Il ne faut pas jouer avec la douleur/Ch. 9

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Il ne faut pas jouer avec la douleur
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome III (p. 253-264).


IX.


C’était la première fois que Léontine se trouvait seule dans la rue ; il lui semblait que tous les yeux étaient fixés sur elle et que chaque passant disait : « Où va donc cette jeune femme qui paraît si agitée ? » On la regardait beaucoup, il est vrai : d’abord parce qu’elle était fort belle, ensuite parce que sa démarche incertaine trahissait le pas d’une femme qui n’a pas l’habitude de sortir à pied et que le mouvement de Paris déconcerte, enfin parce que son voile baissé et soigneusement retenu dans sa main lui donnait un air mystérieux fort suspect.

L’hôtel de Viremont est dans le faubourg Saint-Honoré ; Léontine rejoignit facilement la rue de Londres, et après avoir gravi cette montagne aride, elle arriva au débarcadère du chemin de fer. Le convoi allait partir pour Saint-Germain ; Léontine eut à peine le temps de prendre un billet ; on la plaça bien vite dans une diligence, et elle s’étonna d’avoir eu l’audace de traverser toute seule ce qu’elle appelait la foule des voyageurs ; et pourtant il n’y avait que deux cents personnes ce jour-là ; le dimanche il y en a quelquefois deux mille : deux mille compagnons de voyage, voilà une véritable foule !

Vous l’avez bien deviné, Léontine allait, à Saint-Germain, chez madame de Lusigny… Là seulement elle espérait apprendre le secret qui la tourmentait. Madame de Lusigny ne saurait feindre avec elle ; et si un malheur avait frappé son fils, quelle que fût sa résolution de se contraindre, sa douleur allait se trahir auprès de la personne qui devait le mieux la partager. La tristesse d’une mère est indiscrète. Mais peut-être madame de Lusigny était-elle à Paris. — N’importe, Léontine saurait du moins pour quel motif elle y est allée. Peut-être aussi M. de Lusigny est-il à Saint-Germain. — Eh bien, ne sait-il pas déjà qu’elle l’aime, et sa mère n’est-elle pas la confidente de ses projets ? L’inquiétude et la curiosité n’admettent point d’obstacles, cela se comprend ; elles ne les voient pas, ce qui ne les empêche point de les éviter : il y a un dieu pour les aveugles. En arrivant à Saint-Germain, Léontine songea qu’elle ne savait point l’adresse de madame de Lusigny. L’idée de courir la ville en la demandant de porte en porte l’épouvantait. Heureusement, elle se rappela le nom de la vieille amie chez laquelle madame de Lusigny était venue passer l’été ; ce nom était bien connu dans Saint-Germain ; à peine l’eut-elle prononcé, qu’on s’empressa de la conduire devant une antique porte de sombre apparence dont elle franchit le seuil en tremblant.

Madame de Lusigny était sortie depuis le matin, mais elle devait revenir bientôt. On fit entrer Léontine dans le salon, et là elle attendit.

— Elle est allée voir son fils, pensa-t-elle ; sans doute il s’est réfugié dans les environs.

Elle écoutait chaque bruit et regardait chaque chose avec intérêt. Dans sa position, tout pouvait devenir un indice ; les objets les plus indifférents pouvaient avoir un langage et dénoncer la vérité. Auprès de la fenêtre qui donnait sur le jardin il y avait un métier à broder et une table à ouvrage, couverte de pelotons de laine et d’écheveaux de soie. Léontine, jetant les yeux sur cette table, aperçut un petit portefeuille de velours au milieu duquel était un portrait. Elle quitta la place où elle s’était assise pour se reposer, et alla vers la fenêtre ; elle examina le portrait : c’était celui de M. de Lusigny. Il était représenté en négligé, sans cravate, ce qui lui donnait un air sentimental et Colin fort plaisant. Léontine soupira en regardant ce portrait, qui du reste était fort joli ; mais elle rougit affreusement en découvrant à côté de lui, sur la table, une lettre… une lettre de M. de Lusigny. Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’elle aurait voulu lire cette lettre ! Ah ! que souvent il est pénible d’être une femme bien élevée ! Une bonne éducation est un trésor qui, comme tous les trésors, est un grand sujet d’embarras pour celui qui le possède. Que de fois les gens bien élevés sont tentés de s’écrier, comme le Bourgeois gentilhomme, mais dans un sentiment tout opposé : « Mon père, ma mère, que je vous veux de mal, non pour m’avoir laissé ignorer les belles choses, mais au contraire pour me les avoir trop bien apprises, pour m’avoir enseigné à me priver toujours de ce qui me plairait tant ! »

Léontine, en lisant cette lettre, pouvait à l’instant savoir tout ce qui l’intéressait, et repartir aussitôt sans voir madame de Lusigny, sans se compromettre aux yeux de personne. Eh bien, elle ne voulut pas lire cette lettre, et elle eut le courage de rester là, seule, pendant une heure, oisive et curieuse, inquiète et ignorante… ignorante à côté du secret !

On entendit aller et venir dans la maison ; une petite chienne qui jouait dans le jardin s’élança vers la porte cochère, et une voix dit vivement :

— Lisette, Lisette, allez-vous-en, petite ! vous voyez bien que j’ai une belle robe et que je ne veux pas de vous.

Léontine reconnut la voix de madame de Lusigny, bien que très-modulée par la circonstance, car pour parler à son chien, la femme la plus véhémente sait choisir les plus doux accents. Ce peu de mots entendus par hasard expliquait tout ; une mère affligée, dont le fils aurait éprouvé un grand malheur, n’aurait pas tant de soin de sa parure ni tant de coquetterie pour son chien. Léontine sentit aussitôt l’édifice élevé par son imagination s’écrouler. Madame de Lusigny entra dans le salon, et rien qu’à sa vue Léontine comprit tout le ridicule de la situation que sa folle inquiétude lui avait faite. Madame de Lusigny s’avança magnifiquement parée, aussi pompeusement vêtue qu’on peut l’être dès le matin. Elle avait un superbe chapeau de paille de riz orné de plumes blanches ; une charmante robe de gros de Naples gris-perle, faite à la dernière mode, sur laquelle était négligemment jeté un riche mantelet de dentelle d’Angleterre ; puis elle portait des bracelets d’or, des épingles d’or, des chaînes d’or… elle était éblouissante ; en vérité, il n’y avait pas moyen de s’alarmer pour l’heureux fils d’une mère si galamment attifée.

— Vous ici, madame… ma chère ! s’écria madame de Lusigny en apercevant Léontine. Quelle aimable idée !… Vous venez de chez votre oncle ?

Léontine n’osa répondre. Madame de Lusigny continua :

— Que je suis donc fâchée de vous avoir fait attendre ! J’ai du malheur ; je ne sors jamais ordinairement ; mais aujourd’hui nous avions ici une grande solennité. Telle que vous me voyez, je viens d’une noce ; je suis allée voir comment on doit se comporter le jour où l’on marie son fils ; j’ai voulu prendre une leçon.

Madame de Lusigny sourit gracieusement en disant cela, et Léontine rougit. Cependant cette allusion lui rendit un peu de courage :

— Je suis bien charmée, madame, dit-elle, de vous trouver si joyeuse ; je craignais qu’il ne vous fût arrivé quelque… malheur.

— À moi !… grâce au ciel, il ne m’est rien arrivé de fâcheux. Qui vous a fait croire cela ?

— Monsieur votre fils…

— Mon fils !… mais il a dû avoir l’honneur de vous voir hier, je pense ?

— Je ne l’ai pas vu depuis huit jours ; lui-même m’a écrit que la raison qui l’empêchait de venir était fort triste et qu’il ne pouvait me la dire…

À ces mots madame de Lusigny partit d’un grand éclat de rire, et Léontine resta stupéfaite.

— Ah ! ah ! ah ! le tour est parfait, disait madame de Lusigny en riant toujours plus fort ; je le reconnais bien là !…

Elle se repentit d’avoir laissé échapper cette naïveté.

— Mon fils n’a pas le sens commun, reprit-elle ; quel enfantillage !… Mais il faut lui pardonner ses torts en faveur du motif qui les a fait commettre ; c’est parce qu’il vous aime trop, qu’il vous aime à la folie, que… par faiblesse, il n’a pas voulu risquer de vous déplaire un seul jour.

— Je ne vous comprends pas, madame, dit Léontine avec une extrême froideur ; cette gaieté lui était insupportable. Veuillez m’expliquer pourquoi M. de Lusigny me laisse depuis huit jours m’inquiéter sur ses infortunes prétendues ?

— Parce qu’il préfère cent fois que vous le croyiez malheureux plutôt que de vous paraître ridicule.

— C’est très-charitable, et je le remercie.

— Ne vous fâchez pas ; il était bien contrarié, bien désolé, je vous jure ; avoir l’espérance d’une soirée si charmante passée près de vous, et se voir tout à coup forcé de renoncer à ce bonheur par le plus ennuyeux, le plus impatientant et le moins romanesque de tous les obstacles ; c’était affreux ! il y avait de quoi en perdre la tête.

— Mais enfin, ce motif ?…

— Il était absurde. Mais mon fils vous l’apprendra lui-même demain…

— Non, madame, je tiens à savoir cela aujourd’hui. Je vous prie, dites-le-moi, que lui était-il arrivé ?

— Une chose horrible et burlesque qui ne le rendait pas du tout intéressant et qui le rendait affreux.

— Mais enfin ?

— Non, je n’ose, c’est trop ridicule…

— Eh bien, je rirai !

— Sachez donc que le matin même du jour où il se réjouissait tant de vous voir, il s’était réveillé avec une abominable fluxion sur la joue, une fluxion désastreuse qui l’empêchait de parler, qui le défigurait, qui le métamorphosait en ange bouffi, qui lui faisait de petits yeux froncés à la chinoise et une petite bouche pincée à la Watteau, qui le changeait tellement enfin que moi, sa mère, je ne pouvais le reconnaître ni le plaindre, et que malgré ses fureurs et ses doléances, chaque fois qu’il me regardait, je lui riais au nez comme une folle. Vous ne sauriez imaginer… Mais qu’est-ce que je fais ? s’écria madame de Lusigny en s’interrompant tout à coup. Comme il va m’en vouloir de l’avoir trahi !

— Rassurez-vous, madame, reprit Léontine, je suis trop heureuse d’apprendre la vérité pour que vous puissiez vous reprocher de me l’avoir dite ; d’ailleurs n’oubliez pas que je suis moi-même venue la chercher.

Léontine s’efforça de sourire en prononçant ces mots d’adieu ; mais le tremblement de sa voix trahissait son agitation. Elle se leva et, faisant à madame de Lusigny un salut qu’elle tâcha de rendre gracieux, elle se dirigea vers la porte pour sortir.

— Vous me quittez déjà ! dit madame de Lusigny, un peu embarrassée de la froideur de Léontine ; vous êtes fâchée ; vous m’accusez…

— Vous ? non, madame, je suis persuadée que vous n’êtes pour rien dans l’inquiétude dont on s’amuse à me tourmenter.

— Ah ! vous êtes cruelle, je le vois, vous allez vous venger de mon fils…

— Non pas, vraiment ; toute vengeance est une duperie, et je ne me vengerai pas.

Madame de Lusigny, se méprenant sur le sens de ces paroles, prit affectueusement la main de Léontine en disant :

— Croyez-moi, ma chère enfant, ce premier mouvement de colère passé, vous pardonnerez à mon fils de vous avoir causé de la peine, et vous l’en aimerez davantage ; vous savez tout ce qu’il est pour vous. Qu’importe la nature de l’épreuve, si elle nous révèle à nous-même toute la profondeur de nos sentiments ? Mon fils me l’a dit bien souvent : « Les femmes s’attachent par la douleur… » et peut-être ne vous a-t-il ainsi tourmentée, un peu trop, j’en conviens, que pour vous éprouver.

Après plusieurs phrases de politesse mutuelle, Léontine reprit le chemin de Paris, et madame de Lusigny rentra dans le salon, en se promettant d’aller le lendemain raconter à son fils la visite que lui avait faite madame de Viremont et le prévenir de se mettre en garde contre le juste ressentiment de cette jeune femme dont il avait si follement agité le cœur et l’esprit.

Léontine était révoltée ; tout ce qu’elle avait éprouvé naguère en inquiétude, elle l’éprouvait alors en indignation : « Quoi ! se disait-elle, c’est pour une cause si misérable que moi, depuis huit jours, je souffre toutes ces tortures ! c’est pour cette cause burlesque, pour cette coquetterie puérile, pour cette vanité niaise que moi j’ai connu les angoisses de l’amour trahi, les horreurs de la jalousie, que j’ai rêvé affreusement pour lui les mille craintes de la ruine, les mille terreurs de la mort !… Moi qui ai dévoré de si nobles chagrins, moi qui ai versé de si saintes larmes, j’ai pu me laisser entraîner à souffrir, à pleurer pour… rien !… C’est moi qui ai pleuré pour rien ! Et pendant huit mortels jours il a joui de mes tourments stupides, et il n’a pas eu pour moi un seul instant de pitié ! Et cette cruauté chez lui est un système de tendresse, une théorie de passion, une recette sentimentale ! À tous les cris, à toutes les larmes, il répond par cette maxime : Les femmes s’attachent par la douleur !… Les femmes du monde peut-être, celles dont le cœur engourdi, blasé, ne se réveille que sous les coups ! mais moi !… »

Léontine, en ce seul instant, comprit tout ce qu’il y avait d’égoïsme et de sécheresse dans ce raffinement de coquetterie. Un homme qui l’avait ainsi livrée aux plus affreuses suppositions pour éviter de paraître un seul jour à son désavantage, un homme qui aimait mieux se faire passer pour mourant que de paraître un seul jour ridicule ou moins séduisant, était un homme jugé, car celui qui sacrifie tout au besoin de plaire ne sait pas aimer, et c’était deviner juste que de pressentir qu’il n’y avait pour une femme sincèrement passionnée que déception et chagrin dans l’avenir d’un si pauvre amour.

Léontine revint à Paris sous le poids de ces tristes impressions ; chaque pas qu’elle faisait, chaque personne qu’elle regardait lui rappelait le but de son voyage, la démarche qu’elle venait de faire, et l’objet de cette démarche ; plus sa conduite était extraordinaire, et plus la cause inconnue qui l’avait fait agir lui semblait misérable et désenchantante.

Ah ! comme son cœur se trouvait subitement guéri ! comme le séducteur était bien alors dépouillé de son prestige ! comme elle trouvait ses petites combinaisons mesquines, froides, et, ce qui était plus grave encore, pas du tout spirituelles !

En descendant la rue de Londres, Léontine se disait : « Là, tout à l’heure encore, je tremblais pour lui ; je le croyais en danger… mourant… Que j’étais folle ! »

Elle arriva chez elle, et, sans parler à personne, elle courut s’enfermer dans son appartement. Elle s’assit à la place qu’elle occupait la veille, et elle se dit encore : « C’est là qu’hier j’ai tant pleuré en pensant qu’il me trahissait ; c’est là que pour la première fois je me suis sentie jalouse !… Ah ! n’évoquons jamais ce souvenir. »

À l’aspect de ces lieux, de ces objets témoins de son inutile douleur, elle eut encore une crise d’indignation, puis elle prit une résolution calme, et tout fut dit.

Au bout d’une heure, elle sonna sa femme de chambre. Cette bonne fille, ordinairement vive, empressée, arriva lentement et d’un air triste ; elle avait les yeux rouges, elle pleurait.

— Qu’avez-vous donc ? dit Léontine avec bonté ; a-t-on reçu quelque mauvaise nouvelle ?

— À présent, je vois bien qu’on ne peut plus rien cacher à madame…

— Qu’est-il donc arrivé ?

— Depuis trois jours, M. de Bastan est bien mal…

— Hector ! s’écria Léontine.

— Il a une fièvre cérébrale ; il ne veut pas qu’on le saigne… Le médecin dit qu’il n’y a plus d’espoir.

Avant que ces derniers mots fussent achevés, Léontine était déjà auprès de sa belle-sœur.

Madame Albert aimait tendrement son frère… l’idée de le perdre lui brisait le cœur.

— Mon pauvre Hector ! disait-elle, que deviendrai-je sans lui ? Si jeune ! à vingt-deux ans ! mourir… C’est affreux !

— Mais de quoi meurt-il donc ? s’écria Léontine qui venait d’entrer.

Madame Albert releva la tête à cette voix ; puis, comme une personne qui n’a plus de ménagements à garder, elle répondit :

— Il meurt de chagrin… ne le savez-vous pas ?

— Hector ! malheureux !… et pourquoi ?

— Que vous importe ? vous aimez un autre, et…

— J’aime un autre ! interrompit Léontine les yeux brillants de colère. Ne croyez pas cela, je n’aime personne !

— Oh ! venez donc le lui dire ! venez le sauver !… Il vous aime tant !

Et madame Albert entraîna Léontine dans l’appartement d’Hector. Le pauvre malade était loin de s’attendre à une si douce visite ; on lui avait dit, pour le rassurer, que madame Charles de Viremont était absente, car souvent il s’écriait : — Je ne veux pas qu’elle me voie mourir !

Son découragement était profond, et sans la fièvre qui l’exaltait, on aurait pu le croire insensible. Sa pâleur était extrême, ses traits contractés étaient méconnaissables.

Léontine, à sa vue, sent son âme bouleversée ; elle s’arrête et s’appuie sur le marbre d’une console, elle a peine à se soutenir. Madame Albert s’approche de son frère, elle lui parle avec vivacité ; à ses paroles, Hector se ranime, il lève les yeux sur Léontine, et ce seul regard, un regard de joie dans ce visage mort, lui dit tout, et lui fait en un instant comprendre cet amour sublime qui jusqu’alors avait su se rendre incompréhensible à force d’abnégation, ou plutôt par sa grandeur même, par son excès.

Ah ! comprendre un tel amour, c’est presque le partager. Léontine s’éveille d’un songe ; tout le passé lui apparaît soudainement illuminé par ce mot magique : Il m’aimait ! Ses souvenirs l’éclairent ; mille choses, naguère confuses, tout à coup s’expliquent délicieusement : subites froideurs, prétendus caprices, tristesses cachées, jalousies contraintes, modestie touchante, sacrifices voilés, dévouements méconnus, tout se révèle ! Chacun de ses nobles sentiments déguisés par une fausse délicatesse vient de retrouver son beau nom. Léontine les reconnaît avec transport, et dans son enthousiasme elle sent son cœur se perdre en une émotion indicible ; assemblage des émotions les plus contraires, mélange de joie et de douleur, de remords et de tendresse, d’admiration et de pitié.

— Hector, dit-elle en fondant en larmes, pourquoi n’avez-vous pas eu confiance en moi ?

Hector ne répondit pas ; il n’osait croire à tant de bonheur.

— Mais depuis quand donc m’aimez-vous ainsi ?

— Depuis que je vous connais ; vous étiez mon premier et mon seul amour.

— Il m’aime depuis quatre ans, s’écria Léontine, et il ne m’a jamais rien dit !…

— Parce que je n’espérais rien.

— Et pourquoi ne pas espérer ?

— Je ne le devais pas, je ne le voulais pas.

— Hector, c’est bien mal d’avoir douté de moi.

— Non, reprit-il avec amour et en essayant de sourire ; je ne suis pas l’homme que je rêve pour vous. Je ne vous pardonnerais pas de m’aimer.

— Il faudra bien que vous me pardonniez !

Madame Albert, inquiète et pourtant joyeuse, pleurait.

— Vous êtes une mauvaise sœur, dit Léontine avec une affectueuse brusquerie ; vous avez été cruellement discrète ; c’était à vous de me dire : Hector vous aime, épousez-le ; mais je vous connais, vous êtes si fière ! vous n’avez pensé qu’à ma fortune, et vous avez eu peur, n’est-ce pas, qu’on ne vous accusât de vouloir faire faire à un de vos parents ce qu’on appelle une excellente affaire, et c’est par délicatesse que vous le laissiez mourir… Allez, vous êtes de méchants orgueilleux qui m’avez crue une femme sans cœur !

— Ma chère Léontine, ne me grondez pas, dit madame Albert en se jetant dans les bras de sa belle-sœur ; je croyais que vous aimiez…

M. de Lusigny ?… Ah ! je vous conterai son histoire et nous en rirons bien ensemble, je vous jure… Lui aussi, il m’a indignement trompée ; car c’est un hypocrite comme vous, Hector : seulement, les sentiments qu’il cache sont mauvais, voilà toute la différence. Mais, avec une femme de mon caractère, l’hypocrisie du bien est aussi cruelle que celle du mal ; et vous regretterez souvent les beaux jours que votre fausse délicatesse vous a fait perdre.

Hector, rendu à la vie par le bonheur, prit les deux mains de Léontine et les pressa tendrement. Léontine attachait sur son front si pâle encore des yeux baignés de pleurs. Elle comparait l’amour de ce noble jeune homme, qui avait accepté une mort ridicule pour ne pas l’affliger par un trop vif regret, à l’amour de cet homme léger qui, au contraire, l’avait fait souffrir pour conserver son prestige. Tout à coup, cédant à son émotion et se rappelant un mot qui l’avait bien frappée, elle s’écria :

— Ah ! monsieur de Lusigny, vous aviez raison : les femmes s’attachent par la douleur… mais par la douleur qu’elles causent, et non par celle qu’on leur fait éprouver impitoyablement !

Hector fut dangereusement malade encore pendant quelques jours ; mais, devenu docile et ne refusant plus les soins qu’on lui prodiguait, il ne tarda pas à se rétablir.

M. de Lusigny était venu plusieurs fois à l’hôtel de Viremont ; mais on lui avait dit que M. de Bastan était fort malade, que mesdames de Viremont ne recevaient personne. M. de Lusigny savait que dans ces jours d’inquiétude les femmes sont peu coquettes, et que les attentions les plus aimables produisent médiocrement d’effet. Il s’abstint donc de toute démarche sentimentale qui, dans ces graves circonstances, aurait semblé de mauvais goût. Mais le bruit s’étant répandu que M. de Bastan était hors de danger, M. de Lusigny jugea le moment favorable pour écrire à Léontine. Il faut être juste, cette fois son petit billet était charmant, c’était un chef-d’œuvre d’esprit, de grâce, d’élégance. M. de Lusigny avouait tous ses torts avec une bonhomie adorable, et, chose étrange ! il prouvait son innocence en les avouant. Comme cette fois il était sincère, il redevenait spirituel, car les gens d’esprit sont ceux qui disent le plus de bêtises quand ils mentent. Enfin, ce billet était si aimable qu’il aurait pu ramener toute autre femme que Léontine ; mais, avec le bonheur, elle avait retrouvé sa gaieté malicieuse, et elle ne répondit à cette lettre si tendre que par ce plaisant adieu :

« En revenant l’autre jour de Saint-Germain, j’ai attrapé un affreux coup de soleil qui m’a toute changée ; à mon tour, je ne veux pas vous voir. »

» Mille regrets. »

Peu de jours après, M. de Lusigny reçut un billet qui lui faisait part du mariage de madame Charles de Viremont avec M. Hector de Bastan.

En apprenant cette nouvelle, il se dit :

— Je me suis trompé… je ne comprends rien à cette femme-là.

Et comme en réalité il regrettait beaucoup madame de Viremont, il n’a pu rester à Paris, et il vient de partir pour un long voyage en Orient.

Ainsi, le séducteur manqua de séduire pour n’avoir pas voulu un moment cesser de paraître séduisant. Ce terrible vainqueur avait trouvé son maître ; une femme enfin s’était jouée de lui. D’où venait donc la puissance de cette femme ? Qui lui avait donné la force de lutter avec un tel adversaire et de pénétrer d’un seul regard dans les profondeurs de cet égoïsme ? Qui avait donné à son esprit une si merveilleuse expérience ? — Le malheur ! — Qui avait donné à ses yeux cette perspicacité infaillible ? — Les larmes ! — Un violent chagrin, pour une jeune femme, est une vieillesse anticipée, et, il faut le dire, une sorte de corruption. Oui, une douleur trop amère déprave le cœur, car on ne la supporte qu’en la profanant. Et puis, il est de certains malheurs qui grandissent le caractère des hommes en l’améliorant, et qui au contraire aigrissent le cœur des femmes en le désenchantant, et cela doit être : l’honneur des hommes est dans le courage de leurs actions ; l’honneur des femmes est dans l’unité de leurs sentiments. Celui qui n’a pas souffert, que sait-il ? — Rien, sans doute ; mais celle qui a trop souffert sait trop !… Elle sait qu’on peut subir mille tourments sans mourir ; elle sait qu’on peut supporter une douleur insupportable, elle sait qu’on peut voir périr ceux qu’on aime… et vivre ! voir partir ce qu’on regrette… et rester ! Elle sait que ses yeux en pleurs, qui aujourd’hui cherchent l’ombre, demain chercheront la lumière ; que sa voix aujourd’hui étouffée par les sanglots, demain éclatera de rire ; et que son front, voilé de deuil, demain se couvrira de fleurs… Ah ! cette science fatale du désespoir est plus profonde et plus puissante que la science corrompue de l’égoïsme et de la vanité.