle récolte, il faut un sol nouveau. voyez ce qui s’est passé en Allemagne après cette longue nuit de la scolastique, toute pleine de rêves incohérens; Luther paraît, il disperse les fantômes, il affranchit la conscience religieuse, il crée en un mot tout un monde spirituel et moral, un monde sain, fortifiant, où l’esprit se relève, où l’homme retrouve sa dignité et sa puissance, et sur cette base féconde voici une littérature qui se lève, qui grandit et atteint bientôt aux sublimités les plus hautes! Depuis trois siècles, nous vivons sur le fonds d’idées que nous a transmis la réforme; mais l’œuvre est accomplie, le cercle est parcouru, de nouveaux besoins sont nés : l’esprit germanique appelle aujourd’hui un homme qui soit dans le domaine politique ce qu’a été Luther dans le champ de la théologie. C’est de ce côté que nous devons porter nos efforts. Déjà tous les maîtres l’ont senti : Goethe lui-même, du sein de son quiétisme intellectuel, n’a-t-il pas prononcé cette parole : « La muse peut accompagner avec grâce et noblesse le mouvement de la vie humaine; ce n’est pas elle qui crée le mouvement, ce n’est pas elle qui produit la vie? » Vivons donc, nous chanterons ensuite. Vivons, afin de fournir aux poètes futurs la matière même dont ils auront besoin; vivons, agissons, transformons cette société à notre image, vivons pour le droit et pour la liberté !

M. Gervinus sait bien que l’âme ne se résigne pas si aisément à une existence artificielle. Vivre exclusivement pour la poésie ou exclusivement pour l’action, même chimère! Toutes les facultés se développent à la fois au sein de l’intelligence, et il n’appartient à personne de retrancher l’une ou l’autre au gré d’une théorie. Si cela est vrai de l’âme individuelle, combien cela est plus vrai encore de cette grande âme collective qu’on appelle une nation ! Laissons donc de côté la conclusion de l’auteur; elle n’est qu’une révélation de plus sur l’impatience qui l’agite. Vous voyez se déployer ici le tribun populaire. Peu lui importe la justesse de la pensée, pourvu qu’il frappe un grand coup. Et en effet déclarer que tout est fini depuis Goethe, fermer et condamner les domaines de l’imagination, quel coup d’état dans la bouche du juge qui venait de raconter avec orgueil la gloire intellectuelle de son pays! L’Allemagne en ressentit une émotion profonde. Certes ce décret hautain n’a pas obtenu force de loi; la poésie n’a pas abdiqué, les lettres ont continué leur œuvre; qui pourrait nier cependant que les transformations qu’elles ont subies depuis quinze ans n’attestent pas l’efficacité de cette prédication hardie?

Entre les deux erreurs que je viens de signaler, entre cet orgueilleux point de départ et cette conclusion impérieuse, les cinq volumes de l’Histoire de la Poésie allemande déroulent à nos yeux de merveilleux trésors. Personne n’avait encore interprété avec tant de logique et de puissance le développement du génie germanique. La poésie, confrontée avec l’histoire, devient ici le symbole éclatant de la vie allemande à travers les révolutions des âges. Que de vues ingénieuses et profondes sur les vieilles traditions barbares, sur les épopées et les romans du moyen âge, sur les minnesinger et les meistersaenger, sur ce travail de deux siècles qui précède et enfante la réforme, sur l’influence si peu connue exercée par la guerre de trente ans, et enfin sur l’immortelle phalange de Lessing! L’idée du progrès est écrite en caractères lumineux à chaque page de ce vaillant livre. On assiste à ce continuus animi motus dont parle l’orateur antique. Suivons rapidement la marche de l’historien. Voici l’œuvre décisive de sa vie.

Ce mouvement continu, qui semble le sujet même de son tableau, se déclare dès le sein du moyen âge. Peu sympathique à l’esprit général de ce temps, ne craignez pas que M. Gervinus le traite avec dédain ; c’est son bonheur, au contraire, d’y chercher et d’y découvrir les traces d’un effort sans cesse renouvelé. Ce moyen âge, que des historiens de fantaisie se représentent comme une période de mystique béatitude, est intéressant surtout par son agitation inquiète, sa perpétuelle mobilité, et une sorte d’aspiration naïve vers la lumière. Suivre et commenter ce travail intérieur, voilà la tâche de M. Gervinus. Sous quelque forme que se produise ce développement de la vie morale, aucun symptôme ne lui échappe. Tant que l’église chrétienne est d’accord avec l’idéal qu’il s’est formé du génie germanique, il ne lui refuse pas l’admiration et l’éloge. Le jour où ces deux esprits lui sembleront opposés l’un à l’autre, il regrettera ouvertement que la féconde nature des vieux Germains n’ait pu se déployer en liberté. « Il ne peut se consoler, dit très bien M. Ozanam, de voir que la mansuétude catholique lui a gâté ses belliqueux ancêtres. » Au milieu des travaux sans nombre que l’Allemagne de nos jours a consacrés à l’histoire de sa littérature du moyen âge, il en est un surtout qui, par l’admiration enthousiaste des poètes du XIIIe siècle, rappelle çà et là le tableau de M. Gervinus. Je parle des belles leçons de M. Vilmar, directeur du gymnase de Marbourg. Que de différences pourtant entre M. Gervinus et M. Vilmar ! Chez M. Vilmar, c’est au nom du christianisme que le génie allemand est glorifié ; chez M. Gervinus, c’est au nom du génie allemand que le christianisme est absous. C’est ainsi que, malgré tant de préventions amères contre l’église de Rome, il rend justice en de nobles termes aux monastères allemands du IXe siècle, surtout à cette illustre abbaye de Saint-Gall, qui garda si efficacement le dépôt de la culture littéraire au sein de la barbarie. C’est ainsi qu’il proclame l’influence heureuse exercée sur l’esprit de l’Allemagne, et qu’il apporte à l’appui de cette thèse des considérations aussi neuves que solides. La passion patriotique triomphe ici des autres passions de son intelligence.

Comme elle éclate surtout, cette préoccupation de la gloire nationale, quand l’historien rattache la poésie allemande à la poésie des autres contrées de l’Europe ! Ce n’est pas assez pour lui de déployer avec orgueil tout ce qu’il y a de sauvagement original dans les vieux poèmes barbares, de comparer les Niebelungen à l’Iliade et Gudrun à l’Odyssée. Arrivé aux minnesinger et aux conteurs épiques, il proclame encore sans hésiter que la supériorité appartient à l’Allemagne. En vain nos bénédictins du XIXe siècle, dans les tomes récens de l’Histoire littéraire de la France, lui prouveraient-ils que nos provinces du nord ont été, au moyen âge, le centre intellectuel de l’Europe, que les trouvères ont fourni à l’Allemagne, à l’Angleterre, à l’Italie, à l’Espagne elle-même, la meilleure part des poèmes et des récits qui ont enchanté le monde jusqu’à l’Arioste ; M. Gervinus a une réponse toute prête. Il dira aux continuateurs de dom Rivet que ces romans n’étaient qu’une matière informe, et que l’Allemagne la première y a mis l’art et la vie. Tous ces sujets inspirés par les souvenirs antiques ou par les traditions bretonnes, ces Alexandre, ces Parceval, ces Tristan, ils couraient le monde depuis longtemps, sans qu’un poète les eût fixés dans une forme définitive : l’Allemagne s’en empare ; aussitôt quelle transformation ! Voici l’Alexandre de Lambrecht, le Parceval de Wolfram d’Eschembach, le Tristan de Gottfried de Strasbourg, et il faut voir avec quelle verve, avec quelle fécondité d’interprétations et de commentaires, M. Gervinus signale dans ces trois œuvres les meilleures inspirations de la poésie européenne au moyen âge ! Dante seul s’est élevé au-dessus de ces brillans poèmes, et encore Lambrecht et Wolfram sont-ils associés à la gloire du maître florentin ; car l’Alexandre contient déjà la dramatique inspiration de l’Enfer, le Parceval contient l’inspiration philosophique et religieuse du Purgatoire, et la Divine Comédie, écrite cent ans après, ne fait que donner une conclusion à ces magnifiques fragmens. Telles sont les façons conquérantes de M. Gervinus. Ne croyez pas cependant qu’il soit résolu d’avance à préférer toujours la littérature de son pays aux autres littératures du moyen âge ; ce qu’il aime, ce sont les traces du vieil esprit germanique, la force, l’audace, l’allégresse de l’action. S’il rencontre une école de rêveurs qui ne chantent que les raffinemens de l’amour, s’il croit que les minnesinger efféminent la langue et la poésie, soyez sûr qu’il les réprimandera vertement, et qu’à cette mélancolie énervante il opposera la joyeuse vivacité des Provençaux. Ainsi va l’historien de la poésie allemande, ardent à glorifier son peuple, mais ne louant jamais que la force et la virilité.

À la clarté de cette inspiration toujours présente, les périodes réputées les moins riches déploient tout à coup des trésors qu’on n’y soupçonnait pas. C’est une opinion admise qu’il y a trois grandes époques dans l’histoire de la poésie allemande : le siècle des Niebelungen et de Wolfram d’Eschembach, le siècle de Luther, le siècle de Goethe. Rien de plus triste, dit-on, que les périodes intermédiaires ; entre Wolfram et Luther, par exemple, le génie allemand semble engourdi. M. Gervinus, grâce à sa méthode, a su répandre un attrait singulier sur le tableau du XIVe et du XVe ’siècle. Voici une littérature toute démocratique ; le peuple remplace les maîtres. Suivez ce mouvement qui se dérobe dans l’ombre, combien de symptômes heureux! combien de semences qui lèveront bientôt! Ici, le théâtre et les enseignemens naïfs qu’il adresse à la foule; là, le bon sens populaire sous une forme tour à tour didactique ou joyeuse; plus loin, les mystiques, les moines franciscains, un David, un Berthold, un Hugues de Trimberg, qui mêlent à leurs rêveries le sentiment de l’indépendance spirituelle et qui entretiennent l’ardeur de l’âme; ce qui domine au milieu de ces directions contraires, c’est une inspiration morale d’où sortira la réforme. L’auteur expose ce travail des esprits avec une précision supérieure, et il couronne son tableau par le portrait en pied des trois hommes qui le résument, Thomas Murner, Ulric de Hutten et Hans Sachs. Ce groupe bizarre, mais d’une originalité si puissante, forme à coup sûr un des meilleurs épisodes de son œuvre.

Je ne puis qu’indiquer l’esprit général du tableau et mettre certains points en lumière; comment faire apprécier tous les trésors d’érudition, tous les efforts de sagacité et de critique déployés par le laborieux écrivain? Malgré les erreurs de détail, c’est là une des plus complètes et des plus vivantes peintures qu’on ait tracées de l’activité intellectuelle du moyen âge. La seconde édition surtout, publiée il y a trois ans, s’est enrichie de documens précieux et contient, on peut le dire, le dernier mot de la science. Les travaux des Grimm, des Lachmann, des Docen, des Massmann, des Haupt, des Schmeller, avaient accumulé sur maintes questions de détail des renseignemens inattendus; un opulent amateur de vieux livres, M. de Meusebach, avait laissé accessibles après sa mort des richesses trop soigneusement gardées de son vivant; M. Gervinus n’a pas voulu demeurer en arrière, il s’est remis courageusement à l’œuvre, et les trois premiers volumes de la seconde édition sont un ouvrage presque entièrement nouveau. Il y a en Allemagne des recueils spéciaux pour l’étude philologique et littéraire du moyen âge; rien n’a échappé à M. Gervinus, il a tout lu, tout apprécié, et chacune de ces découvertes, éparses dans les dissertations d’un Grimm ou d’un Lachmann, vient se ranger ici à sa place. Que d’efforts il a fallu pour soulever ce poids énorme! M. Gervinus en semble quelquefois accablé; il se traîne, il est lent, son style s’embarrasse, mais ce n’est pas là une œuvre de compilation, et bientôt l’ardeur de sa pensée le réchauffe et le relève.

Avec l’abondance des documens et la fécondité des vues, le mérite essentiel de M. Gervinus dans cette Histoire de la Poésie allemande, c’est l’ampleur et la netteté du plan. Maître de ces matériaux sans nombre, l’auteur les a distribués avec une précision supérieure. L’art qui manque trop souvent dans les détails apparaît surtout dans l’ensemble, et se révèle majestueusement à mesure qu’on avance. Arrivé à la fin du XVIe siècle, l’auteur jette un regard en arrière et se demande quel a été l’enchaînement des idées depuis les origines littéraires de l’Allemagne. Il aperçoit alors trois phases distinctes, trois phases où l’esprit de son pays a développé séparément ses facultés, et qui vont se réunir dans une quatrième période qui couronnera tout et sera vraiment le fruit complet de la civilisation allemande, le fruit de la poésie et de la science sur l’arbre de la vie. Jusqu’à la fin du XIIIe siècle, la poésie est épique, mystique, chevaleresque ; elle chante surtout l’idéal, les sentimens raffinés ou l’enthousiasme national des hautes classes ; l’élément de l’aristocratie l’domine. Pendant le XIVe et le XVe siècle, elle devient bourgeoise et populaire : plus de brillantes épopées, plus de mysticisme guerrier ou religieux ; des voix bien humbles, mais innombrables, expriment des sentimens pratiques, enseignent le droit et le devoir, travaillent à l’éducation de tous, et ce concert qui s’accroît d’heure en heure prépare l’irrésistible explosion de la réforme. Au XVIIe siècle enfin, une nouvelle aristocratie s’organise, aristocratie de lettrés, de critiques, de censeurs pédantesques, qui régularisent la langue et prétendent fixer les lois du goût. Dans la première période, on se préoccupait surtout du sujet ; dans la seconde, c’est l’opinion qui est la chose essentielle, dans la troisième le style. Viennent maintenant de grands esprits, des poètes et des penseurs originaux ! Ils se débarrasseront des lisières de l’école, ils briseront le joug de l’étranger, et, se rattachant aux vraies traditions nationales, ils l’trouveront tout préparés les plus riches matériaux qui aient été donnés à un peuple. La grandeur des sujets, l’inspiration philosophique et morale, unies à un sentiment indispensable de la forme, tel sera le fonds de cette quatrième période, qui devra continuer et couronner les trois autres.

Cette période, c’est celle qui, préparée par les innovations de Bodmer, enhardie par l’enthousiasme religieux de Klopstock, se révèle surtout dans les manifestes de Lessing, et produit ses chefs-d’œuvre avec Schiller et Goethe. M. Gervinus avait consacré trois volumes aux trois premières parties de son sujet, il en consacre deux à l’immortelle pléiade du XVIIIe siècle. Tous ces grands hommes sont peints avec amour ; ils sont debout, ils triomphent, entourés de l’auréole. Lessing occupe le centre, in medio mihi Cæsar erit… On voit qu’il remplit son siècle, qu’il éveille les esprits, et que le commandement lui appartient, on voit surtout que les préférences de l’auteur sont décidément pour le génie de l’action plutôt que pour le génie poétique. Quel homme a été plus actif que Lessing ? qui a eu plus d’énergie et d’influence ? qui a mieux affranchi les âmes des séductions du mysticisme ? Critique, antiquaire, historien, théologien, poète, publiciste surtout, il a employé toutes les armes de l’esprit, éloquence, dialectique, ironie pénétrante et amère, pour aiguillonner les Allemands, et il n’a pas craint de les blesser au cœur en leur répétant sans cesse qu’ils n’étaient pas encore une nation. Si Goethe et Schiller sont plus grands que lui, c’est que, fidèles à sa pensée, ils ont créé dans le domaine de la poésie et de l’art cette unité nationale qu’appelait si ardemment l’auteur de la Dramaturgie de Hambourg. Le double portrait de Schiller et de Goethe est conçu avec profondeur et exécuté d’une main magistrale. J’ai dit que Lessing est le centre du tableau, j’ajoute que Schiller et Goethe l’illuminent de leurs rayons. Quel spectacle que cette communauté intellectuelle des deux poètes! Comme le peintre possède ces deux âmes, comme il les rapproche, les complète l’une par l’autre et en fait deux types immortels, proposés à l’admiration et à l’amour de l’Allemagne ! L’un semble plus froid, parce qu’il aspire à l’harmonie inaltérable de la nature; l’autre est le maître des cœurs, parce que toutes les généreuses passions ont inspiré son génie; « mais entre ces deux hommes, s’écrie M. Gervinus, qui donc serait assez hardi pour oser faire un choix? Malgré la grandeur de leur œuvre, tous deux furent incomplets et tous deux l’ont senti, grandeur nouvelle, et qui contient pour nous tous la plus féconde des leçons ! Il y a tel instant où Schiller semble tout prêt à s’approprier la sérénité de l’auteur d’Hermann et Dorothée, tandis que Goethe est tenté de revenir avec le poète de Wallenstein aux ardentes inspirations de sa jeunesse. C’est ainsi qu’il faut être, disait Goethe un jour, s’inclinant avec une humilité touchante devant l’idéalisme de son ami. Et nous aussi, ajoute M. Gervinus en terminant ce profond parallèle, et nous aussi, à l’exemple de nos maîtres, sachons confesser ce qui nous manque, et peut-être deviendrons-nous enfin ce que nous devons être. »

M. Gervinus aurait pu s’arrêter là. Son tableau était fini. Il a voulu compléter sa prédication en ajoutant un chapitre sur la poésie romantique, sur cette école des Tieck, des Schlegel, des Novalis, qui se produit aux dernières années du XVIIIe siècle, et qui fait succéder à la sérénité antique de Goethe, à l’idéalisme franc et naturel de Schiller, les subtilités et le mysticisme d’un moyen âge renouvelé. Cette école a fait du bien et du mal; elle a agrandi le champ de la critique, elle a fait apprécier les naïfs trésors des poésies populaires, elle a pénétré avec une intelligence lumineuse dans les littératures du XIIIe siècle; n’a-t-elle pas aussi énervé les esprits et propagé le goût d’une mélancolie malsaine? Si cela est, ne demandez pas à M. Gervinus de prononcer sur elle un jugement impartial; il dira les services rendus, mais il exagérera les fautes. Ce n’est pas un chapitre d’histoire, c’est un manifeste, manifeste éloquent après tout, plein de science, plein d’idées, abondant en détails curieux, et qui amène tout naturellement, comme une conclusion nécessaire, l’interdiction de la poésie et des songes aux générations de l’avenir. L’idéal auquel M. Gervinus veut que les esprits s’attachent, le dernier souvenir qu’ils doivent garder de la longue vie intellectuelle de l’Allemagne, c’est la virile ardeur de Schiller et cette jeunesse éternelle, cette saine et vigoureuse adolescence que Goethe a dérobée à la société hellénique pour en faire don à son pays.

Tel est ce livre, le grand et sérieux titre de M. Gervinus. Il a provoqué, on le pense bien, les plus vives objections. Les romantiques d’un côté, très nombreux encore au moment où parut ce manifeste, devaient se révolter contre une critique hautaine qui sacrifiait ainsi leurs maîtres; si Goethe et Schiller avaient été traités d’intelligences prosaïques par Tieck et Novalis, on devine aisément quelles épithètes furent prodiguées à l’impétueux adversaire des Schlegel. D’autre part, la littérature qui s’agitait alors et qui, sous le nom de Jeune-Allemagne, essayait de frayer des chemins nouveaux, réclama aussi avec violence contre le dictateur qui imposait silence à l’imagination. Malgré les protestations et les colères, les principes essentiels de M. Gervinus ont fini par triompher. Le romantisme n’est plus qu’un souvenir; il y a quelques années à peine, Tieck est mort dans l’oubli, et le nom de Goethe a grandi de jour en jour. Avant l’ouvrage de M. Gervinus, plus d’un esprit d’élite répétait encore les invectives de Louis Boerne et de Menzel contre l’auteur de Faust; aujourd’hui la littérature de Goethe, comme disent nos voisins, s’enrichit sans cesse d’études, de commentaires, c’est-à-dire de glorifications nouvelles. Un des meilleurs biographes du grand poète, M. Rosenkranz, s’est même approprié les conclusions de M. Gervinus sur l’hellénisme de Goethe, et les a développées avec des vues qui lui sont propres. Par ses qualités comme par ses défauts, l’Histoire de la Poésie allemande a donc exercé sur l’esprit littéraire une action décisive. L’avenir pourra compléter ce tableau sur bien des points, on devra y regretter surtout la pure lumière du christianisme; des écrivains habiles, M. Vilmar par exemple, pour le moyen âge, M. Hillebrand pour le XVIIIe siècle, ont essayé déjà de rectifier les vues exclusives et les jugemens passionnés de l’auteur : tout mis en balance, c’est un monument.

Notons ici, à titre de curiosité, un essai poétique de M. Gervinus, publié quelques mois après le premier volume de son Histoire. En étudiant les épopées germaniques du moyen âge, M. Gervinus conçut l’idée de rajeunir pour les hommes de nos jours celui de ces vieux poèmes qui semble le mieux leur convenir; il traduisit en vers le commencement de Gudrun (1836). L’essai a-t-il réussi? Oui certes, si M. Gervinus n’a voulu que donner une indication. Des écrivains sont venus qui ont recueilli l’idée et l’ont exécutée avec plus d’art et de bonheur. Quand la Gudrun de M. Gervinus n’aurait fait que montrer à M. Charles Simrock, au traducteur futur des Niebelungen, du Parceval, du Heldenbuch, le champ où il devait récolter de si riches moissons, on devrait lui pardonner une tentative si peu faite pour sa plume. Au reste, ce fragment épique avait paru sans nom d’auteur; c’est assez de l’indiquer en passant. Je reviens aux travaux que M. Gervinus a signés.

M. Gervinus venait de mettre au jour les deux premiers volumes de son grand ouvrage, quand un incident inattendu le jeta subitement dans la vie politique. Guillaume IV, roi d’Angleterre et de Hanovre, était mort sans enfans, le 20 juin 1837, laissant le trône d’Angleterre à sa nièce la princesse Victoria, fille du prince Edouard, duc de Kent, et petite-fille de George III. Le Hanovre, fief masculin, ne pouvait faire partie des états de la jeune reine; il échut à un frère de Guillaume IV, au prince Ernest-Auguste, duc de Cumberland. Le duc de Cumberland avait été le chef du parti tory en Angleterre; le roi Ernest-Auguste fut dès le premier jour l’adversaire intraitable des libertés du Hanovre. Il le déclara lui-même officiellement dans sa proclamation du 7 juillet 1837, faisant savoir à tous qu’il ne se considérait pas comme lié par la constitution de 1833, et qu’il la croyait funeste aux intérêts du pays. C’était là un singulier don de joyeux avènement. L’Allemagne s’émut; les tribunes de Munich, de Dresde, de Stuttgart, de Carlsruhe, si humbles qu’elles fussent d’ordinaire, firent entendre des protestations énergiques, et l’opinion publique dans le Hanovre, soutenue par ces éclatans témoignages, s’apprêta à la résistance. On crut un instant que l’orage était passé. L’université de Goettingue, la docte et glorieuse Georgia-Augusta, fondée en 1737 par le roi d’Angleterre George II, se préparait à fêter cet anniversaire séculaire. Tous les maîtres de la science germanique, à leur tête M. Alexandre de Humboldt, s’étaient donné rendez-vous à ces fêtes de l’esprit. Le jubilé de Goettingue eut lieu au mois de septembre, et l’on espéra que ce concours immense, ces hôtes illustres, ces joies de la pensée, ce déploiement des forces morales et intellectuelles de l’Allemagne ferait reculer l’agresseur. Était-ce en face de cette pacifique armée de l’intelligence qu’un souverain, étranger la veille encore, oserait porter une telle atteinte aux droits du pays qu’il venait gouverner? Vaine espérance! Six semaines après la fête, le 30 octobre, les chambres furent dissoutes, et le surlendemain, 1er novembre, un décret royal supprimait la constitution de 1833, octroyée au Hanovre par le roi Guillaume IV. Aussitôt l’élite des professeurs de Goettingue adressa au curateur de l’université une calme et vigoureuse protestation. C’étaient tous des hommes distingués par la science; quelques-uns étaient illustres et vénérés. L’Allemagne n’a pas oublié les sept noms inscrits au bas de cet acte; on l’voyait d’abord les deux patriarches de la philologie germanique, MM. Jacob et Wilhelm Grimm, puis l’historien Dahlmann, le jurisconsulte Albrecht, l’orientaliste Ewald, le physicien Weber; M. Gervinus, le plus jeune des sept, n’avait pas été le dernier à son poste, car l’arrêté qui les destitua tous lui accordait, ainsi qu’à deux de ses collègues, une distinction particulière : M. Gervinus fut expulsé de Hanovre avec M. Dahlmann et M. Jacob Grimm.

Ce fut là une heure brillante dans la vie de M. Gervinus. Associé à des noms vénérés, il avait eu l’honneur de souffrir pour une cause juste. Les yeux de l’Allemagne étaient fixés sur lui, et cette disgrâce illustre, comme dit Corneille, doublait l’autorité de sa parole. Ce fut aussi une période d’activité nouvelle. Il retourna à Darmstadt au sein de sa famille; il s’enferma dans la retraite, et, pour se consoler de ne plus avoir en face de lui son jeune et généreux auditoire, il redoubla d’ardeur et de zèle comme écrivain.

Un professeur de l’université de Breslau, destitué pour des poésies politiques, M. Hoffmann de Fallersleben, s’écriait à peu près vers le même temps :


« J’ai été professeur; me voilà destitué. Autrefois je pouvais faire des leçons; que puis-je faire maintenant?

« Maintenant je puis penser, je puis chanter; j’ai la liberté d’enseignement, et personne ne me gênera plus, d’aujourd’hui jusque dans l’éternité.

« Point de ministre qui m’inquiète, point de majesté, point d’étudians ni de philistins, point d’université non plus.

« On a enterré le professeur; un homme libre est ressuscité. Que puis-je désirer de plus? Vive la patrie! »


M. Gervinus ne parle pas tout à fait ainsi, il regrette sa chaire. « Malgré toutes les entraves de l’enseignement public, écrivait-il quelques mois plus tard, le meilleur auditoire auquel puisse s’adresser un penseur, le meilleur trésor à défricher, à féconder, c’est la loyale jeunesse de nos écoles. » Toutefois, ce tribut payé à ses souvenirs et à ses regrets, il reprend son œuvre avec l’enthousiasme du combat. D’abord il publie son troisième volume, et il y met une préface où l’homme qui a frappé Dalhmann et Gervinus est stigmatisé aux yeux de l’Allemagne. Peu de temps après, Jacob Grimm est appelé à l’université de Berlin, M. Dalhmann est placé à Bonn, M. Ewald à Tubingue; la préface de M. Gervinus a trouvé des échos dans les conseils des rois. Bientôt les deux derniers volumes de l’Histoire de la Poésie allemande sont livrés à l’impatiente curiosité du public, et qui pourrait dire que la verve, l’éclat, la puissance magistrale de ce grand tableau ne doivent pas quelque chose à ces circonstances émouvantes? C’est aussi le moment où il fait paraître la suite de ses Écrits historiques, un recueil d’articles dispersés çà et là dans des revues, dans des journaux; articles hardis, téméraires parfois, publiés d’abord sans nom d’auteur, et revendiqués fièrement par l’écrivain proscrit. Ici, ce sont des pages toutes juvéniles où l’un des chefs de la vieille école historique, Heeren, est pris à partie avec une sévérité altière; M. Gervinus ne souffre pas qu’on touche à l’antiquité avec une science incomplète, et qu’on affaiblisse l’idéale beauté de cette société hellénique dont il croit que l’Allemagne a retrouvé l’inspiration et le génie; là, ce sont des études sur l’organisation des universités et maints projets de réforme audacieusement conçus.

Au milieu de ces discussions pleines de verve, on remarque un curieux fragment, le premier chapitre d’un travail historique sur la culture de la vigne. L’auteur s’est souvenu du distique de Luther : Wer liebt nicht Wein,... et il en donne un commentaire où éclate toujours, avec un mélange d’âpreté et de bonne humeur, le sentiment viril qu’il veut propager dans les contrées allemandes. Les modes divers de la fabrication et de l’emploi du vin chez les barbares, dans les siècles chevaleresques, et aussi dans nos sociétés modernes, lui fournissent sur l’esprit de chaque époque des renseignemens inattendus. Écoutez comme il maudit le thé, qui inspire les conversations frivoles, ou la bière, qui alourdit l’esprit! Pourquoi ne s’assemble-t-on plus le dimanche avec les parens et les amis, en hiver au coin du feu, en été sous la tonnelle en fleurs, autour de la table familière où le vin du Rhin brillait dans les flacons? C’était la vieille coutume allemande; on faisait ainsi au temps de Murner et de Hans Sachs, de Melanchthon et de Luther. Les hommes alors étaient des hommes; ils ne se payaient pas de vaines phrases, de théories creuses, de dissertations alambiquées; ils vivaient de la vie complète... Et M. Gervinus va tirer de la dive bouteille toute une prédication morale. A côté de ces tableaux du vieux temps vient une invective contre ce malheureux Louis Boerne, qui a si cruellement insulté l’Allemagne dans ses Lettres de Paris. M. Gervinus n’a jamais eu de sympathies pour les coryphées de la Jeune-Allemagne, il prend son rôle de réformateur au sérieux, et la grâce élégante des humoristes lui semble une profanation de la liberté. Ainsi va l’irritable écrivain, prêchant, philosophant, quelquefois essayant de sourire, mais revenant toujours et non sans pédantisme à l’idéal qu’il s’est fait de la rudesse et de la moralité allemande. Avec ses mérites et ses défauts, avec ce mélange de verve belliqueuse et de sagesse puritaine, cette période active est décidément la plus heureuse dans cette vie si remplie. L’originalité de l’écrivain s’y dessine dans son meilleur jour.

Et toutefois la violence qu’il a subie à Goettingue, les ressentimens trop légitimes qu’il en garde au fond de l’âme, n’ont-ils pas à la longue porté quelque trouble chez ce mâle penseur? Il est certain que dans la période qui suit, ses doctrines vont prendre une âpreté nouvelle. A force d’attendre, l’esprit s’exalte et s’irrite. A l’émotion produite d’un bout de l’Allemagne à l’autre par le coup d’état du roi Ernest, M. Gervinus avait vu succéder peu à peu l’indifférence habituelle de l’opinion. Le mouvement était dans les partis extrêmes, et ce mouvement s’accroissait de jour en jour, tandis que le parti des constitutionnels, divisé et sans chefs, commençait à perdre foi en lui-même. M. Gervinus n’avait que de la répulsion pour les jeunes hégéliens, quoique les Annales de Halle, dès 1841, à propos de l’Histoire littéraire de l’Allemagne de M. Henri Laube, bafouant et flagellant sans pitié l’école du dilettantisme, eussent fait mille efforts pour attirer dans leurs rangs le signataire de la protestation de Goettingue. Sa place était à la tête du parti libéral. Il le sentait bien, mais l’irritation est mauvaise conseillère, et plus d’une fois M. Gervinus manqua de cette sûreté de coup d’œil qui révèle un chef et donne l’autorité. Attentif aux moindres bruits du dehors, il voudra du fond de son cabinet diriger les agitations de l’esprit public, et il lui arrivera de se fourvoyer en des chimères. Après un second voyage en Italie, il est revenu s’installer à Heidelberg (1840), où l’université le nomme bientôt professeur honoraire (1844), et le compte au nombre de ses maîtres les mieux écoutés. La vue de ce jeune auditoire, le souvenir des affronts subis, la colère que lui inspire l’engourdissement général de l’Allemagne, tout réveille son ardeur, et dans ses écrits comme dans sa conduite on verra maintes impatiences qui compromettront la netteté de son jugement. En 1845, par exemple, ne prendra-t-il pas au sérieux l’espèce d’insurrection tentée par Jean Ronge et Czerski ? L’entreprise des catholiques allemands lui semblera le signal évident d’un retour à l’unité religieuse; il croira très sincèrement que l’Allemagne catholique du midi est toute prête à faire cause commune avec le protestantisme, et si de graves théologiens protestans entrent dans la lice pour démontrer en quoi consiste une réforme, s’ils prouvent que la tentative de Jean Ronge n’a pas de caractère religieux, et que l’agitation produite dans les esprits n’est autre chose qu’un mouvement politique, M. Gervinus prendra aussitôt la plume et engagera contre eux une polémique ardente. Qui avait le plus de clairvoyance, du publiciste ou des théologiens? L’événement, ce semble, a répondu assez haut. M. Gervinus revient à son vrai rôle, lorsque deux ans après, au sujet de ce régime d’états-généraux accordé à la Prusse par Frédéric-Guillaume IV, il soumet à une critique approfondie la patente de 1847, et prouve avec une logique irrésistible la nécessité du vrai régime constitutionnel; mais l’autorité de sa parole n’était-elle pas déjà un peu amoindrie par une telle faute?

La révolution de 1848 aura aussi pour M. Gervinus des heures glorieuses et des périodes néfastes. A la première nouvelle des événemens de Paris, une immense agitation parcourt l’Allemagne. Le mouvement commence sur les frontières; à Mannheim, à Darmstadt, à Stuttgart, à Wiesbade, à Francfort, à Cologne, des pétitions hautaines, soutenues par la population soulevée, arrachent à des gouvernemens en désarroi toutes les libertés vainement réclamées depuis 1815. L’écho des bords du Rhin retentit bientôt aux extrémités de la confédération; la Saxe et la Prusse, la Bavière et l’Autriche obtiennent les mêmes réformes. Qui réglera cette agitation ? qui lui donnera une forme durable et assurera la victoire? Le moment est décisif pour M. Gervinus. Au mois de juillet de l’année précédente, il avait fondé à Heidelberg, avec MM. Mittermaier, Mathy et Louis Hausser, un journal consacré à la défense des principes constitutionnels; la Gazette allemande, déjà investie d’une sérieuse autorité politique et morale, s’efforcera de diriger l’opinion. L’initiative des grandes mesures partira de Heidelberg, et M. Gervinus sera l’âme du mouvement. Les pétitionnaires de Mannheim avaient demandé la convocation d’un parlement national qui proclamerait les volontés du pays. C’était surtout à l’unité de l’Allemagne qu’aspiraient tous les vœux. M. Gervinus rassemble ses amis, et sans autre mandat que celui du péril public, il forme une réunion de cinquante et un citoyens, publicistes, députés, jurisconsultes, qui vont préparer la convocation du parlement. C’est le 5 mars que les cinquante et un se réunissent; le 12, un comité de sept membres, choisis dans le sein de l’assemblée, convoque à Francfort, pour le 30 mars, tous les anciens députés et tous les députés présens des chambres constitutionnelles. On leur adjoint un certain nombre de personnages éminens pris en dehors des chambres. Ce sera l’assemblée des notables; elle aura mission de faire la loi électorale et d’instituer solennellement le vrai parlement germanique.

Si vous voulez voir M. Gervinus dans l’épanouissement complet de ses facultés, regardez-le à ce moment. Le voilà enfin au milieu des épreuves de l’action. Il vient de jouer un grand rôle et un rôle salutaire. Du premier coup, il a arrêté la démagogie en imprimant une marche régulière à la révolution. Dans le comité des cinquante et un, dans les polémiques de la Gazette allemande, à l’assemblée des notables, M. Gervinus est sur la brèche pour la défense du droit. Le danger ne vient plus des gouvernemens, mais de la démagogie. M. Gervinus, avec ses amis du duché de Bade, est un des plus intrépides soldats du principe constitutionnel. Pourquoi faut-il qu’une fiévreuse impatience vienne compromettre tout ce qui semblait gagné? La question de l’unité allemande brouillera tout. Nommé au parlement de Francfort par un district de la Saxe prussienne, M. Gervinus n’y réussit que médiocrement. Avait-il désapprouvé au mois de juin le choix du vicaire de l’empire? était-il mécontent des premiers actes qui signalèrent ce nouveau pouvoir? trouvait-il que cette grande cause de l’unité de la patrie était mal servie par les hommes de son propre parti? Il est difficile d’expliquer autrement son brusque départ de l’assemblée. Il donne sa démission au mois d’août, et fait un voyage de plusieurs mois au moment où les intérêts les plus graves sont débattus à la tribune. M. Gervinus, si empressé dans ses écrits à glorifier la vie active, ne paraît guère en apprécier les conditions. Habitué aux principes absolus de la pensée, il ne sait pas combien de concessions et de tempéramens sont nécessaires à qui veut manier les hommes; il ne sait pas non plus, à ce qu’il semble, qu’on ne transforme pas un peuple sans tenir compte de son passé, et qu’en présence de tant de divisions séculaires, divisions politiques et religieuses, on ne décrète pas l’unité allemande par un article de loi, comme on construit dans sa chaire un système historique. Ces rêveries de M. Gervinus vont se donner surtout carrière dans la dernière période du parlement, lorsque, son voyage fini, il vient reprendre au mois de décembre son poste de journaliste. C’est l’heure où les députés du pays se préparent à élire un empereur d’Allemagne! Les bons esprits ne croient plus à cette création impossible. L’Autriche adresse à la Prusse des notes ironiques et hautaines, et déchire d’avance la constitution future. Irrité de ces résistances, le parti de l’unité s’obstine dans ses chimères, et, pour essayer de la faire triompher, il ne craint pas de tendre la main à la démagogie. On sait ce qui a suivi le vote de cette constitution impériale qui n’accorde à l’élu qu’un fantôme de pouvoir, l’élection du roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV, ses hésitations, son double jeu, son refus enfin, et pour conclusion dernière, après toute une série d’insurrections où le drapeau de l’unité allemande abrite les entreprises de l’anarchie, l’inévitable dissolution et l’agonie désespérée du parlement. Aux heures funestes qui virent commettre tant de fautes, M. Gervinus était dans son journal, comme M. Dahlmann à la tribune, le chef de cette politique de rêveurs.

Que faire après tant d’espérances et tant de mécomptes? Les plus fermes se sont découragés; M. Gervinus a repris vaillamment sa tâche. L’unité n’a pu être fondée par l’assemblée de Francfort; il reste au moins, comme fruit de ces longs débats, un sentiment plus vif de la communauté des intérêts et des droits dans la patrie allemande. L’unité politique est ajournée, l’unité morale est mieux assise; développons-la encore dans nos écrits. Entretenons aussi le goût de la vie active, et ne nous rebutons pas pour un échec. Ainsi pensait M. Gervinus, et, soit qu’il revînt à la haute critique littéraire, soit qu’il entreprît de tracer l’histoire politique de son temps, il a été fidèle à ce programme. Les quatre volumes sur Shakspeare, publiés de 1849 à 1850, l’Histoire du dix-neuvième siècle depuis les traités de Vienne, attestent l’infatigable ardeur du publiciste.

C’est comme publiciste en effet que M. Gervinus interroge la vie et les œuvres de Shakspeare. D’autres écrivains pourront étudier l’auteur d’Hamlet et d’Othello avec un sentiment poétique plus élevé, avec plus de finesse et de pénétration. L’originalité de son livre, c’est l’enseignement politique et moral qu’il renferme. Quand on se rappelle toute la carrière de M. Gervinus, quand on songe aux espérances et aux douleurs de son patriotisme, on ne peut le voir sans émotion revendiquer Shakspeare comme un des représentans du génie germanique. Qui aurait le courage de railler ces théories conquérantes, si elles sont une consolation pour l’âme qui souffre? M. Gervinus veut associer l’Allemagne à l’Angleterre; il voudrait, s’il était possible, les compléter l’une par l’autre, comprenant trop, hélas! combien le sens pratique des Anglo-Saxons fait faute à son pays. Il appelle cette union, et déjà il croit la voir réalisée par certains échanges singuliers que nous présente l’histoire des arts. « Le grand musicien Haendel, dit M. Gervinus, était une nature tout allemande; l’Angleterre y a adopté, et c’est à elle qu’il appartient. En revanche, Shakspeare est à nous. Sans le culte que lui a voué l’Allemagne, le poète de Stratford serait-il complètement assuré de sa gloire? C’est nous qui les premiers avons mesuré l’immensité de son œuvre. L’Angleterre l’a admiré et négligé tour à tour. Depuis que Lessing nous l’a révélé, il est le maître de la poésie allemande. » Ne croyez pas que ce soit là, chez M. Gervinus, une ridicule prétention nationale, c’est surtout une consolation et un conseil. L’Allemagne est grande par les conquêtes de la critique, par l’intelligence profonde de l’art et de la poésie; qu’elle soit plus grande encore par le sentiment de la réalité ! Ce n’est pas seulement le génie poétique qu’il faut admirer dans Shakspeare, mais la précision, la force, le naturel, cette vue sûre et prompte jetée sur les affaires humaines, et le drame du monde merveilleusement expliqué par les acteurs eux-mêmes. Tel est le sens de cet ouvrage. M. Gervinus, vous le voyez, ne cesse de répéter sa prédication sous maintes formes : ce qu’il a demandé à Machiavel, aux communes du royaume d’Aragon, à la Grèce antique, je veux dire un principe d’activité virile, il le demande aujourd’hui à Shakspeare, il le demandera demain au tableau des événemens qui remplissent le XIXe siècle. Avant de publier l’Histoire du dix-neuvième siècle, dont le premier volume a paru l’année dernière, M. Gervinus en avait donné l’introduction en 1853. Cette introduction n’est guère qu’un tableau d’histoire tel qu’il s’en trouve partout, un résumé des différentes phases de la vie politique en Europe depuis la fin du moyen âge. Incomplet sur bien des points, ce résumé se recommande par une foi vive dans le mouvement irrésistible de la société moderne, dans le triomphe définitif des principes de justice et de liberté : on y trouve aussi les préjugés de l’orgueil germanique, une façon hautaine d’opposer les races tudesques aux races romanes, une malveillance déclarée contre la France ; mais encore une fois n’y cherchez pas de vues nouvelles. Qui croirait que ces pages, dont les défauts sont purement littéraires, aient pu exciter l’indignation de certains gouvernemens de l’Allemagne ? M. Gervinus semble dire en terminant que l’ère des grands hommes est passée, que le progrès ne viendra plus d’en haut comme autrefois, que c’est aux peuples de se secourir eux-mêmes. Il avait dit cela vingt fois dans ses livres ; il l’avait dit dans ses Élémens de l’Histoire, il l’avait dit surtout dans son Histoire de la Poésie allemande, lorsqu’il montrait le grand mouvement démocratique du XIVe et du XVe siècle succédant à l’aristocratie littéraire du moyen âge et préparant la réforme ; on vit là une menace, une atteinte au régime constitutionnel, et le livre de M. Gervinus fut poursuivi.

Je ne raconterai pas ce ridicule procès ; mentionnons seulement la réponse que M. Gervinus adressait à ses accusateurs en publiant la seconde édition de son Histoire de la Poésie allemande. Ces pages sont dédiées aux frères Grimm et à M. Dahlmann, qui plusieurs fois, à ce qu’il paraît, l’avaient détourné de la vie politique pour le ra-ener aux purs travaux de la science. « Chers amis, leur dit-il avec un accent de bonne et cordiale humeur qu’on voudrait lui voir plus souvent, — quelle est donc la démoniaque influence qui plane sur notre littérature du XVIe siècle ? En 1837, à Goettingue, j’achevais à peine de traiter ce grand sujet, quand un coup d’état inattendu me frappa en pleine poitrine ; aujourd’hui je viens de refaire, à l’aide de documens nouveaux, cette partie de notre histoire littéraire, et je me sens frappé une seconde fois. Le coup ne vient plus de Goettingue, mais d’Heidelberg. On m’accuse de haute trahison ; on m’accuse d’avoir excité au mépris du gouvernement constitutionnel, moi qui, à l’heure privilégiée des hautes trahisons et des attentats contre l’ordre social, le 26 avril 1848, dans la Gazette allemande, reprochais au gouvernement badois sa faiblesse à l’égard des ennemis de la société, et qui dénonçais cette faiblesse comme un manque de respect à la constitution. On prétend que j’ai fait œuvre de pamphlétaire, et si mon livre va être lu et interprété comme un pamphlet, ce sont mes accusateurs eux-mêmes qui en seront cause. On dit que je fomente des haines de parti, et ce sont des haines de parti qui me poursuivent. Croit-on réussir à m’ébranler au moment où l’on me donne si manifestement raison? Non, certes; de telles attaques n’ébranlent pas une conscience tranquille et ferme, elles lui donnent au contraire un stimulant nouveau; rassurez-vous, mes chers amis, l’inspiration que j’y puise n’altérera pas mon égalité d’âme, elle ne m’entraînera jamais hors des limites du devoir et de la justice. » Excellentes paroles, témoignage de modération et de force ! M. Gervinus pouvait braver l’orage; condamné vainement par le ministère du grand-duché de Bade, son livre était lu par l’Allemagne entière, et cette préface si injustement attaquée préparait un triomphe certain à l’Histoire du dix-neuvième siècle.

Cette Histoire du dix-neuvième siècle est écrite avec une prédilection particulière; on voit que M. Gervinus en voudrait faire le travail capital de sa vie, comme l’Histoire de Florence, le dernier des écrits de Machiavel, est demeuré son chef-d’œuvre. Jamais il n’a été si net et si précis; un art inaccoutumé préside à l’économie du livre, et des portraits, vrais ou faux, mais tous dessinés avec soin, se détachent habilement sur la trame élégante du récit. Jugeons cependant l’ouvrage de M. Gervinus sans nous préoccuper de la persécution qui en a doublé le prix aux yeux de la foule. L’auteur dédie son histoire à M. Schlosser, et nous la présente comme la continuation de l’Histoire du dix-huitième siècle, récemment terminée par son vieux maître. — Votre histoire, dit-il à M. Schlosser, s’arrête en 1815; c’est là que la mienne commence. Je veux y peindre le temps des fausses promesses et des mensonges, des congrès et des protocoles, des persécutions politiques et des conspirations, des espérances et des désenchantemens. — Ce sont les expressions mêmes par lesquelles M. Schlosser, en terminant son œuvre, caractérise la période qui s’ouvre au congrès de Vienne. M. Gervinus accepte ce programme, et se dispose à le remplir. Ce parti-pris ne nuira-t-il pas à la gravité du tableau? N’y verra-t-on pas trop souvent le développement d’une thèse préconçue? J’en ai peur, et le premier volume, que j’ai sous les yeux, confirme çà et là mes alarmes. La science est plus calme; elle ne procède pas comme un réquisitoire, et n’enveloppe pas dans une même condamnation toute une époque. Que de nuances dans la peinture du vrai ! Celui qui les supprime peut faire un tableau éloquent, il n’écrit pas une histoire. Nous sommes assez loin déjà de la restauration pour la juger avec impartialité. De 1815 à 1830, et de 1830 à 1848, n’y a-t-il eu que déceptions et fourberies? L’esprit humain n’a-t-il pas connu alors, sous l’influence même de la lutte, des heures d’inspiration et d’enthousiasme? N’a-t-on pas vu, au lendemain du drame de l’empire, le plus noble essor des intelligences? N’était-ce pas en quelque sorte la jeunesse de notre XIXe siècle, une jeunesse ardente et studieuse? et ne jouissons-nous pas aujourd’hui encore des conquêtes morales que nous lui devons? M. Gervinus est trop disposé à oublier toutes ces choses.

Je sais bien qu’il n’est pas arrivé aux journées brillantes de la restauration. Ce premier volume contient quatre chapitres, la restauration des Bourbons, le congrès de Vienne, la réaction en Europe de 1815 à 1820, et le tableau de l’Autriche sous M. de Gentz et le prince de Metternich. C’est là certainement une attrayante et dramatique lecture; la première restauration, le miraculeux retour de l’île d’Elbe, les cent jours, la seconde restauration, sont décrits avec netteté. On ne peut lire sans intérêt les travaux du congrès de Vienne, objet d’une étude exacte et de rapprochemens lumineux. Le tableau de l’esprit public de 1815 à 1820 est une vaste toile où comparaît toute l’Europe, j’y signale surtout d’intéressans portraits littéraires, M. de Bonald et Joseph de Maistre, Chateaubriand et Mme de Staël, M. de Haller et les deux Schlegel, Schleiermacher et Schelling, Ugo Foscolo, Manzoni, Walter Scott; mais quelle singulière tendance à confondre ces écrivains si différens sous la bannière d’une même école! Et là même où le talent de l’auteur est le plus vif, à propos de Walter Scott par exemple, quelle inspiration défiante et chagrine! L’ardeur satirique éclate surtout dans la peinture de l’Autriche; j’abandonne M. de Gentz à M. Gervinus, et je laisse aux publicistes allemands le soin de décider si le portrait de M. de Metternich n’est pas tracé avec une exagération regrettable. C’est notre sympathie pour M. Gervinus qui nous engage à lui soumettre ces objections. Son livre est plein de pages éloquentes, il respire l’amour de la liberté et le sentiment le plus élevé de la moralité humaine; qu’il prenne garde d’en affaiblir l’effet par l’amertume de sa pensée. Ce n’est pas assez d’avoir confiance dans les destinées finales du XIXe siècle; pourquoi cette confiance ne jette-t-elle pas sur l’ensemble du récit ses bienfaisantes lueurs? Pourquoi ce ton d’hostilité qui ressemble plus à un ressentiment personnel qu’à la tranquille sévérité du juge? Un mérite que je suis heureux de signaler, c’est que M. Gervinus a souvent imposé silence à ses passions allemandes. En racontant les événemens de 1815, il écarte les souvenirs cruels; il n’en triomphe pas insolemment comme un soldat de Blücher et de Wellington; il a plutôt des sympathies pour les vaincus, et s’il ne le dit pas expressément, il comprend que c’est la révolution qui est vaincue avec eux. Recueillons ce précieux symptôme, et engageons M. Gervinus à chercher, à découvrir, à mettre en pleine lumière tout ce que l’influence immortelle de l’esprit de 89 produira de fécond en Europe, même dans la période des fausses promesses et des mensonges. À ces conditions-là seulement, il pourra nous donner, dans les volumes qui suivront, non pas un réquisitoire chagrin, mais une véritable histoire de notre XIXe siècle.

Cette étude sur la vie et les œuvres de M. Gervinus a dû montrer, ce me semble, quelle haute place il occupe dans l’histoire intellectuelle de l’Allemagne. Docte esprit, âme ardente et généreuse, il possède un grand nombre des qualités qui ont fait de tout temps la gloire de son pays, et il l’joint celles que l’Allemagne a eu le malheur d’abandonner. Personne n’a répandu plus d’idées, personne depuis 1830 n’a exercé une action plus forte sur la conscience publique. Toutes ses idées ne sont pas également justes, il a des préjugés violons, il se délie de l’idéalisme et de la mansuétude chrétienne; nous avons expliqué ces erreurs par le sentiment qui inspire toute sa vie, et qui a été, on peut le dire, l’honneur et le tourment de sa pensée. Il a souffert plus qu’aucun autre de ses concitoyens de l’impuissance politique de son pays, et toutes les doctrines lui ont été bonnes pour secouer son engourdissement. Quel a été le succès de cette longue prédication? A-t-il réussi à faire accepter tous ses principes? Non certes; sa philosophie de l’histoire est incomplète; sa théorie de l’hellénisme allemand du XVIIIe siècle a pu charmer l’orgueil de Berlin ou de Weimar, l’Europe en a souri. Son antipathie contre le christianisme, s’il l’avait persisté, lui aurait donné en Allemagne des alliés que repousserait son lier sentiment des traditions nationales; mais il a éveillé le goût de la vie active, il a ranimé quelque chose des fortes vertus d’autrefois, et on peut affirmer qu’il a commencé sur ce point la transformation de son pays. Si l’Allemagne, depuis vingt-cinq ans, a manifesté en maintes rencontres le désir de jouer un rôle plus actif dans les affaires humaines, si la poésie a renoncé aux langueurs mélancoliques et aux rêveries énervantes, si l’histoire, rejetant les systèmes qui justifient tout, est revenue à l’appréciation sévère du drame et des acteurs, c’est à M. Gervinus en grande partie qu’il convient d’en rapporter le mérite. Pour tout dire d’un mot, l’action a été sa muse, et si cette muse l’a souvent égaré, souvent aussi elle l’a préservé des défaillances de notre âge et lui a inspiré une noble philosophie morale. A la première page des œuvres complètes de M. Gervinus, j’inscrirais volontiers ces paroles de Vauvenargues, que l’infortuné stoïcien, aveugle et paralysé, lançait de son lit de douleur comme un hymne à l’existence : « Le feu, l’air, l’esprit, la lumière, tout vit par l’action. De là la communication et l’alliance de tous les êtres, de là l’unité et l’harmonie dans l’univers. »


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. C’est le nom de l’université de Goettingue. On sait que chaque université allemande a ainsi son nom de baptême, qui rappelle ordinairement le souverain auquel elle doit le plus. L’université de Goettingue a été fondée en 1737 par George II (Auguste), roi d’Angleterre et de Hanovre.