Historiettes et fantaisies/Les encans

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Historiettes et fantaisiesA. P. Pigeon (p. 31-36).

LES ENCANS


C’était pendant l’horreur d’un déménagement,
Mes cheveux grisonnaient devant plus d’un problème.
Faire avec un vieux meuble un neuf appartement
Est une tâche immense, absurde tout de même,
Mais j’avais entrepris de la mener à bien
Et je tirais des plans comme un bon Canadien.



ALLONS ! je fais des vers — qu’on me les pardonne — certaines choses sont si difficiles à raconter que la prose s’y adapte mal. Par mouvement naturel je pince la rime et la phrase à articulation dans ces heures-là. J’en suis sur les encans. Le mois d’avril, à Ottawa nous en a montré de toutes les couleurs. Cela continue au moment où j’écris, le 5 mai ; de plus les déménageurs roulent de par la ville et l’on dirait que le bazar du Temple promène ses friperies autour de nos poteaux de télégraphe.

Ceux qui trimballent ainsi leurs cliques et leurs claques ne sont pas au bout du plaisir après être entrés dans une maison nouvelle. On déménage, mais il faut emménager et, avant que cette deuxième opération, bien ou mal conduite, soit à moitié accomplie, des voix plaignardes s’élèvent de plusieurs points de logis :

— Au prochain encan nous verrons s’il n’y aurait pas moyen de se procurer ceci et cela, qui nous manque…

Remarquez que ceci et cela ne manquaient ni dans la demeure que l’on vient de quitter ni dans celle d’autrefois — mais à présent ça manque, quoi.

On va donc acheter les vieilleries pour combler un vide inattendu. Le mobilier va ainsi augmentant et se dépenaillant tant que dure la famille, parceque, règle générale, personne ne veut se dénantir de ses reliques, et aussi parce que tout le monde fréquente les encans.

Pour avoir toujours du neuf, il faudrait trop d’argent, voyez-vous, considérant nos moyens. Lorsqu’il n’y a pas d’encan à l’horizon, les ménagères se rabattent sur les magasins réguliers, et le flambant neuf qu’elles s’y procurent est souvent mal reçu dans la maison. Les vieux meubles font les gros veux aux merveilles de la mode et de l’industrie perfectionnée. Papa et maman tiennent à rester en bons termes avec leur anciens commensaux — les chaises, les bahuts, les tables — aussi ils ne s’empressent pas de multiplier les modèles du jour à côté de ces antiquailles tant aimées. Les encans sont appréciés en conséquence de ce sentiment. Et puis, c’est bien plus drôle que dans les magasins à vitrines pompeuses et à comptoirs vernis ?

Un proverbe qui date de trois siècles au moins nous assure, par exemple, que « en encan se vend autant bran que farine, » mais aucun de nous ne s’applique à lui-même la philosophie d’un dicton populaire. Les autres, à la bonne heure ! qu’ils prennent garde : ils trouvent toujours moyen de se faire mettre dedans !

Ce n’est pas pour dire que l’on rapporte infailliblement de la criée l’objet qui nous attirait tout d’abord. Oh ! non !

Plus d’une fois, tel qui cherchait une marmite est revenu avec une pendule. C’était si bon marché — et nous nous en servirons peut-être si elle veut fonctionner. Il n’y a rien à l’épreuve du raisonnement d’une personne dont les intentions sont droites.

Cependant, il est question de retourner à la chasse d’une marmite, c’est une corvée pour le coup. Qu’avait-on besoin d’inventer les marmites ? On s’en serait bien passé ! Le globe terrestre roulait longtemps et en bon ordre avant leur apparition ; il circulera dans l’espace nombre d’années après qu’elles auront disparu, car vous comprenez, elles s’en iront ; ces choses n’ont qu’une durée relative, elles ne sont pas éternelles, la vogue s’en perd petit à petit… Si nous n’achetions pas de marmite ?… Pourtant, il en faut une, sinon deux. Le malheur est qu’on ne sait quoi mettre à la place.


La soupe aux choux se fait dans la marmite,
Dans la marmite se fait la soupe aux choux.


Quelqu’un dira : « Ce n’est pas si poétique que vous croyez. » Je trouve, au contraire, que c’est rempli de charmes. Savoir tirer de toute situation un rire doux et même joyeux n’est pas bagatelle. Ceux qui ont passé par les émotions des encans et des déménagements saisiront, à la simple lecture de ces lignes, l’excellence de mon système philosophique, littéraire et commercial. Les grandes crises des peuples se terminent en chansons — pareillement les maux et tracasseries survenant en l’existence d’un chacun de nous.

Il y a un âge, ou plutôt une époque de la vie, où l’on se plaît à fréquenter les encans. Heureux les mortels à qui ce goût vient tard. Si vous le prenez jeune, il vous dominera jusqu’au tombeau.

J’ai connu un homme complaisant, qui se faisait adjuger une foule d’objets destinés à faire le bonheur de ses amis. On les lui payait, on le remboursait, bien entendu, mais au prix coûtant. Rien pour sa peine, qui était du plaisir. Il savait acheter de façon que, par son intermédiaire, nous avions la certitude d’en avoir pour notre argent et davantage. Un jour, il se trouva à la tête de trente-six brouettes, à une piastre et quinze sous la pièce — ce qui ne payait pas la roue. Il rangea la marchandise dans la cour de sa maison ; les voisins et amis arrivaient, faisaient leur choix, payaient, le remerciaient — en deux semaines il n’en restait plus. Voilà ce qui s’appelle faire des heureux. Plusieurs s’étaient d’abord moqués de lui ; ceux-là furent les derniers à aller choisir des brouettes — déception ! elles étaient toutes placées !

D’autres sont moins utiles à la société, mais les encanteurs les tiennent en haute estime. Ils ont la manie des enchères. Durant la première heure de la séance, ils « font monter les objets » — ensuite ils se mettent à acheter, coûte que coûte. C’est ainsi, me dit-on, que madame Trois-Étoiles devint acquéreur d’une plaque de porte sur laquelle était inscrit le nom de Joseph Lafleur. Elle expliquait cet achat par le raisonnement qui suit :

— Ma fille sera bientôt en état de se marier ; il ne manque pas de gens nommés Lafleur… l’un d’eux pourrait fort bien s’appeler Joseph… ma fille l’épouserait tout comme un autre… Je ne m’y opposerais pas…

Quand les intentions sont droites…

Très-souvent, c’est le mari qui entre, par accident, ou pour se délasser, chez l’encanteur, en revenant du bureau, par exemple. Il ne pouvait pas ne pas être tenté par les articles qu’il y a vus — et à des prix fabuleusement bas — presque pour rien.

Tout récemment, madame Faber avait envoyé à l’encan sept ou huit pièces de ferblanterie, inutiles dans sa cuisine.

— Ou en retirera ce que l’on pourra, se disait-elle ; j’en serai débarrassée.

Le soir, à six heures, monsieur arrive tout guilleret, traînant à sa suite les vieilles tasses et les terrines bosselées.

Un astre favorable l’avait conduit juste à point chez l’encanteur, aussi son choix avait-il été vite fait — et à si bon marché !

Lorsque le pavillon rouge flotte à la fenêtre d’un domicile quelconque, vous voyez arriver, respectivement, le visiteur curieux qui inspectera tout, de la cave au grenier, et s’en ira, à l’heure de la vente ; le visiteur affairé qui jette son dévolu sur un article de son goût et part en chargeant une connaissance de le lui acquérir ; l’ami de la maison qui surveille les opérations dans l’intérêt de la famille ; un jeune ménage qui a besoin de toutes choses ; un vieux garçon amateur de gravures ; le bibliophile qui flaire des raretés ; des gens désœuvrés venant là pour faire un bout de causerie ; la marchande de bric-à-brac qui va guetter les bons lots de sa partie — et bien d’autres personnes que vous connaissez depuis Adam et Ève, car les encans datent de leur temps, pour le moins.

Remarquez ceci : il n’y a pas d’étrangers ; tout ce monde s’est déjà vu dans les mêmes circonstances.

Pénétrez-vous pour la première fois dans ce cercle, de suite vous êtes signalé à l’attention générale. Les gens que vous avez rencontrés la veille ou le matin même, viennent vous serrer la main comme dans une rencontre solennelle et importante ; on se sent sur un terrain nouveau ; un brin d’initiation est indispensable dès la porte d’entrée de cette franc-maçonnerie. Les anciens vous pilotent, vous glissent à l’oreille certains avis précieux. Vous apprenez aussi des nouvelles : tout s’est vendu fort cher au dernier encan chez M. Malapart, mais ne craignez rien, cette fois, les pronostics sont des plus engageants, l’on vous avertira, etc. Touchante fraternité ; qui compte sans les ruses de l’encanteur !

Une anecdote dont le héros fut Gérin-Lajoie, auteur d’Un Canadien Errant : — c’était à Ottawa par un avant-midi du mois de juillet. Notre promeneur s’arrête, fasciné à la vue du pavillon portant la double croix de saint George et de saint André qui flotte à la porte d’une grande maison de belle apparence. Il entre, examine la salle d’entrée, parcourt un étage, deux étages, trois étages ; puis, se voyant seul avec sept ou huit hommes qui circulaient dans le logis et mettaient les chaises en place, époussetaient les meubles, etc., il tira un livre des rayons de la bibliothèque et se plongea dans la lecture. Au bout d’un assez long temps, il s’adressa à l’un des hommes et lui dit :

— J’attends que ça commence ; mais voilà midi qui sonne…

— Ah ! monsieur, ce ne sera pas avant deux heures.

— Ne trouvez-vous pas que c’est un peu tard ?

— Pas du tout — la procession est en marche ; elle ne se terminera qu’à une heure.

— Procession ? À quel propos ?

— La procession des Orangistes. C’est aujourd’hui le glorieux 12 juillet. Ici est le quartier-général. À deux heures, l’assemblée des chefs et des comités.

Very well, thank you !

Et il est sorti en regardant de travers le drapeau qui l’avait conduit dans un sanctuaire orangiste, alors qu’il croyait avoir le bonheur et l’avantage d’entrer dans une salle d’encan !