Huit femmes/Fanelly

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Huit femmes
FanellyChlendowski (p. 11-150).
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FANELLY.



II

Fanelly.


— Malédiction sur l’Italien ! » s’écria tout à coup un jour lord Haverdale étendu sur son lit, convalescent à peine d’une blessure grave qui l’y retenait depuis un mois par suite d’une affaire d’honneur.

— Toutes les malédictions de l’enfer sur l’Italien ! répéta-t-il en mordant son drap, après avoir essayé vainement d’étendre le genou dont il souffrait horriblement.

— Du calme, Haverdale ! du calme ! dit son ami Bingley, quittant la fenêtre d’où il regardait patiemment tomber la pluie pour tuer le temps, comme les gardes-malades qui tirent parti de tout, pour ne pas mourir de sommeil ou d’ennui. Patience donc ! poursuivit-il, en replaçant avec précaution la jambe blessée du jeune homme et l’enveloppant, d’autorité, dans la couverture dont elle voulait s’affranchir. Quel soulagement pouvez-vous espérer de vous appesantir ainsi sur cette image irritante ?

— Éloignez donc à volonté le cauchemar qui vous poursuit sous la figure de l’homme à qui vous devez le premier malheur de votre vie !

— Mon Dieu ! Larry ! répliqua Bingley avec une contradiction caressante, à bien examiner tout ceci, n’avez-vous pas plutôt sujet de vous réjouir que de maudire ?

— Sujet de me réjouir ? cria de nouveau lord Haverdale, bondissant autant que le lui permettait sa blessure : rêvez-vous, Bingley ? Dieu me pardonne ! pensez-vous réellement que nous enlever la femme que nous aimons, et nous clouer durant un mois la jambe sous un coup d’épée soient des titres à notre reconnaissance ?

— Non pas exactement comme vous présentez la chose : mais puisque l’affection de lady Fanelly était de nature à passer si facilement d’un objet à un autre, il est mieux, ce me semble, que son inconstance ait éclaté ostensiblement, avant que vous soyez devenu son seigneur et maître, comme vous en aviez la rage. Avec votre humeur chevaleresque, j’ose presque dire un peu féodale, la perte d’une moitié belle et trompeuse vous sauve, à mon avis, bien des jambes et bien des bras.

— Taisez-vous, Bingley, vous m’arrachez les dents avec votre sang-froid : il me donne sur les nerfs au point de rouvrir ma blessure.

— Eh ! non, Haverdale ; c’est votre blessure qui vous donne sur les nerfs. En attendant votre prochaine guérison, je ne fais, moi, que les calmer autant que je peux, et votre cœur malade par-dessus le marché.

Haverdale tendit la main à Bingley, sans lui répondre autrement que par un triste sourire.

— Au fait ! je crois que vous avez sujet de vous réjouir, insista Bingley, sans la moindre intention de se venger des arrêts forcés où le retenait son dévoûment, mais jaloux de se rendre aussi utile que les potions assoupissantes avec lesquelles il atténuait, jour par jour, la fièvre de son blessé.

Se penchant alors presque à son oreille, il soutint, sur son épaule, sa tête accablée, suivant avec sollicitude ses regards errans où avait passé tout récemment tant de délire. Il fit ce qu’il fallait faire, ce qu’il avait fait vingt fois pour bercer et engourdir cette jeune vie altérée de sommeil : il lui rapprit son malheur avec une indignation si prolixe qu’il apaisa pour un moment encore le cœur orageux du jeune homme trahi. Il ne se tut enfin que quand le cher fardeau qu’il supportait avec la patience d’un mur, fit courir mille épingles au bout de ses doigts, en arrêtant par son poids immobile la circulation du sang. Ce ne fut qu’alors qu’il s’en dégagea doucement, retenant son souffle, marchant sur la pointe des pieds, pour aller regarder de nouveau tomber la pluie, par forme de diversion, comme il l’avait essayé plusieurs fois avec quelque fruit.

Mais il ne passait pas une ame devant l’hôtel désert où s’était enseveli Haverdale durant l’absence de son père. Le front appuyé contre une vitre humide qu’il écoutait frémir sous le passage de quelques voitures, Bingley se retraçait à loisir toute cette fatale aventure. À côté de l’époque probablement très prochaine du mariage de la belle Fanelly, il cherchait la possibilité d’emmener son malade assez loin de Londres pour que l’éclat de cette nouvelle ne renouvelât pas, de sitôt du moins, l’inutile fureur dont il subissait les conséquences avec tant de résignation. Il s’y creusait en vain l’esprit, lorsqu’il fut de nouveau tiré de ses réflexions par la voix d’Haverdale, qu’il croyait profondément endormi.

— C’est là, Bingley, tout ce que vous avez appris sur ces deux monstres ?

— Tout ! répondit Bingley en se retournant avec surprise ; que voulez-vous de plus ?

— Rien, pour savoir que cette femme est une perverse, une audacieuse… femme !

— Il est fâcheux qu’elle soit aussi la plus belle, la plus accomplie de son sexe, en tout ce qui ne concerne pas la foi du serment.

— Qu’a-t-elle donc, selon vous, de si prodigieux, mon pauvre Bingley ? Il faut que ma blessure m’ait fait perdre beaucoup de mémoire, car je vous avoue, ajouta-t-il d’un ton de dédain qu’il s’efforçait de rendre glacial, que je la méprise autant que je la hais !

— Nous serons donc bientôt en état de nous plonger aux délices de la chasse, Larry ! c’est, ma foi, tout ce que nous avons de mieux à faire à présent.

— Elle m’a enfoncé mille épines dans le cœur, uniquement parce que nous étions fiancés, mariés d’enfance, frère et sœur de toujours ! uniquement pour cela. Sa déloyauté m’a précipité d’un ciel où je ne remonterai plus avec aucune femme, vinssent-elles toutes m’en prier : mais il n’y a pas de minute, je vous jure, où ma raison n’arrache une de ces épines ; et quand la dernière tombera, dit-il en appuyant fortement la main sur sa poitrine, oh ! que je serai heureux alors !

— Oui ! c’est surtout la dernière que je voudrais vous ôter.

— Vous le pouvez, Bingley ! répétez-moi mot à mot votre entrevue avec elle. Vrai ! vous pouvez m’en parler ; je respire librement : d’honneur ! le sang que j’ai perdu m’a rafraichi l’ame. J’espère un jour remercier mon rival du service immense qu’il m’a rendu, comme vous le pensez vous-même. Oui, je l’en remercierai !

Ses dents grincèrent sous l’effort qu’il fit pour sourire ; puis regardant curieusement son ami, il le força de recommencer le récit, qu’il prétendait avoir en partie oublié.

Bingley se dévoua.

— Quand j’entrai chez elle, donc, comme je croyais vous l’avoir plusieurs fois raconté, je m’attendais à subir le long ennui de l’antichambre, et toutes les cérémonies dont une femme retarde, d’ordinaire, l’admission reprochante de l’ami de l’homme qu’elle a trahi.

— Indignement trahi, Bingley !

— Elle s’avança au contraire vers moi avec un triste empressement puis, elle s’arrêta tout à coup pour me saluer, sans affectation de fierté ni de faux courage, et me dit…

— Elle a eu l’audace de parler la première !

« — Je m’attendais à l’honneur de votre visite, sir Bingley, veuillez vous asseoir. »

— Elle m’indiqua de la main un siége auprès de celui qu’elle prenait elle-même ; sa main tremblait beaucoup.

— Vous avez touché la main de cette femme, Bingley !

— Sa main tremblait beaucoup, poursuivit Bingley sans interrompre sa consciencieuse narration. Quand nous fûmes assis en présence l’un de l’autre, je la contemplai en face : ses yeux attachés longtemps sur le parquet me donnèrent le loisir de la regarder au visage ; une grande pâleur avait succédé à l’éclat d’abord plus qu’ordinaire de son teint. Ce fut elle pourtant qui reprit la parole, après avoir ramené sur moi son regard plein de douceur.

« — Je suis troublée, sir Bingley, parce que je suis coupable. C’est presque un divorce que vous venez constater entre deux personnes… dont l’une vous est trop chère pour que vous puissiez voir l’autre sans haine. »

— Sa voix s’était altérée. Cherchant sans doute à renfermer une émotion inutile, et moi, ne trouvant rien à dire, elle se leva, ouvrit un petit meuble à secret entre deux croisées, d’où elle retira vos lettres pour me les rendre avec l’anneau que vous avez brisé. Les lettres étaient, je crois, préparées à cet effet sous une enveloppe cachetée. Surpris, je vous l’avoue, du poids léger de votre correspondance amoureuse, je ne pus m’empêcher de lui demander : Est-ce là tout, madame ?

« — Tout ; répondit-elle d’un ton simple et sérieux. Je n’ai jamais reçu que deux lettres de lord Haverdale, avant et depuis son absence de l’Angleterre. »

— Je ne peux vous cacher, Larry, qu’elle ajouta en rougissant un peu :

« — Il m’est permis de croire, sir Bingley, qu’un sentiment si paisible, dans l’homme qui recherchait ma main, n’aura pas le pouvoir de troubler son bonheur. Vous, du moins, vous ne verrez pas une insulte dans ce vœu, qui ne mourra jamais là !… » dit-elle en serrant son cœur qui me parut oppressé.

— Que vous êtes simple, vous !… et que je l’aurais tuée avec plaisir, après cette hypocrite apologie de sa trahison ! Quand je lui aurais écrit des volumes sur mon amour, qu’elle connaissait assez, puisque je l’avais demandée en mariage, pensez-vous qu’elle n’en eût mieux gardé le sien ?

— Peut-être ! hasarda le raconteur.

— Ah ! peut-être, en effet ! ces êtres oublieux ont besoin sans cesse qu’on leur déclame l’amour comme les livres menteurs où elles l’ont appris. Fatalité ! mon Dieu !… quand la foudre vous tue, c’est qu’il tonne ; vous avez vu le nuage grossir, les feuilles trembler… vous avez pu vous sauver ou répondre : me voilà ! Mais au milieu du temps bleu, calme, sans éclair, être assassiné froidement, puis après salué, raillé : c’est affreux, Bingley ! c’est à dissoudre toutes les croyances ; c’est à s’arracher le cœur pour le leur jeter en présent de noces. Ne me racontez plus rien. Assez ! avouez du moins qu’on peut demander vengeance à l’avenir, et signer de tout le sang qu’on a perdu, une malédiction, une amère malédiction sur l’Italien.

Bingley se promenait lentement dans la chambre sans trouver rien à répondre.

— Comme c’est froid l’être qui ne nous aime plus ! comme il nous pousse tranquillement hors de son chemin ! comme elle m’a jeté à terre tout sanglant, tout meurtri ! Mais je me releverai, moi ! elle, jamais !… Je m’y oppose. Je ne veux pas que l’avenir soit possible pour elle. Je la verrai à mon tour, blessée à mort, toute pâle, cachant sa figure honteuse sous ses cheveux humiliés ; car elle sera trahie ; elle le sera de par le ciel qui ne laisse nul parjure impuni. J’ai lu cela dans tout son héros italien, son prince italien, comme ils l’appellent. Qu’il soit prince ou ne le soit pas, qu’est-ce que cela me fait à moi ? J’ai lu jusqu’au fond du cœur de ce misérable, qui lui chante l’amour avec ses cadences et ses fioritures. Je la verrai trahie, vous dis-je, blessée à mort ; et je serai content ! et je danserai ! dussé-je rester boiteux comme lord Byron, qui s’en vengeait sur toutes ces folles ; et la vie ne m’étouffera plus vingt fois le jour aux coups d’une sonnette homicide, qui me disait : « la voilà… elle vient demander pardon ! » Que voulez-vous ! j’ai rêvé cela souvent, et vous l’avez compris, vous ! tout calme que vous êtes ; oui, vous l’avez compris, car vous avez enveloppé d’un mouchoir cet affreux tintement, pour qu’il ne fît pas éclater mes veines sous les élancemens de mon cœur. Merci, Bingley !… pour cela seul, voyez-vous, c’est entre nous deux à la vie et à la mort.

À présent que ma raison est brûlée, mon cœur perverti ; à présent que je suis devenu méchant, impie et froid comme elle, n’ayez pas peur de mon avenir. Il sera beau mon avenir ! j’irai en France, j’irai partout, je chercherai les femmes, que je fuyais, leurs regards, dont j’avais peur, parce qu’ils me demandaient quelque chose de mon ame, où je cachais Fanelly, pure alors comme moi ; de mon ame qui se retirait épouvantée devant l’ombre d’une séduction. Je chercherai leurs mains faciles qui s’avançaient vers les miennes ; je les serrerai de rage, et elles prendront cela pour de l’amour ; elles prennent tout pour de l’amour ! et je rirai du creux de mon cœur désert et abandonné.

Oh ! vous verrez ! vous verrez, poursuivit-il en serrant fortement au corps Bingley, pour lors rapproché de son lit ; après quoi le pauvre malade poussa le plus triste éclat de rire qui puisse s’échapper d’une telle frénésie. Car c’est une grande et misérable chose que l’amour ! Mais au milieu de l’étrange silence, durant lequel ils se regardaient tous deux avec étonnement, de ce rire infernal, Haverdale, consterné, s’écria sans pouvoir retenir ses sanglots convulsifs :

— Oui, vous avez raison, Bingley, je crois que je l’aime toujours ! et il s’évanouit.

— Triste mystère des cœurs qui s’enferment, pensait Bingley, en lui prodiguant avec ordre et recueillement tous les secours de sa tendre pitié. Il y a là trois fois autant de preuves d’amour qu’il en fallait pour enchaîner cette femme avide d’aimer et d’être aimée : et il a gardé ces preuves à son infidélité ! Trop tard, ma foi, pour que je les lui porte.


III

Antécédants.


Une étroite intimité entre deux familles honorables de Londres, l’une du nom d’Haverdale, l’autre du nom de Galt, avait naturellement éveillé des idées de mariage dans l’une et l’autre maison, dont les jeunes branches paraissaient incliner à s’unir par le penchant le plus libre et le plus tendre.

Fanelly Galt n’avait pas quinze ans, quand elle répondit par un sourire candide à cette candide question du jeune Haverdale, qui lui tenait la main sans avoir osé la serrer encore :

— Fanelly ! j’ai quelque chose à te demander : serais-tu contente de t’appeler milady Haverdale ?

— Je le serais ! avait dit Fanelly sans hésiter, bien qu’en rougissant.

Le très jeune lord, rougissant aussi, tremblant trop pour répandre son éloquence, se contenta de serrer cette petite main qui resta dans la sienne, et de regarder le ciel, après avoir regardé les yeux de Fanelly, les plus beaux yeux de l’Angleterre. Ceci se passait au détour de l’allée sombre d’un grand parc qu’ils venaient de parcourir ensemble dans le plus profond silence.

Après ce très court, mais très clair entretien, il avait été résolu qu’un mariage serait célébré entre eux, dès que Fanelly aurait atteint sa dix-huitième année, afin que son éducation complétée répondît à la position brillante qui l’attendait dans le monde sous le nom de milady Haverdale ; position soutenue d’une dot immense et d’espérances plus considérables encore. Des deux côtés, près de deux ans s’écoulèrent dans un calme délicieux. Fanelly se laissait doucement aimer et lentement éclore à l’avenir serein que lui promettaient les regards sincères d’Haverdale.


Il la contemplait un jour dans une ivresse silencieuse, calculant tout bas combien les avantages qu’elle tenait de la nature s’augmentaient des talens qu’elle n’amassait, disait-elle, que pour égayer la longue route qu’ils avaient à parcourir ensemble.

— Oh ! ma chère Fanelly ! dit ce jour-là le jeune homme pensif, que vous êtes affable ! que la douceur et la grâce de votre caractère me promettent une belle vie ! ce n’est pas pourtant votre beauté qui m’attire et me donne tant d’amour pour vous ; je suis très content que vous soyez une belle femme, car tout le monde me proclame heureux en vous regardant : mais il y a en vous un ciel caché qui me fera vous aimer toujours. Vous êtes bonne, Fanelly ! et quand vous serez bien vieille, je vous aimerai encore !

— D’amour ! Haverdale ?

— D’amour ?… je ne sais, ma chère ; on dit que tout change et se modifie avec le temps.

Fanelly stupéfaite le regarda sans parler.

— Folle ! oh folle ! dit le jeune philosophe en frappant doucement sur les doigts entr’ouverts de sa maîtresse qui venaient de rompre la soie d’une broderie élégante commencée pour lui.

— Ah ! tout change, Larry ! dit la jeune fille ; et pour la première fois de sa vie d’amour, il sortit de son cœur une larme qu’Haverdale vit rouler dans ses yeux avec un étonnement extrême. Il n’attacha pourtant pas à cette larme toute la valeur qu’elle avait, peut-être, pour l’avenir.

— On le dit, ma bien-aimée, je répète.

— Où dit-on cela, milord ?

— Dans le monde sérieux que j’écoute, Fanelly ; dans mes livres de morale, tous éclairés de l’expérience des sages.

— Ah !… les miens ne disent pas de si tristes choses.

— C’est que vous ne lisez que des romans pleins de héros imaginaires, ou de caractères d’exception qui rompent les règles de la nature.

— Si vous ne devez pas les rompre pour moi, il est fâcheux que, destinés à vivre ensemble, nous ayons deux croyances, Haverdale. On aurait dû, par pitié, peut-être, m’envoyer à la même école que vous.

— C’est bien dit, Fanelly, car je vous aurais vue davantage. Mais, s’il y a de la vérité dans l’homme, ajouta-t-il en posant gravement sa main sur son cœur, vous serez ma seule affection en ce monde ; d’amour ou d’amitié, qu’importe ?

— Merci, Larry ! répartit Fanelly, tombée dans une rêverie profonde sur l’épaule de son fiancé, dardant au loin ses longs regards à travers ses cheveux blonds épars, qu’elle laissait encore tomber avec la grâce abandonnée de l’enfance.

Après quoi ils retournèrent avec résignation, lui aux études et aux exercices animés de son sexe, dont il était, il faut le dire, un des êtres le plus régulièrement distingué ; elle, à l’achèvement de toutes ses innocentes perfections de femme millionnaire et milady. Déjà depuis six mois, en les voyant apparaître ensemble dans le monde brillant de Londres, on se demandait de tous côtés : « à quand le mariage ? c’est un très beau mariage ; un très riche mariage ; un mariage confortable ! » quand un double deuil répandit le plus triste augure sur cette union prochaine et la repoussa de tout l’intervalle des convenances, froides comme la mort qui, en moins de huit jours, priva Fanelly de son père et de sa mère, trop tendrement unis pour se survivre.

Cet événement frappa la maison de Galt durant l’absence du père d’Haverdale, appelé en ambassade sur le Continent, où depuis un mois son fils l’avait suivi en qualité de secrétaire. Une jeune parente dont toutes les actions portaient le cachet de la promptitude et de l’indépendance, crut devoir, grâce à sa dignité de femme mariée, se mettre au lieu et place de tous les appuis qui manquaient à la fois à la triste héritière ; et l’enlevant presque de force aux scènes lugubres qui se préparaient pour elle, l’emporta dans un château bien désert, bien romantique, à quelque distance de Londres, pour y exhaler ses premiers sanglots. Haverdale n’était point là pour barrer le passage à ce bizarre exil, dans le mois le plus âpre de l’hiver, et ne revint pas pour l’en rappeler au nom de l’amour. Il put se résoudre à passer en France tout le temps que sa maîtresse donnerait à la solitude, et il eut tort. Il céda peut-être un peu facilement aux assurances que milady Claudia Alstone lui donna par lettre, qu’il était convenable de laisser à Fanelly le temps de pleurer avant de le revoir. Le trop jeune, le trop grave Haverdale commit une maladresse de cœur, un crime d’amant, car sa présence était nécessaire là où pleurait Fanelly ; où Fanelly pleurait seule, elle qui ne devait attendre de consolations que de lui, d’autres empressemens que les siens, d’autres regards que ceux qui avaient l’heureux droit de lui dire : « Je souffre avec toi : console-toi pour moi ! » Il mit à la place de ce tout en amour, deux lettres, empreintes il est vrai d’une affection profonde, d’une confiance fort honorable pour sa fiancée dont il attendait, disait-il, le signal de son bonheur qui ne reposait que sur elle : mais il resta sur le Continent.

Cette résignation volontaire pouvait compromettre bien des intérêts. Fanelly consternée la considéra d’abord comme nécessaire, puisqu’il s’y soumettait ; elle pressa dans ses mains avec beaucoup de reconnaissance la lettre de son fiancé ; elle la serra même sur son cœur, cette chère signature d’époux, et tâcha de supporter, sans mourir, les jours de deuil. Ils s’écoulaient ces jours avec une lenteur désespérante pour deux jeunes femmes, dont l’une déplorait des parens aimés, dont l’autre bâillait du matin au soir, d’ennui, de solitude, au milieu du silence des bois ; silence affreux quand on entend au loin bondir l’orchestre des bals abandonnés dans un accès de dévoûment irréfléchi. Fanelly était pâle comme une fille d’Ossian, et sa cousine était de très mauvaise humeur.


IV

Une présentation.


Il s’en suivit tout naturellement qu’un matin, à son réveil, Fanelly fut remportée à Londres, comme en rêve, par sa vive cousine Claudia, qui mit autant de chaleur à lui imposer ce retour, dans l’intérêt de leur santé menacée, qu’elle en avait mis d’abord à lui prouver son zèle, en la dérobant aux consolations que tous ses vrais amis se fussent empressés de lui offrir. La mobile Claudia la jeta, de la meilleure foi du monde, dans toutes les distractions dont elle avait elle-même un besoin avide. Le tourbillon où elles vécurent, tantôt ensemble, tantôt séparées par la foule, guérit l’une de ses bâillemens, et posa l’autre devant un danger qu’il ne lui vint pas même à l’idée de craindre. N’était-elle pas fiancée à lord Haverdale ? ne portait-elle pas son anneau ? n’allait-il pas revenir du Continent pour l’épouser ? dès lors que pouvait-il résulter de son admiration pour ce jeune seigneur italien, que tout le monde admirait comme elle ; qui sans la suivre nulle part, se trouvait partout où elle entrait ; qui l’avait contemplée d’abord avec une attention muette, puis avec une sympathie respectueuse, puis avec des yeux pleins de flamme et d’une expression bouleversante.

— Comme les Italiens regardent les femmes ? dit-elle d’abord sans trop d’émotion : mais, en parcourant des yeux le cercle de ces femmes dont ils étaient entourés, et les reportant sur ceux de l’étranger pour en interroger l’expression, elle fut forcée de s’avouer que ces yeux noirs aux jets de feu, ne regardaient qu’elle. Cette nouvelle porta une étrange commotion dans son âme, et dans l’incertitude où elle était encore de ses charmes.

— Ce jeune homme ignore, pensa-t-elle en se détournant pour cacher sa surprise, que je suis fiancée, que je porte au doigt le gage de mon prochain mariage, et que j’attends mon époux avec… oh ! avec impatience et tendresse ! Si ce jeune homme me parle, je le lui dirai. »

Elle le fit avec candeur, lorsqu’un matin le comte de Revalto lui fut présenté par sa pétulante cousine qui la vint prier de remplir pour elle un engagement du soir, à la danse, auquel elle était forcée de renoncer par lassitude. Fanelly, pour toute réponse, fit observer en silence au jeune comte suppliant, la couleur encore lugubre de son vêtement. Revalto se soumit avec un salut si profond, avec un sourire si triste, si pénétré, qu’elle fut bien sûre d’avoir été comprise.

— Ainsi donc, je ne danserai pas ce soir, dit-il en abandonnant poliment la main de Claudia, et s’asseyant avec une noble audace auprès des deux jeunes femmes, qu’il enchanta bientôt par le prestige et la variété de ses discours.

— Qu’il est divertissant et gai, disait lady Alstone, riant comme une folle de l’accent étranger du jeune seigneur, et du jeu brillant de sa belle figure mobile.

— Qu’il est impressionnable et timide ! pensait tout bas Fanelly, recevant dans le cœur mille étincelles alarmantes qui sortaient des paroles et des lèvres agitées de l’homme qui voulait plaire, qu’elle regarda néanmoins courageusement en face, après qu’elle eut déclaré le plus vîte qu’il lui fut possible, ses engagements avec lord Haverdale et son impatiente espérance de le revoir.

Elle attacha pour lors avec une imperturbable confiance ses grands yeux déjà fascinés sur ce front d’une grâce idéale, si jeune encore, si uni, si pur, qu’il était impossible d’y découvrir ni d’y prévoir un orage. Elle ne s’avoua ni ne comprit que seule elle devait fuir ce brillant météore, puisque personne (elle l’entendait dire partout) ne pouvait regarder des traits pareils sans éprouver le désir fort innocent de les revoir afin de connaître l’âme qu’ils enveloppaient d’un si beau voile. Nulle bouche amie ne lui vint dire : — Prenez garde : voilà une dangereuse apparition dans la vie d’une femme promise à un autre ; d’une femme assez belle pour attirer la persévérante attention d’un homme trop beau lui-même pour l’ignorer.

Elle revit sans effroi ce voyageur mystérieux, si prodigue d’or, si libéral, si grand joueur, et de mœurs si somptueuses qu’il était devenu le sujet de tous les entretiens, de toutes les suppositions des cercles dont il faisait l’ornement et la préoccupation. Était-ce un prince ? il n’était presque pas possible d’en douter à sa magnificence, au luxe de son incognito, à l’assurance de son regard, tempérée par la plus gracieuse bienveillance. Aussi, qui ne lui savait gré de cacher l’éclat de son rang sous la gaîté presque ingénue du bel âge, dont l’abandon dispose toutes les âmes à la confiance.

D’abord Fanelly fit nombre. Sa curiosité vint, candide, se grouper avec les curiosités puissamment éveillées autour d’elle. — Elle ne put reculer d’horreur ni d’étonnement devant une faute qu’elle ne méditait ni ne pouvait prévoir. Elle ignorait que c’était seulement depuis qu’il l’avait vue que l’illustre voyageur oubliait de retourner à Rome où le rappelait une noble famille dont il était l’espérance et l’idole. Fanelly Galt parut à Londres, il y resta ; il riva, pour ainsi dire, son existence auprès d’elle, dans le dessein irrévocable de plaire. Que lui manquait-il pour y réussir, s’il en puisait les moyens dans une ardente faculté d’aimer ?

Bientôt, au milieu de la foule qu’il asservissait en la charmant, ses récits intarissables et pleins d’images attirèrent ; par une irrésistible séduction les regards incertains de Fanelly sur des traits toujours parlans, toujours passionnément émus. La rêverie profonde y régnait-elle ? Non ; l’Italien ne rêve pas, c’est de la douleur, de la colère ou de la joie qu’il exprime. Son courage, quand il est excité, crie victoire ou vengeance : il ne s’enveloppe pas dans un calme triste ou résigné ; s’il raconte, il exalte, il éblouit, il entraîne. Les talents du comte se montraient si multiples, qu’il devait être bien sûr de devoir à l’un ou à l’autre l’intérêt et l’attention qu’il ambitionnait, sans l’avouer encore. Musicien comme l’oiseau, doué d’une haleine obéissante au brûlant instinct d’harmonie qui couve dans toute poitrine italienne, d’une de ces voix vibrantes, imprégnée d’un danger pareil à celui des parfums subtils des fleurs, il savait tout dire en chantant. Si jeune encore, il connaissait sa puissance sur les nerfs admiratifs de la femme ; il appelait la femme « une prière vivante et renfermée ; un instrument pieux qui résonne sous tout ce qui le frappe jusqu’aux pleurs et jusqu’au délire ; qui vit de musique, en appelle les sons, y mêle son âme pour l’élever avec eux au ciel comme un appui divin qui l’aide à y monter. »

Fanelly, assise dans sa sécurité virginale, se livra d’abord avec un entraînement pensif au charme dirigé contre elle. Elle se serait crue déshéritée du ciel si elle n’en avait été saisie comme tout le monde. C’était pour elle, en effet, une nouvelle manière de prier, de bénir Dieu dans le deuil dont il la couvrait déjà. Quel chant d’église eût fait naître en elle de plus consolantes espérances ? Ainsi donc elle était folle ? oui, folle selon nos mœurs, selon nos lois, folle, d’un fanatisme religieux, infiltré par cette musique idéale, adorée en Angleterre, et qui fait des ravages effrayans sur les âmes impressibles de quelques jeunes misses qu’elle enivre.

Milady Alstone, qui de son côté pensait beaucoup trop vîte pour appuyer sur la réflexion, trouva tout simple de rehausser l’éclat de ses soirées, déjà fort brillantes, par l’admission du jeune prince ou du très noble Giovanino Revalto, dès qu’il en eut positivement sollicité la faveur. Mariée depuis quelques années à un amiral de distinction toujours absent, elle trompait son demi-veuvage par les plaisirs permis dont la richesse fait une habitude à la fois douce et impérieuse. Au milieu de l’irritable législation britannique, elle n’avait pas une seule fois encore pesé les terribles conséquences des préjugés, qui punissent par des châtimens si sévères les erreurs déjà pleines de larmes des femmes de tous les caractères et de tous les rangs. Encore moins formait-elle le vœu triste, mais plus humain de lady Montague, qui, depuis son séjour en Orient, avait osé souhaiter aux femmes de nos climats plus tyranniques peut-être, cette réclusion d’habitude, ces grilles salutaires, et ces gardiens immobiles qui les protègent contre elles-mêmes, pauvres oiseaux sans ailes, n’ayant de libre que les vifs élancemens de l’âme dans ce monde de passage. Ne leur serait-il pas mieux en effet, d’être sincèrement enchaînées, que d’étouffer d’esclavage sous la liberté menteuse dont on fait à leur faiblesse un présent si redoutable ? N’est-ce pas exposer ces fragiles sentinelles de leurs propres trésors sur de hautes tours sans parapets, d’où le moindre éblouissement les précipite dans des abîmes déchirans et honteux ?

Par malheur pour Haverdale absent et pour Fanelly, déjà sous le charme, la rieuse Claudia ne voyait jamais l’avenir au-delà d’une soirée ou d’un bal. Si quelqu’un se fût aventuré à lui signaler l’inconvenance de la protection dont elle enhardissait les assiduités du comte Revalto près de sa belle parente, elle eût ri d’abord ; puis son orgueil, offensé d’un soupçon d’imprévoyance, eût guéri le Mentor courageux du désir de renouveler la leçon.

D’autre part, subjugué, et comme embelli par une timidité invincible, Revalto avait renfermé tous ses aveux dans un brûlant silence : ce qu’il n’osait dire, il le chantait, et toutes les révélations de l’amour étaient dans ces frissonnemens de l’âme dont il saisissait l’âme de Fanelly. Admis un jour au bonheur intime d’une leçon de harpe et de piano où brillaient également Fanelly et Claudia, il parut tout-à-coup souffrir de l’influence vaporeuse de la Grande-Bretagne ; il appuya son front contre la harpe vibrante de la belle fiancée d’Haverdale ; et elle le vit pâlir.

Elle se leva tremblante sans oser lui dire : « Qu’avez-vous ? » Mais tout le demandait en elle, et il l’en remercia par le sourire le plus doux et le plus triste ; puis pour la rassurer sans doute, ou s’arracher à cette tristesse qu’il ne lui reprochait pas, il parcourut comme avec effort le clavier que Claudia venait de quitter, pour quelques ordres relatifs au concert du soir.

Privé de son soleil d’Italie, dont la clarté franchement ardente enlève à ce beau climat le prestige de l’idéalité ; accoutumé à ne trouver dans la musique qu’une source de voluptés expansives, il ressentait peut-être l’oppression vague et mélancolique qui la rend si poignante sous un ciel de brouillards, par les rêves indécis dont elle noie le cœur et l’imagination. Il se blessait lui-même de ses accens trop passionnés, comme les sons gémissans de l’harmonica fêlent quelquefois le cristal qui les produit. Le chanteur frémissait de sa voix qui, ne trouvant pas assez d’air pour s’étendre et se dissoudre au loin dans une atmosphère sans écho, répercutait sur lui-même sa puissance accablante. S’il n’eût cessé tout à coup, il fût tombé mourant, comme le rossignol épuisé d’harmonie, aux pieds de Fanelly tourmentée ; de Fanelly en deuil et orpheline, qui, cherchant autour d’elle et ne trouvant qu’elle sous les yeux baignés de larmes du jeune italien, se sentit et s’avoua l’objet inspirateur de ses souffrances mélodieuses.

Elle fut perdue. Elle but en silence ce breuvage d’encens qui altéra tout ensemble la paix de sa conscience et de son cœur. Un mois s’éclipsa dans ce demi-sommeil qui ressemble à l’ivresse fantastique causée par l’opium, sans qu’une lueur du ciel vînt lui montrer le précipice où elle se laissait tomber avec un bonheur trop accablant pour s’en défendre.

N’était-elle plus fiancée ? un devoir infranchissable ne liait-il plus sa vie à lord Haverdale fidèle ? Un pacte solennel n’était-il pas passé entre eux ? Le mariage, ce mot irrévocable comme la mort, n’avait-il pas sonné dans sa destinée pour l’enfermer et la défendre de toute approche ? Oui, c’était irrémissible, enregistré au ciel peut-être ; mais elle l’avait oublié… Oui ! tuez-la si vous voulez, cette malade au teint rose, aux yeux pleins de langueur et de joie, elle l’avait oublié, comme ses dix-huit années passées sans Revalto, comme tout l’univers disparu de sa mémoire. Quand ce souvenir se dressa devant elle, sombre, reprochant, terrible, elle le trouva si redoutable, que par un effort d’immense courage, elle se rejeta tout entière vers l’abîme, et l’arracha, lui, de son cœur qu’il voulait déchirer. Croit-on qu’il n’y ait que des roses dans l’inconstance ? ah ! sans parler de l’autre vie qu’elle menace, que de femmes béniraient leur isolement au foyer, leurs larmes d’attente, leur abandon même, si elles pouvaient se dire en levant vers le ciel un regard chaste et pur : Je peux mourir, je ne suis pas coupable !

Fanelly ne le dira plus. Deux cents jours sont à peine écoulés depuis le départ d’Haverdale, que toute sa place dans le présent et l’avenir est envahie par un ardent usurpateur. Il règne seul et fort au milieu de la jeune ame étonnée, agrandie par tant de sensations nouvelles qu’elle devient heureuse et fière de servir de sanctuaire à cette passion absorbante, réalisation inattendue de tant de livres merveilleux, parcourus sans oser y croire, du moins pour cette vie, et comme la promesse révélée d’une autre.

— Je sais l’amour ! s’écria-t-elle un soir en voyant s’éloigner Revalto, et tendant ses beaux bras vers le ciel avec enchantement ; puis elle tomba sur ses genoux dans un sentiment indicible de reconnaissance et d’idolâtrie ; puis elle ouvrit une fenêtre pour chercher l’air et respirer. Il était là comme partout ! comme ils sont tous quand ils veulent perdre et charmer, sortant des murs, des pierres, des arbres qui ne les cachent qu’aux yeux indifférens, pour les montrer aux yeux qu’ils poursuivent comme une puissance invisible à la foule, puissance qui se divise et se multiplie par la volonté de combattre et de vaincre. Fanelly ne savait plus où porter sa tête, où cacher son cœur, qu’elle appuyait en vain contre le marbre où s’était appuyé Revalto. Tout palpitait, tout tremblait de ce nom ; Londres, l’Angleterre, le monde en retentissait au loin. Quelque part qu’elle penchât son oreille pour entendre autre chose, il n’y avait plus rien dans les échos de la terre et du ciel, que ce nom, harmonieux comme l’amour, grave comme le destin qui l’avait jeté devant elle, et qui, pareil à une cloche solennelle, balançait sur ses jours et sur ses nuits cette pulsation sonore et fatale : Revalto ! Revalto !

Il ne lui revint plus à l’esprit de comparer cet état maladif et d’hallucination, avec le sentiment doux, fraternel qui avait effleuré sa fraîche adolescence, sous l’image caressante et placide d’Haverdale. Il n’y ressemblait guère en effet, et la place où s’était réfugiée dans son ame cette première affection, ne pouvait plus être découverte par elle-même au milieu du tumulte d’un tel orage.

— Mais plus tard ! eût dit le sage à Fanelly. Il n’y avait point de sages autour d’elle : ils étaient deux, toujours deux, égarés, perdus, volontairement perdus dans le labyrinthe dont on ne sort qu’après y avoir porté la hache et la flamme ; quand le sol, dépouillé de fleurs et de verdure, est nu, sans mystères, sans prestiges, noir et froid comme la cendre, ou comme la tombe.

Il est peut-être infiniment trop simple pour un récit de cette nature, de ne pouvoir assigner à ce subit amour d’autre cause que l’amour lui-même. Nul antécédent tragique, nulle scène de danger, n’en avait jeté les racines. Un homme beau, une belle femme ; des charmes extérieurs qui font croire aux vertus, puis, les dangereuses facilités du grand monde, implacable après la chute inévitable qu’il provoque avec une insoucieuse immoralité. Ses unions à la danse, à la walse, au piano ; ses parties aventureuses et brillantes à cheval, ses invitations, pleines d’amorces et de tyranniques flatteries pour les faibles athlètes qu’il lance dans l’arène couverte de fleurs. Ils y peuvent combattre au grand plaisir de tous, mais tomber seulement pour mourir ; sinon sifflés, chassés avec le mépris ou l’indifférence de la curiosité satisfaite, qui se retourne alors vers une lutte nouvelle et plus excitante.

Pour l’heure, Fanelly ne fut pas moins heureuse que les autres femmes sous l’appareil assoupissant qui retarde la piqûre du remords. Grâce à Claudia, à sa dévorante et frivole activité, à sa monomanie des fêtes et du bruit, l’amour et ses sourires ne dérangèrent pas le voile de prestiges étendu sur les actions de Fanelly ; l’avenir allait tout seul : quant au passé, quant à l’honneur trahi dans la personne de lord Haverdale patient et silencieux, oh ! la voix, les soupirs, le nom, le bruit des pas de Revalto s’étaient chargés d’en étouffer les cris. D’ailleurs le recours inévitable des êtres fragiles et aliénés, le Destin, ne fut pas plus interdit à Fanelly qu’aux autres inconstans. Elle ne manqua donc pas de s’écrier, une fois pour toutes :

— C’est toi, mon Destin ! c’est toi qui l’as voulu. »

Le scandale aussi fut habile à recueillir cet arrêt sans appel, pour en foudroyer l’honnête homme absent, qu’il atteignit, ainsi qu’il l’avoua depuis lui-même, comme on le serait au milieu de l’été par un coup de tonnerre, dont on n’aurait vu ni l’éclair qui le précède ni le nuage qui le porte. Chose étrange ! revenu du premier choc, vacillant encore de l’horrible surprise, il ne voulut plus croire, et le nuage se referma. Son indignation se porta tout entière sur les inventeurs de cette absurde calomnie. Son unique pensée fut de ne pas laisser impuni ce qu’elle avait d’atroce. Alors, rapide à son tour comme la foudre, le cœur gonflé d’une orageuse passion, il s’élança vers Londres pour chercher… la preuve qu’il obtint.


V

Suites de cette preuve.


Lady Galt est au milieu d’un cercle étouffant de musique, de parfums et de lumière : il y pénètre, il voit… il doute encore. Claudia lui montre sa fiancée ; Claudia l’appelle pour la rendre à son empressement et jouir de sa surprise. Fanelly, belle de la présence de Revalto, marchant émue et légère dans une sécurité charmante, s’approche en souriant au sourire de Claudia. Mais derrière cette tête en fleurs, où les diamans étincèlent, une tête pâle s’élève et la regarde : terreur ! c’est Haverdale ou son ombre irritée, c’est lord Haverdale ! Un dernier cri d’innocence s’échappe sincère et perçant de cette bouche si jeune encore. Il est trop tard pour arrêter ce cri : elle cache en vain sa figure effrayée sous ses mains qui tremblent comme ses genoux. Il faut fuir, il faut échapper aux regards de la foule que cet aveu rassemble autour d’elle, et que le comte Revalto surmonte de toute la hauteur de sa taille et de sa curiosité jalouse.

Haverdale sait tout : c’est là son rival. Fanelly le lui a montré en fuyant, en le laissant là, veuf de toutes ses illusions, de toutes les félicités de sa vie. Il est assez fort, assez digne surtout pour en supporter en silence les ruines écroulées. Ce n’est pas lui qui subit l’humiliant fardeau du parjure : elle l’emporte avec elle, cette femme qu’il n’a pas même suivie des yeux, cette femme cachée à présent pour lui comme sous un linceul, cette femme dont il rejette jusqu’au fantôme infidèle. C’est maintenant une autre passion qui s’élève devant l’insulte de Revalto : c’est la rage muette et farouche du courage breton ; c’est la soif du sang qui altère, qui dessèche son ame : une seule idée l’obsède, la vengeance. Les Anglais aussi se connaissent à cette passion.

Un regard de mépris suffit entre hommes pour suspendre deux existences à la pointe d’une épée : ce regard est vu de tous, lancé, rendu avec la rapidité d’une lueur électrique : il réunit le lendemain au même rendez-vous plus de fureur qu’il n’en faut pour un combat mortel entre hommes, de quelque nation qu’ils soient.

Quand bien même le noble Italien n’eût pas joint à toutes ses perfections la science consommée des armes, sa jalousie du passé, aussi amère peut-être que celle toute vive qui déchirait Haverdale, eût rendu sa main habile à servir sa vengeance. Plus adroit par la ruse, (il était Italien et pâlissait, tandis qu’Haverdale, suffoqué par le sang qui lui montait aux yeux, en fut presque aveuglé dans la lutte), Revalto laissa fondre ce jeune aigle ébloui contre sa rage immobile. L’Anglais reçut, en croyant le donner, le coup dont on l’a vu souffrant et terrassé après un mois de tortures qui l’avaient mis à deux pas de la tombe.

Ce scandaleux fracas produisit une crise ouverte dans la position mystérieuse encore de Fanelly et de son nouvel amant. La déclaration tout haut d’une union prochaine satisfit, à peu près, les exigences de rigorisme qui se taisent toujours au mot mariage. La société, espèce de Minotaure à gueule béante, dans laquelle il faut jeter une proie sous peine d’en être dévoré, se recula moins hostile devant la victime parée des fleurs consacrées.

Lady Alstone pourtant, comme parente, et comme mentor aveugle, ayant, il faut le dire, contribué le plus à l’égarement de sa trop jeune cousine, s’éloigna d’elle, indignée d’un dénouement que sa présomptueuse sagesse avait juré impossible. Elle remit au temps, qui aplanit toutes choses, à renouer le lien d’amitié que le rang de Fanelly et son faible pour elle ne lui conseillait pas de rompre tout-à-fait, mais que la rumeur récente jointe à sa haute estime pour lord Haverdale ne lui permettait plus de cultiver publiquement.


VI

Le message.


Lord Haverdale, de son côté, retenait tout ce qui lui restait de vie pour y enfermer la semence d’une haine qu’il pressentait immortelle, tandis que le grave et doux Bingley se mettait corps et âme entre le monde et les éclats d’une représaille encore impossible. À force de paroles, dont le résumé désespérant, il le faut ! finit par se faire un passage jusqu’à la raison d’Haverdale, il le détermina à quitter, pour le temps nécessaire au rétablissement de ses forces, des lieux remplis pour lui de tant d’affreux souvenirs.

À cette heure, Haverdale l’écoutait encore en se promenant avec lui sous une longue galerie, pour essayer de vivre tout entier comme autrefois. Le jeune lord s’arrêta silencieux, aventurant tout le poids de son corps sur son genou récemment blessé, qui fléchit sous l’épreuve.

— Oui ! partons, dit-il avec une morne résignation. La mort ne doit pas venir en boitant devant un cavalier si bien fait, si expert aux armes que le comte… ou le prince Giovano Revalto : nous saurons un jour tous ses titres à notre estime et à nos sympathies : oui, partons !

Il ne put toutefois, au moment d’un départ consenti avec tant d’effort, étouffer le souhait cruel d’écrire à Fanelly : « Une ligne, Bingley : voyez vous-même ? »

— À la bonne heure ! acquiesça Bingley, comme s’il faisait une prodigieuse concession à l’abandon pénible de ses droits d’ange gardien.

Il ne lut pas cette ligne qui allait entrer au cœur de Fanelly comme l’épée de Revalto dans les chairs de Haverdale. C’était la froide, l’épouvantable prophétie de l’avenir, l’inévitable châtiment du parjure par le parjure, enveloppé sous les plis sanglans d’un mouchoir brodé par elle autrefois, qui retenait encore quelque chose de ses doux parfums de vierge. C’était le même tissu de soie qui avait amorti l’éclat de la sonnette, insultant au triste sommeil de ce malheureux ; c’était une révélation brève, dernier éclat de cette lave brûlante qui le consumait sans se répandre.

— Votre mère me recevra donc ? dit-il quand tout fut fini »

— Comme son fils, Larry ! »

— C’est bien. Une femme en cheveux blancs, des bois sauvages, un silence de mort, voilà ce que je veux. Vous me donnez tout ce que je veux, mon ami. À la chasse ! à la chasse, Bingley : mon coup d’œil y deviendra sûr et ma main aussi, j’espère !


VII

Aimer, c’est croire.


Quand le message fut remis aux mains de Fanelly, elle respirait (que Dieu lui pardonne !) un bouquet du jeune comte ; un bouquet de fleurs, si rares dans la saison qui tue tant de fleurs, que celles-là semblaient être nées du seul amour de Revalto, de son souffle créateur pour elle ! Qu’oubliait-il pour la rendre heureuse de son choix, pour lui créer un devoir de l’aimer ?

Ainsi donc, elle ne pensait plus à Haverdale ? — À peine elle l’entrevoyait dans ses joies flottantes et lumineuses, comme un rêve décoloré dans un coin désert de son palais d’erreurs ; coin triste d’où elle se hâtait de détourner la vue, comme on retire sa main du contact imprévu de la glace, si douloureux à l’épiderme moelleux et brûlant.

D’abord, elle ouvrit lentement le message d’Haverdale qu’elle crut être une nouvelle surprise ménagée par l’ingénieux amour du comte. Peu à peu, la couleur oubliée de ce mouchoir, les fleurs brodées par elle et souillées de sang, la remplirent d’une indicible terreur ; après quoi la seule ligne ajoutée à ce reproche lugubre, entra dans la conscience de la femme infidèle. Elle pâlit et fut obligée de s’asseoir ; l’air manqua autour d’elle ; elle porta ses mains à son cœur comme si le poignard invisible d’Haverdale l’eût atteinte. Comprenant alors le frisson glacial de la blessure d’une épée, elle demeura immobile sous cette sentence vengeresse. Pour la première fois, elle se demanda ce qu’on peut devenir en apprenant que l’on n’est plus aimé ! Un abattement superstitieux succéda à l’agitation de ce cœur jusque-là si brave. Tout le passé reparut, vague et défait comme un paysage lointain à travers une pluie d’orage. Elle n’en supporta pas longtemps l’aspect désolé : le front de la coupable s’inclina vers la terre ; et elle pleura.

Elle pleura… et dès le soir même, avec la promptitude d’une femme amoureuse qui cède au désir de celui qu’elle aime, c’est-à dire au commandement de Dieu, Lady Galt donna ordre à l’homme d’affaires de sa famille de vendre toutes ses possessions en Angleterre. Revalto l’avait demandé à genoux le matin même, lorsqu’elle pleurait accablée à la fois sous l’horrible hommage d’Haverdale, et sous les fleurs de son rival adoré. Ce rival inquiet la regardait alors, épiant avec une ardente curiosité les moindres impressions, les plus secrètes pensées de Fanelly. Debout et muet devant elle, il la regardait et ne put retenir longtemps ce cri : « Tu pleures ! » qui la retira de son abîme de pénitence et fit envoler tous les mauvais présages. Revalto souffrant pour elle ! Revalto troublé de ses larmes, ô Dieu ! comme il les sécha vite sous le feu de son regard ! Ces craintes jalouses, déjà si saisissantes quand le jaloux est aimé, comme il avait l’art charmant de ne les révéler que par des caresses plus tendres, des plaintes plus passionnées et des transports plus vifs ! Leur puissance endormit donc plus profondément que jamais, le remords que l’image souffrante d’Haverdale, et sa sombre prophétie allait apprendre au cœur qui n’appartient plus qu’à Revalto.

Celui-là seul sait aimer, pensait Fanelly, qui peut dire à sa maîtresse : « pour toi je détruirais le monde ! » Croire à de telles paroles, c’est trouver tout son amour trop faible encore pour les récompenser. Fanelly y croit comme aux saintes écritures et la funèbre impression du billet s’efface, et les derniers vestiges d’un deuil importun sont brûlés par sa main, plus ferme après une de ces heures où la femme aimée ose se dire : « Où est le ciel, s’il n’est pas où je suis ! »

D’autres heures l’entraînèrent, ivre d’une félicité sans mélange ; elles naissaient et mouraient sur deux cours si également charmés ! C’était merveilleux de voir comment le comte Revalto, soumis, enchaîné par un sourire, faisait ployer aux pieds d’une timide femme étonnée de son empire, sa taille haute et superbe, son front où toute la majesté de l’homme semblait empreinte. En fallait-il plus à Fanelly pour lui faire juger sans terme une félicité à laquelle il ne manquait plus que le serment prononcé devant quatre, au lieu de deux témoins ?

Un jour, tout fut prêt pour la consécration sans éclat de ce mariage, qui ne devait être célébré dans toute sa pompe qu’en Italie, sous un soleil digne de l’éclairer. C’est à Gretna-Green que la belle héritière a consenti de se laisser conduire pour éviter l’odieux cérémonial de son union blâmée : et puis, ils partiront pour être à deux toujours.

Revalto l’a dit ! Une lettre de Rome le rappelle ; il baise et montre cette lettre qu’il fait baiser à Fanelly, fier qu’il est d’emporter son frais trésor dans sa famille et loin de la froide Angleterre.

— Nul lien, ma noble orpheline, ne vous retient plus, j’espère ?…

Elle sourit.

— Quel voyage, Revalto !

— Pour le pays des fleurs, ma bien-aimée : pour les jardins embaumés de ma villa maternelle, dont tu boiras les parfums, jaloux de te nourrir toi, leur reine. Si je retombe encore dans cette frénésie envieuse de tes premiers jours, dans cette horrible frénésie que j’ai tant expiée, Fanelly ; je te donnerai mon père pour me gronder, afin que de toi, de tes lèvres d’ange, ma Diva, je n’entende jamais que le mot pardon ! le veux-tu ?

Elle le voulut bien.

Elle ouvrit en silence le petit meuble à secret entre deux croisées, dépositaire autrefois des lettres et de l’anneau de Larry, et chargea les mains de Revalto de toutes les riches preuves qui déracinaient sa vie du sol de la Grande-Bretagne. Toute sa fortune était enfin réalisée, ses diamans scellés avec ordre et amour sous le cachet de Revalto, qu’elle lui avait dérobé la veille en souriant et dans ce but charmant.

Toute cette scène de confiance et d’abandon, fut muette, rapide comme les baisers qu’amassait Revalto sur les belles mains de son amante.


VIII

Vision.


— Cette pendule avance ! dit le lendemain soir Fanelly, car la pendule frappait huit heures, et le comte n’était pas auprès d’elle.

— Huit heures sonnent à Saint James, milady ! répondit Lawrence que milady n’interrogeait pas, et qui, tout en roulant les dentelles et les cachemires, pliant, emballant, vidant les armoires, allait, venait, préparait tout pour leur prochain départ, et suivait d’un œil pénétrant les tendres impatiences de sa maîtresse.

Durant quelques minutes, Fanelly ne voulut avoir entendu Lawrence ni Saint James, mais se retrouvant seule avec elle-même :

— Non, la pendule n’avance pas, s’avoua-t-elle en lui comparant une petite montre fort fidèle, cachée dans son corsage. Non, c’est mon cœur qui bat trop vite. Joie et torture d’attendre !

En lui donnant cette montre :

— Je suis jaloux d’elle aussi, vois-tu ! avait dit Revalto. Je te la donne, afin que quelque chose de moi te parle en mon absence, car l’absence muette est odieuse, ô ma bien-aimée. Va ! je ne laisserai jamais à cette sentinelle du temps le droit de te sonner l’heure de mon retour : je la dirai toujours avant elle.

Ces paroles couraient dans la pensée de Fanelly, car elle y répondait : « il parle ainsi le maître que je me donne ! ah ! personne ne m’aurait jamais parlé ainsi ; personne… C’est qu’il m’aime d’amour, lui ! voilà la différence ! » Et rejetant la tête en arrière pour fuir un souvenir, fidèle aussi ! elle replaça la montre sous le velours noir dont son sein était couvert. Elle bouleversa le feu, l’alimenta jusqu’à l’imprudence, sans avoir froid ; marcha pour tromper la dévorante impatience ; nomma Revalto pour se croire avec lui ; enfin espéra l’attirer des yeux à travers la fenêtre qu’atteignait un arbre en feuilles, vieux lare à verdure éternelle qui avait salué sa naissance, et semblait prétendre à la retenir dans ses bras. Planté dans l’avant-cour splendide bordée d’une grille imposante, l’arbre échevelé montait jusqu’à l’ogive aux longs rideaux pourpres où se montrait et disparaissait de minute en minute Fanelly qui ne se posait nulle part. Les croisées du rez-de-chaussée, ouvertes sur ces tranchées pleines de fleurs qui bordent les riches maisons de Londres, répandaient leurs vives lumières sur le trottoir qu’elles montraient désert, tandis que la pendule allait toujours et battait, inflexible, contre le lambris doré de cette chambre mortellement solitaire.

La noble maison de Galt, dont Fanelly restait l’unique maîtresse, était encore remplie de ses anciens serviteurs. La jeune millionnaire avait déclaré ne pas vouloir se séparer de ceux qui consentiraient à la suivre dans sa nouvelle patrie. Ils usaient leur deuil sans oser se plaindre du bouleversement imprévu qui les emmenaient en pays étranger. Tous adoraient leur généreuse lady ; tous aspiraient à composer sa maison, quelque part qu’elle allât s’établir. Tous ne parlaient que bien bas de l’événement tragique jugé tout haut et sans appel seulement dans l’atmosphère du scandale et du grand monde, où Fanelly Galt se sentait détrônée sans retour.

L’architecture bizarre et sévère de l’hôtel dominait un vaste square dans le quartier Saint-James. La vue de Fanelly s’y perdait à cette heure sur les dalles où couraient d’humbles voitures, et des équipages somptueux, éclairés comme l’antichambre d’un bal. Ces lueurs rapides qui fendaient le brouillard, en indiquaient l’étendue flottante, pareille à la blancheur matte de l’opale. Toutes passaient, ranimant, puis décevant le cœur tourmenté de Fanelly.

— Oh ! que l’Italie sera charmante à voir avec ses enchantemens qu’il raconte si bien ! l’Italie avec ses palais blancs, ses terrasses en fleurs et son soleil de feu qui a fait son ame à lui ! une ame qui comprend l’amour éternel et le donne ! l’Italie avec ses barcaroles, ses bois d’orangers qu’il me destine tous ! Mon Dieu ! quand serons-nous dans la belle Italie ? car, n’est-ce pas une erreur bien enfantine que cette religion du berceau tant chantée par ceux même qui se hâtent de le fuir ? Qu’y a-t-il ici pour moi ? Qu’est-ce qui aura jamais le pouvoir de me faire regretter l’Angleterre ? Ah ! mon Dieu, rien…

Et deux ruisseaux de larmes, qu’elle ne sentait pas couler, démentirent cette apostasie dont l’amour seul peut inspirer l’audace. Sous sa voix qui niait le culte trop vrai pour lui plaire alors, une voix plus profonde murmurait : « Menteuse ! c’est l’ouragan lointain qui t’abat, car, tu le devines, si tu attendais le calme, tu serais forte. »

Une question toute simple de Lawrence brisa pour un moment le cours de ses félicités tremblantes et la replaça subitement dans le passé. Peut-on se persuader que le passé soit quelquefois si loin d’une femme de dix-huit ans ? Cette question naturelle entra comme un reproche brusque dans l’espèce de délire où vivait Fanelly.

— Milady garde-t-elle à part cette agraffe pour le voyage ? demanda doucement Lawrence ; qui rentrait tenant dans sa main un bijou naguère adoré de sa maîtresse. Milady ne trouve-t-elle pas ce bijou plus solide et plus uni que le riche portrait porté maintenant par milady ?

Favelly prit silencieusement l’agraffe et se sentit rougir jusque dans l’ame devant sa servante : c’était le portrait de sa mère ; elle l’avait oublié au fond d’un tiroir ! Son regard honteux et fier ne rencontra pas le regard affectionné de Lawrence dont les yeux, sans reproche, étaient involontairement fixés sur le portrait du comte italien. Elle le contemplait avec tristesse, il faut le dire, somptueusement orné des diamans de l’héritière, brillant dans les îlots rattachés de son écharpe noire. Un sentiment d’inexprimable pudeur traversa la passion de Fanelly, qui, après avoir fait ruisseler comme un voile sa chevelure sur ses tempes fiévreuses, échangea vivement les portraits. La mère reprit son rang dans le deuil profané de sa fille ; l’image du comte fut posée sur le marbre de la cheminée. Cet éclair de piété filiale fut douloureux et rapide ; trop rapide pour qu’elle s’en rendit compte, il n’échappa point à Lawrence, qui s’éloigna par respect, par pitié, peut-être ; car la rougeur et la pâleur successives de sa maîtresse avaient frappé son intelligence. Il est certain que le message d’Haverdale venait de rentrer au cœur de Fanelly à la vue de cette image cachée depuis son parjure.

Un accablement irrésistible succéda par degrés à cette humiliation muette et la plongea dans un demi-sommeil, phénomène pareil à la torpeur qui précède l’orage, quand la nature s’immobilise et s’endort pour s’éveiller par un coup de tonnerre.

Cette vie d’étonnement et de lutte, le tumulte intérieur d’un départ précipité, ce mariage à la hâte et dans l’ombre consenti pour le lendemain, le tourbillon qui l’avait roulée au bord de cette destinée inconnue, abattait enfin les nerfs délicats de Fanelly : l’assoupissement de la fièvre suspendit ses idées. Elle glissa dans un fauteuil contre l’embrâsure de la fenêtre, où elle restait obstinément attentive, et sa tête tournée vers le ciel se remplit de rêves étranges : dans cette vision, le roulement rapide et bien connu de la voiture de Revalto se faisait entendre au loin ; puis jusqu’au seuil, puis s’éloignait de nouveau comme pour égarer l’ame anxieuse de Fanelly. Tout à coup, son rêve lui fait voir Revalto s’élançant chez elle, et pour la première fois sans se faire annoncer : « Te voilà ! » crie-t-elle d’une voix étouffée par la joie. Mais, lui-même, au lieu de l’aborder avec empressement, se range dans l’angle le plus obscur de la salle et s’y tient immobile, fixant sur elle ses yeux plus grands, plus noirs qu’elle ne les a jamais vus, luisant jusqu’à l’éclat du feu, grandissant toujours pour contenir leur flamme sombre.

— Est-ce que vous pleurez, mon Revalto ? demande-t-elle avec une pitié craintive.

— Il faut partir ! répond-il d’un ton de trouble et de précipitation extraordinaire.

— Partir ! ce soir, Revalto ?

— À l’heure même.

— Tu m’éprouves ; et pourquoi ?

— Pas de question, le temps manque ; une heure de plus dans Londres, vous me perdez sans retour.

— Te perdre, grand Dieu !

Un valet italien, du nom de Calpetti, qu’elle a vu suivant partout son maître, lui paraît franchir le vestibule, tandis que, dormant toujours, elle prête une oreille effrayée aux paroles basses qu’ils échangent entre eux : Mais elle ne saisit que ces dernières du comte : « Les chevaux à ma voiture, et le mien toujours prêt à partir. »

Le valet a disparu.

— Dors ! dors ! dit le comte à Fanelly ; trop faible pour l’unir à ma fortune, dors, et adieu ! je partirai seul.

— Seul ! mais le mariage, mais ma couronne de fiancée ? Mais ma vie ?

— Je partirai seul !

Il y avait tant de désespoir pour elle dans ces mots : « Je partirai seul, » qu’ils produisirent un effet magique sur son ame défaillante. La réalité n’eût pas eu plus d’ordre et de clarté que ce rêve, ni plus de puissance sur sa volonté de dévouement.

Après quelques secondes d’une angoisse qui la déchire, elle s’approche de Revalto en lui tendant les mains, n’essayant plus l’impossible tâche de lui résister :

— Prends-moi ! murmure-t-elle avec une profonde soumission. Mais, aux yeux des autres, ce sera donc un enlèvement ?

— Enlève-t-on sa femme ? n’es-tu pas la mienne ? viens donc !

— Viens donc ! viens donc ! répéte-t-elle à son tour, croyant l’entraîner vers la porte, dans l’effroi de lui nuire en restant davantage. Il l’enlace fortement dans ses bras, tandis qu’elle entend son cœur battre avec impatience contre le sien.

— Calpetti nous suivra seul, disait la vision. Calpetti est un valet fidèle. Tout ce que je possède est dans ma voiture, avec ton or, tes billets, tes diamans, si peu nécessaire pour te parer, ô ma beauté ! Donne aussi ce portrait, donne tout, et suis-moi.

— Revalto ! s’écrie-t-elle dans le dernier effort de la résistance ; parle ! es-tu menacé, instruis-moi ?…

— Le temps vole, insensée ! et tu veux me perdre par ta curiosité de femme ! »

Elle n’ouvrit plus les lèvres. Une expression rigide, un pli formé par la colère sur ce beau front qui l’intimide, un mouvement hautain d’épaule venait de donner à l’amant l’aspect d’un maître. Elle sentit qu’il était le sien ; le silence l’oppressait pourtant ; mais, même en rêve, et toute puissante qu’elle se voulait sur sa plus forte moitié, Fanelly était Anglaise, douée d’une propension touchante à l’obéissance. Elle lui montre l’appartement bouleversé pour le départ et s’efforce de sourire :

— Emmenons Lawrence, dit-elle suppliante ; ah ! tu me dois ma Lawrence, elle m’a reçue au monde.

— Pas de Lawrence, ou je pars seul.

Alors, par un retour subit, il tombe à genoux devant elle avec les marques d’une adoration sainte, qui relève sa maîtresse au ciel, d’où elle se sentait tomber. C’en est fait, elle pose avec abandon la main sur cette tête si chère sans parler d’abord ; puis, l’inondant de ses regards rayonnans de courage :

— À présent, dit-elle avec une joie fatale, je le mérite, ce ciel où tu m’emportes. Ô Revalto ! qu’un devoir rempli rend heureuse ! Adieu, ma maison, mon pays, et vos tombes à tous… Fanelly Galt, comtesse de Revalto, quitte pour toujours l’Angleterre. »

Des sanglots lui répondent : ce sont les siens, qui ne l’éveillent pas. La voix du rêve disait :

— Paix ! cette fenêtre n’est qu’à hauteur d’homme ; elle ouvre sur un champ désert ; l’issue est à nous, et voici Calpetti sur son cheval, prêt à fuir.

La tête de Calpetti à cheval, s’avance en effet dans une chambre basse, où Fanelly rêvait d’être alors. Sur un signe compris de son maître, Fanelly, qui ne parle plus, est enlevée des bras du comte. Calpetti la reçoit dans les siens, l’assied demi morte sur le cheval qu’il a quitté pour un autre, et l’impétueux Revalto se jette auprès d’elle, plus léger que le vent qui les emporte dans l’espace. Ils quittent brusquement les chemins habités, pour se perdre dans des sentiers de traverse parmi de vastes champs, dont quelques troupeaux épars animent seuls l’étendue. Les milles après les milles sont franchis sans que le silence de cette route mystérieuse soit rompu ; ils semblent voyager dans l’air. Leur double poids ne fait, on le dirait, qu’exciter, en l’irritant, la vitesse de l’animal enfiévré qui les enlève ; le comte serre à tel point contre lui sa frêle épouse, qu’il ne fait qu’un corps avec elle, dont le souffle menace à tout coup de s’éteindre.

— Arrête-moi ! s’efforce-t-elle de crier plusieurs fois.

Mais ce son faible meurt comme un sifflement d’oiseau dans le bruit des feuilles qui jonchent leur route. Les prés, les collines, les ruisseaux, les ravins, tout fuit derrière eux, tout recule et s’enfonce à perte de vue, quand tout à coup le cheval, qui a bronché, suspend l’indescriptible élan soutenu comme par magie, et s’arrête pour reprendre haleine ou mourir.

Fanelly, haletante, penche sa tête sur celle de l’animal immobile, et pleure comme une enfant effrayée. Une soirée sereine et fraîche termine un des plus beaux jours du chaud printemps. Les voyageurs ont atteint les bords d’un vaste parc devant lequel s’ouvre la perspective la plus imposante. Ce parc est celui de Claudia, qu’elle a beaucoup aimée. Le soleil tombe au loin dans la mer ; la nature apparaît sublime dans son repos rêveur.

Revalto, descendu seul d’abord, et respirant après avoir regardé de tous les côtés, se retourne vers Fanelly vivante à peine :

— Ces paysages ne vous enchantent-ils pas, ma femme ? dit-il en les lui décrivant avec l’enthousiasme qui l’a tant de fois ravie, et qui pour lors l’étonne.

Cette quiétude, recouvrée en si peu d’instans, ce facile pouvoir de poétiser après une scène si brisante pour tous deux, la frappe de surprise.

— Où sommes-nous ? demande-t-elle, ô mon bien-aimé n’es-tu pas fatigué comme moi ?

— Ta gracieuse faiblesse est charmante, dit-il. Viens, chère fille ; notre cheval est épuisé, nous avons bien acheté comme lui le droit de nous reposer sous ces arbres où Calpetti va nous rejoindre.

Durant ce rêve profond, livrée tout entière à la volonté de l’époux de son choix, Fanelly n’était-elle pas la plus confiante, la plus heureuse des femmes ? elle voulait l’être au moins ! Son ame éveillée seulement à l’amour, n’admettait pas que, protégée par le courage et les regards du seul être qui l’aimât alors au monde, sa sécurité pût être troublée, ni sa foi distraite. Elle s’indigna surtout de frissonner d’un fantôme obsédant et posé devant elle au milieu du chemin désert sous la figure morne et triste du jeune lord Haverdale, lui montrant d’une main obstinée et cruelle, cette ligne menaçante, ce mouchoir sanglant tout récemment jetés par elle, aux flammes qui les ont dévorés.

— Vous avez aperçu quelque chose, madame ? lui demande le comte en la voyant pâlir et se détourner.

— Toutes mes bénédictions sur toi, Revalto ! répond-elle avec une angélique abnégation.

— Alors, viens ! dit-il en l’étreignant pour la poser à terre et la poussant impérieusement vers le parc où Fanelly tremble de rentrer.

— Tu m’as poussée, Revalto ! lui répond-elle avec un doux reproche.

— Quelle erreur, enfant ! répond-il à son tour l’étreignant plus fort pour la faire avancer.

— Oh ! tu m’as poussée, Revalto ! et elle se retourne, et elle a peur. Revalto, changé, semble sortir, par dégrés, d’un déguisement fantastique. Il parle : le charme de sa voix est rompu ; il la regarde : son regard est de fer ; Fanelly stupéfaite voit tomber chaque prestige dont l’éclat effacé ne laisse à ce jeune homme qu’une beauté farouche, des manières insoucieuses, et l’ironie du dédain. À tout ce qu’elle essaie d’articuler d’étonnement et de douleur, il ne répond que par un déluge de paroles qu’elle n’entend plus, puis, par un éclat de rire dont son cœur est près de se rompre. Cette transformation, jeu railleur de l’affreux cauchemar, l’épouvante et l’éveille à demi. Ses mains se croisent fortement sur sa poitrine qu’elles compriment, et cette souffrance, qu’elle sent n’être qu’une erreur, lui fait balbutier avec effort :

— Si je pouvais m’éveiller !

Mais le silence qui suit n’est qu’un plus grand supplice. Elle voit s’éloigner Revalto qui fuit seul sur le cheval ranimé ; elle le regarde, sans souffle pour le rappeler, sans force pour le suivre, sans pensée distincte pour le comprendre, comme si un coup de hache eût fait éclater sa raison.

À ce moment, tout s’efface. L’intérieur d’une triste maison inconnue lui apparaît : Claudia l’y a conduite, la pitié l’y a recueillie, et sa mère est devant elle, sa mère est vivante ! non plus affectueuse, sereine et caressante comme autrefois ; mais austère, irritée, inexorable, juste. Elle revient ; hélas ! Fanelly n’ose se demander d’où elle revient si pâle, si hostile, si solennelle dans les paroles basses et distinctes qu’elle adresse au jeune lord Haverdale. Ces paroles lentement articulées dénoncent l’adultère à l’époux indignement trahi, car lord Haverdale est son époux dans ce nouveau songe où tout a changé de face. Debout, adossé contre une muraille nue, les bras pendans et le désespoir dans les yeux, il écoute la mère accusatrice de sa fille et semble près de mourir d’étonnement et d’horreur. Fidèle à son amour d’enfance, il ignorait encore la honte de sa femme ; et la tombe se rouvrait pour la lui découvrir. Fanelly, sur un lit de souffrance, au bord duquel sa mère est assise, joint ses mains pour obtenir le silence béni, l’indulgent silence d’une mère pour son enfant coupable. Elle s’efforce, non de parler, sa voix est éteinte, mais d’agiter ses lèvres suppliantes sans pouvoir faire taire cette voix égale, obstinée, inflexible, qui la révèle toute à l’homme qu’elle sent aimer alors mieux que jamais, et qui ne lui jette plus même le regard du mépris.

— Parlez, ma mère ! disait lord Haverdale. Celle que j’idolâtrais n’avait rien en elle pour me croire. Il n’y a plus sur la terre une bouche pour vous démentir, car vous êtes la vérité. Moi, je crois la vérité. Vous êtes le jugement dernier contre cette femme qui nous a tous déshonorés. »

— Vous êtes la vérité ! crie à son tour Fanelly pensant s’évanouir. Puis, elle tombe de son lit aux pieds de sa mère, dont elle ne retrouve plus que les cendres.


IX

Farewel ! Farewel !


Les coups précipités du marteau de cuivre retentirent sur la porte de l’hôtel ; la sonnette y mêla ses tintemens impérieux et dispersa les terreurs du cauchemar. Fanelly s’éveilla ; mais une lourdeur de tête insurmontable et l’engourdissement léthargique, suite d’un pareil sommeil, la retinrent à sa place. Dix heures tombèrent sur le timbre ; un tison à demi-consumé roula en dehors de l’âtre, et la superstition, chère aux femmes, veut qu’il annonce une présence aimée. Fanelly se ranima de cet incident puéril, et regarda brûler avec joie le tapis qu’il incendiait.

Si le songe qui vient d’injurier Revalto lui retire la force de s’élancer vers lui, si ses bras languissans retombent sur ses genoux sans pouvoir s’ouvrir, quel regard elle envoie au-devant de sa présence ! Comme il implore l’asile de ce grand cœur où va se réfugier le sien ! Innocente ou coupable, il ne l’accuse pas, lui ! Quel empressement elle devine dans l’approche rapide de ses pas ; comme elle les écoute et les compte frissonnante ; comme elle croit au pardon de Dieu !

— Milady reçoit-elle ? demande Lawrence troublée, annonçant et suivant à la fois lady Claudia Alstone qui la précède.

— Quel besoin que tu m’annonces, repart l’impétueuse Claudia. Lady Galt est seule, j’en suis sûre, et visible en tous temps pour moi ; laisse-nous, Lawrence. Je suis majeure depuis plus longtemps que ta maîtresse et je l’aime trop pour qu’elle me craigne. Cousine ! es-tu mariée ? poursuit-elle sans préambule, sans attendre le moins du monde que Fanelly soit remise de l’étonnement de sa présence.

Claudia n’a jamais rien attendu. Elle revient comme elle s’en est allée, par l’élan irrésistible d’une émotion véhémente. La conviction la ramène comme elle l’a fait fuir, il y a trois mois. Dans l’humeur protégeante où elle se retrouve alors, la flotte navale du roi réunie au parlement ne l’empêcherait pas d’arriver jusqu’à sa cousine, qu’elle aime au fond, car Claudia n’est pas méchante, elle est frivole. Sa tête est embrâsée de nouveau du besoin de la sauver, s’il est temps ; de l’emporter encore une fois loin de Londres, ne se rappelant qu’avec la plus sincère admiration d’elle-même, le sacrifice qu’elle lui a fait naguère d’aller s’engloutir avec elle, durant un mois, au fond d’un château désert, dont les chasseurs peuvent seuls apprécier le parc immense et les grands bois qui l’entourent.

Claudia est pétrie de cet orgueil content qui se couronne des fautes dont il est la cause, et qui délivre du repentir des actions irréfléchies, quelque suite déplorable qu’elles puissent avoir. Il ne lui est pas une seule fois venu dans l’esprit de regretter la présentation imprudente d’un trop beau jeune homme à sa trop belle cousine, au milieu du triste étourdissement de son indépendance précoce et de l’absence de lord Haverdale. Lady Alstone, dans le solide amour de sa liberté, dans la fière possession d’une réputation sans tache, périrait plutôt que de reconnaître avoir, innocemment sans doute, mais étourdiment, ouvert un chemin à l’inconstance de l’amour, qu’elle a toujours ignoré. Un grand mariage était résolu : donc, il devait avoir lieu ; lady Galt était fiancée au fils d’un ambassadeur Anglais, donc tous les hommes de l’univers n’existaient plus pour elle. D’ailleurs, est-ce qu’une Anglaise peut remarquer sérieusement un Italien ? Que pouvait donc en faire sa cousine, sinon un partner au bal ? Est-ce qu’on reçoit à Londres un Italien pour autre chose que pour chanter ou pour improviser des vers ? Or, s’il avait plû à sa cousine de descendre des hauteurs de la première aristocratie du monde et d’une liberté splendide, pour s’en aller être princesse chez un peuple esclave, sa cousine avait perdu le sens, et le terrible cri : honte ! honte ! sorti contre elle du sein de toutes les familles, l’en avait punie assez sévèrement. Son ressentiment à elle venait d’être mené aussi loin que possible. Peut-être se l’était-elle promis éternel ; il fallait donc une cause bien extraordinaire, bien alarmante pour la faire accourir avec quelque chose de l’empressement d’une mère au-devant de la coupable condamnée et fuie avec tout l’éclat dont se revêtait ses blâmes ou ses approbations.

En revoyant Fanelly pâle et seule, charmante du saisissement auquel son retour avait en effet quelque part, toutes ses sympathies achevèrent de se réveiller comme si elle voyait, entre elles deux le double fantôme de leur enfance. Elle reconquit d’un coup-d’œil ravi tous les triomphes du riant pensionnat, où son air affairé et ses ordres péremptoires, toujours pour la bonne cause, l’avait fait surnommer le Héraut d’Armes de la Vierge.

Saisissant vivement dans ses deux mains la tête blonde de sa cousine, elle la couvrit de baisers sincères ; puis, l’entraînant vers la cheminée, sous la lumière d’un candelabre, elle contempla ce divin visage avec un rire où il y avait une ondée de pleurs. Ces pleurs firent éclater franchement les sanglots de Fanelly tombée dans ses bras, et cette étreinte fut régénérante. La présence d’une femme pure, honorée, qui l’avait connue innocente et qui la cherchait sans colère, ramenait un peu d’air respirable autour d’elle. On dit que les femmes se haïssent ; pour partager cette croyance de quelques esprits, d’ailleurs pleins de lumière, il faut n’avoir pas vu se regarder deux femmes tristes, loin du monde qui les encense et les divise.

— Es-tu mariée ? recommença plus inquiète lady Alstone en essuyant du même mouchoir ses larmes et celle de sa parente.

Avant de répondre à cette question pressante qui lui causait au cœur un certain soulagement, Fanelly, rendue à sa grâce caressante, parcourait, pour le ressaisir aussi tout entier, l’aspect vraiment aimable de Claudia. Claudia comprit que son regard lui disait :

— Que tu es belle !

Et Claudia l’embrassa de bon cœur. En effet, brillante et pompeuse, lady Alstone sortait du grand monde où elle passait sa vie. Son front ouvert y affrontait la foule, de façon à prouver qu’elle n’en avait pas subi les dangers. Sa parure était royale ; ses bras nus chargés de bracelets de prix, sa tête couronnée de plumes et de diamans. L’énorme bouquet que, par distraction, elle froissait avec son éventail, avait jonché le parquet d’héliotropes et de violettes de Parme. Tout dénotait que son bien-être ordinaire venait d’être traversé par une grande agitation.

— Écoute, Fanelly ! ne parlons pas du passé ; moi, je ne suis pas ton juge, vois-tu. Je t’ai aimée petite, je t’aime encore, voilà tout. À ton âge de fiancée, on change, on se trompe, le monde blâme ; c’est fait. Mais, au nom de Dieu, dis-moi où en sont les choses ; si tu es comtesse, duchesse, princesse de Revalto, si tu as porté jusques-là ton droit d’émancipation, il devient inutile de te dire que l’Italien, noble ou non, est un homme abominable ; pourtant j’étouffe d’envie de te l’apprendre. Parle donc la première afin que je sache si l’espoir est encore possible pour toi. Es-tu bien sûre que tu ne sois pas mariée ?

Fanelly attesta que non, mais par un signe de tête seulement, car trouver un mot à répondre aux étranges paroles de Claudia lui était tout à fait impossible.

— Tu n’es pas mariée, Fanelly ? tu le jures ?

Fanelly leva la main pour l’attester.

— Alors, louons Dieu, mon amour, embrassons-nous, chantons le God save the King !

— Je le serai demain ! cria Fanelly, retrouvant la voix pour protester contre cette joie blessante.

— Jamais, si tu m’écoutes. Ah ! cousine ! tu es la plus heureuse fille de l’Angleterre. Le ciel m’envoie pour barrer le précipice ouvert devant toi, et tu n’y tomberas pas. Je t’emporterais plutôt au sommet des Cordillières, à travers les vaisseaux armés de mon mari. Prends en ma parole : il vaudrait mieux te confier en pleine mer, sur une barque grande comme une coquille de noix, t’en aller à l’aventure comme un nouveau Moïse, que d’entrer dans le carosse insolent de cet homme ; car son carosse n’est pas à lui, ma belle. Rien de ce qu’il a, rien de ce qu’il donne, rien de ce qu’il promet n’est à lui ; il n’a rien que son audace et sa déloyauté ! Laisse-moi dire !… Le portrait que je vois là, surchargé de diamans, tu l’as reçu comme un gage de sa munificence, n’est-ce pas ? eh bien, ces diamans sont faux, cousine.

— Ce sont les miens, s’écria Fanelly, brûlant de justifier Revalto. Grand Dieu ! mais ce sont les plus beaux que j’ai consacrés à cet usage, et que, malgré sa résistance, il a bien voulu…

— Prendre, pour en réaliser la valeur. Ceux-là sont faux, te dis-je. Je tiens ce fait du lapidaire Backs, dans Regent-Street. Il me l’a dit lui-même avec vingt preuves honteuses des embarras de fortune de ce joueur effréné. Lord Bingley, le patient ami d’Haverdale, fidèle comme un Terre-Neuve, alerte comme le vent, a découvert toutes les subtilités du faux prince ou du prince indigne de l’être, qu’importe ? C’est Bingley qui vient de m’apprendre qu’on est à sa poursuite ; que le coroner a fait envahir ce matin son hôtel, plein de serviteurs anglais consternés, vide de toutes les brillantes superfluités dont il l’avait encombré pour éblouir nos jeunes lions pris aux réseaux dorés du chasseur de dupes. Il n’en est pas un qui n’y laisse un peu de sa crinière. Ce qu’il a perdu l’autre nuit passe pour une somme fabuleuse ; moitié comptant, moitié sur parole. Cette parole, où court-elle à cette heure ? l’Océan ou les grands chemins ? on ne sait ; il a été impossible de le découvrir aujourd’hui dans Londres. Notre frayeur était que, mariée et partie, nous n’arrivassions trop tard pour t’éclairer toi-même : juge de ma joie !… Eh bien ? qu’est-ce que tu as donc ? Mon Dieu ! cousine, est-ce que je te fais mal, mon pauvre amour ?

Fanelly avait perdu connaissance. Claudia, parlant avec action, ne s’en aperçut qu’en la voyant chanceler, couverte d’une pâleur mortelle. Aussi étonnée que si elle n’eût rien fait pour amener cet événement, elle l’enleva comme un oiseau, en appelant à grands cris Lawrence, qui, voyant sa maîtresse en cet état, faillit à s’évanouir elle-même.

— Ah ! mais non ! pas vous, ma petite ; attendez du moins ; j’attends bien, moi ! dit lady Alstone effarée, poussant Lawrence, l’excitant au courage, coupant les lacets, cassant la chaîne de la montre qui serrait le cou de cygne, dont les veines se gonflaient à se rompre.

— J’ai du malheur, Lawrence, j’ai vraiment du malheur ! répétait Claudia. Moi qui venais pour lui faire tant de bien. Mais, sur ma parole, je ne la quitte plus ; d’ailleurs, ce premier étonnement passé, elle n’aura que des grâces à rendre à Dieu, et à moi !

Revenue par degrés de l’étouffement qui avait suspendu sa vie, lady Galt regarda tour à tour Lawrence et Claudia, sans se ressouvenir d’abord de son dernier cauchemar éveillé, ou le confondant avec l’autre, dont elle croyait sortir pour la seconde fois. Elle prit affectueusement les mains de sa cousine, et lui dit :

— Je fais des rêves affreux. Demain Claudia, je serai plus tranquille sous la protection éternelle de Revalto…… qui vient bien tard aujourd’hui !

Lawrence entendant marcher dans le vestibule, souleva la portière et vit le page, portant, sur un plateau d’argent, un message trempé des mêmes parfums que ceux qu’il avait accoutumé de monter à sa maîtresse. L’anxiété de Fanelly s’éclaira d’un sourire. Les parfums reconnus, le cachet à la devise anglaise inventée à deux, lui rendirent un éclair de sérénité.

Restée seule avec Claudia, qui bondissait de curiosité, elle l’illumina d’un prompt regard de triomphe, le dernier qui dût animer ses yeux. Puis, ayant parcouru la lettre comme une question de vie ou de mort, elle poussa ce cri des enfans perdus :

— Ma mère ! ma mère !

Et se cacha le visage avec désespoir.


Farewel ! Farewel !


« Dans l’impuissance où je suis de me traduire à toi, divine enfant qu’il faut fuir, je te renvoie au sublime Farewel de Byron, qui a noyé tes beaux yeux de tant de larmes, alors que tu m’aidais à le comprendre, comme une prophétie peut-être ! La profonde amertume du poète fera couler dans ton ame celle dont la mienne est abreuvée. Plus malheureux que lui, plus environné d’appréhension et de mystère, je me détourne aussi de mon étoile d’amour pour me jeter aux sentiers de l’incertitude et de l’exil. »

» Le démon des voyages m’enveloppe dans ses ailes d’aigle. L’insolente Albion vient d’insulter à ma dignité d’homme : elle a voulu poser sa main sur moi par un de ses vulgaires agens que j’ai foulé aux pieds. Ne pouvant l’exterminer tout entière, je pars pour lui porter un coup dont elle saignera longtemps, j’espère ! Tu n’en seras pas atteinte, ô Fanelly ! tu es plus haut que ton pays sauvage, tu es entre la terre et les cieux, ange de l’avenir, suivant d’un long regard le banni dans les déserts arides de son trajet mortel. »


» Je quitte avec dédain l’Angleterre, où je ne laisse que toi de généreux et de pur. Ta froide patrie a chassé dans Byron le flambeau de la pensée, elle chasse en moi le génie de l’indépendance et de l’orgueil. Oui, je suis orgueilleux : j’ai été aimé de toi. »


» Une grande pensée m’élève et me soutient en fuyant. Qu’elle te soutienne et t’élève, ô ma Béatrice ! Nous étions tous les deux à la porte du ciel : eussions-nous vécu longtemps de cette vie, ce n’eût été que pour attendre l’éternité promise aux vrais amours : eh bien ! nous l’attendrons séparés, et nous nous rejoindrons au rendez-vous céleste que les orages d’un mauvais monde ne pourront plus troubler. »


» Reste, reste au rivage ! la femme est trop faible pour suivre un tel essor : l’Océan avide serait envieux d’une perle si rare, il me la déroberait pour l’engloutir dans son sein. Je la détache courageusement de ma couronne épineuse. Le trône de la femme est le foyer ; sa force, ce sont ses larmes ; ses richesses, l’attente et la prière : attends et prie, ô femme modeste ! Que t’importe la fortune à toi qui renferme le ciel dans ton sein : « Farewell ! Farewell ! »


Cette lettre était l’éclat de rire du rêve de Fanelly. Claudia faillit étouffer de rage en apprenant que l’aventurier emportait à la fois le repos, la réputation et les biens de lady Galt. Le désastre était accompli, l’ange de la destruction avait passé sur son toit, et la fiancée d’Haverdale en demeura foudroyée.


X

La rencontre.


À l’heure où tout est mystère dans la campagne, où tout ce qui l’habite est porté à des impressions graves, un parc solitaire en apparence, déja presque voilé par le crépuscule, n’était pas entièrement désert. Des chasseurs le parcouraient, tandis qu’un accident de route venait de forcer, tout auprès, deux femmes à descendre de leur voiture.

Le postillon travaillait ardemment à pousser la roue endommagée pour amener l’équipage au petit pas des chevaux, jusqu’à la grande allée d’ormes du château féodal, qui par bonheur était le terme du voyage.

Durant ce temps, l’un des serviteurs de la suite des dames les aidait à gagner leur demeure par la petite porte du parc, dont il avait la clé sur lui. Or, ce parc attenait aux propriétés plus humbles de sir Bingley. Claudia le savait de retour auprès de lord Haverdale, son hôte convalescent, qui ne supportait les délices espérés de la chasse qu’avec le secours des voyages inquisitifs que l’infatigable Bingley consentait de faire chaque semaine à Londres.

Qui saura jamais l’espérance charitable, le plan réparateur, l’ardente diplomatie de femme fermentant alors sous le front bouillonnant de lady Alstone ? Car c’est encore lady Alstone qui soutient d’un bras ferme Fanelly silencieusement soumise au zèle agité de sa parente, qu’on aura sûrement reconnue à la petite porte du parc, où lady Galt est de retour avec elle.

Parmi les arbres moins touffus des sentiers tracés qu’elles suivaient alors, un homme apparut tout à coup. Il s’arrêta d’un mouvement si marqué qu’il fit lever de son côté la tête languissante de Fanelly. L’ombre de cet homme se projetait jusqu’à elle par le reflet encore rouge de l’horison sur lequel se découpait cette apparition, sombre comme une silhouette. Fanelly fut saisie d’épouvante, et dans la volonté de fuir le chasseur redoutable qu’elle venait de reconnaître, elle glissa sur la mousse humide et s’agenouilla sans tenter d’aller plus loin. Claudia se précipita vers elle.

— J’ai tout mérité ! je ne peux tout supporter, dit-elle éperdue à l’oreille de Claudia ; il y a une dette de sang entre Larry et moi. Je l’ai volé honteusement de tout son bonheur et j’ai jeté mon larcin dans la mer. Il aurait bien le droit de me tuer !… Mais je suis tuée ; Dieu m’achève !… Emmène-moi, cousine ; il ne fait pas assez nuit pour me cacher. Tâche qu’il ne me reconnaisse plus !

Haverdale, qui se soutenait tremblant sur son fusil, et qui, sans en croire ses yeux, contemplait cette pâle ressemblance de lady Galt, ne put retenir un cri sauvage de colère ou d’horreur qui perça l’ame de la fière coupable. Son corps défaillant s’affaissa, ses beaux traits s’immobilisèrent et se couvrirent de la blancheur de la mort.

— Pensez-vous qu’elle respire ? dit lord Haverdale en suivant Bingley qui les avait rejoint et qui cachait sur son épaule la figure de Fanelly presque morte.

Bingley, haletant sous le poids de la jeune femme évanouie, ne répondit pas ; il se dirigea vers la maison où il la remit aux soins de sa cousine et des femmes éplorées.

Le même soir, Haverdale qui ne voulait ni revoir Fanelly ni passer la nuit dans son voisinage, partit après avoir adressé cette courte prière à Bingley en se penchant vers lui du haut de son cheval :

— Puisqu’il est écrit, Bingley, que vous recevrez tous les contre-coups de ma destinée, veillez sur cette femme qui me reste odieuse, bien que j’en sois trop vengé. Ne la quittez que guérie ; après, venez me rejoindre en France près de mon père où je vais vous attendre. Là, j’aurai besoin de vous, Bingley ! Mais en France, comme partout, jurez-moi dès aujourd’hui que vous ne me rappellerez jamais le nom que je vais effacer de ma vie.

— Je ne vous le rappellerai jamais, répondit laconiquement Bingley, en lui serrant la main.


XI

Voyage à Paris.


Comme deux vrais Anglais, Haverdale et Bingley, en se revoyant, n’avaient pas échangé une parole relative au douloureux souvenir de Fanelly. Ils étendirent comme à l’envi sur le passé un voile froid et impénétrable, dont chacun tenait les coins fortement serrés, sans qu’il prît à l’un d’eux la dangereuse fantaisie de le soulever ; puis ils portèrent silencieusement ensemble cet holocauste de misères.

Mais Paris, ses prestiges, ses fracas, ses séductions, ses fortunes et ses crimes ne purent ramener un signe vivant d’intérêt dans les jours pétrifiés du jeune lord. Tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il touchait, le blessait comme un dard. Sa mémoire incendiée n’avait plus un écho d’autrefois. L’ennui, partout l’invisible et dévorant ennui serpentait autour de sa jeunesse opulente ; partout une haleine desséchante soufflait dans l’air où passait Haverdale ; ce poison flétrissait d’avance toutes les fleurs de sa vie, écrasait son avenir entier sous son amertume désespérante, et ce devait être toujours ainsi, car il avait cessé de croire.

Bingley attendait en vain après cet autre avenir, tracé pendant la fièvre et le délire de l’orgueil jaloux. Ce plan n’avait pu ni germer ni éclore. L’ame était trop vierge. Comme la veuve indienne, elle s’était étendue sur le bûcher pour s’en aller sans souillure. La beauté de lord Haverdale se consumait enveloppée d’un suaire. Les femmes le regardaient avec étonnement, car ses yeux à lui n’avaient plus de regard ; il ne voyait plus une femme que comme un portrait railleur de Fanelly, et il le haïssait comme une ruse. Bingley, pourtant, le traînait partout, ou se laissait traîner par lui tandis qu’il assistait presque sans le savoir à toutes les solennités de la vie, aux spectacles de toutes sortes, aux bals, aux courses bruyantes et illuminées de la grande nation. À l’aide de ses chevaux, de son riche équipage et de Bingley, il paraissait se précipiter pour être heureux et pour tout voir ; et l’on demandait en le regardant passer : Quel est celui-là ?

— Celui-là, c’est le fils unique de l’ambassadeur d’Angleterre, pauvre jeune homme, enchâssé comme vous voyez dans les armoiries de son père, et assis sur ses millions.

— Le voilà bien malade !

— C’est peut-être pour cela qu’il a l’air de s’amuser tant avec nous !

— Ce n’est pas notre faute ! disaient les uns en ricanant de sa froideur.

D’autres, n’admettant pas qu’on pût souffrir avec des millions, se contentaient de lever les épaules.

Mais, pour cheminer ainsi deshérité, dépouillé de toute émotion, il ne savait donc pas donner ? Si, il donnait beaucoup, il donnait toujours ; mais quoi ? de l’or, du sable. — De quoi le remercie-t-on ? qu’on s’en aille, il n’entend plus. Ah ! si l’on veut qu’il entende, qu’il revive, qu’on lui dise — donnez-moi votre sang, tout votre sang ; et voici un cheveu pur de Fanelly. — Oh ! la lèvre fraîche et innocente de Fanelly !… Qui le désaltérera d’une telle soif ?

Quant à l’emploi de son or, en voici un mot :

Froid, muet, vêtu de noir, comme en deuil de lui-même ; furieux d’avoir entendu sortir d’un cercle élégant, ce mot : « Oh ! le joli homme ! » il s’était jeté seul dans les Champs-Élysées, champs affreux pour une ame consternée d’abandon. Bientôt il s’arrêta épouvanté ; il regarda derrière lui, devant lui, c’était la vie ! partout la vie ; et il y était, et il y serait ! Si du moins il pouvait ignorer qu’il existe, puisque c’est encore là exister !

— Monsieur !…, monsieur ! dit un pauvre tout cassé de vieillesse, qui le voyant immobile sur son cheval, se hasardait d’approcher.

Un mouvement machinal lui fit chercher sa bourse ; il l’ouvrit, et donna au mendiant.

De rapides signes de croix et un murmure inintelligible attirèrent ses yeux sur le pauvre : c’était une vénérable tête blanche, rayonnante de joie. Haverdale en fut surpris. Le vieillard effrayé de ce regard terne et fixe, leva sa main où tremblait la pièce d’or, et dit : « Ce n’est peut-être pas cela que vous vouliez me donner ? »

Il y avait dans l’acte de cette restitution quelque chose de déchirant par l’effort qu’il coûtait. C’était l’addition simple et prompte de quatre-vingts ans de misère dont la preuve amenait : probité.

Les lèvres amères du jeune homme s’entrouvrirent ; une larme, la première depuis le malheur, roula dans son œil éteint sans pouvoir tomber ; mais sa voix détendue trouva quelques bonnes paroles pour le mendiant.

— N’y a-t-il point en France des maisons de retraite pour les hommes de votre âge ?

— Si, monsieur ! Il y a de bonnes maisons, de bons hospices où il fait chaud l’hiver : mais on n’y reçoit pas l’homme et la femme ensemble ; et voilà dix ans que j’ai l’âge, sans pouvoir me décider à ce bonheur sans elle. Elle n’y serait pas, et nous avons si peu de temps à rester ensemble, que ce pain là me paraîtrait bien dur, mangé tout seul ! J’aime encore mieux mendier pour elle, parce que je la revois tous les soirs.

— Restez avec elle dit Haverdale ému. Restez ensemble, puisque vous avez pu vous entendre si longtemps ! je me charge de votre avenir à tous deux, sans séparation.

Il tint parole.


XII

La fin du voyage.


Quelques jours après cet incident vulgaire, Haverdale quitta tout à coup le siége où il était absorbé dans une rêverie profonde, et se plaça devant Bingley qui dessinait à quelques pas de lui. Il attacha sur son ami un regard si malheureux, si long, si triste, que Bingley lui tendit la main en l’appelant comme autrefois : Larry ! Ce doux nom d’enfance pouvait seul exprimer la tendresse insuffisante et désolée du bon Bingley, qui se remit à crayonner sans trop savoir ce qu’il faisait. La main d’Haverdale se posa puissante sur son épaule et le contraignit à se retourner encore. Puis, après le même regard, qui recélait une étrange question, il dit lentement :

— Si je l’épousais, Bingley ?

Bingley frissonna, et demeura stupéfait sous ces paroles inattendues : elles le firent changer de couleur ; après quoi prenant son parti d’homme et d’ami :

— L’épouser ! répondit-il, qui ?… ai-je entendu ? pardon, Larry, je rêve aussi tout éveillé

— Si je l’épousais ! Bingley, reprit Haverdale, immobile comme un homme qui va prendre une résolution inébranlable.

— Quoi ! perdue aux yeux de l’Angleterre ! quoi ! ruinée sans retour par la vente de ses biens, dont le joueur italien demeurera tranquille possesseur ? car, où le trouver ce misérable ! où l’atteindre, même pour le tuer ? nos recherches sont restées inutiles. Lady Galt, le voulut-elle, n’a pas une preuve pour l’accuser. Et puis, tout le passé, toutes ces rapides, mais irréparables fautes… Haverdale, allons ! rappelez votre colère et laissez-moi vous dire…

— Perdue ! ruinée !… eh ! bien ! Alors, si je l’épousais, Bingley ?

Bingley se leva, parcourut à son tour Haverdale avec un regard d’indéfinissable tristesse, et prononça d’une voix étouffée mais courageuse :

— Elle est morte.

— C’est bien !… Et moi aussi, Bingley.