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Hymnes à la terre/27

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Chez l'auteur (p. 71-72).

Deux secondes plus tard et…


Comme le père se levait de table après le dîner, s’adressant à son fils, garçon d’environ neuf ans, il lui ordonna : « Cet après-midi, tu iras tirer de l’eau pour les vaches, au pacage ». Le fils inclina la tête, indiquant ainsi que l’ordre était compris et serait exécuté.

Donc, vers les trois heures, le garçon prit une chaudière qui coiffait un piquet à côté de la maison, et se dirigea vers le paturage à dix arpents de là. Quelques années plus tôt, le père avait creusé un grand puits, un puits de dix pieds de diamètre et de vingt-trois de profondeur. C’était un puits précieux, car même dans les périodes de sécheresse, il était toujours rempli aux deux tiers d’une bonne eau fraîche qui apaisait agréablement la soif. Le pacage était séparé du puits par une clôture à côté de laquelle était une grande cuve où les vaches allaient s’abreuver.

Le garçon prit le crochet en bois tout près et, avec sa chaudière, se mit à puiser de l’eau qu’il allait verser dans la cuve. Méthodiquement, sans hâte, il descendait sa chaudière dans le puits et la remontait pleine, débordante. Ainsi, naturellement, il en répandait sur les planches recouvrant la source. Il avait bien rempli et retiré sa chaudière une quinzaine de fois lorsque, soudain, ses pieds glissèrent sur la planche mouillée et il disparut dans l’ouverture. En tombant dans le vide, ses mains s’accrochèrent au rebord du couvercle et, désespérément, se mit à appeler au secours. À trois arpents de là, l’employé du fermier sarclait des pommes de terre. Entendant les cris de détresse, il s’élança à toute vitesse vers le puits où quelques minutes plus tôt, il avait aperçu le fils du patron. Pendant ce temps, le garçon hurlait de peur. Fébrilement, ses mains serraient la planche à laquelle il était accroché, à laquelle il était suspendu. Si ses forces le trahissaient, s’il glissait dans le puits, il était perdu. Aucune chance de se réchapper, aucune chance de salut. Sous lui, au moins quinze pieds d’eau. La mort était là tout près. Ses doigts engourdis, à bout de force, glissaient lentement sur la planche mouillée. Là à travers champs, l’engagé était lancé dans une course éperdue. Deux secondes, peut-être et le garçon serait englouti dans le puits. Ses doigts glissaient, glissaient. Deux secondes, peut-être moins, et c’en était fait de lui. Soudain, deux mains vigoureuses le saisirent aux poignets et d’un rude effort, le sortirent de la bouche du puits. Sauvé, il était sauvé.

Ce garçon qui a vu la mort de si près, c’est moi. Il y a de cela, soixante-quinze ans. Et pensant à cette heure tragique, je vois tout ce que j’aurais manqué si l’on ne s’était porté à mon secours. Si j’avais trouvé la mort dans le puits d’une lointaine campagne, je n’aurais pas connu la grande joie d’écrire des livres, je n’aurais pas connu la satisfaction de gagner le pain quotidien de ma famille, je n’aurais pas connu les extases que m’a données mon coin de terre fleuri de Châteauguay, j’aurais ignoré les ivresses que donne la lecture des œuvres des grands écrivains, je n’aurais pas vibré d’enthousiasme devant les toiles des maîtres de l’art, je n’aurais pas fait les beaux voyages qui ont enchanté mon imagination et contemplé les paysages de différents pays, je n’aurais pas rencontré ces esprits d’élite avec lesquels je me suis lié d’amitié, je n’aurais pas connu la douce et chère compagne dont le sourire et l’affection ont illuminé tant d’années de ma vie.

Réellement, le destin m’a bien servi.