Historiettes (1906)/Le petit Scarron

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Texte établi par Louis MonmerquéMercure de France (p. 257-262).

LE PETIT SCARRON[modifier]

Le petit Scarron, qui s’est surnommé lui-même cul-dejatte, est fils de Paul Scarron, conseiller à la Grand’Chambre, qu’on appeloit Scarron l’Apôtre, parce qu’il citoit toujours saint Paul. C’étoit un original que ce bonhomme, comme on voit dans le factum burlesque que le petit Scarron a fait contre sa belle-mère, qui est, peut-être, la meilleure pièce qu’il ait faite en prose. Le petit Scarron a toujours eu de l’inclination à la poésie ; il dansoit des ballets et étoit de la plus belle humeur du monde, quand un charlatan, voulant le guérir d’une maladie de garçon, lui donna une drogue qui le rendit perclus de tous ses membres, à la langue près et quelque autre partie que vous entendez bien : au moins par la suite vous verrez qu’il y a lieu de le croire. Il est depuis cela dans une chaise, couverte par le dessus, et il n’a de mouvement libre que celui des doigts, dont il tient un petit bâton pour se gratter ; vous pouvez croire qu’il n’est pas autrement ajusté en galant. Cela ne l’empêche pas de bouffonner, quoiqu’il ne soit quasi jamais sans douleur, et c’est peut-être une des merveilles de notre siècle, qu’un homme en cet état-là et pauvre puisse rire comme il fait. Il a fait pis, car il s’est marié. Il disoit à Girault, à qui il a donné une prébende du Mans qu’il avoit : « Trouvez-moi une femme qui se soit mal gouvernée, afin que je la puisse appeler p… sans qu’elle s’en plaigne. » Girault lui enseigna un jour la demoiselle de la mère de madame de La Fayette. Cette fille avoit eu un enfant, et n’avoit jamais voulu poursuivre un écuyer qui le lui avoit fait ; mais notre homme n’en fit que rire. Depuis il traita avec Girault de sa prébende, et, dans la pensée d’aller en Amérique. ; il croyoit rétablir sa santé, il épousa une jeune fille de treize ans, fille du baron de Surimeau, fils de d’Aubigny l’historien (1).

[(1) D’Aubigné.]

Ce Surimeau avoit tué sa première femme, à Niort, avec son galant, après en avoir bien souffert d’autres ; ensuite il se remaria. Cet homme, pour s’être marié contre le gré de son père, fut déshérité ; il alla aux Indes, ne sachant que faire, et je pense que cette fille y étoit née. Pour le voir, il fallut qu’elle se baissât jusqu’à se mettre à genoux. Il changea encore d’avis et n’alla point dans l’Amérique. Cela lui coûta trois mille livres qu’il avoit mises dans la société : et voyant que la chose alloit mal, il disoit une fois à sa femme : « Avant que nous nous fussions ce que nous nous sommes, qui n’est pas grand’chose, etc. » Il disoit qu’il s’étoit marié pour avoir compagnie, qu’autrement on ne le viendroit point voir. En effet, sa femme est devenue fort aimable. Il a dit aussi qu’il croyoit en se mariant faire révoquer la donation qu’il fit de son bien à ses parents ; mais il faut donc que quelqu’un fasse des enfants à sa femme. Or, depuis, il a trouvé moyen de retirer ou le tout ou partie du bien qu’il avoit donné à ses parents ; il y avoit à cela une métairie auprès d’Ambroise ; il en parle à M. Nublé, avocat, homme d’esprit et de probité, de qui il disoit en une épître au feu premier président de Bellièvre : « Je ne vous connois point, mais M. Nublé, quo non Catonior alter, m’a dit tant de bien de vous, etc. » Scarron lui dit qu’il estimoit cet héritage quatre mille écus,, mais que ses parents ne lui en vouloient donner que trois. M. Nublé dit qu’il le vouloit bien, sa vue dessus. Il va au pays, aux vacations ; on lui dit que ce bien-là valoit bien cinq mille écus ; il fait mettre cinq mille écus dans le contrat au lieu de quatre. Les parents, qui n’en vouloient donner que trois, l’ont retiré par retrait lignager.

Madame Scarron a dit à ceux qui lui demandoient pourquoi elle avoit épousé cet homme : « J’ai mieux aimé l’épouser qu’un couvent. » Elle étoit chez madame de Neuillan, mère de madame de Navailles, qui, quoique sa parente, la laissoit toute nue. L’avarice de cette vieille étoit telle que, pour tout feu dans sa chambre, il n’y avoit qu’un brasier : on se chauffoit à l’entour. Scarron, logé en même logis, offrit de donner quelque chose pour faire cette petite d’Aubigny religieuse : enfin il s’avisa de l’épouser. Un jour donc il lui dit : « Mademoiselle, je ne veux plus vous rien donner pour vous cloîtrer. » Elle fit un grand cri. « Attendez, c’est que je vous veux épouser : mes gens me font enrager, etc. » Elle n’avoit rien ; ses cousins d’Aubigny se mirent en pension chez elle.

Depuis, le procureur général Fouquet, qui est aussi surintendant, et qui aime les vers burlesques, a donné une pension à Scarron. Quelquefois il lui échappe de plaisantes choses ; mais ce n’est souvent. Il veut toujours être plaisant, et c’est le moyen de ne l’être guère. Il fait des comédies, des nouvelles, des gazettes burlesques, enfin tout ce dont il croit tirer de l’argent. Dans une gazette burlesque, il s’avisa de mettre qu’un homme sans nom étoit arrivé le samedi, s’étoit habillé à la friperie, et le vendredi s’étoit marié, qu’il pouvoit dire : Veni, vidi, vici ; mais qu’on ne savoit si la victoire avoit été sanglante. Or, en ce même jour, La Fayette, toutes choses étant conclues, dès Limoges, par son oncle qui en est évêque, étoit venu ici et avoit épousé mademoiselle de La Vergne. Le lendemain, quelqu’un, pour rire, dit que c’étoit La Fayette et sa maîtresse. Dans la gazette suivante, Scarron s’excusa, et en écrivit une grande lettre à Ménage, qui, étourdiment, l’alla dire à mademoiselle de La Vergne, et il se trouva qu’elle n’en avoit pas ouï parler.

Il y a de plaisants endroits dans ses œuvres, comme :

Ce n’est que maroquin perdu

Que les livres que l’on dédie, etc.


Dans une épître dédicatoire au coadjuteur, il lui disoit : « Tenez-vous bien, je m’en vais vous tuer. » Il y a un proverbe qui dit : « Tenez-vous bien, je m’en vais vous peindre. »

Cependant, tout misérable qu’est Scarron, il a ses flatteurs, comme Diogène avoit ses parasites ; sa femme est bien venue partout ; jusques ici on croit qu’elle n’a point fait le saut. Scarron a souffert que beaucoup de gens aient porté chez lui de quoi faire bonne chère. Une fois le comte du Lude, un peu brusquement, en voulut faire de même. Il mangea bien avec le mari, mais la femme se tint dans sa chambre. Villarceaux s’y attache, et le mari se moque de ceux qui ont voulu lui en donner tout doucement quelque soupçon. Elle a de l’esprit ; mais l’applaudissement la perd : elle s’en fait bien accroire.

Scarron mourut vers l’automne de 1660. Sa femme l’avoit fait résoudre à se confesser, etc. ; d’Elbène et le maréchal d’Albret lui dirent qu’il se moquoit ; il se porta mieux ; depuis il retomba et sauva les apparences.

Sa femme s’est retirée dans un couvent pour n’être à charge à personne, quoique de bon cœur Franquetot, son amie, l’eût voulu retirer chez elle ; mais l’autre a considéré qu’elle n’est pas assez accommodée pour cela. S’étant mise à la Charité des Femmes, vers la Place-Royale, par le crédit de la maréchale d’Aumont, qui y a une chambre meublée qu’elle lui prêta, la maréchale lui envoya au commencement tout ce dont elle avoit besoin, jusques à des habits ; mais elle le fit savoir à tant de gens qu’enfin la veuve s’en lassa, et un jour elle lui renvoya par une charrette le bois que la maréchale avoit fait décharger dans la cour du couvent. Aussitôt sa pension fut réglée, et elle paya. On saura qui lui en a donné l’argent. Les religieuses disent qu’elle voit furieusement de gens, et que cela ne les accommode pas.

J’oubliois qu’elle fut ce printemps avec Ninon et Villarceaux dans le Vexin, à une lieue de la maison de madame de Villarceaux, femme de leur galant. Il sembloit qu’elle allât la morguer.

Depuis on a trouve moyen de lui faire avoir une pension de la Reine-mère de deux mille cinq cents ou trois mille livres : elle vit de cela, a une petite maison et s’habille modestement. Villarceaux y va toujours ; mais elle fait la prude, et cette année (1663), que tout le monde a masqué, jusques à la Reine-mère, elle n’a pas laissé de dire qu’elle ne concevoit pas comment une honnête femme pouvoit masquer.

La Cardeau, fille de cette célèbre faiseuse de bouquets qui en fournissoit autrefois à toute la cour, et qui est si connue par l’amour qu’elle a pour les femmes, est devenue amoureuse d’elle. Elle a fait en vérité tout ce qu’elle a pu pour avoir le prétexte d’y demeurer à coucher, et enfin il y a quelques jours que madame Scarron, étant sur des carreaux dans sa ruelle du lit, avec un peu de colique, cette fille, en entrant, se va coucher auprès d’elle et lui voulut mettre une grosse bourse pleine de louis en l’embrassant. L’autre se lève et la chasse.