Idylles Héroïques (Laprade)/HERMAN/I.

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Œuvres poétiques de Victor de Laprade
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 270-272).



I




HERMAN.

Crois-tu qu’en ces déserts, transfuge de la vie,
Je t’apporte à nourrir quelque lâche douleur ;
Que j’y vienne abriter l’égoïsme et l’envie,
Ou farder au soleil leur immonde pâleur ?

Ton flanc escaladé sent-il que je chancelle ?
Est-ce un débile enfant, par son rêve égaré,
Qui, frappant ton granit de ce bâton ferré,
En fait à chaque pas jaillir une étincelle ?


L’ESPRIT DES SOMMETS

Je sais que la mollesse et les désirs grossiers
Et les amours vulgaires,
Au seuil de mes jardins, fermés par les glaciers.
Ne se hasardent guères ;

Que l’argent de ma neige et l’or du ciel en feux
Et l’encens de mes brises
N’ont jamais soulevé, du côté des hauts lieux,
Les basses convoitises.

Les simples et les forts sont mes seuls courtisans.
Mon trône de bruyère

Du pâtre et du chasseur inspire, tous les ans,
La chanson libre et fière.

Tu viens d’un pied hardi me visiter comme eux ;
Un vent frais te caresse…

Et, pourtant, mon soleil laisse à ton front brumeux
Son voile de tristesse.


HERMAN.

Satisfait de mon sort et moins triste que fier,
Je ne viens pas gémir assombri par l’injure ;
Si j’étais l’offensé de ce siècle de fer,
Je mettrais plus d’orgueil à cacher ma blessure.

Mais sous mon toit béni s’assied le vrai bonheur ;
J’y vois l’aïeul sourire au nourrisson robuste.
Riche des fruits de l’arbre et des fleurs de l’arbuste,
Je ne désire rien… j’ai le pain et l’honneur.

Je trouve en ces forêts et mon luxe et mes fêtes ;
Plongé dans la nature, y parlant à nos dieux.
Tout ce que je demande à cet âge odieux.
C’est d’épargner encor tes bois et mes retraites.

Si je viens, triste et seul, au-devant du désert,
C’est pour fuir dans l’azur, sur ta cime où je monte
L’aspect même du joug dont il aime la honte
Et leurs lâches plaisirs où la vigueur se perd ;

Pour couvrir du silence et de l’ombre des chênes
D’indignes souvenirs dont je suis innocent ;

Pour respirer un air plus vif et plus puissant
Et qui soit pur, au moins, des serviles haleines.

Je cherche, au fond des bois, un autel, chaste encor,
Qui résiste à l’orgueil des pompeux sacrifices
Et, libre, en son mépris pour le marbre et pour l’or,
N’ait pas au crime heureux offert ses dieux complices.


L’ESPRIT.

Viens ! j’accueille et nourris ce fécond désespoir,
Ces haines magnanimes ;
Je hausse les cœurs fiers et d’un ferme vouloir
Au niveau de mes cimes.

Viens ! j’ouvre à tes désirs cet austère jardin ;
Mon soleil t’y convie.
Récolte avec mes fleurs, de gradin en gradin,
Les conseils de la vie.