Humain, trop humain/VI

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Traduction par Alexandre-Marie Desrousseaux Élément soumis aux droits d’auteur..
Société du Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 5p. 315-346).




CHAPITRE VI


L’HOMME DANS LA SOCIÉTÉ



293.

Dissimulation bienveillante. — Il est souvent nécessaire, dans le commerce des hommes, de recourir à une dissimulation bienveillante, comme si nous ne pénétrions pas les motifs de leur conduite.

294.

Copies. — Il n’est pas rare de rencontrer des copies d’hommes considérables ; et la plupart des gens, comme il arrive pour les tableaux, prennent aussi plus de plaisir aux copies qu’aux originaux.

295.

L’orateur. — On peut parler d’une façon extrêmement juste, et de sorte pourtant que tout le monde crie au contraire ; c’est lorsqu’on ne parle pas pour tout le monde.

296.

Manque d’abandon. — Le manque d’abandon entre amis est une faute qui ne peut être reprise sans devenir irrémédiable.

297.

Sur l’art de donner. — L’obligation de refuser un don, uniquement parce qu’il n’est pas offert de la bonne façon, aigrit contre le donneur.

298.

Le partisan le plus dangereux. — Dans tout parti il y a un homme qui, en professant avec trop de foi les principes du parti, excite les autres à les déserter.

299.

Conseilleurs du malade. — Qui donne ses conseils à un malade s’assure un sentiment de supériorité sur lui, qu’ils soient suivis ou qu’ils soient rejetés. C’est pourquoi les malades irritables et orgueilleux haïssent les conseilleurs plus encore que leur maladie.

300.

Deux espèces d’égalité. — La soif d’égalité peut se manifester en ce qu’on voudrait ou bien se soumettre tous les autres (en les rabaissant, en les étouffant dans le silence, en leur passant la jambe), ou bien s’élever avec tous (en leur rendant justice, en les aidant, en se réjouissant des succès d’autrui).

301.

Contre l’embarras. — Le meilleur moyen de venir au secours des gens très embarrassés et de les tranquilliser consiste à les louer d’une manière décidée.

302.

Préférence pour certaines vertus. — Nous attendons, pour attacher un prix particulier à la profession d’une vertu, d’en avoir remarqué l’absence complète chez notre ennemi.

303.

Pourquoi l’on contredit. — On contredit souvent une opinion, tandis qu’en réalité c’est seulement le ton sur lequel elle est présentée qui ne nous est pas sympathique.

304.

Confiance et confidence. — Celui qui cherche de propos délibéré à pénétrer dans la confidence d’une autre personne n’est ordinairement pas certain de posséder sa confiance. Celui qui est certain de la confiance attache peu de prix à la confidence.

305.

Équilibre de l’amitié. — Bien souvent, dans nos relations avec un autre homme, le retour au juste équilibre de l’amitié se fait si nous ajoutons dans notre plateau quelques grains de tort.

306.

Les médecins les plus dangereux. — Les médecins les plus dangereux sont ceux qui, comédiens nés, imitent le médecin né avec un art consommé d’illusion.

307.

Quand les paradoxes sont à leur place. — Pour gagner des gens d’esprit à une proposition, il suffit parfois de la présenter sous la forme d’un paradoxe monstrueux.

308.

Comment on gagne les gens de courage. — On amène les gens de courage à une action en la leur exposant plus périlleuse qu’elle n’est.

309.

Gracieusetés. — Aux personnes que nous n’aimons pas, nous imputons à crime les gracieusetés qu’elles nous font.

310.

Faire attendre. — Un sûr moyen de monter les gens et de leur mettre de méchantes pensées en tête, c’est de les faire longtemps attendre. Cela rend immoral.

311.

Contre les confiants. — Les gens qui nous donnent leur pleine confiance croient par là avoir un droit sur la nôtre. C’est une erreur de raisonnement ; des dons ne sauraient donner un droit.

312.

Moyen d’apaisement. — Il suffit souvent de donner à un autre, à qui nous avons causé du tort, l’occasion d’un bon mot sur nous, pour lui procurer une satisfaction personnelle, voire pour le bien disposer à notre égard.

313.

Vanité de la langue. — Que l’homme cache ses mauvaises qualités et ses vices ou qu’il les avoue avec franchise, sa vanité désire toujours, dans l’un et l’autre cas, y trouver un avantage : qu’on observe seulement avec quelle finesse il distingue devant qui il cache ces qualités, devant qui il est honnête et franc.

314.

Par égard. — Ne vouloir mortifier, ne vouloir blesser personne, peut être aussi bien une marque de justice que de timidité.

315.

Indispensable pour la dispute. — Qui ne sait pas mettre ses idées à la glace ne doit pas s’engager dans la chaleur de la discussion.

316.

Fréquentation et arrogance. — On désapprend l’arrogance, quand on se sait toujours entre gens de mérite ; être seul produit l’outrecuidance. Les jeunes gens sontarrogants, carils fréquentent leurs pareils, qui tous, n’étant rien, aiment à passer pour beaucoup de chose.

317.

Motif de l’attaque. — On n’attaque pas seulement pour faire du mal à quelqu’un, pour le vaincre, mais peut-être aussi pour le seul plaisir de prendre conscience de sa force.

318.

Flatterie. — Les personnes qui, dans nos relations avec elles, veulent étourdir notre prudence par leurs flatteries, usent d’un moyen dangereux, pareil au narcotique qui, s’il n’endort pas, ne fait que tenir plus éveillé.

319.

Bon épistolier. — Celui qui n’écrit pas de livres pense beaucoup et vit dans une société qui ne lui suffit point, sera d’ordinaire bon épistolier.

320.

Le plus laid possible. — On peut douter si un grand voyageur a trouvé quelque part dans le monde des sites plus laids que dans la face humaine.

321.

Les compatissants. — Les natures compatissantes, à chaque instant prêtes à secourir dans l’infortune, sont rarement en même temps les conjouissantes : dans le bonheur d’autrui, elles n’ont que faire, sont superflues, ne se sentent pas en possession de leur supériorité et montrent pour cela facilement du dépit.

322.

Parents d’un suicidé. — Les parents d’un suicidé lui imputent à mal de n’être pas resté en vie par égard pour leur réputation.

323.

Prévoir l’ingratitude. — Celui qui donne quelque chose de grand ne trouve pas de reconnaissance ; car le donataire, rien qu’en le recevant, a déjà trop lourd à porter.

324.

Dans une société sans esprit. — Personne ne sait gré à l’homme spirituel de sa courtoisie, quand il se met au niveau d’une société où il n’est pas courtois de montrer de l’esprit.

325.

Présence de témoins. — On saute deux fois plus volontiers après un homme qui tombe à l’eau, s’il y a là des gens qui ne l’osent pas.

326.

Se taire. — La manière la plus désagréable pour les deux parties de riposter à une polémique est de se fâcher et de se taire ; car l’agresseur interprète ordinairement le silence comme un signe de mépris.

327.

Le secret de l’ami. — Il y aura peu de gens qui, s’ils sont embarrassés pour trouver la matière d’un entretien, ne lâcheront pas les secrets les plus importants de leur ami.

328.

Humanité. — L’humanité des célébrités de l’esprit consiste, dans les relations avec des gens non célèbres, à avoir tort de manière obligeante.

329.

L’embarrassé. — Les hommes qui ne se sentent pas à leur aise dans la société profitent de toute occasion pour faire sur quelqu’un de leur entourage, à qui ils sont supérieurs, la preuve publique de cette supériorité aux yeux de la société, par exemple par des taquineries.

330.

Remercîment. — Une âme délicate est gênée de savoir qu’on lui doit du remerciement, une âme grossière, de savoir qu’elle en doit.

331.

Signe d’incompatibilité. — L’indice le plus fort de l’incompatibilité de vues entre deux hommes est que tous deux se parlent réciproquement avec un peu d’ironie, mais que ni l’un ni l’autre ne sent cette ironie.

332.

Prétention à propos des services. — La prétention à propos des services offense plus encore que la prétention sans les services : car déjà le service est une offense.

333.

Danger dans la voix. — Parfois, dans la conversation, le son de notre propre voix nous cause une gène, et nous mène à des affirmations qui ne répondent pas du tout à nos opinions.

334.

Dans la conversation. — De savoir si, dans la conversation, on donnera de préférence raison ou tort à l’autre, c’est purement affaire d’habitude : l’un comme l’autre se justifie.

335.

Peur du prochain. — Nous craignons une disposition hostile chez le prochain, parce que nous avons peur que, par cette disposition, il ne pénètre nos secrets.

336.

Distinguer par le blâme. — Des personnes très distinguées distribuent même leur blâme de façon qu’elles veulent nous en faire une distinction. Elles pensent nous faire remarquer avec quel intérêt elles s’occupent de nous. Nous les comprenons tout à fait à faux, si nous prenons leur blâme à la lettre et nous en défendons ; par là nous les fâchons et nous nous les aliénons.

337.

Dépit de la bienveillance d’autrui. — Nous nous abusons sur le degré de haine ou de crainte que nous croyons inspirer ; car si nous-mêmes connaissons fort bien le degré de notre éloignement pour une personne, une tendance, un parti, eux au contraire nous connaissent très superficiellement, et par cette raison ne nous haïssent aussi que superficiellement. Nous rencontrons souvent une bienveillance qui nous est inexplicable : mais si nous la comprenons, elle nous offense, parce qu’elle montre qu’on ne nous prend pas assez au sérieux, assez en considération.

338.

Vanités qui se croisent. — Deux personnes se rencontrant, de qui la vanité est également grande, conservent par la suite une mauvaise impression l’une de l’autre, parce que chacune était si occupée de l’impression qu’elle voulait produire sut l’autre que cette autre ne faisait aucune impression sur elle ; toutes deux s’aperçoivent enfin que leur peine est perdue et en imputent la faute à l’autre.

339.

Mauvaises façons, bon signe. — L’esprit supérieur prend plaisir aux manques de tact, aux arrogances, aux hostilités même des jeunes gens ambitieux à son égard ; ce sont les mauvaises façons de chevaux ardents, qui n’ont pas encore porté un cavalier et toutefois seront dans peu de temps si fiers de le porter.

340.

Quand il est opportun d’avoir tort. — On fait bien d’accepter des imputations sans les réfuter même si elles nous font tort, quand leur auteur verrait un tort plus grand encore de notre part, si nous lui répliquions ou peut-être même les réfutions. Il est vrai qu’un homme peut de cette manière être toujours dans son tort et avoir toujours raison, et finalement, avec la meilleure conscience du monde, devenir le tyran et le démon le plus insupportable ; et ce qui est vrai de l’individu peut aussi se produire dans des classes entières de la société.

341.

Trop peu honoré. — Les personnes présomptueuses, à qui l’on a donné des signes d’estime moindre qu’elles n’attendaient, cherchent longtemps à donner là-dessus le change à soi-même et aux autres, et se font subtils psychologues, pour arriver à conclure qu’on les a tout de même honorées suffisamment : si elles n’atteignent pas leur but, si le voile d’illusion se déchire, elles s’abandonnent à une fureur d’autant plus grande.

342.

Échos d’états primitifs dans le discours. — À la façon dont les hommes émettent maintenant leurs affirmations dans le monde, on reconnaît souvent un écho des temps où ils s’entendaient mieux aux armes qu’à toute autre chose : tantôt ils tiennent leurs affirmations comme des tireurs à la cible leur fusil, tantôt on croit entendre le froissement et le cliquetis des épées ; et chez quelques hommes, une affirmation s’abat en sifflant comme une solide matraque. — Les femmes, au contraire, parlent comme des êtres qui, durant des siècles, furent assises au métier à lisser ou tirèrent l’aiguille ou firent l’enfant avec les enfants.

343.

Le conteur. — Celui qui fait un conte laisse facilement apercevoir s’il conte parce que le fait l’intéresse ou parce qu’il veut intéresser à son conte. Dans le dernier cas, il exagérera, usera de superlatifs et autres semblables procédés. Il conte alors d’ordinaire plus mal, parce qu’il ne songe pas tant au fait qu’à lui-même.

344.

Le lecteur. — Celui qui lit à haute voix des poèmes dramatiques fait des découvertes sur son caractère : il trouve pour certaines situations et scènes sa voix plus naturelle que pour d’autres, par exemple pour tout ce qui est pathétique ou pour le bouffon, tandis que peut-être dans la vie ordinaire il n’aurait seulement pas l’occasion de montrer de la passion ou de la scurrilité.

345.

Une scène de comédie qui se joue dans la vie. — Quelqu’un se fait par la réflexion une opinion ingénieuse sur un thème, afin de l’exposer dans une compagnie. On pourrait alors se faire une comédie d’entendre et de voir comment il met toutes voiles dehors pour arriver à ce point et embarquer toute la compagnie vers l’endroit où il pourra faire sa remarque ; comment il pousse continuellement l’entretien vers un seul but, parfois perd la direction, la reprend, enfin saisit le moment : le souffle lui manque presque — et là, quelqu’un lui prend la remarque de la bouche. Que fera-t-il ? De l’opposition à son opinion propre ?

346.

Impoli contre son gré. — Quand un homme fait contre son gré une impolitesse à quelqu’un, par exemple ne le salue pas, pour ne l’avoir pas reconnu, cela le contrarie, quoiqu’il ne puisse faire de reproche à ses intentions ; il souffre de la mauvaise opinion qu’il a éveillée chez l’autre, ou il craint les suites d’un malentendu, ou il est chagrin d’avoir blessé autrui — ainsi vanité, crainte ou sympathie peuvent être excitées, peut-être même toutes ensemble.

347.

Chef-d’œuvre de traîtrise. — Exprimer contre un conjuré le fâcheux soupçon qu’il ne vous trahisse, et cela dans le moment même où l’on commet soi-même une trahison, c’est un chef-d’œuvre de malice, parce qu’on occupe l’autre de sa personne et le force de tenir lui-même pendant un temps une conduite exempte de soupçons et ouverte, si bien que le véritable traître s’est rendu les mains libres.

348.

Offenser et être offensé. — Il est plus agréable d’offenser et demander pardon ensuite que d’être offensé et accorder le pardon. Celui qui fait le premier donne une marque de puissance, et après, de bonté de caractère. L’autre, s’il ne veut pas passer pour inhumain, est obligé déjà de pardonner ; la jouissance que procure l’humiliation d’autrui est très réduite par cette obligation.

349.

Dans la dispute. — Lorsqu’en même temps on contredit une autre opinion et qu’on expose avec cela la sienne, le continuel retour sur l’autre opinion dérange ordinairement l’attitude naturelle de notre opinion propre : elle se montre plus décidée, plus tranchée, peut-être un peu exagérée.

350.

Artifice. — Qui veut obtenir d’un autre quelque chose de difficile ne doit surtout pas prendre la chose comme un problème, mais établir simplement son plan, comme s’il était le seul possible ; il doit savoir, dès qu’il verra dans l’œil de l’interlocuteur apparaître l’objection, la réplique, rompre vite l’entretien et ne pas lui laisser de temps.

351.

Remords qui suivent certaines compagnies. — Pourquoi avons-nous des remords après nous être trouvés en des compagnies vulgaires ? Parce que nous avons pris légèrement des choses importantes, parce qu’en parlant de certaines personnes nous n’avons pas parlé en toute bonne foi ou parce que nous avons gardé le silence quand nous devions prendre la parole, parce qu’à l’occasion nous avons manqué à nous lever brusquement et quitter la partie, bref parce que nous nous sommes conduits dans cette compagnie comme si nous en étions.

352.

On est jugé à faux. — Celui qui est toujours aux écoutes sur les jugements qu’on fait de lui a toujours de la peine. Car nous sommes déjà jugés à faux par ceux qui nous tiennent du plus près (« nous connaissent le mieux »). Même de bons amis laissent dans une parole défavorable échapper leur désaccord ; et seraient-ils nos amis, s’ils nous connaissaient bien ? — Les jugements des indifférents font très mal, parce qu’ils ont un ton d’impartialité, presque impersonnel. Mais si nous nous apercevons que quelqu’un qui nous est hostile nous connaît, sur un point tenu secret, aussi bien que nous-mêmes, quel est alors notre dépit !

353.

Tyrannie du portrait. — Les artistes et les hommes d’État qui, rapidement, de traits isolés, composent l’image entière d’un homme ou d’un événement, sont surtout injustes parce qu’ils exigent ensuite que l’événement ou l’homme soit réellement tel qu’ils l’ont peint ; ils exigent tout bonnement qu’un homme ait bien les talents, l’astuce, l’injustice que sa vie témoigne dans leur représentation.

354.

Le parent considéré comme le meilleur ami. — Les Grecs, qui savaient si bien ce que c’est qu’un ami — eux seuls de tous les peuples possèdent une étude philosophique profonde, multiple, de l’amitié ; au point qu’ils sont les premiers, et jusqu’ici les derniers, à qui l’ami soit apparu comme un problème digne de solution, — ces mêmes Grecs ont désigné les parents par un terme qui est le superlatif du mot « ami ». Cela reste pour moi inexplicable.

355.

Honnêteté méconnue. — Lorsque quelqu’un, dans la conversation, se cite lui-même (« j’ai dit alors », « j’ai coutume de dire »), cela fait l’impression de la prétention, tandis que bien souvent cela vient de la source opposée, tout au moins de l’honnêteté, qui ne veut pas parer et attifer le moment même avec des inspirations qui appartiennent à un moment précédent.

356.

Le parasite. — C’est un signe de manque total de sentiments nobles, quand quelqu’un préfère vivre dans la dépendance, aux dépens d’autrui, pour n’être pas forcé de travailler, d’ordinaire avec une secrète amertume contre ceux dont il dépend. — Une telle disposition est beaucoup plus fréquente chez des femmes que chez des hommes, et aussi beaucoup plus pardonnable (pour des raisons historiques).

357.

Sur l’autel de la réconciliation. — Il y a des circonstances où le seul moyen d’obtenir une chose d’un homme est de le blesser et de s’en faire un ennemi : ce sentiment d’avoir un ennemi le tourmente à tel point qu’il met à profit le premier indice d’une disposition plus douce pour se réconcilier, et sacrifie sur l’autel de cette réconciliation cette chose à laquelle il attachait auparavant assez d’importance pour ne la vouloir faire à aucun prix.

358.

Réclamer pitié, signe de prétention. — Il y a des hommes qui, lorsqu’ils entrent en courroux et offensent les autres, exigent avec cela premièrement qu’on ne prenne rien mal avec eux, et secondement qu’on ait pitié d’eux, parce qu’ils sont sujets à des paroxysmes si violents. Tant va loin la prétention humaine.

359.

Amorce. — « Tout homme a son prix » — cela n’est pas vrai. Mais il peut se trouver pour chacun une amorce où il doit mordre. C’est ainsi qu’on n’a besoin, pour gagner beaucoup de personnes à une cause, que de donner à cette cause le vernis de la philanthropie, de la noblesse, de la bienfaisance, du sacrifice — et à quelle cause ne peut-on pas la donner ! — C’est le bonbon et la friandise de leurs âmes ; d’autres en ont d’autres.

360.

Contenance à l’égard de l’éloge. — Si de bons amis louent la nature bien douée, elle se montrera souvent contente par courtoisie et bienveillance, mais en réalité cela lui est égal. Son essence particulière est tout à fait nonchalante à cet égard et par là mal disposée à faire un pas pour sortir du soleil ou de l’ombre où elle est couchée ; mais les hommes, par la louange, veulent donner du contentement et ce serait les chagriner que de ne pas se montrer content de leur louange.

361.

L’expérience de Socrate. — Si l’on est devenu maître en une chose, on est pour l’ordinaire resté par cela même un pur apprenti dans la plupart des autres ; mais on en juge inversement, comme Socrate en faisait déjà l’expérience. Là est l’inconvénient qui rend le commerce des maîtres désagréable.

362.

Moyen de défense. — Dans la lutte avec la sottise, les plus modérés et les plus doux des hommes finissent par être brutaux. Peut-être sont-ils par là dans la véritable voie de défense ; car au front stupide, l’argument qui convient de droit est le poing fermé. Mais parce que, comme j’ai dit, leur caractère est doux et modéré, ils souffrent par ce moyen de défense légitime plus qu’ils ne font souffrir.

363.

Curiosité. — Si la curiosité n’existait pas, il se ferait peu de chose pour le bien du prochain. Mais la curiosité s’insinue sous le nom de devoir ou de pitié dans la maison du malheureux et du besoigneux. — Peut-être même dans le fameux amour maternel y a-t-il une bonne part de curiosité.

364.

Mécompte dans la société. — Celui-ci désire se rendre intéressant par ses jugements, celui-là par ses sympathies et ses aversions, le troisième par ses connaissances, un quatrième par son isolement — et ils se mécomptent tous. Car celui devant qui le spectacle se donne pense lui-même être le seul spectacle qui vienne en considération.

365.

Duel. — En faveur de toutes les affaires d’honneur et duels, on peut dire que, si un homme a un sentiment si vif de ne pouvoir vivre si tel ou tel dit ou pense telle ou telle chose à son sujet, il a le droit de s’en remettre à la mort de l’un ou de l’autre. Sur le fait qu’il est si chatouilleux, il n’y a pas à discuter ; nous sommes en cela les héritiers du passé, de sa grandeur aussi bien que de ses exagérations, sans lesquelles il n’y eut jamais de grandeur. Si maintenant il existe un canon d’honneur qui fait du sang l’équivalent de la mort, en sorte qu’après un duel régulier on a la conscience allégée, c’est un grand bienfait, puisque autrement beaucoup d’existences humaines seraient en péril. — Une telle institution apprend d’ailleurs aux hommes à veiller sur leurs expressions et rend le commerce avec eux possible.

366.

Noblesse et reconnaissance. — Une âme noble se sentira volontiers obligée à la reconnaissance et n’évitera pas anxieusement les occasions où elle s’oblige ; de même, elle sera plus tard à l’aise dans ses expressions de reconnaissance ; tandis que les âmes basses se gardent contre toute obligation, ou plus tard, dans l’expression de leur reconnaissance, sont exagérées et par trop empressées. Ceci se produit du reste aussi chez des personnes de basse extraction ou de situation opposée : une faveur qu’on leur accorde, leur semble un miracle de générosité.

367.

Les heures d’éloquence. — L’un a, pour bien parlai-, besoin de quelqu’un qui lui soit décidément et notoirement supérieur, l’autre ne peut trouver que devant quelqu’un qu’il domine une pleine liberté de parole et d’heureux tours d’élocution : dans les deux cas, la raison est la même ; chacun d’eux ne parle bien que quand il parle sans gêne, l’un parce que devant son supérieur il ne sent pas l’aiguillon de la concurrence, de la rivalité, l’autre parce qu’il est dans le même cas devant l’inférieur. — Maintenant, il est une tout autre espèce d’hommes, qui ne parlent bien que s’ils parlent dans l’émulation, avec l’intention de vaincre. Laquelle des deux espèces est la plus ambitieuse, celle qui parle bien quand s’éveille son ambition, ou celle qui, pour le même motif, parle mal ou pas du tout ?

368.

Le talent de l’amitié. — Parmi les hommes qui ont un don particulier pour l’amitié, deux types se présentent. L’un est en élévation continue et trouve pour chaque phase de son développement un ami exactement convenable. La série d’amis qu’il se fait de cette façon est rarement en liaison mutuelle, parfois elle est en mésintelligence et en contradiction : très naturellement, parce que les phases ultérieures de son développement annulent ou altèrent les phases précédentes. Un tel homme peut par plaisanterie s’appeler une échelle. — L’autre type est représenté par celui qui exerce une force d’attraction sur des caractères et des talents très divers, si bien qu’il gagne tout un cercle d’amis ; mais ceux-ci, par là même, arrivent à des rapports amicaux entre eux, en dépit de toutes les différences. Qu’on appelle un tel homme un cercle : car cet accord de situations et de natures si diverses doit être en quelque façon une forme préexistante en lui. — Au reste, le talent d’avoir de bons amis est, chez beaucoup de gens, plus grand que le talent d’être bon ami.

369.

Tactique dans la conversation. — Après une conversation avec quelqu’un, on est disposé le mieux possible pour l’interlocuteur, si l’on a eu l’occasion de déployer devant lui son esprit, son amabilité, dans tout leur éclat. C’est ce que mettent à profit des hommes malins, qui veulent disposer quelqu’un en leur faveur, en lui procurant dans l’entretien les meilleures occasions de faire un bon mot, et cetera. On pourrait imaginer une conversation amusante entre deux malins, qui veulent réciproquement se mettre en disposition favorable, et dans cette vue jettent çà et là dans la conversation les belles occasions, sans qu’aucun les saisisse : si bien que la conversation se poursuivrait entièrement dénuée d’esprit et d’amabilité, parce que chacun renverrait à l’autre l’occasion de montrer esprit et amabilité.

370.

Décharge de la mauvaise humeur. — L’homme qui échoue en quelque chose aime mieux rapporter cet échec à la mauvaise volonté d’un autre qu’au hasard. Sa surexcitation est allégée par le fait de s’imaginer qu’une personne et non une chose est cause de son échec ; car on peut se venger des personnes, force est bien d’avaler les torts du destin. L’entourage d’un prince a par cette raison la coutume, lorsqu’il a échoué en quelque chose, de lui désigner comme soi-disant cause un personnage unique, sacrifié à l’intérêt de tous les courtisans ; car autrement la mauvaise humeur du prince s’exercerait sur eux tous, puisque de la déesse même du destin il ne peut tirer vengeance.

371.

Prendre la couleur du milieu. — Pourquoi la sympathie et l’aversion sont-elles chose si contagieuse que l’on peut à peine vivre dans le voisinage d’une personne de sentiments forts sans se remplir comme un tonneau de son Pour et Contre ? Premièrement, l’abstention complète de jugement est difficile, parfois même insupportable pour notre vanité : elle a la même couleur que la pauvreté d’intelligence et de sentiment, ou que la timidité, le manque de virilité : et ainsi nous sommes entraînés du moins à prendre parti, fût-ce contre la tendance de notre entourage, si cette attitude fait plus de plaisir à notre orgueil. Mais d’ordinaire — c’est le second point — nous ne prenons pas du tout conscience du passage de l’indifférence à la sympathie ou à l’aversion, mais nous nous accoutumons peu à peu à la façon de sentir de notre entourage, et comme l’approbation sympathique et l’entente mutuelle sont choses fort agréables, nous prenons bientôt tous les caractères et les couleurs de parti de cet entourage.

372.

Ironie. — L’ironie n’est à sa place que comme méthode pédagogique, de la part d’un maître dans ses relations avec des élèves de quelque sorte que ce soit : son but est l’humiliation, la confusion, mais de cette espèce salutaire qui éveille debonnes résolutions et qui revient à rendre à qui nous a ainsi traités du respect, de la gratitude, comme à un médecin. L’ironiste se donne un air d’ignorance, et cela si bien que les élèves qui s’entretiennent avec lui sont abusés, prennent assurance en la conviction de leur propre supériorité de savoir et donnent sur eux des prises de toute sorte ; ils perdent, leur réserve et se montrent tels qu’ils sont — jusqu’à ce que, à un moment donné, la lumière qu’ils tenaient sous le nez de leur maître fasse tomber de façon fort humiliante ses rayons sur eux-mêmes. — Là où une relation pareille à celle de maître et d’élève n’a pas lieu, c’est un mauvais procédé, une affectation vulgaire. Tous les écrivains ironiques comptent sur cette sotte espèce d’hommes qui se sentent volontiers supérieurs à tous les autres avec l’auteur, qu’ils considèrent comme l’organe de leur prétention. — L’habitude de l’ironie comme celle du sarcasme corrompt d’ailleurs le moral, elle lui prête peu à peu le caractère d’une supériorité qui se plaît à nuire : on finit par ressembler à un chien hargneux, qui aurait, outre l’art de mordre, appris encore l’art de rire.

373.

Prétention. — Il n’y a rien de quoi l’on doive tant se garder que de la croissance de cette mauvaise herbe qu’on appelle prétention et qui nous gâte les moissons les meilleures ; car il peut y avoir prétention dans la cordialité, dans les témoignages de respect, dans la confiance bienveillante, dans la caresse, dans le conseil amical, dans l’aveu des fautes, dans la pitié pour autrui, et toutes ces belles choses éveillent de la répugnance, lorsque cette herbe croît chez elles. Le prétentieux, c’est-à-dire celui qui veut avoir plus d’importance qu’il n’en a ou qu’on ne lui en prête, fait toujours un calcul faux. Il est vrai qu’il s’assure le succès d’un moment, en ce sens que les gens devant qui il se montre prétentieux lui donnent ordinairement la mesure d’honneur qu’il réclame, par timidité ou par laisser-aller ; mais ils en tirent une méchante vengeance, en ce qu’ils retirent l’équivalent de ce qu’il a réclamé en trop de la valeur qu’ils lui attribuaient jusqu’alors. Il n’est rien que les hommes se fassent payer plus cher que l’humiliation. Le prétentieux peut rendre tellement suspect et mesquin aux yeux des autres son grand mérite réel, qu’on marche dessus sans s’essuyer les pieds. — Même on ne devrait se permettre une attitude fière que là où l’on est bien sûr de n’être pas mal compris et regardé comme prétentieux, par exemple devant son ami ou sa femme. Car il n’y a pas dans le commerce avec les hommes de plus grande folie que de s’attirer la réputation de prétention ; cela est pire encore que de n’avoir pas appris à mentir avec courtoisie.

374.

Tête-à-tête. — Le tête-à-tête est la conversation parfaite, parce que tout ce que dit l’un reçoit sa nuance déterminée, son timbre, le geste qui l’accompagne, uniquement par rapport à l’autre interlocuteur, par conséquent d’une façon analogue à ce qui arrive dans la correspondance, à savoir qu’une seule et même personne montre dix aspects de l’expression de son âme, selon qu’elle écrit tantôt à l’un, tantôt à l’autre. Dans le tête-à-tête, il n’y a qu’une seule réfraction de la pensée : c’est celle que produit l’interlocuteur, comme le miroir dans lequel nous voulons voir nos idées reflétées aussi bien que possible. Mais qu’en est-il dans le cas de deux, de trois, et d’un plus grand nombre d’interlocuteurs ? Alors la conversation perd nécessairement en finesse individualisante, les rapports divers se traversent, se détruisent ; le tour qui satisfait l’un n’est pas dans la manière de voir de l’autre. C’est pourquoi l’homme en relation avec plusieurs se retirera sur lui-même, établira les faits comme ils sont, mais enlèvera aux sujets cette libre atmosphère d’humanité qui fait d’une conversation l’une des plus agréables choses du monde. Qu’on écoute seulement le ton dans lequel les hommes ont coutume de parler avec des groupes entiers d’hommes ; c’est comme si la basse fondamentale de tout le discours était ceci : « Voilà ce que je suis, voilà ce que je dis, maintenant prenez-en ce que vous voudrez ! » C’est la raison pourquoi des femmes spirituelles laissent le plus souvent, à celui qui a fait leur connaissance dans le monde, une impression surprenante, pénible, décourageante : c’est le fait de parler à beaucoup de gens qui leur enlève toute aménité d’esprit et ne montre dans une lumière crue que le repos conscient sur soi-même, leur tactique et l’intention de triompher publiquement ; tandis que les mêmes dames, dans le tête-à-tête, redeviennent femmes et retrouvent l’agrément de leur esprit.

375.

Gloire posthume. — Espérer dans la reconnaissance d’un lointain avenir n’a de sens que si l’on admet que l’humanité est essentiellement immuable et que tout ce qui est grand doit être senti grand, non pour un temps seulement, mais pour tous les temps. Or, c’est une erreur ; l’humanité, dans tout ce qui est impression et jugement sur le beau et le bien, se modifie très fort ; c’est rêverie de croire de soi-même que l’on est en avance d’un mille de chemin et que l’ensemble de l’humanité suit notre route. En outre : un savant qui est méconnu peut aujourd’hui compter décidément que sa découverte sera faite encore par d’autres, et que tout au plus, quelque jour à venir, un historien reconnaîtra que lui aussi avait déjà su ceci et cela, mais qu’il n’avait pas été en état de donner foi en sa cause. Ne pas être reconnu est toujours regardé par la postérité comme un manque de force. — Bref, on ne doit pas prendre si facilement le parti de l’isolement orgueilleux. Il y a du reste des cas exceptionnels ; mais, la plupart du temps, ce sont nos fautes, nos faiblesses et nos folies qui empêchent la reconnaissance de nos grandes qualités.

376.

Des amis. — Considère seulement une fois avec toi-même combien sont divers les sentiments, combien partagées les opinions, même entre les connaissances les plus proches ; combien même des opinions semblables ont dans la tête de tes amis une orientation ou une force tout autre que dans la tienne ; de combien de centaines de façons l’occasion vient de se mésentendre, de se fuir réciproquement en ennemis. Après tout cela, tu te diras : Que peu sûr est le sol sur lequel reposent toutes nos liaisons et amitiés, que sont proches les froides averses ou les mauvais temps, que tout homme est isolé! Si un homme s’en rend bien compte, et en outre, de ce que toutes les opinions, et leur espèce et leur force, sont chez ses contemporains aussi nécessaires et irresponsables que leurs actions, s’il acquiert l’œil pour voir cette nécessité intime des opinions sortir de l’indissoluble entrelacs de caractère, d’occupation, de talent, de milieu, — il perdra peut-être l’amertume et l’âpreté de sentiment avec laquelle ce sage[1] s’écriait : « Amis, il n’y a point d’amis ! » Il se fera plutôt cet aveu : Oui, il y a des amis, mais c’est l’erreur, l’illusion sur toi qui les a conduits vers toi ; et il leur faut avoir appris à se taire, pour te rester amis ; car presque toujours de telles relations humaines reposent sur ce qu’une ou deux choses ne seront jamais dites, voire qu’on n’y touchera jamais, mais ces cailloux se mettent-ils à rouler, l’amitié les suit par derrière et se rompt. Y a-t-il des hommes qui pourraient n’être pas blessés mortellement, s’ils apprenaient ce que leurs amis les plus fidèles savent d’eux au fond ? — En apprenant à nous connaître nous-mêmes, à considérer notre être même comme une sphère mobile d’opinions et de tendances, et ainsi à le mépriser un peu, mettons-nous à notre tour en balance avec les autres. Il est vrai, nous avons de bonnes raisons d’estimer peu chacun de ceux que nous connaissons, fût-ce les plus grands ; mais d’aussi bonnes raisons de retourner ce sentiment contre nous-mêmes. — Ainsi supportons les uns des autres ce que nous supportons bien de nous ; et peut-être à chacun viendra même un jour l’heure plus joyeuse où il s’écriera :

« Amis, il n’y a point d’amis ! » s’écriait le sage mourant ;
« Ennemis, il n’y a point d’ennemis ! » — m’écrié-je, moi, le sot vivant.

  1. Aristote.