Idylles Héroïques (Laprade)/ROSA MYSTICA/Livre cinquième

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Œuvres poétiques de Victor de Laprade
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 255-263).


LIVRE CINQUIÈME


Il est frappé, Konrad, sous le drapeau qu’il aime ;
Il tombe dans sa force ; et le combat suprême
Apporte au fier vaincu, fauché dans son printemps,
La belle mort qu’on rêve et qu’on cherche à vingt ans.
Qui vous prend jeune et pur, encore digne d’envie,
La mort qui doit guérir et couronner la vie.
La mort vient, mais trop lente ; au soldat resté seul
Les cadavres sanglants font un épais linceul,
Et Konrad, dans l’horreur de ce morne supplice,
Du dernier abandon vide l’affreux calice.
Pas un ami, pas même un étranger pieux
Pour soulever sa tête en lui montrant les cieux.
Nul espoir d’obtenir d’une balle plus prompte
La fin des longs tourments et des heures qu’il compte.
La neige, à travers l’ombre, en tourbillons descend
Épaisse, et va rougir sur les mares de sang.
Accourus à l’odeur, de toute la contrée,
Les loups ont commencé leur horrible curée.
Les pieds des noirs oiseaux qui se croisent dans l’air
En font pleuvoir du fiel et des lambeaux de chair.

Mais, l’âme de Konrad, libre dans la torture,
Domine la souffrance et dompte la nature,
Et sa fière agonie ; à la face du ciel,

Atteste encor le droit vaincu, mais éternel ;
Sa lèvre, où vibre encor un nom, un cri suprême,
N’a pas avec son sang laissé fuir un blasphème ;
Humble et simple croyant, mais soldat indompté,
Il meurt, sans avoir craint et sans avoir douté,
Ferme en sa juste cause et s’offrant pour victime.
Il garde, il garde aussi la vision intime ;
L’amour lui parle encor plus haut que ses douleurs
Et ses yeux vaguement cherchent des yeux en pleurs.

Or, le don de souffrir avec le sang s’épuise,
Dans ce corps déchiré que la vertu maîtrise ;
De l’esprit survivant à ce dernier effort
Une clarté sereine approche avec la mort,
Et du monde invisible illumine l’entrée ;
Cette âme, enfin, des sens à demi délivrée,
Voit commencer pour elle, aux portes du tombeau,
La seconde naissance et le monde nouveau.
Konrad, autour de lui, sent frémir dans l’espace,
Comme un grand chœur d’oiseaux qui passe et qui repasse
À tous les horizons il entend à la fois
Chanter et palpiter des ailes et des voix.
Chère et sainte musique à son cœur familière !
C’est l’accent des soupirs, le vol de la prière
Que sa mère et sa sœur, — infatigable amour ! —
Lancent pour lui vers Dieu, supplié nuit et jour.
Il voit monter, monter de ces âmes fidèles
L’essaim de leurs vertus, paré de blanches ailes,
Les travaux, les douleurs, trésor accoutumé
Offert pour la rançon de l’enfant bien-aimé.
L’air en est tout peuplé de ses saintes colombes,
Il s’en est envolé de tant de chères tombes !

Et tant d’humbles vertus, qu’on découvre aujourd’hui,
À la porte du ciel s’en vont frapper pour lui.

Or, une voix vibrait dans ces accords mystiques,
Claire et d’un timbre d’or dominait les cantiques ;
Son lointain que le vent jetait dans ce concert,
Sur des flots de parfums apportés du désert.
Les steppes d’Orient, du milieu des bruyères
Les avait vus monter ces longs flots de prières
Qu’en sa ferveur d’amante exhalait, chaque soir,
Une âme ardente et pure ainsi qu’un encensoir.


ROSA MYSTICA.

Mon âme est la sœur de cette âme en peines,
Donnez-moi, mon Dieu, sa part de douleurs ;
Pour vous la payer, je viens les mains pleines.
S’il vous faut du sang, prenez dans mes veines ;
Prenez dans mes yeux s’il vous faut des pleurs.

Quand vous répandez vos grâces divines,
Remplissez son cœur aux dépens du mien.
Que toute ma sève aille à ses racines ;
Les roses pour lui, pour moi les épines ;
J’accepte tout mal, s’il en a le bien.

Cultivez en moi, pour qu’il les moissonne,
Les belles vertus, les beaux épis d’or.
Labourez mon cœur, je vous l’abandonne ;
Pourvu que, là-haut, la même couronne
À vos pieds, mon Dieu, nous unisse encor.

Cette voix a changé l’agonie en extase,
Et Konrad a cru voir, dans l’azur qui s’embrase,
Rosa, la fleur mystique, aux paroles de miel.
Sur un sentier d’or pur elle descend du ciel ;
Elle vient, conduisant les patronnes qu’elle aime ;
Car cette mort sanglante est un dernier baptême,
Où les saints, accourus vers le soldat martyr.
Lavent d’un flot vermeil l’âme prête à partir.


SAINTE ÉLISABETH.

Prends, pour t’en revêtir, prends ces vivantes roses,
Ces vertus de l’amante à mon sourire écloses,
Et ces perles, don précieux
Fait des pleurs tombés de ses yeux.

Prends la couronne d’or et la palme et le trône,
Joyaux du paradis ciselés par l’aumône,
Ces bouquets d’épis et de fleurs
Cueillis au champ de ses douleurs.

Porte-les devant Dieu ! Je les ai reçus d’elle
Pour en former au ciel sa parure immortelle ;
C’est elle, au jour de l’abandon,
C’est elle, ami, qui t’en fait don.


SAINTE THÉRÈSE.

J’ai versé, dans ton cœur en flamme.
Ma charité, ce vif encens.
L’amour pur, tel que je le sens,
Donna des ailes à ton âme.

Monte, aujourd’hui, vers le ciel bleu
Comme l’odorante fumée,
Vole, avec la fleur bien-aimée,
Au terme du désir… en Dieu.


SAINTE VICTOIRE.

J’ai pleuré, j’ai souffert et la douleur m’attire.
J’ai compté vos tourments, les luttes de ton cœur,
Et, comme un digne prix, en te voyant vainqueur,
J’ai demandé pour toi la mort et le martyre.

Les anges font, là-haut, votre place auprès d’eux ;
Partagez-vous ce soir les palmes que j’apporte ;
Dès que ces rameaux d’or auront touché sa porte,
Le ciel, d’où je descends, s’ouvrira pour vous deux.


SAINTE MARIE.

À ton cou sanglant je vois son rosaire,
Par elle attaché le jour des adieux ;
Ta main presse encor la croix séculaire,
Ces grains qu’ont usés les doigts des aïeux.

À moi seul, à moi tu peux me le rendre ;
Je ne romprai pas ce tendre lien ;
À ton cou sanglant je vais le reprendre
Et tout rouge encor le remettre au sien.

En lui présentant la croix bien connue,
De ta sainte mort j’irai l’avertir ;

Elle bénira l’heure enfin venue,
Me tendra les mains et voudra partir.

Et moi, l’enlaçant avec mes longs voiles,
Lui montrant le ciel, terme des ennuis,
Je l’emporterai parmi les étoiles
Qui vous souriaient dans vos chastes nuits.

Fiers de nous aider de leurs ailes promptes,
Les blonds séraphins, soumis à ma loi,
Lui feront franchir l’azur où tu montes
Et toucher le but aussitôt que toi.

Soudain, avec un bruit d’aile qui se déploie
De zéphyr engouffré sous de longs plis de soie,
L’ardente vision part et monte dans l’air
Et, dans le sombre azur, s’éteint comme l’éclair.

Déjà, lourd des vapeurs de la nuit qui commence,
Le regard du blessé flotte en un vide immense ;
Son esprit se débat et se perd, un moment,
Dans l’ombre ainsi mêlée à l’éblouissement.
Il cherche dans le ciel, d’où tombent ces voix pures
Quelques derniers rayons de ces chastes figures ;
Il s’élance ; il voudrait suivre dans leur essor
Ces âmes qu’il entend, mais de trop loin encor.

À l’horizon, bientôt, comme un feu qui s’allume
Rouge et qui s’agrandit en sillonnant la brume
Comme si de l’éther une étoile en son vol
S’arrachait et glissait effleurant notre sol,

Une forme éclatante, aussitôt reconnue,
Apparaît à Konrad et descend de la nue.

C’est l’astre souriant, c’est le premier soleil
Qui de son âme en pleurs hâta le doux réveil,
La sainte Béatrix, au désert rencontrée,
Qui d’un monde inconnu lui découvrit l’entrée,
Lui barra le chemin de la forêt des sens.
Et tourna vers le ciel ses désirs grandissants.

C’est elle, en sa beauté qui subjugue et qui flatte,
Avec son regard d’aigle et sa robe écarlate,
La vierge qui nous ouvre, au fond du paradis,
Les cercles radieux aux vivants interdits,
Celle qui lui versa l’ardeur des grandes choses,
Et, le touchant au front de ses mystiques roses,
Le força de gravir, par les sentiers étroits,
Ces sommets de l’amour couronnés par la croix.

L’allégresse entrevue et longtemps poursuivie
Apparaît sur le seuil de la nouvelle vie ;
L’ange qui fait choisir entre les deux chemins,
Se penchant sur Konrad, saisit ses pâles mains ;
Et, comme un fils en pleurs tiré d’un mauvais rêve,
Dans la réalité le réveille et l’enlève.

Il monte, il voit là-bas fuir nos sanglants sommets
Témoins des noirs combats terminés à jamais ;
Il respire, et baigné d’une clarté croissante,
Se sent vivre, étonné de la douleur absente.
Il monte, il monte ; il voit, dans son joyeux essor,

Tourbillonner sous lui, comme une neige d’or,
Tout ruisselants de vie et pressés dans l’espace,
Les rapides soleils qu’en son vol il dépasse.
En mille sons divers, vibrant sur leurs essieux,
De leur musique immense ils remplissent les cieux.
Sur ce clavier, docile aux doigts de l’invisible.
Plane de Béatrix la voix pure et paisible ;
Et l’esprit de Konrad, libre enfin de son corps,
S’élève, enveloppé de ces divins accords.


BÉATRIX.

Gloire au cœur téméraire épris de l’impossible.
Qui marche, dans l’amour, au sentier des douleurs,
Et fuit tout vain plaisir au vulgaire accessible.

Heureux qui sur sa route, invité par les fleurs,
Passe et n’écarte point leur feuillage ou leurs voiles,
Et, vers l’azur lointain, tournant ses yeux en pleurs,

Tend ses bras insensés pour cueillir les étoiles.
Une beauté, cachée aux désirs trop humains,
Sourit à ses regards, sur d’invisibles toiles ;

Vers ses ambitions lui frayant des chemins,
Un ange le soutient sur des brises propices ;
Les astres bien-aimés s’approchent de ses mains ;

Les lis du paradis lui prêtent leurs calices.
Béatrix ouvre un monde à qui la prend pour sœur,
À qui lutte et se dompte et souffre avec délices,


Et goûte à s’immoler sa plus chère douceur ;
Et, joyeux, s’élançant au delà du visible,
De la porte du ciel s’approche en ravisseur.

Gloire au cœur téméraire épris de l’impossible !