Historiettes et fantaisies/Les pierres qui chantent

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LES PIERRES QUI CHANTENT



EN 1882, un champenois du nom de Baudre faisait une tournée parmi nous, exhibant des morceaux de pierre suspendus à une corde et dont il tirait des airs fort jolis en les frappant des deux mains avec d’autres cailloux. Je lui fis dans la presse la réclame suivante : —

Les proverbes s’en vont.

Hier, nous disions : « malheureux comme les pierres, » mais c’était une illusion de nos sens abusés : les pierres ne sont pas à plaindre — elles chantent — je les ai entendues.

Vous allez dire que je badine. Pourquoi donc ? Parce que je viens jeter des pierres à vos vieux proverbes, dont la plupart sont démodés à faire peur ?

Eh bien ! les pierres chantent, prenez-en votre parti et écoutez leur musique.

Par exemple, je vous préviens que ce n’est point un piano que vous allez entendre. C’est beaucoup mieux et, de plus, c’est un joujoux qui ne se fabrique pas en vingt-quatre heures. M. Baudre a mis vingt-quatre années à rassembler les pièces de son instrument et c’est le seul qui existe — à moins que les hommes des temps primitifs, nos cousins d’il y a six mille ans, n’en aient enfouis de semblables dans les grottes du Caucase. Si le secret en a été perdu, c’est la faute… à Papineau. En tout cas, M. Baudre l’a retrouvé.

Ce chercheur étrange procède d’après une idée simple mais difficile à exécuter.

Une pierre frappée d’un marteau rend un son. Ayez des pierres qui répondent à chaque note de la gamme et vous ferez de la musique.

Le silex ou caillou, ou pierre à fusil, est très dur et très résonnant. Suspendu par un fil et heurté à l’aide d’un autre caillou, il dégage une vibration pénétrante, non pas rude, qui se répand, nette et claire, dans la salle la plus spacieuse. Il ne s’agit que de taper dessus — et vos pianos ne demandent plus qu’à se cacher.

Pour arriver à monter sa gamme, M. Baudre a fouillé une montagne, une plaine, que sais-je ! Sur dix mille silex il en trouvait un qui répondait à la note voulue. On parle de la patience des Chinois, allons donc ! c’est de la Champagne que nous vient le vrai, le seul, l’unique phénomène de ce genre.

Saviez-vous que certaines pierres rondes sont insensibles à la mélodie ? Shakespeare soutient qu’il faut se défier d’un homme qui n’aime pas la musique. Disons à notre tour : « Il y a un mauvais caractère dans la pierre ronde. » Confions-nous au silex allongé, ni plat, ni droit, ni mince, ni gros. D’ailleurs, cherchez, et au bout de vingt-quatre ans, vous aurez mis vos pièces d’accord.

Le son ne se produit pas également le même dans toutes les parties de la pierre. Certaines espèces donnent jusqu’à trois notes. Il faut les assortir de manière à leur toucher le cœur. Des pierres qui chantent doivent avoir un cœur.

M. Baudre a aussi du cœur, et beaucoup et de l’imagination à revendre. Il nous affirme que sa musique était celle des hommes des premiers temps du monde — avant le déluge. Ceux qui étaient dans l’arche de Noë ne nous en ont rien dit, mais j’y crois fermement. Notre inventeur a pour lui la légende du silex, ce premier outil de nos grands-pères. Reste à savoir si, dès cette époque, on jouait les compositions de Rossini et d’Auber. Ce qui est certain c’est que la tyrolienne de Guillaume Tell et un passage des Diamants de la Couronne, interprétés par M. Baudre, rendent des points à nos artistes.

La statue de pierre de Memnon, que les historiens de l’antiquité ont voulu nous faire prendre pour une musicienne, n’était qu’une flûte à trois trous à côté de ces joyeux silex qui forment tout un orchestre. Je parie ma plume-fontaine que l’idole des Égyptiens n’a jamais chanté Vive la Canadienne avec un brio, un élan, un feu comparables à ces cailloux — mais aussi ce sont des pierres à feu — et elles nous viennent de la Champagne, du pied même des vignes qui nous ont transmis avec le goût du vin celui de la pierre à fusil. Dans ce monde, tout ce tient, n’est-ce pas ?

Si vous voulez m’en croire, lecteurs, vous irez les entendre. C’est la première et dernière fois que vous aurez devant vous des pierres qui chantent. Cet instrument si laid devient de toute beauté quand il nous parle à l’oreille. Vous aurez, sous forme de causerie, une intéressante explication que M. Baudre excelle à glisser entre chaque morceau de son répertoire musical.