Horace (Sand)/Chapitre 27

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Horace (Sand)
HoraceJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 4 (p. 79-84).
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XXVII.

Ce jour de bonheur, mémorable et funeste entre tous dans la vie d’Horace, fut enregistré d’une manière plus sérieuse et plus solennelle dans l’histoire. C’était le 5 juin 1832 ; et quoique j’aie passé ce jour et le lendemain dans l’ignorance complète de la tragédie imprévue dont Paris était le théâtre, et où plusieurs de mes amis furent acteurs, j’interromprai le récit des bonnes fortunes d’Horace pour suivre Arsène et Laravinière au milieu du drame sanglant d’une révolution avortée. Ma tâche n’est pas de rappeler des événements dont le souvenir est encore saignant dans bien des cœurs. Je n’ai rien su de particulier sur ces événements, sinon la part que mes amis y ont prise. J’ignore même comment Laravinière y fut mêlé, s’il les avait prévus, ou s’il s’y jeta inopinément, poussé par les provocations de la force militaire au convoi de l’illustre Lamarque, et par le désordre encore mal expliqué de cette déplorable journée. Quoi qu’il en soit, cette lutte ne pouvait passer devant lui sans l’entraîner. Elle entraîna aussi Arsène, qui n’en espérait point le succès ; mais qui, désirant la mort, et voyant son cher Jean la chercher derrière les barricades, s’attacha à ses pas, partagea ses dangers, et subit l’héroïque et sombre enivrement qui gagna les défenseurs désespérés de ces nouvelles Thermopyles. À l’heure dernière de ces martyrs, comme la troupe envahissait le cloître Saint-Méry, Laravinière, déjà criblé, tomba frappé d’une dernière balle.



Arsène fut un de ceux qui s’échappèrent par un toit. (Page 80.)

« Je suis mort, dit-il à Arsène, et la partie est perdue. Mais tu peux fuir encore ; pars !

— Jamais, dit Arsène en se jetant sur lui ; ils me tueront sur ton corps.

— Et Marthe ! répondit Laravinière, Marthe qui existe peut-être, et qui n’a que toi sur la terre ! La dernière volonté d’un mourant est sacrée. Je te lègue l’avenir de Marthe, et je t’ordonne de sauver ta vie pour elle. Puisqu’il n’y a plus rien à faire ici, tu peux et tu dois te soustraire à ces bourreaux qui s’approchent, ivres de vengeance et de vin ; pauvres soldats qui se croient vainqueurs cent contre un ! »

Deux minutes après, l’intrépide Jean tomba inanimé sur le sein d’Arsène. La maison, dernier refuge des insurgés, était envahie. Arsène fut un de ceux qui s’échappèrent par un toit. Cette évasion tint du miracle, et arracha malheureusement peu de braves à la furie des assaillants. Caché à plusieurs reprises dans des cheminées, dans des lucarnes de greniers, vingt fois aperçu et poursuivi, vingt fois soustrait aux recherches avec un bonheur qui semblait proclamer l’intervention de la Providence, Arsène, couvert de blessures, brisé par plusieurs chutes, se sentant à bout de ses forces et de son courage, tenta un dernier effort pour disputer une vie à laquelle une faible espérance le rattachait à peine. Il s’agissait de sauter d’un toit à l’autre pour entrer dans une mansarde par une fenêtre inclinée qu’il apercevait à quelques pieds de distance. Ce n’était qu’un pas à faire, un instant de résolution et de sang-froid à ressaisir ; mais Arsène était mourant et à demi fou. Le sang de Laravinière, mêlé au sien, était chaud sur sa poitrine, sur ses mains engourdies, sur ses tempes embrasées. Il avait le vertige. La douleur morale était si violente qu’elle ne lui permettait pas de sentir la douleur physique ; et cependant l’instinct de la conservation le guidait encore, sans qu’il pût se rendre compte de l’épuisement qui augmentait avec rapidité, sans qu’il eût connaissance de l’agonie qui commençait. « Mon Dieu, pensa-t-il en s’approchant de la fente entre les deux toits, si ma vie est encore bonne à quelque chose, conserve-la ; sinon, permets qu’elle s’éloigne bien vite ! » Et penchant le corps en avant, il se laissa tomber plutôt qu’il ne s’élança sur le bord opposé. Alors, se traînant sur ses genoux et sur ses coudes, car ses pieds et ses mains lui refusaient le service, il parvint jusqu’à la fenêtre qu’il cherchait, l’enfonça en posant ses deux genoux sur le vitrage, et, laissant porter sur ce dernier obstacle tout le poids de son corps, s’abandonnant avec indifférence à la générosité ou à la lâcheté de ceux qu’il allait surprendre dans cette misérable demeure, il roula évanoui sur le carreau de la mansarde. En recevant ce dernier choc qu’il ne sentit pas, il eut comme une réaction de lucidité qui dura à peine quelques secondes. Ses yeux virent les objets ; son cerveau les comprit à peine, mais son cœur éprouva comme un dilatement de joie qui éclaira son visage au moment où il perdit connaissance.



Elle se pencha sur cette tête meurtrie. (Page 82.)

Qu’avait-il donc vu dans cette mansarde ? Une femme pâle, maigre, et misérablement vêtue, assise sur son grabat et tenant dans ses bras un enfant nouveau-né, qu’elle cacha avec épouvante derrière elle, en voyant un homme tomber du toit à ses pieds. Arsène avait reconnu cette femme. Pendant un instant aussi rapide que l’éclair, mais aussi complet qu’une éternité dans sa pensée, il l’avait contemplée ; et, oubliant tout ce qu’il avait souffert comme tout ce qu’il avait perdu, il avait goûté un bonheur que vingt siècles de souffrance n’eussent pu effacer. C’est ainsi qu’il exprima par la suite cet instant ineffable dans sa vie, qui lui avait ouvert une source de réflexions nouvelles sur la fiction du temps créée par les hommes, et sur la permanence de l’abstraction divine.

Marthe ne l’avait pas reconnu. Brisée, elle aussi, par la souffrance, la misère et la douleur, elle n’était pas soutenue par une exaltation fébrile qui pût la ranimer tout d’un coup et lui faire sentir la joie au sein du désespoir. Elle fut d’abord effrayée ; mais elle ne chercha pas longtemps l’explication d’une visite aussi étrange. Toute la journée, toute la nuit précédente, toute la veille, attentive aux bruits sinistres du combat, dont le théâtre était voisin de sa demeure, elle n’avait eu qu’une pensée : « Horace est là, se disait-elle, et chacun de ces coups de fusil que j’entends peut avoir sa poitrine pour but. » Horace lui avait fait pressentir cent fois qu’il se jetterait dans la première émeute ; elle le croyait capable de persister dans une telle résolution. Elle avait pensé aussi à Laravinière, qu’elle savait ardent et prêt à toutes ces luttes ; mais elle avait entendu tant de fois Arsène détester les tragiques souvenirs des journées de 1830, qu’elle ne le supposait pas mêlé à celles-ci. Lorsqu’elle vit un homme tomber expirant devant elle, elle comprit que c’était un fugitif, un vaincu, et, de quelque parti qu’il fût, elle se leva pour le secourir. Ce ne fut qu’en approchant sa lampe de ce visage noirci de poudre et souillé de sang, qu’elle songea à Arsène ; mais elle n’en crut pas ses yeux. Elle prit son tablier pour étancher ce sang et pour essuyer cette poudre, sans peur et sans dégoût : les malheureux ne sont guère susceptibles de telles faiblesses. Elle se pencha sur cette tête meurtrie et défigurée, qu’elle venait de poser sur ses genoux tremblants ; et alors seulement elle fut certaine que c’était là son frère dévoué, son meilleur ami. Elle le crut mort, et, laissant tomber son visage sur cette face livide qui lui souriait encore avec une bouche contractée et des yeux éteints, elle l’embrassa à plusieurs reprises, et resta sans verser une larme, sans exhaler un gémissement, plongée dans un désespoir morne, voisin de l’idiotisme.

Quand elle eut recouvré quelque présence d’esprit, elle chercha dans le battement des artères à retrouver quelque symptôme de vie. Il lui sembla que le pouls battait encore ; mais le sien propre était si gonflé, qu’elle ne sentait pas distinctement et qu’elle ne put s’assurer de la vérité. Elle marcha vers la porte pour appeler quelques voisins à son aide ; mais, se rappelant aussitôt que parmi ces gens, qu’elle ne connaissait pas encore, un scélérat ou un poltron pouvait livrer le proscrit à la vengeance des lois, elle tira le verrou de la porte, revint vers Arsène, joignit les mains, et demanda tout haut à Dieu, son seul refuge, ce qu’il fallait faire. Alors, obéissant à un instinct subit, elle essaya de soulever ce corps inerte. Deux fois elle tomba à côté de lui sans pouvoir le déranger ; puis tout à coup, remplie d’une force surnaturelle, elle l’enleva comme elle eût fait d’un enfant, et le déposa sur son lit de sangle, à côté d’un autre infortuné, d’un véritable enfant qui dormait là, insensible encore aux terreurs et aux angoisses de sa mère. « Tiens, mon fils, lui dit-elle avec égarement, voilà comme ta vie commence ; voilà du sang pour ton baptême, et un cadavre pour ton oreiller. » Puis elle déchira des langes pour essuyer et fermer les blessures d’Arsène. Elle lava son sang collé à ses cheveux ; elle contint avec ses doigts les veines rompues, elle réchauffa ses mains avec son haleine, elle pria Dieu avec ferveur du fond de son âme désolée. Elle n’avait rien, et ne pouvait rien de plus.

Dieu vint à son secours, et Arsène reprit connaissance. Il fit un violent effort pour parler.

« Ne prends pas tant de peine, lui dit-il ; si mes blessures sont mortelles, il est inutile de les soigner ; si elles ne le sont pas, il importe peu que je sois soulagé un peu plus tôt. D’ailleurs je ne souffre pas ; assieds-toi là, donne-moi seulement un peu d’eau à boire, et puis laisse-moi ce mouchoir, j’arrêterai moi-même le sang qui coule de ma poitrine. Laisse ta main sur ma tempe, je n’ai pas besoin d’autre appareil. Dis-moi que je ne rêve pas, car je suis heureux !… Heureux ? » ajouta-t-il avec effroi en se ravisant, car le souvenir de Laravinière venait de se réveiller. Mais en songeant que Marthe avait bien assez à souffrir, il lui cacha l’horreur de cette pensée, et garda le silence. Il but l’eau avec une avidité qu’il réprima aussitôt. « Ôte-moi ce verre, lui dit-il ; quand les blessés boivent, ils meurent aussitôt. Je ne veux pas mourir, Marthe ; à cause de toi, il me semble que je ne dois pas mourir.

Cependant il fut durant toute cette nuit entre la mort et la vie. Dévoré d’une soif furieuse, il eut le courage de s’abstenir. Marthe était parvenue à arrêter le sang. Les blessures, quoique profondes, ne constituaient pas par elles-mêmes l’imminence du danger ; mais l’exaltation, le chagrin et la fatigue allumaient en lui une fièvre délirante, et il sentait du feu circuler dans ses artères. S’il eût cédé aux transports qui le gagnaient, il se fût ôté la vie ; car il sentait la rage de destruction qui l’avait possédé depuis deux jours se tourner maintenant contre lui-même. Dans cet état violent, il conservait cependant assez de force pour combattre son mal : son âme n’était pas abattue. Cette âme puissante, aux prises avec la désorganisation de la vie physique, ressentait un trouble cruel, mais se raidissait contre ses propres détresses, et, par des efforts presque surhumains, elle terrassait les fantômes de la fièvre et les suggestions du désespoir. Vingt fois il se leva, prêt à déchirer ses blessures, à repousser Marthe, que par instants il ne reconnaissait plus et prenait pour un ennemi, à trahir le secret de sa retraite par des cris de fureur, à se briser la tête contre les murs. Mais alors il se faisait en lui des miracles de volonté. Son esprit, profondément religieux, conservait, jusque dans l’égarement, un instinct de prière et d’espérance ; et il joignait les mains en s’écriant : « Mon Dieu ! qu’est-ce que c’est ? où suis-je ? que se passe-t-il en moi et hors de moi ? M’abandonneriez-vous, mon Dieu ? ne me donnerez-vous pas du moins une fin pieuse et résignée ? » Puis, se tournant vers Marthe : « Je suis un homme, n’est-ce pas ? lui disait-il ; je ne suis pas un assassin, je n’ai pas versé à dessein le sang innocent ! je n’ai pas perdu le droit de l’invoquer ! Dis-moi que c’est bien toi qui es là, Marthe ! dis-moi que tu espères, que tu crois ! Prie, Marthe, prie pour moi et avec moi, afin que je vive ou que je meure comme un homme, et non pas comme un chien. »

Puis il enfonçait son visage sur le traversin, pour étouffer les rugissements qui s’échappaient de sa poitrine ; il mordait les draps pour empêcher ses dents de se broyer les unes contre les autres ; et quand les objets prenaient à ses yeux des formes chimériques, quand Marthe se transformait dans son imagination en visions effrayantes, il fermait les yeux, il rassemblait ses idées, il forçait les hallucinations à céder devant la raison ; et de la main écartant les spectres, il les exorcisait au nom de la foi et de l’amour.

Cette lutte épouvantable dura près de douze heures. Marthe avait pris son enfant dans ses bras ; et lorsque Paul perdait courage et s’écriait douloureusement : « Mon Dieu, mon Dieu ! voilà que vous m’abandonnez encore ! » elle se prosternait et tendait à Arsène cette innocente créature, dont la vue semblait lui imposer une sorte de respect craintif. Arsène n’avait encore exprimé aucune pensée par rapport à cet enfant. Il le voyait, il le regardait avec calme ; il ne faisait aucune question ; mais dès qu’il avait, malgré lui, laissé échapper un gémissement ou un sanglot, il se retournait vivement pour voir s’il ne l’avait pas éveillé. Une fois, après un long silence et une immobilité qui ressemblait à de l’extase, il dit tout à coup :

« Est-ce qu’il est mort ?

— Qui donc ? demanda Marthe.

— L’enfant, répondit-il, l’enfant qui ne crie plus ! il faut cacher l’enfant, les brigands triomphent, ils le tueront. Donne-moi l’enfant que je le sauve ; je vais l’emporter sur les toits, et ils ne le trouveront pas. Sauvons l’enfant : vois-tu, tout le reste n’est rien, mais un enfant, c’est sacré. »

Et ainsi en proie à un délire où l’idée du devoir et du dévouement dominait toujours, il répéta cent fois : « L’enfant, l’enfant est sauvé, n’est-ce pas ?… Oh ! sois tranquille pour l’enfant, nous le sauverons bien. »

Quand il revenait à lui-même, il le regardait, et ne disait plus rien. Enfin cette agitation se calma, et il dormit pendant une heure. Marthe, épuisée, avait replacé l’enfant sur le lit, à côté du moribond. Assise sur une chaise, d’un de ses bras elle entourait son fils pour le pour le préserver, de l’autre elle soutenait la tête de Paul ; la sienne était tombée sur le même coussin ; et ces trois infortunés reposèrent ainsi sous l’œil de Dieu, leur seul refuge, isolés du reste de l’humanité par le danger, la misère et l’agonie.

Mais bientôt ils furent réveillés par une sourde rumeur qui se faisait autour d’eux. Marthe entendit des voix inconnues, des pas lourds et pressés qui lui glacèrent le cœur d’épouvante. Des agents de police visitaient les mansardes, cherchant des victimes. On approchait de la sienne. Elle jeta les couvertures sur Arsène, nivela le lit avec ses hardes, qu’elle cacha sous les draps, et, plaçant son enfant sur Arsène lui-même, elle alla ouvrir la porte avec la résolution et la force que donnent les périls extrêmes. Les débris du châssis de sa fenêtre avaient été cachés dans un coin de la chambre ; elle avait attaché son tablier en guise de rideau devant cette fenêtre brisée pour voiler le dégât. Une voisine charitable, chez qui on venait de faire des perquisitions, suivit les sbires jusqu’au seuil de Marthe.

« Ici, mes bons messieurs, leur dit-elle, il n’y a qu’une pauvre femme à peine relevée de couches, et encore bien malade. Ne lui faites pas peur, mes bons messieurs, elle en mourrait. »

Cette prière ne toucha guère les êtres sans cœur et sans pitié auxquels elle s’adressait ; mais le sang-froid avec lequel Marthe se présenta devant eux leur ôta tout soupçon. Un coup d’œil jeté dans sa chambre trop petite et trop peu meublée pour receler une cachette, leur persuada l’inutilité d’une recherche plus exacte. Ils s’éloignèrent sans remarquer des traces de sang mal effacées sur le carreau, et ce fut encore un des miracles qui concoururent au salut d’Arsène. La vieille voisine était une digne et généreuse créature qui avait assisté Marthe dans les douleurs de l’enfantement. Elle l’aida à cacher le proscrit, se chargea de lui apporter des aliments et quelques remèdes ; mais, ne connaissant aucun médecin dont les opinions pussent lui garantir le silence, et terrifiée par les rigueurs vraiment inquisitoriales qui furent déployées à l’égard des victimes du cloître Saint-Méry, elle se borna aux secours insuffisants qu’elle pouvait fournir elle-même. Marthe n’osait faire un pas hors de sa chambre, dans la crainte qu’on ne revint l’explorer en son absence. D’ailleurs Arsène était devenu si calme que l’inquiétude s’était dissipée, et qu’elle comptait sur une prompte guérison.

Il n’en fut pas ainsi. La faiblesse se prolongea au point que, pendant plus d’un mois, il lui fut impossible de sortir du lit. Marthe coucha tout ce temps sur une botte de paille, qu’elle s’était procurée sous prétexte de se faire une paillasse ; mais elle n’avait pas le moyen d’en acheter la toile. La vieille voisine était dans une indigence complète. L’état du malade et son propre accablement ne permettaient pas à Marthe de travailler, encore moins de sortir pour chercher de l’ouvrage. Depuis deux mois qu’elle s’était séparée d’Horace, résolue de n’être à charge à personne en devenant mère, elle avait vécu du prix de ses derniers effets vendus ou engagés au Mont-de-Piété ; sa délivrance ayant été plus longue et plus pénible qu’elle ne l’avait prévu, elle avait épuisé cette faible ressource, et se trouvait dans un dénûment absolu. Arsène n’était pas plus heureux. Depuis quelque temps ; prévoyant, d’après les discours de Laravinière, un bouleversement dans Paris, et voulant être libre de s’y jeter, il avait donné toutes ses petites épargnes à ses sœurs, et les avait renvoyées en province. Croyant n’avoir plus qu’à mourir, il n’avait rien gardé. La situation de ces deux êtres abandonnés était donc épouvantable. Tous deux malades, tous deux brisés ; l’un cloué sur un lit de douleur, l’autre allaitant un enfant, ne vivant que de pain et dormant sur la paille, n’étant pas même abritée dans cette mansarde dont elle n’osait pas faire réparer la fenêtre, puisqu’un secret de mort était lié à cette trace d’effraction, et n’ayant d’ailleurs pas la force de faire un pas. Et puis, ajoutez à ces empêchements une sorte d’apathie et d’impuissance morale, causée par les privations, l’épuisement, une habitude de fierté outrée, et l’isolement qui paralyse toutes les facultés : et vous comprendrez comment, pouvant avertir Eugénie et moi avec quelques précautions et un peu moins d’orgueil, ils se laissèrent dépérir en silence durant plusieurs semaines.

L’enfant fut le seul qui ne souffrit pas trop de cette détresse. Sa mère avait peu de lait ; mais la voisine partageait avec le nourrisson celui de son déjeuner, et chaque jour elle allait le promener dans ses bras au soleil du quai aux Fleurs. Il n’en faut pas davantage à un enfant de Paris pour croître comme une plante frêle, mais tenace, le long de ces murs humides où la vie se développe en dépit de tout, plus souffreteuse, plus délicate, et cependant plus intense qu’à l’air pur des champs.

Pendant cette dure épreuve, la patience d’Arsène ne se démentit pas un instant ; il ne proféra pas une seule plainte, quoiqu’il souffrît beaucoup, non de ses blessures, qui ne s’envenimèrent plus et se fermèrent peu à peu sans symptômes alarmants, mais d’une violente irritation du cerveau qui revenait sans cesse et faisait place à de profonds accablements. Entre l’exaltation et l’affaissement, il eut peu d’intervalles pour s’entretenir avec Marthe. Dans la fièvre, il s’imposait un silence absolu, et Marthe ignorait alors combien il était malade. Dans le calme, il ménageait à dessein ses forces, afin de pouvoir lutter contre le retour de la crise. Il résulta de cette résolution stoïque une guérison dont la lenteur surprit Marthe, parce qu’elle ne comprenait pas la gravité du mal, et dont la rapidité me parut inexplicable, lorsque, par la suite, je tins de la bouche d’Arsène le détail de tout ce qu’il avait souffert. Par instants, malgré la confiance qu’il avait su lui donner, Marthe s’effrayait pourtant de l’espèce d’indifférence avec laquelle il semblait attendre sa guérison sans la désirer. Elle pensait alors que ses facultés mentales avaient reçu une grave atteinte, et craignait qu’il n’en retrouvât jamais complètement la vigueur. Mais tandis qu’elle s’abandonnait à cette sinistre conjecture, Arsène, plein de persistance et de détermination, comptait les jours et les heures ; et sentant les accès de son mal diminuer lentement, il en concluait avec raison qu’une grave rechute était imminente, à moins qu’il ne gardât les rênes de sa volonté toujours également tendues. Il voulait donc s’abstenir de toute émotion violente, de tout découragement puéril, et semblait ne pas voir l’horreur de la situation que Marthe partageait avec lui.

Un jour qu’il avait les yeux fermés et semblait dormir, il entendit la vieille voisine exprimer de l’intérêt à Marthe, selon la portée de ses idées et de ses sentiments bons et humains sans doute, mais bornés et un peu grossiers. « Savez-vous, mon cœur, lui disait-elle, que c’est un grand malheur pour vous d’avoir été forcée de recueillir cet homme-là ? Vous étiez déjà bien assez dépourvue, et voilà que vous êtes obligée de partager avec lui un pauvre morceau de pain quotidien qui vous ferait du lait pour votre enfant !

— Que ne puis-je partager, en effet, ma bonne amie ! répondit Marthe avec un triste sourire ; mais il ne mange pas une once de pain par jour dans sa soupe. Et quelle soupe ! une goutte de lait dans une pinte d’eau ; je ne comprends pas qu’il vive ainsi.

— Aussi cela va durer éternellement, cette maladie ! répondit la vieille ; il ne pourra jamais retrouver ses forces avec un pareil régime. Vous aurez beau faire, vous vous épuiserez sans pouvoir le sauver.

— J’aimerais mieux mourir avec lui que de l’abandonner, dit Marthe.

— Mais si vous faites mourir votre enfant ? dit la vieille.

— Dieu ne le permettra pas ! s’écria Marthe épouvantée.

— Je ne dis pas que cela arrive, reprit la vieille avec douceur ; je ne dis pas non plus que votre dévouement pour ce réfugié soit poussé trop loin. Je sais ce qu’on doit à son prochain ; mais ce serait à lui de comprendre qu’il ne se sauve de l’échafaud que pour vous conduire avec lui à l’hôpital. Le pauvre jeune homme ne peut pas savoir combien il vous nuit. Il ne voit pas qu’à dormir sur la paille, comme vous faites, avec une fenêtre ouverte sur le dos, vous ne pouvez pas durer longtemps. La maladie lui ôte la réflexion, c’est tout simple ; mais si vous me permettiez de lui parler, je vous assure que le jour même il prendrait son parti de se traîner dehors comme il pourrait. Tenez, à nous deux, en le soutenant bien, nous le conduirions à l’hôpital ; il y serait mieux qu’ici.

— À l’hôpital ! s’écria Marthe en pâlissant. N’avez-vous pas entendu dire (et ne me l’avez-vous pas répété), qu’il était enjoint aux médecins de livrer les blessés qui se confieraient à leurs soins, et que chaque malade accueilli dans un hospice était désigné à l’examen de la police par un écriteau placé au-dessus de son lit ? Comment ! la délation est imposée (sous peine d’être accusés de complicité) aux hommes dont les fonctions sont les plus saintes ; et vous voulez que j’abandonne cette victime à la vengeance d’une société où de tels ordres sont acceptés de tous sans révolte, et peut-être sans horreur de la part de beaucoup de gens ? Non, non, si le monde est devenu un coupe-gorge, du moins il reste dans le cœur des pauvres femmes, et sous les tuiles de nos mansardes, un peu de religion et d’humanité, n’est-ce pas, bonne voisine ?

— Allons ! répondit la voisine en essuyant ses yeux avec le coin de son tablier, voilà que vous faites de moi ce que vous voulez. Je ne sais pas où vous prenez ce que vous dites, mon enfant ; mais vous parlez selon Dieu et selon mon cœur. Je vais vous chercher un peu de lait et de sucre pour votre malade, et aussi pour ce cher trésor, ajouta-t-elle en embrassant l’enfant suspendu au sein de sa mère.

— Non, ma chère amie, dit Marthe, ne vous dépouillez pas pour nous ; vous avez déjà assez fait. Il n’est pas juste qu’à votre âge vous vous condamniez à souffrir. Nous sommes jeunes, nous autres, et nous avons la force de nous priver un peu.

— Et si je veux me priver, si je veux souffrir, moi ! s’écria la bonne femme tout en colère ; me prenez-vous pour un mauvais cœur, pour une avare, pour une égoïste ? Avez-vous le droit de me refuser, d’ailleurs, quand il s’agit d’un amour d’enfant comme le vôtre, et d’un malheureux que le bon Dieu nous confie ?

— Eh bien, j’accepte, répondit Marthe en jetant ses bras amaigris et couverts de haillons au cou de la vieille femme ; j’accepte avec joie. Un jour viendra, qui n’est pas loin peut-être, où nous vous rendrons tout le bien que vous nous faites maintenant ; car Dieu aussi nous rendra la force et la liberté !

— Tu as raison, Marthe, dit Arsène d’une voix faible et mesurée, lorsque la voisine fut sortie. La liberté nous sera rendue, et la force nous reviendra. Ta pitié me sauve, et j’aurai mon tour. Va, ma pauvre Marthe, conserve ton courage, comme j’entretiens le mien dans le silence et la soumission. Il m’en faut plus qu’à toi pour te voir souffrir comme tu fais, et pour songer sans désespoir que non-seulement je ne puis te soulager, mais que encore j’augmente ta misère. Durant les premiers jours, je me suis souvent demandé si je ne ferais pas mieux de remonter sur les toits, et de m’en aller mourir dans quelque gouttière, comme un pauvre oiseau dont on a brisé l’aile ; mais j’ai senti, à ma tendresse pour toi, que je surmonterais cette maladie ; qu’à force de vouloir vivre je vivrais, et qu’en acceptant ton appui, je t’assurais le mien pour l’avenir. Vois-tu, Marthe, Dieu sait bien ce qu’il fait ! Dans ta fierté, tu t’étais éloignée et cachée de moi. Tu voulais passer ta vie dans l’isolement, dans la douleur et dans le besoin, plutôt que d’accepter mon dévouement. À présent que la destinée m’a envoyé ici pour profiter du tien, tu ne pourras plus me repousser, tu n’auras plus le droit de refuser mon appui. Je ne t’offre rien que mon cœur et mes bras, Marthe ; car je ne possède ni or, ni argent, ni vêtement, ni asile, ni talent, ni protection ; mais mon cœur te chérit, et mes bras pourront te nourrir, toi et ce cher trésor, comme dit la voisine. »

En parlant ainsi, Paul prit l’enfant et l’embrassa ; c’était la première marque d’affection qu’il lui donnait. Jusqu’à ce jour, il l’avait souvent soutenu et bercé sur ses genoux pour soulager la mère ; il l’avait endormi toutes les nuits à plusieurs reprises dans ses bras, et réchauffé contre sa poitrine, mais en lui donnant ces soins, il ne l’avait jamais caressé. En cet instant, une larme de tendresse coula de ses yeux sur le visage de l’enfant, et Marthe l’y recueillit avec ses lèvres. « Ah ! mon Paul, ah ! mon frère ! s’écria-t-elle, si tu pouvais l’aimer, ce cher et douloureux trésor !

— Tais-toi, Marthe, ne parlons pas de cela, répondit-il en lui rendant son fils. Je suis encore trop faible ; je ne t’ai pas encore dit un mot là-dessus. Nous en parlerons, et tu seras contente de moi, je l’espère. En attendant, souffrons encore, puisque c’est la volonté divine. Je vois bien que tu jeûnes, je vois bien que tu couches sur le carreau avec une poignée de paille sous ta tête, et je n’ose pas seulement te dire : Reprends ton lit, et laisse-moi m’étendre sur cette litière ; car, à cette idée-là, tu te révoltes, et tu m’accables d’une bonté qui me fait trop de mal et trop de bien. Il faut que je reste là, que je subisse la vue de tes fatigues, et que je sois calme, et que je dise : Tout est bien ! Hélas ! mon Dieu, faites que je remporte cette victoire jusqu’au bout !

« Pourvu, Marthe, lui dit-il dans un autre moment de calme qu’il eut le lendemain, que tu n’ailles pas oublier ce que tu fais pour moi, et que tu ne viennes pas me dire un jour, quand je te le rappellerai, que tu n’as pas autant souffert que je veux bien le prétendre ! C’est que je te connais, Marthe : tu es capable de cette perfidie-là. »

Un pâle sourire effleura leurs lèvres à tous les deux ; et, Marthe, se penchant sur lui, imprima un chaste baiser sur le front de son ami. C’était la première caresse qu’elle osait lui donner depuis cinq semaines qu’ils étaient enfermés ensemble tête à tête le jour et la nuit. Durant tout ce temps, chaque fois que Marthe, dans une effusion de douleur et d’effroi pour sa vie, s’était approchée de lui pour l’embrasser comme pour lui dire adieu, il l’avait toujours repoussée vivement, en lui disant avec une sorte de colère : « Laisse-moi. Tu veux donc me tuer ? » C’étaient les seuls moments où le souvenir de sa passion avait paru se réveiller. Hors de ces émotions rapides et rares, que Marthe avait appris à ne plus provoquer par son élan fraternel, ils n’avaient pas échangé un mot qui fit allusion aux malheurs précédents. On eût dit qu’entre la paisible amitié de leur enfance et la tragique journée du cloître Saint-Méry il ne s’était rien passé, tant l’un mettait de délicatesse à détourner le souvenir des temps intermédiaires, tant l’autre éprouvait de honte et d’angoisse à les rappeler ! Ce jour-là seulement tous deux y songèrent sans trouble au même moment, et tous deux comprirent que cette pensée pouvait cesser d’être amère. Paul, loin de repousser le baiser de Marthe, le rendit à son enfant avec plus de tendresse encore qu’il n’avait fait la veille, et il ajouta avec une sorte de gaieté mélancolique : « Sais-tu, Marthe, que cet enfant est charmant ? On dit que ces petits êtres sont tous laids à cet âge-là ; mais ceux qui parlent ainsi n’en ont jamais regardé un avec des yeux de père ! »