Illustrations scientifiques. - Dupuytren

La bibliothèque libre.


ILLUSTRATIONS
SCIENTIFIQUES
DE LA FRANCE ET DES PAYS ÉTRANGERS.

ii.

DUPUYTREN.


En entreprenant de faire connaître la vie des savans de ce temps-ci, nous ne nous proposons pas seulement de satisfaire une juste curiosité sur les principales circonstances qui ont signalé la carrière de ces hommes dont la France est fière, et qu’elle a depuis quarante ans associés à toutes ses gloires. Nous montrerons le point de départ de tant d’hommes devenus célèbres, la marche qu’ils ont suivie, la nature de leur esprit et de leur talent, les procédés de leur intelligence et de leur ambition, leur savoir et leur savoir-faire, si je puis dire ainsi, les hasards heureux et contraires de leur fortune, ceux qui les ont portés en avant comme des enfans prédestinés ou chéris de la Providence, et ceux contre lesquels il leur a fallu lutter de toutes les forces de leur courage et de leur génie ; nous tracerons une esquisse rapide des progrès de la science, en rattachant son histoire à celle des noms propres.

Nous ne parlerons donc pas des savans sans parler de leurs travaux, et nous dirons de ces travaux tout ce que des lecteurs éclairés et curieux peuvent désirer d’en connaître. Si ardue que soit une science, il y en a toujours une partie d’accessible aux esprits ordinaires, et qu’ils peuvent apprécier sans avoir passé par l’École Polytechnique ou sans être membres d’une académie ; c’est la partie que l’on peut appeler philosophique, c’est l’idée dominante qui dirige le savant au milieu de ses recherches les plus profondes, de ses calculs les plus arides et les plus compliqués ; c’est la seule qui intéresse le monde, la seule qui le mette en rapport avec les savans. La partie purement scientifique d’une nouvelle découverte reste dans les académies ; mais le résultat de cette découverte, l’idée neuve, s’échappe et s’envole pour se répandre au dehors ; elle ne peut rester enfermée entre quatre murailles ; c’est cette partie de la science que nous rechercherons dans les travaux des savans, que nous apprécierons, que nous jugerons, et à laquelle nous prêterons un langage intelligible pour nos lecteurs.

Il nous a semblé que nous ne pouvions pas faire l’histoire des savans de notre époque sans parler des principaux établissemens scientifiques auxquels ils sont attachés ; ce serait raconter la vie d’un général sans parler des champs de bataille où il a remporté des victoires. Les académies et les laboratoires des savans sont les théâtres de leur gloire. D’ailleurs, il ne sera pas sans intérêt pour nos lecteurs de leur faire mieux connaître un grand nombre d’établissemens scientifiques dont on ne sait guère que le nom.

L’Académie des sciences est le premier corps savant de Paris ; elle fixe chaque jour l’attention du public, et pourtant combien n’ignore-t-on pas son organisation, sa composition, l’ordre de ses travaux, quels sont les savans qui ont le plus contribué à son illustration, les noms mêmes de ceux qui y siégent aujourd’hui. L’histoire de l’École de Médecine, celle du Jardin des Plantes, de l’Observatoire, du Collége de France, etc., est bien ignorée, et nous y puiserons des notions curieuses. C’est ainsi que l’Hôtel-Dieu rappelle sur-le-champ le nom de M. Dupuytren, et peut-être ne devrait-on pas séparer l’histoire de l’établissement de la biographie du chirurgien en chef ; mais pour le moment nous ne nous occuperons que du savant.

M. Dupuytren était d’une taille élevée, ses traits prononcés et sévères, son front large et saillant, sa tête forte et d’une belle proportion, sa démarche lente et grave, pleine de dignité ; son extérieur d’une grande simplicité avait quelque chose d’imposant, et qui agissait sur tous ceux qui l’approchaient. Je ne puis pas mieux rendre l’effet qu’il produisait, qu’en disant qu’on sentait auprès de lui l’homme supérieur et le maître. Il y a des hommes dont la supériorité est presque indéfinissable ; elle ne tient pas précisément à leurs actions ; aucune d’elles ne suffit pour l’expliquer, et néanmoins on ne peut la leur contester. Pendant que l’on est auprès d’eux, et que l’on cherche à la comprendre, à se rendre raison de leur puissance, on se sent dominé, et bientôt on est pris ; il semble qu’une main vous saisit, vous empêche de relever la tête ; quoi que l’on fasse, on sent l’autorité d’un maître, et si l’on n’est pas disposé à obéir, ce que l’on a de mieux à faire est de s’en aller ; la résistance est inutile avec de pareils hommes, il faut se soumettre ou les quitter. M. Dupuytren possédait essentiellement ce genre de supériorité. Certes, je ne manquerai pas de preuves qui attesteront son immense talent et son génie, sa vie est riche de faits et d’actions, mais rien de tout cela ne suffirait pour donner une juste idée de ce qui l’élevait au-dessus des autres. Ce n’est pas dans ses travaux seulement, ni dans ses talens comme chirurgien, qu’il faut chercher la raison de la grande autorité de son nom ; c’est à la nature de son esprit, à son caractère et à sa volonté qu’il devait surtout l’espèce de supériorité dont je veux parler. Rarement M. Dupuytren fixait la personne à laquelle il parlait ; son regard paraissait distrait, sa pensée préoccupée, sa parole un peu vague ; mais dès que ses yeux tombaient sur vous, ils vous pénétraient et dictaient votre réponse. Sa physionomie grave et sérieuse, le ton calme, contraint et presque doucereux de sa voix, l’espèce d’immobilité de ses traits et de son regard fixé à quinze pas devant lui, le jeu de ses lèvres pleines de dédain et de colère comprimée, tout cela formait un ensemble impérieux et dominant auquel on ne résistait pas. Aussi ne vivait-on guère avec M. Dupuytren ; ceux mêmes qui l’admiraient le plus sincèrement, qui rendaient pleine et entière justice à son mérite, ses plus anciens amis, semblaient éprouver de la gêne auprès de lui. Il fallait, encore une fois, plier ou s’en aller. M. Dupuytren s’était donc fait une espèce de solitude au milieu du monde, et cet isolement paraissait convenir à son caractère, à son humeur et à ses plans d’ambition. Ne prenant aucun intérêt aux petites choses qui ne le concernaient pas, ni à toutes ces nouvelles dont la plupart des hommes sont si avides, son esprit n’était véritablement occupé que de ce qui faisait sa gloire et sa fortune. Sorti de l’Hôtel-Dieu, de son enseignement et de sa clientelle, M. Dupuytren ne s’intéressait à rien au monde, et les faiblesses que l’on a tant reprochées à son caractère n’ont été bien souvent que de l’indifférence.

Cette continuelle préoccupation qui l’empêchait de se mêler aux conversations vulgaires, lui donnait un air mystérieux et sombre bien favorable à l’établissement de sa puissance. Presque toujours enveloppé d’un nuage, la foule s’écartait de lui ; quelques adeptes seuls osaient approcher de cette espèce de dieu, et c’était presque une faveur que d’en être écouté.

N’ayant qu’un but et qu’une pensée, il était toujours en scène ; il jouait son rôle, au milieu du monde comme à l’Hôtel-Dieu, à l’École de médecine comme à l’Académie, et ce rôle consistait à ne jamais compromettre en rien la gravité de sa personne et la dignité de son art, à se montrer partout à la hauteur de son immense renommée. Quelques-uns de ses internes m’ont assuré l’avoir vu rire quelquefois, et même faire, en petit comité, d’assez mauvaises plaisanteries ; je crois, en effet, qu’il ne devait pas y réussir ; la gaieté ne lui allait pas ; son front portait mieux les rides de la méditation que celles de la joie ; aussi se cachait-il bien quand il voulait parfois descendre de son piédestal, et devenir un moment un homme comme un autre. Pour moi qu’il accueillait bien, qui l’ai vu souvent en particulier, qui l’ai entretenu de divers sujets, je l’ai à peine vu sourire, et je ne le reconnaîtrais pas, si on me montrait sa tête autrement qu’empreinte de sérieux et de mélancolie.

Un caractère si ferme, une tenue si sévère, ne pouvaient pas manquer d’imposer beaucoup et d’inspirer le respect. Aussi, voyez toute cette génération de chirurgiens, ses anciens élèves, tous ne l’aimaient pas, et aucun d’eux n’en parle qu’avec admiration ; mais c’est qu’il était vraiment admirable dans son service à l’Hôtel-Dieu. C’était là le véritable théâtre de sa gloire ; c’était là que se développaient ses grandes facultés, qu’il montrait la profondeur de son coup d’œil, la hardiesse de sa main, la sagesse de son jugement, et son infatigable ardeur ; c’était là qu’il faisait entendre sa puissante parole, qu’il déployait toute son autorité, qu’il régnait enfin sans contestation. L’Hotel-Dieu était à lui ; tout s’éclipsait devant lui ; il était roi de l’Hôtel-Dieu ; c’était de là que chaque matin sa renommée se répandait au dehors, portée par mille voix qui redisaient ses leçons et publiaient ses découvertes.

Après avoir essayé de dépeindre l’homme et de rendre l’impression que l’on ressentait à son aspect, il est temps de rechercher les véritables traits de son talent et de son génie.

M. Dupuytren a fait beaucoup de choses, quoique l’on se plût souvent à dire qu’il ne laisserait rien, parce qu’il écrivait fort peu. — Mais qu’importe qu’il n’ait pas écrit des volumes ? les livres ne sont pas le seul moyen de publier des découvertes et de faire marcher la science ; la chaire d’un professeur est une tribune d’où les vérités sont aussi bien proclamées et recueillies ; toutes les leçons de Dupuytren ont été publiées par ses élèves, et sa pensée a présidé à la composition de plusieurs ouvrages qui ne portent point son nom.

Mais pourtant il est vrai de dire que, parmi tous ses travaux, il n’en est pas d’assez importans pour soutenir à eux seuls l’éclat de sa grande célébrité. M. Dupuytren a beaucoup perfectionné, il a peu inventé ; ou du moins son nom ne se rattache à aucune de ces découvertes capitales qui impriment une nouvelle direction aux sciences, en changent la face, et renversent les vieilles théories. Son génie s’est moins attaché à inventer qu’à modifier, qu’à simplifier. Son admirable bon sens a fait justice d’une foule de méthodes vicieuses ; mais le bon sens n’est pas le génie, et nous devons donc chercher ailleurs la véritable raison de cette supériorité, dont l’histoire ne trouverait pas les preuves, si elle ne considérait que ses travaux écrits.

Trois choses nous frappent surtout en M. Dupuytren et le mettent, à nos yeux, hors de ligne, bien mieux que tous les travaux et les mémoires dont nous donnerons plus loin la liste : 1o  sa profonde intelligence, ce que nous pourrions appeler son tact chirurgical, si quelques esprits étroits ne prétendaient faire de ce tact une espèce de sens à part, indépendant de la science et du jugement ; 2o  son ardent amour pour l’art, qui n’était peut-être qu’une ardente ambition, mais une noble ambition qui lui a fait, pendant vingt années, remplir ses devoirs avec un zèle inconnu jusqu’à lui ; 3o  enfin, sa supériorité dans la chaire du professeur.

Le service chirurgical de l’Hôtel-Dieu a été pendant près de vingt ans, entre les mains de M. Dupuytren, le plus grand, le plus beau, le plus important service de chirurgie, non-seulement de Paris, mais peut-être de l’Europe. Rien n’était mieux organisé que ce service, et le zèle du maître était tel, qu’élèves, infirmiers et sœurs, tous marchaient sur le même pied, tous obéissaient à cette volonté de fer, tous concouraient au même but, la régularité du service et le bien des malades. Les élèves et les sœurs ont pu quelquefois se plaindre de l’excessive sévérité du chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu ; mais tous étaient forcés de reconnaître que ses exigences étaient toujours au profit des malades.

Pendant plusieurs années, son service ne comprenait pas moins de trois cents lits, qu’il visitait un à un, matin et soir, avec une scrupuleuse exactitude, et sans que jamais les malades fussent opérés et pansés par d’autres mains que les siennes. On peut dire que pendant plus de dix ans le peuple de Paris fut soigné à l’Hôtel-Dieu par le plus grand chirurgien de l’Europe, aussi bien et souvent mieux que ne peuvent l’être les malades les plus riches de la société.

Chaque jour, avant cinq heures du matin, M. Dupuytren était à son poste ; quelque empressés que fussent ses élèves, ils avaient beaucoup de peine à arriver avant lui. Rien dans les autres hôpitaux ne peut donner l’idée de ce que l’on voyait alors à l’Hôtel-Dieu, et du caractère imposant que le maître avait imprimé à toutes les parties de son service. Il faisait à voix basse l’appel de ses élèves rangés autour de lui ; chaque absent était impitoyablement noté. Le premier interne était à son poste, la bougie à la main, debout à la tête du premier rang des malades ; M. Dupuytren prenait le tablier qu’on lui présentait, se mettait lentement en marche, les mains derrière le dos, écartant et poussant, par un mouvement d’épaule, la foule qui se pressait autour des lits. Il ne souffrait pas le moindre bruit auprès de lui ; il interrogeait les malades avec douceur, souvent sans les regarder, et l’on était d’abord tenté de croire qu’il les observait avec peu d’attention ; mais l’on était bientôt détrompé par la manière dont il en parlait dans sa leçon à l’amphithéâtre. Il lui suffisait toujours de faire marquer les numéros des malades qui l’intéressaient, pour se rappeler avec précision tous les détails de leur affection. À la seconde rangée de lits, le second interne l’attendait de même pour l’accompagner, l’éclairer, et lui donner les renseignemens nécessaires. Toute la visite se faisait ainsi avec la même régularité et le même soin. Il descendait ensuite à l’amphithéâtre pour faire sa leçon et pratiquer les grandes opérations.

Il fallait entendre avec quelle netteté et quelle justesse de sens il exposait l’histoire d’une maladie, le traitement qu’elle réclamait, les chances de l’opération. Sa voix, calme et peu élevée, forçait au silence, et s’il devait pratiquer quelque opération importante, elle avait ce jour-là quelque chose de solennel qui saisissait l’auditoire.

M. Dupuytren n’avait pas dans la main une grande habileté ; ses doigts mal faits, ses ongles carrés qu’il rongeait sans cesse, s’opposaient à ce qu’il eût la dextérité ou la grace qui distinguent d’autres chirurgiens. L’auteur d’un écrit, publié récemment, sur M. Dupuytren, me semble avoir bien expliqué la raison de l’espèce de gaucherie que l’on remarquait souvent dans ses mouvemens lorsqu’il opérait : « C’est qu’il n’oubliait jamais, dit-il, son rôle de professeur de clinique. Il avait devant lui un nombre considérable d’élèves, avides de saisir tous les temps de l’opération. Pour satisfaire à cette exigence, il prenait quelquefois des positions gênantes qui rendaient l’opération plus difficile et lui donnaient un air gauche… Non-seulement le professeur choisissait toujours la position la plus favorable aux spectateurs, mais il expliquait encore les divers temps de l’opération à mesure qu’il les exécutait. Il parlait en opérant, ce qui suppose un grand sang-froid et une présence d’esprit rare[1]. »

Après la leçon et les opérations venaient les consultations gratuites, et ce n’était qu’après avoir ainsi consacré les cinq ou six premières heures de la journée aux pauvres, que le chirurgien de l’Hôtel-Dieu pouvait se livrer à ses propres affaires et à sa clientelle ; quand on songe au prix de chaque heure pour un homme dont le temps était si largement payé, on ne peut qu’admirer encore davantage le zèle avec lequel il a pendant toute sa vie fait passer son service de l’Hôtel-Dieu avant toute autre occupation.

Il était toujours plus de dix heures lorsque M. Dupuytren quittait l’hôpital. Il déposait le tablier, prenait gravement sous le bras le petit pain que, suivant un antique usage, les médecins de l’Hôtel-Dieu reçoivent chaque matin, puis il s’acheminait à pied jusque chez lui, ordinairement escorté de quelques jeunes confrères assidus à sa clinique, avec lesquels il continuait, tout en marchant, le développement de sa leçon. Les habitans du quai des Orfèvres se rappelleront sans doute long-temps l’avoir vu passer ainsi tous les jours, vêtu de son éternel habit vert, en cravate noire et en gilet blanc, son chapeau enfoncé sur les yeux, et souvent en hiver une grosse paire de sabots aux pieds.

Cet homme infatigable ne se croyait pas encore quitte de ses devoirs envers les pauvres malades de l’hôpital, après cette longue et laborieuse visite du matin. Pendant dix ans il n’a jamais manqué à faire lui-même la visite du soir ; les internes y assistaient régulièrement et lui donnaient les renseignemens qu’ils avaient recueillis sur les nouveaux malades arrivés pendant la journée. S’il y avait une opération d’urgence à faire, il la pratiquait immédiatement, sinon il indiquait les dispositions à prendre pour le lendemain.

C’est dans ces visites du soir que ses élèves particuliers ont eu plus d’une fois l’occasion d’admirer la pénétration de son coup d’œil et la profonde sagacité avec laquelle il jugeait une maladie que des mains exercées n’avaient pu découvrir.

C’est ainsi qu’un jour on avait conduit à l’Hôtel-Dieu une femme qui, refusant de répondre aux questions qu’on lui adressait, n’avait fourni aucun éclaircissement sur sa maladie. Elle était dans un état d’agitation extrême qui ne permettait pas de l’examiner avec soin. Plusieurs internes, les uns après les autres, cherchèrent inutilement la cause des douleurs aiguës dont se plaignait cette femme, sans vouloir en indiquer le siége. M. Dupuytren arrive ; les élèves étaient rangés autour du lit de la malade, et leur empressement indiquait au maître un cas nouveau et grave. Il s’approche ; il la découvre, l’examine sans la toucher, fait soulever une jambe, puis l’autre : donnez, dit-il. À ce mot sacramentel et convenu, l’interne étonné lui remet un bistouri qu’il plonge à l’instant même et sans hésiter dans le mollet de cette femme ; il y avait là un abcès profond et considérable.

Je pourrais citer plusieurs faits de ce genre, mais il suffira du suivant pour montrer l’étonnante pénétration de son diagnostic ; celui-là tient presque du merveilleux : aussi est-il connu de tous les médecins. Un homme vint à la consultation, se plaignant de douleurs dans la tête. Il avait reçu depuis long-temps un coup sur cette partie ; M. Dupuytren le questionne avec soin et l’engage à revenir de temps en temps.

Cet homme se représente en effet quelquefois, mais bientôt on le ramène dans un état tout différent ; il était sans connaissance et paralysé d’une moitié du corps. M. Dupuytren l’examine attentivement, et tout à coup il annonce qu’il le trépanera le lendemain. En effet, l’opération est pratiquée, une portion des os du crâne enlevée, la membrane du cerveau incisée, et rien n’apparaît ; donnez, dit encore M. Dupuytren, puis il enfonce tout entière la lame de l’instrument dans la substance même du cerveau ; rien ne sort ! On le vit alors, sans s’émouvoir, porter l’instrument au nez et le flairer ; donnez-m’en un plus long, répéta-t-il, et il parvint en effet dans un vaste abcès qu’il avait, par je ne sais quel instinct de son génie, reconnu, et pour ainsi dire senti à travers les parois du crâne.

Voici une petite scène d’hôpital que j’emprunte à M. Vidal et qui me paraît aussi intéressante que bien racontée : « Après l’opération de la cataracte congéniale, les malades voient, mais ils ne savent pas regarder ; il faut, pour ainsi dire, faire l’éducation de leur vue ; je voudrais pouvoir représenter ici Dupuytren avec ces aveugles de naissance, se faisant suivre dans les longues salles de l’Hôtel-Dieu, en leur montrant le tablier qu’il quitta avec tant de regret. Au lieu de se servir de leurs yeux, les petits malades portaient leurs bras en avant, comme ces animaux qui destinés à vivre dans l’obscurité ont besoin de tentacules pour explorer les corps qu’ils vont rencontrer. Mais pour rompre cette habitude que les enfans avaient contractée, pendant qu’ils étaient privés de la lumière, on leur attachait les mains derrière le dos, ce qui les contrariait beaucoup. Il fallait voir Dupuytren, cet homme inabordable, il fallait le voir jouir de l’embarras de ces petits malades et se livrer à une joie d’enfant, quand il reconnaissait qu’ils savaient enfin regarder.

« Alors les élèves formaient la haie ; un petit malade était à une extrémité de la salle, Dupuytren à l’autre ; courez donc, mon fils, disait-il. Celui-ci ne le pouvait pas, car il avait les menottes, mais il marchait bien et atteignait bientôt celui qui lui avait donné la lumière et qui allait lui rendre la liberté.

On ne conçoit guère comment le reste de la journée, dont il employait encore une partie à la faculté de médecine, pouvait suffire à ses nombreuses consultations particulières et à son immense clientelle. Mais sa grande activité multipliait les heures, et l’on sait qu’il n’a pas plus négligé les intérêts de sa fortune que ses devoirs.

Voyons maintenant de quel point est parti cet homme remarquable, suivons-le dans les diverses périodes de sa vie, et cherchons par quels moyens il est parvenu à un degré de fortune et de célébrité sans exemple dans les fastes de la médecine.

Guillaume Dupuytren est né à Pierre-Buffière, département de la Haute-Vienne, le 5 octobre 1777 ; mort le 8 février 1835, il a donc vécu cinquante-sept ans et quatre mois.

À l’âge de douze ans, le jeune Dupuytren regardait passer un régiment de cavalerie sur la place de Pierre-Buffière ; un officier de ce régiment, ayant remarqué sur sa jeune physionomie je ne sais quelle expression d’avenir dont il fut frappé, lui proposa de le conduire à Paris. Dupuytren saisit cette offre et n’hésita pas à se lancer dans cette vaste arène, où il a tracé depuis un si large sillon ; son arrivée à Paris date de 1790. Il fut admis au collége de la Marche, rue de la Montagne Sainte-Geneviève, qui avait pour recteur M. Coesnon, frère de l’officier auquel il s’était confié. Quelques années après, il se livrait déjà à l’étude de l’anatomie ; en 1795, M. Husson et lui se réunissaient souvent et passaient des soirées dans sa petite chambre du collége, au cinquième étage, pour étudier ensemble l’ostéologie. On instituait alors l’école de santé (nivôse an iii ou janvier 1795) dont il fut bientôt après nommé prosecteur en même temps que MM. Duméril, Ribes et Lassis. Il quitta son collége et vint prendre un logement tout aussi modeste dans le couvent des cordeliers, transformé depuis en hôpital clinique de la faculté. Ses jeunes camarades le reconnaissaient déjà pour maître, et il les guidait dans leurs dissertations. Il suivait la visite et les brillantes leçons de Corvisart qui le distinguait et l’appelait près de lui pour l’aider aux ouvertures de cadavres ; puis il alla continuer ses études à la Salpêtrière, sous la direction du professeur Pinel, jusqu’à ce qu’enfin sa vocation pour la chirurgie l’attachât à M. Boyer, dont il avait reçu les premières leçons d’anatomie ; une liaison plus intime l’appelait d’ailleurs à la Charité et le fixa dans cet hôpital.

La place de chef des travaux anatomiques, devenue vacante par la mort de M. Fragonard, fut donnée à M. Duméril ; Dupuytren s’était mis sur les rangs, et cet échec l’affligea beaucoup. Mais M.   Duméril ayant été bientôt après nommé professeur d’anatomie, la place de chef des travaux fut confiée à Dupuytren en 1801. Il se livra dès lors avec MM. Fleury de Clermont et Breschet à des travaux d’anatomie qui commencèrent à fixer sur lui l’attention ; en même temps, il fit des cours particuliers dans la maison actuelle de M. Dubois, qu’occupait M. Leclerc ; ces cours, à son grand chagrin n’eurent pas de succès, et il y renonça au bout de deux ans. Ce revers ne le découragea point ; il sentait ses forces et il avait toujours en perspective la chaire de professeur. Dès cette époque, il venait le soir, quand la nuit était close, essayer son organe dans l’amphithéâtre de l’école. Il faisait ces essais avec M. Thouret, mort député dernièrement, neveu du directeur de la faculté et fils du célèbre Thouret qui présidait l’assemblée constituante quand Louis XVI vint y signer la constitution de 1791.

Ce fut lui qui, lors de l’introduction de la vaccine en France, vaccina les enfans de Toussaint-Louverture au collége de la Marche où ils avaient été placés par le premier consul. Les travaux qu’il entreprit avec M. Thénard sur les gaz méphitiques des fosses, datent de cette époque, et il s’occupait en même temps avec M. Dupuy de recherches sur la médecine, l’anatomie et la chirurgie vétérinaire ; il essaya, comme on sait, l’opération de la cataracte sur des chevaux aveugles. Il avait aussi quelque temps avant préparé le cours de chimie de Bouillon-Lagrange au Jardin des Apothicaires, et suivi les cours de Cuvier au Jardin du Roi.

Thouret fut un des premiers qui devina Dupuytren ; à la mort d’un professeur de chirurgie de la faculté de Montpellier, M. Dumas vint lui demander un remplaçant et nomma Dupuytren : — vous n’êtes pas assez riches à Montpellier, dit Thouret, pour payer un tel homme.

Après un brillant concours qui eut lieu en 1803 dans l’église de l’oratoire, il obtint la place de troisième chirurgien de l’Hôtel-Dieu ; bientôt il remplaça le chirurgien en second, M. Giraud, qui fut nommé chirurgien du roi en Hollande.

« Mais il n’était pas chirurgien en chef, et le rôle d’observateur ne suffisait pas à sa prodigieuse activité, car Dupuytren était surtout un homme d’action. On pouvait lui dire quelquefois : Tu n’iras pas plus loin. Il avait formé le plan d’une opération de ligature de l’artère sous-clavière ; une occasion se présente pour l’exécuter, mais une volonté supérieure, comme il le dit lui-même, s’y opposa. Concevez-vous une volonté supérieure à celle de Dupuytren ? lui ne pouvait ne s’y soumettre. Peu de temps après, on fait sur le vivant cette même ligature de la sous-clavière. Et ce n’est pas en France qu’elle est exécutée ! et ce n’est pas à Dupuytren qu’en reviendra la gloire ! qui pourrait dire tout ce qui se passa de tumultueux dans ce cœur brûlé par la passion de la célébrité ? la douleur de Dupuytren dut être bien cuisante, si elle lui fit concevoir le projet de briser cette volonté supérieure qui venait d’arrêter sa main. Quoi qu’il en soit, en 1815, Dupuytren fut nommé chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu, et Pelletan obtint une retraite qu’il ne demandait pas.

Mais avant cette époque, en 1812, il avait triomphé dans une lutte qui lui fit bien plus d’honneur. Par la mort de Sabatier, la chaire de médecine opératoire devenait vacante à la faculté. Un concours brillant eut lieu ; les concurrens étaient tous redoutables. Il suffit de citer les noms de Roux et de Marjolin pour donner une idée des craintes de Dupuytren, et de son triomphe s’il venait à être couronné. Il le fut en effet, et par ses talens et par l’influence de Pelletan[2]. »

« J’ai assisté à ce concours, me disait son plus ancien ami, M. Husson ; j’étais sur le toit de l’amphithéâtre adossé au châssis vitré qui l’éclaire, je plongeais dans la salle et sur les candidats. Jamais je n’ai vu amputer le bras dans l’articulation, et faire la ligature de l’artère poplitée avec plus d’adresse, d’aplomb, de promptitude sans précipitation, que par lui. L’auditoire en demeura étonné, puis une salve d’applaudissemens termina cette épreuve. »

Jamais l’ambition de Dupuytren ne fut satisfaite ; avide de gloire, il avait senti sa supériorité de bonne heure, et son courage ne l’a pas un instant abandonné pour atteindre le but qu’il voyait de loin : « Ce qu’il faut craindre avant tout, disait-il souvent, c’est d’être un homme médiocre ; » et il avait travaillé sans relâche, et il avait fui les douceurs et les plaisirs de la vie, et il s’était condamné à une existence sévère et dure, pour s’élever aussi haut qu’il se sentait de force ; mais son insatiable ambition ne le laissa jamais jouir en repos de sa réputation et de sa fortune ; sa vie s’est consumée à désirer ce qu’il n’avait pas. Prosecteur, il a voulu être chef des travaux anatomiques ; chef, il a voulu être professeur ; second chirurgien de l’Hôtel-Dieu, il a voulu en être le premier, puis chirurgien du roi, puis membre de l’Institut ; ce dernier point a été l’un des plus difficiles à atteindre ; il éprouva une vive résistance de la part de ce corps savant, qui n’admet pas volontiers dans son sein les riches praticiens de la science, dont le talent est récompensé par la fortune. L’autorité de son nom, la puissance de ses amis, et, par-dessus tout, la ferme volonté, lui ouvrirent enfin les portes de l’Académie des sciences. Le 4 avril 1825, il prit possession du fauteuil de Lassus, qu’avait occupé Percy depuis 1807.

L’Institut n’eut point à se repentir de compter Dupuytren parmi ses membres ; il y montra, comme partout, un profond savoir, un admirable jugement ; et d’ailleurs qu’eussent pensé de nos académies ces étrangers de toutes les nations, se pressant en foule aux leçons du célèbre professeur de l’Hôtel-Dieu, de le voir exclu du premier corps savant de Paris ? il est des noms dont la place est marquée à l’Institut ; l’opinion publique les y met de force et ne comprend pas les subtiles distinctions par lesquelles on repousse quelquefois un savant illustre dont le pays s’honore, pour lui préférer un obscur érudit. Dupuytren n’était pas moins ambitieux de fortune que de places et de renommée. Il s’occupait avec ardeur des moyens d’augmenter son énorme capital ; il voulait être autant au-dessus des autres par sa richesse que par sa gloire ; peut-être croyait-il que l’éclat de sa fortune rejaillissait encore sur l’éclat de son nom, et il ne se trompait pas. Un savant, escorté de millions, a quelque chose d’imposant qui ne le cède qu’à la pauvreté.

Je ne sais s’il voyait dans la fortune autre chose qu’un moyen de puissance, s’il avait le goût de l’argent et un véritable sentiment d’avarice ; mais il est certain qu’il ne se donnait aucune des jouissances de la vie : il était mal vêtu, vivait médiocrement quand il était seul, et se servait le plus ordinairement de cabriolets de place, où il s’empilait, lui troisième, avec M. Marx, et il manquait quelquefois de monnaie pour payer le prix de la course. Il possédait fort peu d’instrumens, et souvent il exigeait que ses internes lui fournissent ceux dont il avait besoin pour les opérations de l’Hôtel Dieu.

Les six millions d’Astley Cooper lui tenaient au cœur, et lorsque, dans les derniers temps, on lui conseillait de prendre du repos : « Que voulez-vous ? disait-il, je n’ai encore que quatre millions ! » Je ne sais pas si c’était là le chiffre exact de sa fortune ; mais je puis assurer qu’un de ses amis lui a vu, lors de la dissolution de la faculté de médecine en 1822, pour plus de cent mille francs d’inscriptions de rentes sur le grand-livre. Il avait en outre une maison considérable rue Richelieu, et on lui offrait 900,000 francs de sa campagne de Courbevoie dont on voulait faire alors un entrepôt de vins.

On a dit qu’il était joueur ; cela est faux. « Je sais, me disait un de ses amis, où il passait toutes les soirées qu’il dérobait au travail et même où il passait les nuits, et j’affirme qu’il n’a jamais fréquenté les maisons de jeu. »

Il a rendu, comme chirurgien, de grands services à M. James Rothschild, et depuis lors il est toujours resté son ami. On croit même généralement que ce célèbre banquier l’a intéressé dans plusieurs emprunts et dans quelques autres opérations de finance qui tournèrent au profit de sa grande fortune.

Jamais on n’a entendu M. Dupuytren parler avec mépris des choses de la religion ; il ménageait toutes les opinions, mais il n’a point, comme on l’a dit, laissé tomber de sa poche un livre de messe dans un salon des Tuileries ; il était incapable de cette indigne jonglerie.

Nous ne voudrions pas pénétrer davantage dans la vie particulière d’un homme que le silence de la tombe protège et qui se couvre à nos yeux du manteau de sa gloire ; mais il est un fait dont on a tant parlé, que toute notre répugnance ne peut nous empêcher de l’aborder. On prévoit qu’il s’agit de son mariage projeté avec la fille de Boyer. Tout le monde sait que le jour même où le mariage devait être célébré, au moment où la famille réunie l’attendait pour aller à l’autel, il fit dire qu’il n’épouserait pas la fille de son ancien maître et de son ami. Cette rupture pesa long-temps de tout son poids sur Dupuytren, comme une mauvaise action et pourtant ses amis affirment qu’il n’a été coupable que d’une grande faiblesse dont il n’a triomphé qu’au dernier moment. Il n’avait pu prendre sur lui de déclarer plus tôt qu’il ne se croyait pas aimé.

Dupuytren a eu d’autres peines secrètes que nous respecterons ; mais nous pouvons dire, sans sortir des limites que nous nous sommes imposées, qu’il n’était pas heureux. Son caractère n’était pas fait pour goûter le bonheur. Il avait d’ailleurs, au plus haut degré, la faiblesse des grands hommes, qui ne sont pas assez grands pour mépriser l’envie. Peu sensible aux éloges, la critique le pénétrait de son dard jusqu’au fond du cœur, et jamais l’impression ne s’en effaçait dans son esprit. Il savait tout ce que l’on disait de lui, dans le dernier petit journal de médecine. Il n’oubliait rien de ce qu’on faisait pour lui, mais le mal surtout pesait de tout son poids sur sa poitrine ; il y a des injures et des calomnies dont il a été oppressé, jusqu’à la fin de sa vie.

Ses travers et ses défauts ne l’empêchaient pas d’être, dans les consultations, d’une politesse parfaite avec ses confrères, même les plus jeunes. Il affectait une modestie qui, auprès des familles, laissait au médecin ordinaire toute la confiance dont il avait besoin.

Ce fut le 15 novembre 1833, qu’il fut frappé d’une légère attaque d’apoplexie, à la suite de laquelle on remarqua un peu de paralysie dans la bouche et de difficulté à s’exprimer. En n’entendant plus cette parole animée, précise et pénétrante, sortir avec facilité ; en voyant l’embarras de sa langue à laquelle ne manquait jamais autrefois le mot juste, ses amis, ses nombreux élèves, la faculté de médecine et nous tous enfin, nous sentîmes vivement la perte qui nous menaçait. À force d’instances et de prières, il consentit à quitter pour la première fois ses devoirs et ses travaux. Il partit avec sa famille pour l’Italie, le 24 novembre 1833, et nos vœux l’accompagnèrent sous le beau ciel de Naples et de Rome.

Ce voyage lui fit grand bien, quoiqu’il fût suivi en tous lieux par sa continuelle préoccupation d’esprit ; il écrivit plusieurs fois à ses amis, et je reçus une lettre de lui, datée de Rome, qui ne montre aucun affaiblissement d’esprit.

Il revint en effet dans un état assez satisfaisant, et nous reprîmes un moment de l’espoir. On le vit aussitôt reprendre ses leçons à l’Hôtel-Dieu, et présider un concours de chirurgie à l’École de médecine. Ce fut là probablement qu’une seconde maladie vint compliquer la première ; et par malheur cette maladie, qui était une pleurésie, fut d’abord méconnue, l’attention étant entièrement fixée sur l’affection cérébrale.

Au mois, de juillet 1834, il voulut aller prendre les bains de mer, mais, au bout d’un mois, il revint de Tréport beaucoup plus malade qu’il n’était en partant. L’épanchement avait fait des progrès. Il n’était plus possible de se faire illusion sur la nature du mal ; tous les moyens furent employés, mais on n’obtint que du soulagement et jamais on n’espéra de guérison.

Il fut question, dans une consultation, de lui faire l’opération de la paracenthèse. M. Husson ne fut pas de cet avis, il le sut et lui dit le lendemain : « Je sais que vous n’avez pas voulu que l’on m’ouvrît la poitrine, je ne le veux pas non plus ; j’aime mieux mourir de la main de Dieu que de celle du chirurgien. »

En effet, il expira dans la nuit du 8 février, à l’âge de cinquante huit ans, ayant conservé jusqu’à la fin la pleine jouissance de ses facultés intellectuelles. Il ne cessa pas jusqu’au dernier moment de donner ses consultations, et à la veille de sa mort, on lui conduisit un jeune homme qui avait une lésion du coude ; il ne toucha pas le malade, et annonça qu’il existait un déplacement de cette articulation, ce qui était vrai.

M. Dupuytren a légué par testament une somme de 200,000 fr. à la faculté de médecine pour l’établissement d’une chaire d’anatomie pathologique qui sera remplie par son ami M. le professeur Cruveilhier ; l’ouverture de son corps a été faite, suivant sa dernière volonté, par MM. Broussais, Bouillaud, Cruveilhier, Dalmas et Marx.

Le cerveau a présenté un volume remarquable ; son poids, après avoir été en partie desséché, était de deux livres quatorze onces ; on a trouvé dans le lobe droit des traces de l’ancien épanchement apoplectique. La cavité droite de la poitrine contenait une assez grande quantité de sérosité, et le cœur, très volumineux, pesait vingt onces ; le poids ordinaire du cœur est d’environ douze onces. Les reins étaient ramollis et renfermaient quelques graviers.

Le principal titre scientifique de M. Dupuytren, le seul même que veulent bien lui accorder certaines personnes, est, puisqu’il faut l’appeler par son nom, son mémoire sur les Anus contre nature. Nous ne pouvons donc nous dispenser d’entrer dans quelques détails à ce sujet. À la suite de divers accidens, de plaies du ventre, de hernies étranglées, etc., il peut arriver que l’intestin soit perforé, et que cette ouverture s’unisse par ses bords à la plaie extérieure. On conçoit qu’alors les matières contenues dans les intestins, au lieu de suivre leur cours naturel, sortent par cette ouverture, véritable anus artificiel, qui, ne pouvant par sa contraction retenir les matières, les laisse échapper involontairement au dehors. De là résulte non seulement une infirmité dégoûtante, insupportable à la vie, mais dans quelques circonstances éminemment mortelle. En effet, si cette ouverture affecte un point de l’intestin trop rapproché de l’estomac, les alimens ne faisant plus un séjour assez long dans les voies digestives, la nutrition cesse de s’opérer, les malades s’affaiblissent et périssent bientôt épuisés.

Le zèle et le talent des chirurgiens de toutes les époques s’est exercé pour triompher de cette cruelle maladie ; divers moyens plus ou moins ingénieux ont été mis en usage, sans obtenir de succès. En effet, il ne s’agit pas seulement d’oblitérer cette ouverture extérieure, de cicatriser cette plaie ; en procédant ainsi, l’intestin se trouve lui-même presque entièrement obstrué, et sa cavité intérieure, considérablement rétrécie, ne permet plus le passage des matières ; de là de nombreux accidens qui amènent inévitablement la mort.

La cause véritable de l’obstacle au cours des matières a été long-temps méconnue ; c’est à Desault que revient l’honneur de l’avoir bien signalée, et c’est lui qui a imprimé une bonne direction au traitement de cette maladie. Si, à défaut de connaissances anatomiques et médicales, on veut se faire une idée exacte de la disposition des intestins dans l’anus contre nature, et apprécier la difficulté du traitement de cette maladie, il faut que l’on imagine deux doigts de gants, coupés à moitié de leur longueur, et réunis entre eux par une seule et même cloison ; c’est à peu près de cette manière que sont disposés les deux bouts de l’intestin, lorsqu’ils viennent s’ouvrir à l’extérieur. On conçoit que si l’on tente de guérir cette maladie sans autre précaution que de cicatriser la plaie, les intestins se trouvent complètement oblitérés en cet endroit, comme si l’on fermait par une couture les extrémités ouvertes des deux doigts de gants. Pour rétablir entre eux une libre communication, il faudrait détruire la cloison qui les unit. Eh bien ! c’est contre cette cloison que M. Dupuytren a dirigé ses efforts, et il a inventé, pour la détruire, un instrument fort ingénieux qu’il a nommé enterotome. Une fois cette cloison détruite, il n’y a plus qu’à opérer la cicatrisation de la plaie extérieure, pour obtenir une guérison radicale.

Je sais que la première idée de cette opération est attribuée à un Allemand, à Shmalkadden, qui la proposa en 1798, trois ans après la mort de Desault. Le docteur Physick de Philadelphie l’a, dit-on, mise à exécution en 1809 ; mais ce n’est véritablement qu’à dater de 1813, et après les travaux du chirurgien de l’Hôtel-Dieu, que cette opération a pris rang dans la science. Laissons-lui-en donc la gloire tout entière.

M. Dupuytren a pratiqué le premier la résection de la mâchoire inférieure, dans un cas de cancer de cette partie. Le cocher de fiacre qui a subi de sa main cette opération, en 1812, a suivi le cercueil de son bienfaiteur jusqu’au Père-Lachaise. Les personnes du monde se persuadent difficilement qu’il soit possible de retrancher une portion si considérable, sans laisser une difformité prodigieuse de la figure. Il n’en est pourtant rien, et j’ai vu, entre autres, une jeune fille à laquelle M. Dupuytren enleva l’os du menton tout entier, sans qu’il restât d’autre trace de cette opération qu’une légère cicatrice linéaire. Jamais il ne fut plus solennel que dans cette occasion. L’opération est délicate, et surtout elle exige autant de fermeté, de courage et de bonne volonté de la part du patient que du chirurgien ; il arrive un moment où la langue, n’étant plus retenue par l’os de la mâchoire, s’enfonce dans la gorge, et risquerait d’étouffer le malade, s’il n’avait pas la présence d’esprit de la pousser en avant, afin de permettre à l’opérateur de la saisir.

M. Dupuytren nous fit d’abord l’histoire du point de la science dont il allait s’occuper ; il retraça avec une admirable lucidité les dangers et les avantages de l’opération, puis il fit disposer les appareils avec le soin le plus minutieux. Couteaux, ciseaux, bistouris, pinces, réchauds, fers rouges, rien ne manquait aux préparatifs du supplice.

Après avoir recommandé le plus grand silence, M. Dupuytren fit amener la malade : Mon enfant, lui dit-il, vous êtes bien décidée à vous mettre entre mes mains, à subir l’opération qui doit vous délivrer d’un mal incurable par tout autre moyen, à faire tout ce que je vous dirai, sans hésiter, pendant le cours de l’opération ? La jeune fille répondit avec une fermeté qui ne se démentit pas un seul instant.

Deux dents furent d’abord arrachées, les chairs disséquées, l’os scié, détaché, les artères cautérisées avec un fer rouge que l’on éteignit dans la plaie, les parties furent remises en place, recousues, et trois semaines après il n’y paraissait plus.

Il existe plusieurs mémoires de M. Dupuytren, sur la ligature des artères dans différens cas importans de chirurgie ; un mémoire sur la fracture du péronée et les accidens qui en sont la conséquence ; une nouvelle édition des œuvres de Sabatier a été faite sous ses yeux et contient un volume d’additions. On lui doit des travaux sur les luxations congénitales du fémur, sur la rétraction des doigts, sur les hernies étranglées, sur l’opération de la taille, sur les plaies d’armes à feu, etc.

En anatomie pathologique, on doit citer ses recherches sur le cal, ses observations sur les fausses membranes ; en anatomie proprement dite, ses recherches sur la rate, sur les tissus fibreux, sur le tissu érectile, et enfin, sur les veines des os. La première idée de ce dernier travail, le plus important sans doute, paraît devoir être attribuée à Fleury ; chargé avec M. Dupuytren de préparer des pièces anatomiques pour Thouret, Fleury entreprit de suivre les veines osseuses du crâne. Dupuytren continua ces recherches, abandonnées par Fleury, et les publia en son nom, sans oublier toutefois de citer son collègue ; plusieurs années après, Chaussier donna cette découverte comme étant de lui. M. Dupuytren voulut persuader à Fleury, alors chirurgien en chef de l’hôpital de Clermont, de réclamer ; celui-ci, n’attachant aucune importance à cette affaire, ne répondit pas ; on prétend qu’il ne voulut pas se fourrer entre deux voleurs ; je ne sais si le mot est vrai, mais toujours est-il qu’il s’ensuivit une brouille entre les deux anciens amis.

M. Dupuytren a fait des recherches physiologiques sur les nerfs de la langue, sur les mouvemens du cerveau, sur la composition du chyle ; des expériences sur l’influence que les nerfs de la huitième paire exercent sur la respiration des animaux, sur le diabète sucré, sur l’absorption, et conjointement avec M. Thénard, des recherches sur les causes du méphitisme des fosses d’aisance. Il a fait en outre des travaux sur la fièvre jaune, le choléra, et prononcé les éloges de Corvisart, de Pinel et de Richard. Nous n’oublierons pas non plus sa fameuse brochure intitulée : Déposition faite le 25 mars 1820, à la chambre des pairs, sur les évènemens de la nuit du 13 au 14 février. Cet ouvrage, devenu, je crois, fort rare, offre un tableau curieux de cette grande scène, et mérite à l’auteur la réputation qu’on veut lui refuser, d’avoir su écrire aussi bien qu’il parlait.


Dr . A. Donné.
  1. Essai historique sur Dupuytren, par Vidal (de Cassis), professeur agrégé à la faculté de médecine de Paris, etc.
  2. M. Vidal.