Il n’y a pas de petite Économie

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Traduction par Armand Le François.
Librairie Hachette et Cie (p. 235-278).



IL N’Y A PAS DE PETITE ÉCONOMIE.


M. Gresham, négociant de Bristol, après avoir réalisé dans les affaires une fortune considérable, à force de travail et d’économie, s’était retiré dans l’habitation qu’il avait fait construire aux Dunes, près de Clifton. Mais cet honnête commerçant ne considérait pas une belle maison toute neuve comme le nec plus ultra du bonheur, et il n’avait pas l’intention de vivre dans une complète inaction, au sein du luxe et de l’abondance. Une existence oisive était aussi incompatible avec ses goûts que contraire à ses principes. Il aimait beaucoup les enfants, et, comme il n’avait pas de fils, il prit la résolution d’adopter un de ses parents. Dans cette intention, il invita ses deux neveux à venir passer quelque temps auprès de lui, espérant trouver ainsi l’occasion d’apprécier leur caractère et de reconnaître leurs bonnes et leurs mauvaises dispositions.

Henri et Benjamin étaient âgés d’environ dix ans. Ils avaient reçu une éducation tout opposée. Henri appartenait à la branche aînée de la famille. Son père, qui vivait en grand seigneur, dépensait au delà de ses revenus, et le jeune Henri, à l’exemple des serviteurs de la maison, aux soins desquels son enfance avait été abandonnée, avait contracté de bonne heure des habitudes de prodigalité. On lui avait dit « qu’un homme comme il faut ne doit jamais s’inquiéter de rien épargner, » et il était malheureusement imbu de ce préjugé, que la dissipation est un signe de générosité, et l’économie une marque d’avarice.

Benjamin, au contraire, avait pris des habitudes de soin et de prévoyance. Son père ne possédait qu’une très-médiocre fortune ; mais il désirait voir son fils bien pénétré de cette vérité, que l’économie assure l’indépendance et donne quelquefois à ceux qui ne sont pas riches la possibilité de se montrer généreux.

Le lendemain de leur arrivée, les deux cousins furent très-empressés à visiter la maison. M. Gresham les accompagna afin de remarquer ce qui les frapperait le plus dans cette exploration.

« Ah ! quel excellent précepte ! s’écria Benjamin en lisant les mots suivants, qui étaient écrits en gros caractères au-dessus de la cheminée, dans la vaste cuisine de son oncle :


IL N’Y A PAS DE PETITE ÉCONOMIE


— Il n’y a pas de petite économie ? répéta son cousin Henri d’un ton de souverain mépris. Je crois que ce précepte mesquin s’adresse aux domestiques ; mais il n’y a pas un domestique de bonne maison, et surtout un cuisinier bien appris, qui supportât d’avoir constamment sous les yeux une devise de la sorte. »

Benjamin, qui n’était pas aussi versé que son cousin dans les usages et dans les goûts des domestiques et des cuisiniers de bonne maison, ne répondit rien à ces observations.

M. Gresham fut obligé de descendre pendant que ses neveux parcouraient les autres pièces de la maison. Quelques instants après les avoir laissés seuls ; il les entendit parler dans le vestibule.

« Enfants, dit-il, que faites-vous là ?

— Rien, monsieur, répondit Henri ; vous nous avez quittés, et nous ne savons plus quel chemin suivre.

— Est-ce que vous n’avez rien à faire ? reprit M. Gresham.

— Non, monsieur, rien, reprit Henri du ton nonchalant d’un enfant qui est accoutumé à cet état de paresse.

— Non, monsieur, rien ! répéta Benjamin d’une voix chagrine.

— Venez ! puisque vous n’avez rien à faire, vous voudrez bien déplier ces deux paquets pour moi ? »

Les deux paquets étaient exactement pareils, et ficelés l’un et l’autre avec une excellente corde à fouet. Benjamin plaça le sien sur une table et, après avoir brisé la cire à cacheter, il examina attentivement le nœud et le défit avec précaution. Henri ne se dérangea pas de l’endroit où le paquet avait été mis entre ses mains. Il essaya d’arracher la ficelle de force, d’abord par un coin, ensuite par un autre.

« En vérité, on dirait que ces gens-là ont attaché leur paquet comme si on ne devait jamais l’ouvrir, dit-il en tirant sur la ficelle : et il serra le nœud plus fort au lieu de le défaire. Benjamin ! comment avez-vous pu dénouer le vôtre ?… Qu’y a-t-il là dedans ? je ne puis détacher le mien, maudite ficelle ! Il faut la couper…

— Oh ! non, dit Benjamin, qui venait de défaire le dernier nœud de son paquet et qui traînait avec satisfaction la longue ficelle qu’il avait détachée. Ne la coupez pas Henri, Voyez la jolie corde mince et forte ; la vôtre est toute pareille ; ce serait dommage de la couper. Il n’y a pas de petite économie, vous savez !

— Bast ! fit Henri, que signifie un bout de ficelle ?

— C’est une corde de fouet !

— Soit une corde de fouet. Que signifie un bout de corde de fouet ? On peut en avoir une deux fois plus longue que celle-ci, pour quatre sous ! Et qui n’a pas quatre sous ? Allons, une, deux, ajouta-t-il en tirant un couteau, et il coupa la ficelle en plusieurs morceaux.

— Eh bien ! mes enfants, avez-vous défait mes deux paquets ? demanda M. Gresham en ouvrant la porte.

— Oui, monsieur, cria Henri, qui traînait le sien encore à demi ficelé… Voici le paquet !

— Et voici le mien, mon oncle, avec la ficelle qui l’attachait, dit Benjamin.

— Tu peux garder la ficelle pour ta peine.

— Je vous remercie. C’est une excellente corde.

— Et toi, Henri, continua M. Gresham, garde la tienne, si elle peut te servir à quelque chose.

— Merci, mon oncle ; mais elle n’est bonne à rien.

— Je le crains en effet, » reprit ce dernier, en examinant les restes de la corde d’Henri.

Quelques jours après M. Gresham donna à chacun de ses neveux une toupie neuve.

« Tiens ! dit Henri, nos toupies n’ont pas de ficelle. Comment allons-nous faire ?

« J’en ai une qui, je crois, ira très-bien à mon sabot, dit Benjamin ; et il tira de sa poche celle du paquet qu’il avait conservée.

— Je voudrais bien en avoir une aussi, moi. Que faire ?… Ma foi, tant pis ; je vais prendre le cordon qui entoure mon chapeau.

— Mais ensuite, comment feras-tu ?

— Oh ! Je m’en passerai bien, » répondit Henri.

Et il détacha le cordon de son chapeau.

Il ne tarda pas à détériorer sa toupie. Il serrait si fort sur la pointe qu’il la fendit bientôt. Le lendemain, son cousin lui prêta la sienne. Mais Henri n’était pas plus soigneux du bien des autres que ce qui lui appartenait. Il n’avait pas joué une demi-heure avec la toupie de Benjamin, qu’il la fendit en deux pour l’avoir lancée avec trop de force sur la pointe.

Benjamin supporta gaiement ce malheur.

« C’est irréparable, dit-il ; donne-moi seulement la ficelle, qui peut encore servir. »

Une dame qui s’était liée assez intimement à Bath avec la mère d’Henri, en faisant sa partie pendant l’hiver, arriva à Clifton peu de temps après cet accident. Elle apprit qu’Henri était chez M. Gresham, et envoya ses fils prier leur ancien camarade de venir passer le jour suivant avec eux.

Henri accepta avec joie l’invitation. C’était un grand bonheur pour lui d’aller dîner dehors. Cela lui donnait l’occasion de faire ou du moins de dire quelque chose ; et puis on l’avait toujours entretenu dans cette idée que c’est un honneur de fréquenter le grand monde ; or lady Diana Sweepstakes était ce qu’on appelle une grande dame, et ses deux fils devaient être un jour de véritables gentlemen.

Henri était tout hors de lui quand les deux jeunes gens frappèrent le lendemain à la porte de son oncle ; au moment où il allait entrer au salon pour les recevoir, la petite Patty l’appela du haut de l’escalier et lui dit qu’il avait laissé tomber son mouchoir.

« Eh bien ! ramasse-le, et apporte-le-moi bien vite, cria Henri ; car les fils de lady Diana m’attendent. »

La petite Patty ne connaissait pas le moins du monde les fils de lady Diana ; mais elle était si obligeante, et elle voyait son cousin tellement empressé, qu’elle descendit rapidement vers le carré où était tombé le mouchoir. Par malheur avant d’arriver au bas de l’escalier, la pauvre enfant tomba et roula du haut en bas d’un étage. Elle ne fit pas entendre un cri ; mais étendue sur le carré elle se tenait dans l’attitude d’une personne qui éprouve une vive douleur.

« Tu t’es blessée, ma chérie ? dit M. Gresham qui s’était élancé en entendant le bruit de la chute de Patty. Où as-tu mal ?

— Ici, papa, dit la petite fille, portant la main à la cheville de son pied qu’elle couvrait de sa robe. Je crois que je me suis blessée là ; mais ce n’est rien, ajouta-t-elle en essayant de se lever. Pourtant cela me fait mal quand je bouge.

— Je vais t’emporter, dit son père ; et il la prit dans ses bras.

— Mon soulier, j’ai perdu un de mes souliers, » s’écria Patty.

Benjamin chercha le soulier dans l’escalier et le trouva accroché à un bout de corde de fouet qui était tortillé autour de la rampe ; en détachant la corde, on reconnut celle qu’Henri avait ôtée de son paquet. Il s’était amusé à monter et à descendre au galop les escaliers en frappant sur la rampe avec cette corde, ne la trouvant bonne à aucun autre usage ; et, avec sa négligence ordinaire, il l’avait laissée accrochée à l’endroit où il l’avait jetée en entendant sonner la cloche du dîner.

Le pied de la pauvre Patty était horriblement foulé, Henri se repentait vivement de son étourderie, et il se fût peut-être abandonné à ses regrets, si les fils de lady Diana n’étaient venus l’en distraire.

Le soir, Patty ne put pas courir comme d’habitude. Elle resta assise sur le sopha, mais elle dit qu’elle ne songeait pas à son mal, grâce à Benjamin, qui avait la bonté de jouer aux pailles avec elle.

« C’est bien, Benjamin, dit M. Gresham ; il ne faut jamais avoir honte de témoigner de la complaisance à ceux qui sont plus jeunes et plus faibles que nous ; et personne ne te prendra pour un sot parce que tu joues aux pailles afin d’amuser une enfant de six ans. »

Henri n’était pas tout à fait de l’avis de son oncle. Quand il vit le soir, en arrivant, Benjamin jouer avec sa petite cousine, il ne put s’empêcher de sourire dédaigneusement et de lui demander s’il comptait passer la nuit avec ces joujoux. Il s’informa légèrement de Patty et s’empressa de raconter toutes les nouvelles qu’il avait recueillies chez lady Diana. Il espérait se donner ainsi l’air d’un personnage important ;

« Vous ne savez pas, mon oncle ! vous ne savez pas, Benjamin ! s’écria-t-il ; nous verrons au premier jour du mois prochain les choses les plus délicieuses qu’on ait jamais vues aux Dunes. Ah ! Dieu, j’ai hâte que cette quinzaine soit écoulée. Je ne pense plus qu’à ce beau jour. »

M. Gresham demanda pourquoi le 1er septembre serait un jour plus heureux que les autres.

« Vous ne savez pas, répondit Henri, que lady Diana monte à cheval d’une manière délicieuse, qu’elle tire de l’arc, qu’elle…

— Je n’en doute pas, dit M. Gresham ; mais où veux-tu en venir ?

— Écoutez-moi donc, mon cher oncle… Nous allons avoir des courses aux Dunes le 1er septembre, et, après les courses, un tir à l’arc pour les dame. Il y en aura un aussi pour nous autres hommes, Benjamin, et lady Diana doit décerner un prix au plus adroit. Je me suis exercé déjà, et je te ferai voir demain le délicieux arc et la flèche que lady Diana… Mais peut-être, ajouta-t-il avec un rire dédaigneux, préfères-tu à un arc des jouets d’enfant. »

Benjamin ne répondit rien sur le moment à cette raillerie ; mais le lendemain, dès qu’Henri apporta son arc, il je lui fit voir qu’il savait parfaitement s’en servir.

— Tu es fort adroit, Benjamin, dit l’oncle, et cependant tu ne t’en vantais pas. Je vais te donner un arc, et je suis sûr qu’en t’exerçant tu pourras devenir un bon tireur pour le 1er septembre.

— Mais, s’écria Henri, si vous voulez que Benjamin concoure pour le prix, il lui faut un costume.

— Pour quelle raison ? dit M. Gresham.

— Parce que tout le monde en a un. Lady Diana a parlé de ce costume pendant tout le dîner, et il est réglé maintenant, à l’exception des boutons. Ceux des jeunes Sweepstakes seront faits les premiers et serviront de modèles. Ils seront blancs et verts ; ce sera très-beau, j’en suis sûr. Je vais écrire ce soir à ma mère au sujet du mien, ainsi que m’y a engagé lady Diana. Je la prierai de me répondre sans faute, courrier par courrier ; si maman fait quelque objection, ce qui n’est pas probable, parce qu’elle ne regarde jamais à la dépense, je commanderai mon costume chez le tailleur de lady Diana.

— Miséricorde ! s’écria M. Gresham, qui était tout étourdi de la volubilité avec laquelle tout ce discours avait été prononcé. Puis il ajouta d’un air de simplicité : Je ne prétends pas être initié à toutes ces belles choses, mais je m’informerai ; tu t’informeras, Benjamin, et, si tu crois un costume indispensable, je t’en donnerai un.

— Vous, mon oncle ! comment, en vérité ! reprit Henri saisi d’étonnement. Ma foi, c’est la chose du monde à laquelle je me serais le moins attendu. Je ne vous aurais jamais cru de ces gens qui peuvent s’occuper d’un costume ; je supposais que vous eussiez trouvé extravagant qu’on fît faire un habit pour s’en servir un seul jour ; et là-dessus lady Diana pense tout comme moi, car, lorsque je lui citais la devise de votre cheminée de cuisine : il n’y a pas de petite économie, elle se mit à rire, et me dit que je ferais bien de ne pas vous parler de mon costume et de m’adresser pour cela directement à ma mère. Mais je vais dire à lady Diana combien vous êtes bon, mon oncle, et lui apprendre à quel point elle s’était trompée.

— Prends garde, dit M. Gresham, cette dame ne s’est peut-être pas trompée du tout.

— Mais ne venez-vous pas de dire que vous donneriez un costume à Benjamin ?

— Oui, mais j’ai dit : « S’il le croit indispensable. »

— Je réponds qu’il vous en demandera un. On ne peut pas s’en passer.

— Laisse au moins Benjamin en juger par lui-même.

— Mais, mon cher oncle, je vous assure, dit Henri avec vivacité, que la chose est toute jugée ; je vous donne ma parole que lady Diana a décidé que ses fils auraient des costumes verts et blancs avec une cocarde de même couleur à leurs chapeaux.

— C’est possible, dit M. Gresham en conservant toujours le même calme. Allons, mettez vos chapeaux et venez avec moi ; je connais un monsieur dont les fils seront certainement à ce tir a l’arc ; nous aurons chez lui toutes les informations nécessaires. Puis, quand nous l’aurons vu (il n’est pas encore onze heures), nous aurons le temps d’aller jusque Bristol et d’acheter de l’étoffe pour le costume de Benjamin, s’il lui en faut un absolument.

— Je ne sais que conclure de tout ce qu’il a dit, murmura Henri à l’oreille de Benjamin, en allant chercher son chapeau. Crois-tu qu’il ait l’intention de te donner ce costume ?

— Je crois qu’il m’en donnera un si c’est nécessaire, ou plutôt si je le trouve moi-même nécessaire, répondit Benjamin.

— Demandes-en un, ou tu n’es qu’un sot, crois-moi ; tu ne peux pas t’en passer ; je le sais bien, moi, qui ai dîné hier encore avec lady Diana, et qui connais le programme de la fête depuis le commencement jusque la fin. Je suis bien convaincu que ce monsieur chez qui nous allons va dire exactement comme moi.

— Nous verrons, dit Benjamin avec une tranquillité qu’Henri ne pouvait pas comprendre quand il s’agissait d’une affaire de toilette.

Le monsieur chez qui alla M. Gresham avait trois fils, qui tous devaient assister au tir à l’arc, et tous trois affirmèrent en présence d’Henri et de Benjamin, qu’ils n’avaient jamais eu la pensée d’acheter un costume pour cette occasion, et qu’ils ne pouvaient citer parmi toutes leurs connaissances que deux ou trois jeunes gens qui eussent l’intention de faire cette dépense inutile.

Henri fut tout surpris.

« Telle est la différence des opinions sur les grandes affaires de la vie, dit M. Gresham en regardant ses neveux. Vous entendez déclarer indispensable par certaines gens ce que d’autres regardent comme tout à fait inutile. Ce qu’il y a de mieux à faire en pareille circonstance, mes amis, c’est de juger par soi-même de quel côté sont les gens et les opinions les plus raisonnables. »

Henri était plus accoutumé à considérer ce qui est à la mode que ce qui est raisonnable. Sans comprendre le sens des paroles de son oncle, il lui répondit avec étourderie : « Ma foi, je ne m’occupe pas de ce que tout le monde pense ; je sais seulement ce que m’a dit lady Diana Sweepstakes. »

Il espérait que le nom d’une femme du monde, allait inspirer le respect à toutes les personnes présentes. Sa surprise fut grande de voir sur chaque visage un sourire de raillerie. Mais il fut presque hors de lui quand il entendit parler de lady Diana comme d’une femme nulle, extravagante, ridicule, et dont on devait soigneusement éviter l’exemple, au lieu de chercher à l’imiter.

« Eh bien ! monsieur Henri, dit M. Gresham en souriant, voilà de ces choses que l’expérience apprend aux jeunes gens. Tout le monde ne juge pas de la même manière les caractères. Telle personne que l’on admire dans un salon est critiquée dans un autre ; de sorte qu’il vaut mieux s’en tenir à ce précepte : « Apprends à juger par toi-même. »

Henri avait l’esprit trop occupé de son costume pour être en état de rien discerner avec justesse. La visite terminée, l’oncle et les deux cousins se dirigèrent vers la route de Bristol, et, chemin faisant, Henri ne cessa de répéter tout ce qu’il avait déjà dit de la fête, de son costume et de lady Diana.

M. Gresham laissa tous les raisonnements du jeune homme sans réponse. Celui-ci n’en eût pas moins parlé beaucoup plus longtemps sur ce sujet qui captivait si fort son attention, si son odorat et ses yeux n’avaient été frappés tout à coup du parfum délicieux et de la vue appétissante de gâteaux aux confitures étalés dans la boutique d’un pâtissier.

« Oh ! mon oncle, voyez donc les belles pâtisseries. Il faut que j’en achète ; j’ai justement de l’argent dans ma poche.

— Parce que tu as de l’argent dans ta poche, est-ce une raison pour manger ? dit en riant M. Gresham.

— Mais mon oncle j’ai réellement faim, répondit Henri, il y a déjà, longtemps que nous avons déjeuné.

M. Gresham avait l’habitude de laisser à ses neveux une grande liberté, afin de mieux éprouver le caractère de chacun d’eux, et il leur permit de faire ce qui leur serait agréable.

« Viens, Benjamin, si tu as de l’argent, dit Henri.

— Je n’ai pas faim, mon cousin.

— Cela veut dire, sans doute, que tu n’as pas d’argent, dit Henri en riant d’un air de supériorité qu’il croyait permis aux riches vis-à-vis de ceux qui leur semblent plus pauvres ou plus économes.

— Il n’y a pas de petite épargne, » se dit Benjamin, qui ne manquait pas d’argent, comme le supposait son cousin.

Henri s’avança vers la boutique du pâtissier. Au même instant, un pauvre vieillard, qui balayait le détour de la route conduisant au pays de Galles, tendit son chapeau à Benjamin. Celui-ci, après avoir jeté les yeux sur le balai tout usé du mendiant, lui remit immédiatement deux pences, en disant : « Je voudrais en donner davantage, mais je ne puis faire que cela. »

Henri sortit de chez le pâtissier tenant à la main son chapeau plein de gâteaux.

Le chien du marchand, assis devant la porte de son maître, regardait d’un œil de convoitise Henri qui était en train de manger un gâteau à la reine.

Celui-ci, toujours prodigue, jeta un gâteau tout entier au chien, qui n’en fit qu’une bouchée.

« Voilà pour deux sous de pâtisserie, » dit M. Gresham.

Henri offrit des gâteaux à son oncle et à son cousin ; mais ceux-ci le remercièrent, parce qu’ils n’avaient pas faim. Alors il se mit à manger comme un glouton, jusqu’à ce que, n’en pouvant plus, il s’écria : « Cette tartelette n’est pas bonne après le gâteau à la reine ; je n’en veux plus et il allait la jeter dans la rivière.

— Oh ! ne jette pas cette tartelette, dit Benjamin, tu seras peut-être content de la trouver dans un autre instant ; donne-la-moi plutôt.

— Je croyais que tu n’avais pas faim, dit Henri.

— Il est vrai que je n’ai pas faim maintenant, mais ce n’est pas une raison pour ne rien manger plus tard.

— Eh bien ! voici ce gâteau, prends-le ; il m’a rendu malade, je n’y tiens plus.

Benjamin enveloppa le reste du gâteau de son cousin dans un morceau de papier, et le mit dans sa poche.

« Je commence à être bien fatigué ou plutôt je suis malade, dit Henri un peu plus loin. Il y a une station de voitures à quelques pas d’ici ; nous devrions en prendre une, au lieu d’aller à pied jusqu’à Bristol.

— Pour un tireur à l’arc, tu supportes bien mal la fatigue, dit M. Gresham. Mais je ne demande pas mieux que de prendre une voiture, d’autant plus que Benjamin m’a prié hier de le mener voir la cathédrale, et je ne pourrais peut-être pas moi-même marcher jusque-là, quoique je ne sois pas malade d’avoir mangé trop de gâteaux.

— La cathédrale ! s’écria Henri un quart d’heure après être monté en voiture, alors qu’il commençait à se trouver un peu mieux. La cathédrale ! Est-ce que nous n’allons à Bristol que pour cela ? Je croyais que nous devions aussi nous occuper d’un costume. »

Henri prononça ces mots d’un air si piteux et si désappointé, qu’il semblait s’éveiller d’un rêve, et que son oncle et son cousin ne purent s’empêcher d’éclater de rire.

« Mais, mon oncle, reprit-il d’un ton piqué, n’avez-vous pas dit que nous irions chez le tailleur chercher de l’étoffe pour un costume ?

— C’est vrai, dit M. Gresham, je veux bien que nous y allions, Mais cela n’emploiera pas toute notre matinée. Nous avons tout le temps de choisir un costume et de visiter la cathédrale. »

Ce fut à la cathédrale qu’on se rendit d’abord. Henri était trop préoccupé de sa toilette pour admirer les vitraux, qui attirèrent immédiatement l’attention de Benjamin. Celui-ci ne se lassait pas de regarder ces magnifiques peintures sur verre et toutes celles qui couvrent les murailles et le plafond.

M. Gresham, qui connaissait son désir de s’instruire, profita de cette occasion pour lui dire, au sujet de l’art perdu de la peinture sur verre et de l’architecture gothique, une foule de choses qu’Henri trouva extrêmement ennuyeuses.

« Viens donc, Benjamin, disait-il, viens donc, nous serons en retard. Que vois-tu donc de si beau sur ces fenêtres bleues et rouges ?

— J’admire ces figures.

— Quand nous serons de retour à la maison, mon ami, dit M. Gresham, je te ferai voir un ouvrage très-intéressant sur ces figures coloriées.

— Écoutez, s’écria tout à coup Benjamin. Entendez-vous ce bruit ?

Tous trois écoutèrent, et ils entendirent un oiseau qui chantait dans la cathédrale.

« C’est notre vieux rouge-gorge, dit le jeune homme qui avait ouvert la porte de la cathédrale.

— Oui, dit M. Gresham ; tenez, mes enfants, le voici perché sur l’orgue ; il se tient souvent là, et chante pendant que l’organiste joue.

— Il a déjà passé ici bien des hivers, ajouta le gardien ; on dit qu’il a quinze ans, et il est tellement apprivoisé que, si j’avais un morceau de pain, il descendrait le manger dans ma main.

— J’ai un morceau de tartelette, s’écria joyeusement Benjamin, tirant de sa poche les restes qu’Henri avait voulu jeter, à la rivière… Je vous en prie, faites-venir le rouge-gorge manger dans votre main. »

Le gardien émietta la tartelette et appela l’oiseau, qui battit des ailes et gazouilla de plaisir en apercevant le pain. Mais il ne quitta pas l’orgue.

« Il a peur de nous, dit Benjamin. Il n’a sans doute pas l’habitude de manger devant des étrangers.

— Ah ! ce n’est pas cela, monsieur, dit le jeune homme avec un profond soupir. Il ne craint pas de manger en public ; il fut un temps où, malgré la présence d’une foule de personnes, il venait à mon premier appel prendre des miettes dans ma main. Ce n’est pas sa faute s’il ne descend pas maintenant, le pauvre petit. Il ne me reconnaît plus depuis l’accident qui m’est arrivé, depuis que j’ai ce bandeau. » Et le jeune homme portait la main à son œil droit, que recouvrait un bandeau noir.

Benjamin lui demanda quel accident lui était arrivé. Alors il raconta que quelques semaines auparavant, en passant dans les rochers de Clifton, pendant que l’on faisait sauter une mine, il avait été atteint d’une pierre à l’œil droit.

« Je m’en désole peu pour moi-même, monsieur, dit le jeune homme, mais je ne puis plus travailler aussi bien qu’autrefois pour ma mère qui est paralytique ; et puis j’ai plusieurs frères et sœurs qui sont tout jeunes et qui ne peuvent pas encore se suffire, malgré toute leur bonne volonté.

— Où demeure votre mère ? demanda M. Gresham.

— Pas loin d’ici, monsieur, tout près de la porte de l’église ; c’est elle qui la montrait autrefois aux étrangers, avant d’avoir perdu l’usage de ses membres.

— Allons chez elle, mon oncle, » dit Benjamin. Et ils sortirent de la cathédrale.

Ils entrèrent dans la demeure de la pauvre femme : c’était plutôt une cabane qu’une maison ; mais, si pauvre qu’elle fût, tout y était d’une extrême propreté.

La vieille était assise sur son lit et dévidait de la laine : trois enfants pâles, maigres et à demi vêtus, étaient occupés les uns à piquer des épingles sur une feuille de papier pour un épinglier, les autres à tirer des chiffons pour un fabricant de papier.

« Quel horrible réduit ! dit Henri en soupirant ; je ne croyais pas qu’il y eût au monde rien d’aussi triste ; J’avais aperçu souvent des maisons bien misérables en me promenant par la ville dans la voiture de ma mère, mais je n’en avais jamais vu l’intérieur et je n’en connaissais pas les habitants… C’est horrible, en vérité, de penser que ces gens sont obligés de vivre ici. Je voudrais que mère m’envoyât plus d’argent pour que je pusse les soulager. J’avais un écu ; mais, ajouta-t-il en tâtant ses poches, j’ai dépensé mon dernier schelling pour ces mauvais gâteaux qui m’ont fait mal. Ah ! je voudrais bien avoir mon schelling ; maintenant je le donnerais de bon cœur à ces pauvres gens. »

Benjamin gardait le silence. Il n’était pas moins touché de compassion que son cousin. Seulement il y avait une différence dans les douleur des deux jeunes gens.

Henri était à peine remonté dans la voiture qu’il avait oublié le spectacle de misère auquel il venait d’assister ; la vue des charmants magasins de Windstreet et la pensée de son costume l’absorbaient tout entier.


« Ah ! maintenant, voyons nos costumes, dit-il en sautant joyeusement hors de la voiture, au moment où son oncle venait de la faire arrêter devant la porte d’un marchand de draps.

— Mon oncle, dit Benjamin à M. Gresham avant de descendre ? je ne crois pas qu’un costume me soit nécessaire ; je vous suis reconnaissant de votre bonté, mais j’aime autant que vous ne fassiez pas cette dépense pour moi.

— Laisse-moi descendre et nous verrons ensuite, dit M. Gresham ; peut-être changeras-tu d’avis à la vue des belles étoiles vertes et blanches et des épaulettes.

— Oh ! assurément non, » dit Benjamin en riant.

Les étoffes et les épaulettes furent apportées à la grande satisfaction d’Henri. M. Gresham prit une plume et calcula pendant un instant ; puis, présentant à ses neveux la feuille de papier sur laquelle il avait tracé ses chiffres, il leur dit : Examinez ceci, et dites-moi s’il n’y a pas d’erreur.

— Examine-le, toi, Benjamin, dit Henri un peu embarrassé ; je ne calcule pas très-promptement.

Benjamin vérifia en un clin d’œil les chiffres de son oncle.

« Est-ce exact ? demanda M. Gresham.

— Tout à fait exact, mon oncle.

— Eh bien, par ce calcul, je vois qu’avec la moitié du prix de vos costumes je puis acheter pour chacun de vous un ample et chaud vêtement qui ne vous sera pas inutile, je pense, cet hiver sur les Dunes.

— Oh ! mon oncle, dit Henri d’un air alarmé, nous ne sommes pas en hiver. Il ne fait pas encore froid ; nous n’avons pas besoin d’ici longtemps de vêtements chauds.

— Ne te rappelles-tu pas, Henri, comme le vent nous glaçait avant-hier quand nous faisions courir notre cerf-volant sur les Dunes ?… et puis l’hiver viendra toujours, quoiqu’il soit encore éloigné. »

M. Gresham tira de sa poche six guinées, et il en plaça trois devant Henri et trois devant Benjamin.

« Mes amis, dit-il, je crois que chacun de vos costumes coûtera trois guinées ; je vous donne à tous deux cette somme, disposez-en comme, il vous plaira. Eh bien ! Henri, qu’en dis-tu ?

— Mais, dit Henri, un paletot est une excellente chose assurément, et si, comme vous le dites, il coûte moitié moins cher que le costume, il restera beaucoup d’argent.

— Sans doute, environ vingt-cinq schellings.

— Vingt-cinq schellings ! Je pourrais acheter une foule de choses avec cette somme. Mais il faudra que je me passe du costume, si j’ai le paletot.

— Certainement.

— Ah ! mon oncle, dit, Henri avec un soupir et en jetant un regard sur les épaulettes, s’il vous était indifférent que je choisisse le costume…

— Je te laisse libre de prendre ce qui te convient le mieux, dit M. Gresham.

— Eh bien ! toutes réflexions faites, je crois qu’il vaut mieux que je prenne le costume, car j’en ai besoin dès à présent. Vous savez que la réunion du tir à l’arc a lieu dans quinze jours ; quant au paletot, d’ici aux grands froids, qui n’arriveront, probablement pas avant Noël, je prierai papa de me l’acheter, et puis je demanderai de l’argent à ma mère et elle m’en enverra. »

À ce raisonnement, qui ne s’appuyait que sur des espérances, M. Gresham ne fit aucune réponse ; mais il acheta l’étoffe pour le costume d’Henri, et ordonna qu’on le fit faire chez le tailleur des fils de lady Diana Sweepstakes.

La joie d’Henri était à son comble.

« Comment dépenserai-je les trois guinées ? demanda M. Gresham à Benjamin. Voyons, que désires-tu ?

— Un paletot, mon oncle. »

M. Gresham acheta le paletot, et il resta vingt-cinq schellings sur les trois guinées de Benjamin.

— Que veux-tu encore ? demanda l’oncle.

— Des flèches, s’il vous plaît : trois flèches.

— Mon ami, je t’ai promis un arc et des flèches.

— Pardon, mon oncle, vous ne m’aviez promis qu’un arc.

— Je ne comptais pas te donner l’un sans l’autre. Mais je suis enchanté de ta modestie, tu auras ces trois flèches. Voyons, continue ; comment emploierons-nous tes vingt-cinq schellings ?

— Si vous le voulez bien, mon oncle, nous achèterons des habits pour ce pauvre jeune homme qui a un bandeau sur l’œil.

— J’ai toujours pensé, dit M. Gresham en serrant la main de Benjamin, que l’économie et la libéralité se tiennent de plus près que ne le croient bien des gens. Choisis des habits pour ce pauvre garçon, mon cher ami, et paye-les… Je ne te louerai pas de cette action, parce que je sais que tu dois trouver en toi-même ta meilleure récompense. Maintenant, en voiture, mes enfants, et partons : j’ai peur que nous ne soyons en retard. Cependant, Benjamin, il faut que nous portions ce que tu as acheté pour ton protégé. »

Ils retournèrent donc chez le jeune gardien de la cathédrale.

Quand ils furent devant la maison, M. Gresham fit arrêter la voiture, et Benjamin, son paquet sous le bras, s’élança vers la porte.

« Attends, attends, je te suis, s’écria l’oncle. J’aime à voir faire des heureux autant que toi-même.

— Et moi aussi, s’écria Henri, je vais avec vous. Je regrette presque qu’on ait envoyé si promptement mon costume chez le tailleur. »

Et quand il vit l’impression de bonheur et de reconnaissance avec laquelle le jeune homme recevait le présent de Benjamin, quand il entendit les remercîments de la mère et des petits enfants, Henri soupira et dit : « Heureusement que ma mère m’enverra bientôt de l’argent. »

Cependant, quand il fut de retour à la maison, la vue du délicieux arc que lady Sweepstakes avait envoyé lui rappela tous les charmes de son costume vert et blanc, et il ne regretta plus de l’avoir envoyé chez le tailleur.

« Mais je ne comprends pas, mon cousin, dit Patty, pourquoi tu appelles cet arc un arc délicieux. Tu emploies le mot délicieux à chaque instant… Un délicieux uniforme, de délicieuses distractions. Tu disais l’autre jour, je m’en souviens, que nous aurions de délicieuses fêtes aux Dunes le 1er septembre. Que veut dire délicieux ?

— Ah ! ce que veut dire délicieux ?… Ne sais-tu pas ce que cela veut dire ? mais c’est un mot que tout le monde emploie, c’est un mot à la mode ; cela veut dire… cela veut dire délicieux. »

Patty ne put s’empêcher de dire en riant.

« Voilà une singulière explication.

— Cela ne peut pas mieux s’expliquer, dit Henri. Ce n’est pas ma faute si tu ne comprends pas ; tout le monde comprend cela, excepté les enfants. C’est un de ces mots qu’il faut avoir adopté pour être à même de l’expliquer. Il y aura des fêtes délicieuses aux Dunes le 1er septembre, c’est-à-dire que ce sera superbe, magnifique. Mais, après tout, à quoi sert de discuter là-dessus ? Donne-moi mon arc ; il faut que j’aille m’exercer. »

Benjamin, muni de l’arc et des trois flèches que lui avait donnés son oncle, accompagna Henri, et les deux jeunes gens continuèrent à s’exercer ainsi chaque jour avec persévérance.

Quand les efforts sont égaux, le succès est à, peu près égal ; aussi Henri et Benjamin, à force d’exercice, devinrent d’excellents tireurs, et il eût été difficile de décider lequel des deux était le plus adroit.

Le 1er septembre si désiré arriva enfin.

« Quel temps fait-il ? fut la première question d’Henri et de Benjamin quand ils s’éveillèrent.

— Le soleil brille, mais le vent est piquant et un peu fort.

— Ah ! dit Benjamin, je ne serai pas fâché d’avoir mon paletot aujourd’hui ; car j’ai dans l’idée qu’il ne fera pas chaud sur les Dunes, surtout quand il faudra que nous restions tranquilles pendant que les autres tireront.

— Oh ! moi je n’aurai pas froid, dit Henri en revêtent ses beaux habits et se regardant avec complaisance.

— Bonjour, mon oncle, comment vous portez-vous ? dit Henri avec éclat quand il entra pour déjeuner dans la salle à manger.

— Très-bien, je te remercie, » répondit tranquillement M. Gresham sans avoir l’air de s’apercevoir que son neveu était mis autrement qu’à l’ordinaire et qu’il cherchait un compliment.

Henri fut piqué. Personne ne s’occupa de lui plus que d’habitude. À peine si la petite Patty elle-même jeta un regard sur ses épaulettes.

« Papa, dit-elle en déjeunant, mon entorse est parfaitement guérie maintenant. Je pourrai très-bien aller à pied aux Dunes. J’ai bien souffert de cette entorse ; mais Benjamin me donnait du courage en jouant aux pailles avec moi : il est si bon, Benjamin ! Aussi avec quel plaisir je lui ai raccommodé ses gants hier au soir ! Les voici, dit-elle ; j’y ai passé beaucoup de temps, mais je les crois assez bien réparés. Tenez, papa, regardez la couture.

— Je ne m’y connais guère, mon enfant, dit M. Gresham en examinant le gant avec attention, mais il me semble que voilà un point qui est trop long.

— Oh ! papa, je vais réparer cela dans une minute ; mais je ne croyais pas que vous eussiez si bien examiné mon ouvrage.

— Il ne faut pas te fier à ma vue basse, dit M. Gresham en embrassant sa fille, rien ne m’échappe. Par exemple, je vois très-bien que tu es une petite fille reconnaissante ; que tu as le désir d’être utile à ceux qui se sont montrés bons pour toi, et en considération de cela je te pardonne ton point trop long.

— Je réparerai mieux tes gants une autre fois, Benjaminn reprit Patty.

— Oh ! moi je les trouve très-bien, et je te remercie beaucoup. Je désirais justement les avoir pour garantir mes mains du froid aujourd’hui, car je ne puis pas me servir de mon arc quand j’ai les doigts engourdis. Tiens, regarde donc, Henri : tu disais que ces gants étaient bons à jeter ; ils n’ont pas un trou maintenant.

— Sont-ils ridicules, se dit Henri, de parler longtemps d’une paire de gants et de ne pas s’occuper de mon costume ! Heureusement que lady Diana et ses fils ne manqueront pas de m’en faire compliment, et cela me console. Est-ce que nous n’allons pas bientôt partir ? Vous savez que tout le monde se réunit à midi. C’est à une heure que commencent les courses, et lady Diana a recommandé que ses chevaux fussent prêts à dix heures. »

M. Stephen, le sommelier, entra en ce moment et interrompit Henri : « Un pauvre homme qui a un bandeau à l’œil et qui arrive de Bristol, désire parler à ces messieurs. Je lui ai dit qu’ils allaient sortir, mais il prétend qu’il ne les retiendra qu’une minute.

— Faites-le monter, dit M. Gresham.

— Mais je suppose, fit Henri, en soupirant, que M. Stephen se trompe quand il dit : « Ces messieurs ; » ce pauvre homme ne veut sans doute parler qu’à Benjamin. Ah ! le voici… Oh ! Benjamin, il a l’habit neuf que vous lui avez donné, dit tout bas Henri qui au fond avait un excellent cœur ; comme il est bien mieux ainsi qu’avec ses haillons ! Ah ! c’est à vous qu’il s’adresse, Benjamin. »

Le jeune homme salua d’un air qui exprimait toute la reconnaissance dont il était pénétré, mais qui n’avait rien de servile, et il tâcha d’être d’une politesse égale envers les deux cousins.

« J’ai une commission à faire pour le pasteur de notre paroisse à Redland Chapel, au delà, des Dunes, dit-il à M. Gresham, et ma mère, sachant que votre maison se trouve sur mon chemin, m’a chargé d’offrir à ces messieurs deux balles de laine qu’elle a faites pour eux. » En disant ces mots, le jeune homme tirait de sa poche deux balles à raies vertes et oranges. « C’est bien peu de chose, monsieur ; mais vous ne les dédaignerez pas, j’en suis sûr, en pensant que c’est le travail de ma mère et qu’elle ne peut se servir que de sa main gauche. »

Il présenta les deux balles à Benjamin et à Henri.

« Elles sont toutes deux semblables, messieurs, leur dit-il, et elles sont meilleures que vous ne le supposez peut-être, car elles rebondissent plus haut que votre tête : c’est moi-même qui les ai remplies de liége.

— Elles sont charmantes, et nous vous en remercions sincèrement, » dirent les deux jeunes gens en prenant les balles qu’ils essayèrent immédiatement. Ils les trouvèrent excellentes ; elles rebondissaient plus haut que la tête de M. Gresham. La petite Patty sautait de joie quand tout à coup on frappa violemment à la porte.

« Ce sont MM. Sweepstakes qui demandent M. Henri, dit Stephen. Ces messieurs disent que les jeunes gens en costume doivent se rendre aux Dunes tous ensemble, précédés d’un tambour et d’un fifre. Je n’ai peut-être pas parfaitement compris, car ces messieurs parlaient à la fois ; mais je crois que c’est là le sens de leurs paroles.

— Oui, oui, dit Henri avec vivacité, vous ne vous trompez pas : on a décidé cela le jour où j’ai dîné chez lady Diana, et même lady Diana doit se rendre à cheval avec un grand nombre de cavaliers.

— Peu importe, dit M. Gresham, il ne faut pas faire attendre plus longtemps MM. Sweepstakes ; decide-toi, Henri. Veux-tu t’en aller avec eux ou bien avec nous ?

— Mais, mon oncle, il est convenu que tous les costumes doivent être ensemble.

— Eh bien, va-t’en, puisque tu fais partie des costumes, » dit M. Gresham.

Henri descendit avec tant de précipitation qu’il oublia son arc. Benjamin s’en aperçut en prenant le sien, et le jeune homme de Bristol, que M. Gresham avait engagé à déjeuner, entendit faire cette observation :

« Je sais qu’il tenait à porter son arc, disait Benjamin, parce qu’il est orné de rubans de la même couleur que sa cocarde, et que c’est un complément de la tenue de tireur d’arc.

— Si vous voulez me le permettre je vais courir après M. Henri et le lui remettre.

— Je vous serai bien obligé. »

La route des Dunes était couverte de monde ; toutes les fenêtres étaient garnies de dames en grande toilette qui attendaient le passage de la société des tireurs d’arc.

Cette société se trouvait réunie sur la place, devant la librairie de M. Venley. Elle était prête à se mettre en marche ; le tambour n’attendait plus que le signal de lady Diana.

« Où sont votre arc et vos flèches, mon jeune ami ? dit tout à coup cette dame à Henri en passant en revue son régiment de bambins ; vous ne pouvez pas marcher sans vos armes. »

Henri les avait envoyé chercher, mais son messager ne revenait pas, et il regardait de tous côtés avec anxiété. « Ah ! les voici, s’écria-t-il soudain ; je reconnais les rubans. C’est ce brave garçon de Bristol qui me les apporte. Je ne méritais pas tant de bonté de sa part, » ajouta-t-il tout bas. »

Le jeune homme arriva tout hors d’haleine et remit à Henri son arc et ses flèches ; il n’avait pas eu le temps de s’éloigner que lady Diana lui cria : « Arrière, mon garçon, arrière ; votre bandeau ne fait pas bon effet parmi nos costumes ; ne vous tenez pas si près, on croirait que vous êtes avec nous. »

Le pauvre blessé, dont l’intention n’était pas de rester là, obéit tranquillement à l’injonction de lady Diana. Le tambour battit, le fifre se fit entendre, et les archers se mirent en route, à la grande admiration des spectateurs. Henri s’avançait fièrement ; il lui semblait que l’univers entier devait avoir les yeux, sur ses épaulettes, tandis qu’en réalité personne ne faisait attention à lui pas plus qu’aux autres.

Le trajet lui parut plus court que d’habitude ; mais quelle fut sa désolation quand, arrivé à un endroit où la route se trouvait en mauvais état, il vit lady Diana monter à cheval pour éviter la boue, et les cavaliers qui l’accompagnaient suivre son exemple !

« Nous pouvons laisser les enfants se rendre seuls, dit lady Diana au jeune homme qui lui tenait l’étrier. Je vais appeler un d’eux pour lui indiquer le lieu du rendez-vous. »

Elle appela, et Henri, qui se trouvait en avant, s’élança avec rapidité vers la dame pour recevoir ses ordres !

Ainsi que nous l’avons déjà dit, il faisait ce jour-là un vent assez vif, et Henri ne pouvait pas garantir son visage pendant que lady Diana lui parlait ; il tira son mouchoir et fit sauter en même temps la balle qui lui avait été donnée dans la matinée, et que par mégarde il avait laissée dans sa poche, selon sa négligence habituelle.

« Oh ! ma balle neuve, » s’écria-t-il en courant pour la rattraper. Et au moment où il se baissait, pour la saisir, un coup de vent enleva son chapeau, qu’il avait déjà eu beaucoup de peine à garder sur sa tête jusque-là, faute d’un cordon pour le retenir. On se rappelle que notre héros prodigue l’avait employé pour faire tourner son sabot.

Le cheval de lady Diana, effrayé à la vue du chapeau, se cabra. La belle amazone se rendit maîtresse de sa monture, mais le costume d’Henri fut couvert de boue.

« Petit nigaud, dit-elle, ne pouvait-il pas garder son chapeau sur sa tête ? »

Pendant ce temps, le chapeau roulait, poussé par le vent, et Henri courait à sa poursuite au milieu des rires de tous ses amis. Enfin le malheureux chapeau s’arrêta ; Henri allait le prendre ; quand le sol céda tout à coup sous ses pieds. Il se trouvait sur un terrain mouvant ; il enfonça jusqu’aux genoux dans la boue, et tous ses efforts pour sortir de cette position n’eurent d’autre résultat que d’éclabousser plus haut ses brillants habits. Ses amis, qui le regardaient de loin, ne purent s’empêcher de rire de son infortune.

Par bonheur, le jeune homme de Bristol que lady Diana avait traité d’une façon si insolente, passait en ce moment. Il aperçut notre héros dans l’embarras et s’empressa de venir à son secours. Il le retira de la boue et le conduisit chez une dame du voisinage qui lui fit un excellent accueil, quand elle sut qu’il était le neveu de M. Gresham.

De là, l’obligeant garçon courut chez M. Gresham demander des bas et des souliers propres pour Henri. Celui-ci ne pouvait se décider à renoncer à son uniforme ; il le frottait en tout sens, lavait les taches et disait : « La brosse enlèvera tout cela quand ce sera sec. » Mais bientôt la crainte d’arriver trop tard au rendez-vous l’emporta sur celle de paraître avec des vêtements tachés. Il répétait sans cesse à la dame qui faisait sécher son habit :

« Dépêchez-vous, j’arriverai trop tard. Faites un plus grand feu, je perdrai mon tour. Donnez-moi mon habit, je vais le mettre tel qu’il est. » Mais il n’y parvint pas facilement, car l’étoffe s’était rétrécie en séchant.

De nombreuses taches restaient encore sur les épaules et les basques de l’habit ; mais Henri ne fit attention qu’aux revers, qui étaient propres, et il se dit : « Je suis aussi bien qu’auparavant ; » puis, prenant son arc, dont les rubans avaient disparu, il se remit en route pour les Dunes.

Tous ses compagnons étaient hors de vue. « Je suppose que mon oncle et Benjamin étaient déjà partis quand vous êtes allé chercher mes souliers et mes bas ?

— Oui, monsieur, ils étaient partis depuis une demi-heure. »

Henri pressa le pas ; quand il arriva au lieu de la fête, ou une foule compacte et de nombreux équipages étaient réunis, sa mine excita des rires de tous côtés, mais il ne s’en aperçut pas. Il entendit bientôt la voix de lady Diana qui engageait un pari pour un des tireurs.

« Le tir est commencé, s’écria-t-il. Laissez-moi passer, je suis un des archers ; ne voyez-vous pas mon costume vert et blanc ?

— C’est noir et blanc que vous voulez dire ? » répondit l’homme auquel Henri s’adressait ; et la foule, en s’ouvrant pour lui faire un passage, n’épargna pas au jeune homme les rires et les critiques sur son habit tout taché de boue.

Enfin il arriva au milieu des archers, mais ce fut en vain qu’il chercha ses amis parmi eux. Les jeunes Sweepstakes faisaient chorus avec les rieurs, et lady Diana elle-même semblait se réjouir de sa confusion.

« Pourquoi n’avez-vous pas retenu votre chapeau ? dit-elle à Henri. Vous êtes cause que j’ai failli me mettre dans l’état ou vous êtes. Ne restez pas là, ajouta-t-elle, vous pourriez recevoir une flèche dans le visage.

— Oh ! où est mon oncle ? où est Benjamin ? » dit Henri en s’éloignant.

Il était tellement hors de lui, qu’il ne pouvait reconnaître aucune physionomie parmi toutes celles qui l’entouraient. Tout à coup il se sentit saisir par le bras ; il se retourna et, à sa grande satisfaction, il aperçut son cousin Benjamin.

« Retire-toi d’ici, dit Benjamin, et prends mon paletot ; tiens, le voici. »

Henri fut bien heureux de pouvoir cacher son uniforme sous le vêtement qu’il avait dédaigné. Il arracha la cocarde salie de son chapeau, et bientôt il eut repris assez de calme pour raconter à son oncle et à Patty, inquiets de son absence, l’accident qui lui était arrivé. Henri s’attachait à prouver à Patty que la cause de son malheur n’était point d’avoir pris le cordon de son chapeau pour faire tourner son sabot. Quand on l’appela au tire :

« J’ai les doigts engourdis, dit Henri en soufflant dans ses mains.

— Venez, venez ; je ne suis qu’à un pouce du but, lui dit le jeune Sweepstakes, je suis curieux de voir, qui s’en approchera davantage. Tirez, Henri ; mais d’abord il faut que vous sachiez les conventions : elles ont été réglées avant votre arrivée. Vous avez trois coups à tirer avec votre arc, mais, sous aucun prétexte, vous ne pouvez empruntez l’arc ou les flèches de quelqu’un pour vous en servir. »

Sweepstakes avait eu de bonnes raisons pour faire adopter ce règlement. Il savait qu’aucun de ses concurrents n’avait des armes aussi bonnes que les siennes.

Plusieurs jeunes gens n’avaient apporté qu’une flèche, et cette défense d’emprunter d’autres à personne leur enlevait deux chances sur trois d’obtenir le prix.

« Vous êtes heureux, vous, dit Sweepstakes, vous avez vos trois flèches ; allons, allons, vous n’avez pas le temps de souffler sur vos doigts, tirez. »

Henri était surpris de la manière brusque dont lui parlait Sweepstakes ; il ignorait encore combien ceux qui se disent nos amis changent facilement à notre égard, quand leur intérêt se trouve en opposition avec leurs sentiments.

Henri avait les doigts tellement engourdis qu’il pouvait à peine fixer la flèche sur la corde de son arc. Néanmoins, pressé par son rival impatient, il ajusta le but et tira.

Le trait frappa un quart de pouce plus loin que celui de Sweespstakes.

Henri saisit sa seconde flèche.

« Si j’ai seulement un peu de chance… dit-il,

Mais, au moment où il prononçait ces mots, la corde de l’arc se rompit.

« C’est fini pour vous, s’écria Sweepstakes triomphant.

— Je vais lui prêter mon arc, dit Benjamin.

— Non pas, non pas, c’est contre le règlement ; votre arc ne doit servir qu’à vous seul, vous ne pouvez pas le prêter. »

C’était le tour de Benjamin.

Son premier trait ne fut pas heureux, le second toucha au même endroit qu’Henri. »

« Vous n’avez plus qu’une flèche, » s’écria Sweepstakes tout rayonnant.

Benjamin, avant de lancer le trait décisif, examina son arc, et, au moment où il tirait sur la corde pour l’éprouver, elle se rompit. Sweepstakes battit des mains. Mais sa joie fut de courte durée. Il vit notre prévoyant héros tirer tranquillement de sa poche un excellent bout de ficelle.

« Elle est donc éternelle, cette ficelle ! s’écria Henri, qui reconnut celle du paquet.

— Oui, dit Benjamin en la fixant à son arc, je l’ai mise aujourd’hui dans ma poche, parce que j’avais pensé qu’elle pourrait m’être utile. »

Il tendit son arc pour la dernière fois. Le trait partit.

« Oh ! papa, s’écria Patty, c’est lui qui a touché le plus près, je le vois d’ici. »

Sweepstakes s’élança vers le but avec inquiétude.

Aucun doute n’était possible, Benjamin était victorieux. Le prix lui fut décerné.

Henri s’écria, en considérant la ficelle :

« Allons, cette ficelle vous a porté bonheur, Benjamin !

— Bonheur, parce qu’il a eu soin de la conserver, dit M. Gresham.

— C’est vrai, reprit Henri. On a raison de dire qu’il n’y a point de petite économie, et qu’il est bon d’avoir deux cordes à son arc. »