Illustrations scientifiques de la France et des pays étrangers – J.-J. Ampère/02

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II.

PHYSIQUE.

Ce qui, chez les anciens, constituait la science de la physique, était surtout une recherche des conditions essentielles de la matière, une sorte de métaphysique sur les phénomènes naturels, laquelle s’efforçait de trouver dans une loi générale l’explication des faits particuliers. Ce que les modernes entendent par physique est au contraire une science qui commence par l’investigation des faits particuliers, et qui se propose, comme but suprême, de tirer de leur comparaison des lois de plus en plus générales, des formules de plus en plus compréhensives. C’est une longue expérience, c’est l’impuissance des méthodes divinatoires, c’est l’insuccès des esprits les plus hardis et les plus vigoureux qui a ramené les écoles modernes des spéculations hasardées aux observations patientes et minutieuses, et des théories destinées à expliquer les faits aux faits destinés à fonder les théories. Retrouver, dans les observations isolées qui se multiplient, le lien qui les unit ; mettre en relief, d’une manière évidente à tous, la raison cachée qui y est contenue ; arracher l’apparence trompeuse qui les montre différentes, et manifester, dans un fragment du système, un fragment de la loi universelle, c’est une des œuvres les plus difficiles de la science moderne ; c’est aussi une de celles qui importent le plus à son avancement et qui honorent le plus les efforts du génie.

M. Ampère, dans ce domaine des découvertes laborieuses et influentes, a signalé son nom par ses travaux éminens et définitifs sur le problème, si compliqué au premier coup d’œil, des phénomènes électro-magnétiques. Comme ces travaux formeront dans l’avenir la gloire principale de M. Ampère, et lui assureront un nom dans les annales de la science, il est important d’exposer, avec quelque détail, en quoi ils ont consisté. On avait déjà remarqué à différentes fois que l’électricité exerçait une action sur l’aiguille aimantée. Ainsi, la boussole, sur des vaisseaux frappés du tonnerre, perdait la propriété de se tourner vers le nord et de marquer la route du bâtiment. Quand ces flammes électriques que les marins connaissent sous le nom de feux Saint-Elme brillaient avec un vif éclat à la pointe des mâts, l’aiguille était, de la même façon, dépouillée de sa faculté caractéristique : ou bien les pôles en étaient renversés, de sorte que la pointe, qui se dirige vers le nord, se dirigeait vers le sud ; ou bien elle restait complètement insensible à l’action magnétique de la terre, et demeurait immobile dans toutes les positions. De fortes décharges d’électricité, produites avec la bouteille de Leyde ou une grande batterie, avaient modifié de la même manière, dans les expériences instituées pour cet objet, les aiguilles aimantées. On en avait conclu que l’électricité agissait par son choc, et l’on en était resté là. L’influence réciproque de cet agent et du magnétisme était à peine soupçonnée, et rien ne mettait encore sur la voie des faits merveilleux et des importantes conséquences que contenait l’examen de l’action entre une petite aiguille et un fil d’archal traversé par un courant électrique.

M. Œrsted, physicien danois, qui s’entretenait depuis long-temps dans des inductions théoriques sur l’essence des fluides électrique et magnétique, découvrit, en 1820, un phénomène capital, qui est devenu le point de départ des travaux subséquens. Ce qui avait échappé à ses prédécesseurs, et ce qui n’échappa point à M. Œrsted, c’est une condition à laquelle nul n’avait songé : à savoir, que l’électricité n’agit sur le magnétisme qu’autant qu’elle est en mouvement. En effet, le physicien danois, mettant en action la pile voltaïque et plaçant l’aiguille aimantée à portée du fil métallique qui en réunit les deux pôles, remarqua que l’aiguille est déviée de sa direction et qu’elle tend à se placer en croix avec le fil conducteur du fluide électrique. Voilà le fait dans sa simplicité primitive, fait qui ouvrit une vaste carrière aux découvertes et qui enrichit la science, en un court espace de temps, d’observations fécondes et de belles théories.

Ce ne fut pas M. Œrsted qui s’engagea dans cette route : le fait bien observé, il l’interpréta mal. Les accidens très variés du phénomène lui firent illusion ; il ne sut rien y voir de constant, et il n’était pas assez maître de l’analyse mathématique pour ramener à un principe commun les mouvemens complexes qu’il observait. En effet, le pôle de l’aiguille aimantée qui se tourne vers le nord, est, par l’influence d’un courant électrique, porté soit vers l’orient, soit vers l’occident, suivant que le courant, auquel on donnera la direction du nord au sud, passe au-dessus ou au-dessous de l’aiguille. Les complications qui naissaient de ces variations et d’une foule d’autres analogues embarrassaient beaucoup les physiciens. M. Œrsted supposa, pour expliquer les phénomènes, une sorte de tourbillon électrique qui, semblable aux tourbillons de Descartes, circulait en dehors du fil conducteur perpendiculairement à ce fil, entraînait l’aiguille, et la dirigeait de manière à la mettre perpendiculaire à la ligne de la plus courte distance qui la séparait du courant. Cette explication n’était, pour ainsi dire, que la reproduction du fait lui-même, contenait une hypothèse gratuite, et n’offrait aucun moyen de retrouver géométriquement les phénomènes particuliers dans une formule générale. Ce n’était point là une théorie dans la bonne acception du mot ; ce n’était qu’une manière d’exprimer que l’aiguille aimantée se met en croix avec la direction du courant électrique. Mais cette idée, émise par M. Œrsted, sans qu’il y attachât beaucoup d’importance, était tout-à-fait inacceptable pour les géomètres ; car, en supposant gratuitement une action rotatoire, elle renversait le principe même de la philosophie de Newton, principe suivant lequel toute action, attractive ou répulsive, entre deux corps, s’exerce suivant la ligne droite qui les unit.

Telle est la première phase de l’électro-magnétisme. Un fait important, le fait d’une action constante de l’électricité en mouvement sur l’aiguille aimantée, est établi d’une manière incontestable. À M. Œrsted en appartient l’honneur. Il ne s’agit plus de ces influences variables de la foudre ou du choc électrique sur la boussole ; il s’agit d’un phénomène aussi fixe que celui qui dirige le pôle sud de l’aiguille aimantée vers le pôle nord du monde, et qui, sans doute, est mystérieusement lié aux plus puissantes et aux plus universelles forces de la nature. Ce que la terre fait incessamment sur toute aiguille aimantée, le courant électrique le fait sur cette aiguille : par l’attraction du globe, elle dévie dans un sens déterminé, et se tourne toujours vers le nord ; par l’attraction du courant électrique, elle dévie avec non moins de constance, et se met toujours en croix avec lui. Ainsi, un phénomène, reconnu avec exactitude et précision, démontre une singulière affinité entre le magnétisme et l’électricité, signale des analogies merveilleuses entre l’action de la terre et l’action des courans électriques, et permet d’entrevoir que la science touche là à d’importans secrets. Remarquable lenteur dans la découverte des phénomènes naturels ; il y a plusieurs siècles que l’on sait que le nord dirige l’aiguille de la boussole, et c’est hier seulement que l’on a appris qu’un courant électrique la dirige aussi.

Peut-être la science se serait-elle arrêtée long-temps devant l’observation de M. Œrsted, et, égarée par des théories insuffisantes et fausses, comme par de vaines lueurs, aurait-elle perdu la voie véritable des découvertes qui devaient si rapidement l’enrichir. Mais heureusement il se trouva alors un esprit aussi systématique qu’habile à manier l’analyse mathématique ; celui-là ne s’arrêta pas devant les apparences du phénomène. Trop habitué, par sa nature même, à remonter du particulier au général, trop instruit des lois rationnelles de la mécanique pour croire qu’il eut trouvé quelque chose d’important, s’il n’avait pas trouvé une formule qui contînt tous les faits sans exception, M. Ampère se mit à l’œuvre, et donna à la découverte de M. Œrsted une face toute nouvelle et une portée inattendue. Non-seulement il l’accrut par des observations fécondes, mais encore il la résuma dans une loi simple, qui ne laisse plus rien à désirer.

« Les époques, a dit M. Ampère dans sa Théorie des phénomènes électro-dynamiques, page 131, où l’on a ramené à un principe unique des phénomènes considérés auparavant comme dus à des causes absolument différentes, ont été presque toujours accompagnées de la découverte de nouveaux faits, parce qu’une nouvelle manière de concevoir les causes suggère une multitude d’expériences à tenter, d’explications à vérifier. C’est ainsi que la démonstration donnée par Volta, de l’identité du galvanisme et de l’électricité, a été accompagnée de la construction de la pile, et suivie de toutes les découvertes qu’a enfantées cet admirable instrument. » Ces réflexions de M. Ampère s’appliquent parfaitement à ses propres travaux. À peine eut-il saisi, par le calcul, la loi des nouveaux phénomènes, signalés, pour la première fois, par M. Œrsted, que deux observations, de la plus haute importance, vinrent accroître la science, et récompenser magnifiquement les efforts du physicien français.

M. Œrsted avait vu qu’un courant électrique exerce une action sur l’aiguille aimantée ; M. Ampère pensa qu’une action semblable devait être exercée par deux courans électriques, de l’un sur l’autre. Ce n’était nullement une conséquence nécessaire et forcée de la découverte de M. Œrsted, car on sait qu’un barreau de fer doux, qui agit sur l’aiguille aimantée, n’agit pas cependant sur un autre barreau de fer doux. Il se pouvait que le courant électrique fut, comme le barreau de fer, incapable d’agir sur un autre courant, tout en ayant une influence constante sur l’aiguille magnétique. Ce sujet de doute n’en était pas un pour M. Ampère, dont l’esprit systématique avait vu dès le premier abord (le fait de M. Œrsted étant reconnu) la nécessité de celui qu’il cherchait à son tour. Mais il fallait le démontrer par l’expérience, seule capable en ceci de lever toutes les incertitudes. M. Ampère ne se montra pas moins ingénieux dans l’établissement de l’appareil nécessaire à sa démonstration, qu’il ne s’était montré doué d’une sagacité pénétrante en devinant le phénomène qui allait s’accomplir sous ses yeux. Il s’agissait de rendre un courant électrique mobile ; il le rendit mobile ; et quand toutes les conditions de l’expérience furent établies, quand l’électricité circula dans les deux fils qu’il avait mis en présence, celui auquel une disposition ingénieuse avait permis de changer de position, obéit à la force qui le sollicitait, et vint prendre la direction que les prévisions de M. Ampère lui avaient assignée. C’est certainement une heure de pures et nobles jouissances, lorsque le savant, attentif à dévoiler les merveilles de la nature, et plus récompensé quand il lui arrache un de ses secrets, que celui sous les yeux duquel brille soudainement un trésor enfoui, voit s’accomplir un phénomène qu’il a pressenti, se manifester l’effet d’une force mystérieuse, et agir une de ces grandes lois qui entrent dans les rouages du monde.

M. Ampère, par cette découverte, se plaçait sur un terrain tout nouveau, et jetait un jour inattendu sur l’affinité des deux agens que l’on appelle magnétisme et électricité. L’effet que l’électricité produisait sur le magnétisme, elle le produisait aussi sur elle-même, de telle sorte qu’auprès du grand fait, reconnu par M. Œrsted, de l’action d’un courant électrique sur une aiguille aimantée, venait se ranger l’observation de M. Ampère sur une action identique entre deux courans. Le rapprochement était visible, les conséquences manifestes ; et la science se trouvait ainsi toucher de plus près à ces agens merveilleux, dont les opérations viennent se mêler à tout. Rien de plus puissant en effet, rien de plus frappant, rien de plus magique que ces choses que les physiciens appellent fluides impondérables ; que cette électricité et ce magnétisme, partout semés et partout agissans ; que ces flammes destructives de la foudre, et ces brillantes et froides clartés qui parent les nuits des régions polaires ; que ces attractions et ces répulsions singulières ; que cette fidélité d’une aiguille aimantée à obéir à l’appel du pôle arctique ; et cette pénétration irrésistible de l’électricité jusqu’entre les atomes qu’elle sépare et dissocie ! Le moindre fait qui se rattache à ces agens est curieux et intéressant ; mais combien ne le devient-il pas davantage quand, portant sur les conditions essentielles de leur existence, il permet de pénétrer profondément dans ces phénomènes placés si loin de notre intelligence, quoique si près de nos yeux ?

La découverte que M. Ampère venait de faire le menait directement à une autre qui en était la conséquence et qui couronnait toutes ses recherches dans un champ si fécond pour lui. La terre agissait sur l’aiguille magnétique ; un courant électrique agissait de son côté et sur l’aiguille et sur un autre courant électrique ; la terre devait donc exercer aussi une attraction sur un courant électrique, et lui donner une direction. Ce globe si grand, qui nous emporte, nous et tous les êtres vivans, autour de son soleil ; cette masse prodigieuse qui roule avec une effroyable rapidité dans les espaces ; cette terre immense, couverte à sa surface de longues plaines, de montagnes escarpées et d’océans mobiles, est dans un rapport nécessaire et mystérieux avec la petite aiguille qui tremble sur la pointe acérée d’un pivot dans la boussole et oscille en obéissant. M. Ampère a trouvé à cette grande planète un autre rapport non moins constant, non moins délicat, non moins merveilleux, et il a fait voir qu’un fil d’archal mobile, dès qu’il venait à être traversé par un courant électrique, passait sous l’influence des forces occultes qui émanent du corps terrestre, et était dirigé aussi régulièrement qu’une mince aiguille d’acier aimanté, ou qu’une immense planète lancée éternellement dans la même orbite.

C’est ainsi que la science s’agrandit peu à peu, et qu’un fait, qui semble d’abord isolé, ouvre la voie à des conséquences inattendues et à des rapports dont le haut intérêt frappe les moins clairvoyans. La faible action qui s’exerce entre un courant électrique et une aiguille aimantée, a été le point de départ qui a conduit les physiciens jusqu’au globe de notre planète elle-même, et jusqu’aux puissances qui proviennent de ce grand corps. Le plus petit phénomène se lie au plus grand, et M. Ampère, en poursuivant dans des déductions inaperçues la découverte de M. Œrsted, et en développant ce qu’elle contenait, mais ce que personne n’y voyait, a mis dans son plus beau jour cette faculté éminente qu’il possédait, de saisir les rapports des idées éloignées, et d’arriver, par des combinaisons conçues avec profondeur, à d’éclatantes vérités, qui font sa gloire. Certes, quand on considère le chemin parcouru par M. Ampère, on ne peut s’empêcher d’admirer cette sagacité divinatoire, ce génie systématique, qui, dans l’action d’un courant électrique sur une aiguille aimantée, lui montre l’action de deux courans électriques l’un sur l’autre, et l’action de la terre sur tous les deux. L’homme le moins habitué aux spéculations de la physique comprendra qu’en tout ceci M. Ampère n’a rien dû au hasard, et qu’il n’a trouvé que ce qu’il a cherché. Le grand poète allemand Schiller, représentant Christophe Colomb voguant à la découverte d’un nouvel hémisphère, lui dit : « Poursuis ton vol vers l’ouest, hardi navigateur ; la terre que tu cherches s’élèverait, quand bien même elle n’existerait pas, du fond des eaux à ta rencontre ; car la nature est d’intelligence avec le génie. » Il y a là, sous la forme d’une grande image et d’une splendide exagération, l’expression d’une des conditions les plus réelles du vrai génie dans les sciences, à qui les découvertes n’arrivent point par un hasard, mais qui va au-devant d’elles par une sorte de pressentiment.

Il ne faut pas oublier de noter ici avec quelle adresse ingénieuse M. Ampère sut exprimer le mouvement de l’aiguille aimantée soumise à l’influence d’un courant électrique. Comme ce mouvement change suivant que le courant est placé au-dessus, au-dessous, à droite, à gauche de l’aiguille, rien n’est plus malaisé que d’énoncer, avec clarté et en peu de mots, la direction que l’aiguille prendra dans un cas donné. Par une supposition, bizarre si l’on veut, mais qui remplit merveilleusement son objet, M. Ampère a levé toutes les difficultés que l’on avait à exprimer les diverses relations du courant et de l’aiguille : il s’est montré, on peut le dire, aussi ingénieux dans cet artifice que dans la manière de préparer ses expériences. Il faut se représenter le courant électrique comme un homme qui a des pieds et une tête, une droite et une gauche ; il faut, en outre, admettre que l’électricité va des pieds, qui sont du côté du pôle zinc, à la tête, qui est du côté du pôle cuivre, et que cet homme a toujours la face tournée vers le milieu de l’aiguille. Cela étant ainsi conçu, le pôle austral de la boussole, c’est-à-dire celui qui regarde le nord, est toujours dirigé à la gauche de la figure d’homme que l’on suppose dans le courant. Rien de plus facile alors que de déterminer, pour chaque position du courant, la position correspondante de l’aiguille et de l’exprimer brièvement et clairement. C’est à M. Ampère qu’on le doit.

Ces expériences que je viens d’énumérer, et bien d’autres moins importantes que fit M. Ampère, je les ai exposées comme s’il les avait instituées pour examiner les phénomènes qui devaient se produire. Mais, dans la vérité, elles dérivaient pour lui d’une conception plus haute, d’une formule plus précise, d’une loi enfin qu’il avait trouvée et qui contenait, dans leurs détails les plus minutieux, tous les phénomènes de l’électro-magnétisme. Au point de vue où il se place, le fait découvert par M. Œrsted n’est plus qu’un cas particulier ; tout dérive d’un fait plus général, qui est l’action exercée par un courant électrique sur un autre courant. C’est cette action que M. Ampère soumet au calcul, et qu’il renferme dans une formule savante ; et c’est de là, comme d’un point élevé, qu’il voit se dérouler devant lui tous les phénomènes électro-magnétiques, s’éclaircir ce qui paraît obscur, se simplifier ce qui paraît compliqué, se réduire à la loi générale ce qui paraît le plus exceptionnel, et se manifester dans tout son jour la régularité rationnelle de la nature. Voici la formule qui contient tout l’électro-magnétisme ; avec elle, celui qui saurait le calcul, pourrait retrouver tous les faits, et un géomètre en déduirait même les phénomènes qu’il ne connaît pas : Deux élémens de courant électrique, placés dans le même plan et parallèles, s’attirent en raison directe du produit des intensités électriques, et en raison inverse du carré de la distance si ces courans élémentaires vont dans le même sens, et se repoussent, suivant les mêmes lois, s’ils vont en sens contraire. Formule admirable qui a placé l’électro-magnétisme dans le domaine de la philosophie de Newton, en prouvant géométriquement que les mouvemens rotatoires observés étaient produits par une action en ligne droite.

Newton, lorsqu’il a dit que les corps s’attirent en raison directe de leur masse, et en raison inverse du carré de leur distance, a trouvé la formule qui contient l’explication des mouvemens planétaires ; et l’on sait qu’en partant de ce principe si bref, et pourtant si fécond, lui et les géomètres qui l’ont suivi, ont expliqué mathématiquement, ont calculé rigoureusement, ont prévu d’avance les mouvemens de ces grands astres qui circulent incessamment autour du soleil. La loi n’a fait défaut nulle part ; et soit qu’il s’agît de démontrer la marche de l’immense Jupiter et sa rotation rapide, ou de suivre Uranus, reculé jusqu’aux confins de notre monde, dans son orbite lointaine et dans son année de quatre-vingts de nos années ; soit qu’il fallût appliquer la loi à la singulière disposition de l’anneau qui fait sa révolution autour de Saturne, ou à ces systèmes du monde en miniature, tels que les satellites de Jupiter ou notre propre lune, tout est venu se ranger dans les conséquences rigoureuses du fait générateur et suprême que Newton avait établi. De même sur l’étroit théâtre d’une observation entre une aiguille aimantée et un courant électrique, M. Ampère a jeté une de ces formules compréhensives d’où le calcul sait tirer l’explication de tous les phénomènes particuliers. Continuant ces généralisations, il vint à penser que l’aimant résultait d’une infinité de courans infiniment petits, circulant perpendiculairement à la ligne des pôles. Ce fut là le dernier terme où M. Ampère arriva, soit en faits, soit en théorie. La découverte de plusieurs phénomènes électro-magnétiques de la plus haute importance ; l’établissement d’une formule simple qui les contient tous ; la démonstration d’affinités de plus en plus grandes entre le magnétisme et l’électricité ; enfin, une idée nouvelle sur la constitution du fluide magnétique dans les aimans ; tels sont les résultats à jamais mémorables obtenus par M. Ampère sur cette branche si délicate et si curieuse de la physique. Mais il n’alla pas plus loin, et ni lui, ni ses disciples n’ont pu constituer un système de courans terrestres capables de représenter tous les phénomènes généraux d’inclinaison et d’intensité. C’était un problème inverse de celui qu’il avait résolu : les courans électriques étant donnés, il s’était agi de trouver les mouvemens qui résulteraient de leur action réciproque ; dans le magnétisme terrestre, les effets d’inclinaison et d’intensité sont donnés, et il s’agit de constituer un système de courans qui y réponde. Depuis, la distribution du magnétisme terrestre a été reconnue : on sait déjà que M. le capitaine Duperrey l’a représentée, pour toute la surface du globe, d’après une loi qu’il fera connaître, aussitôt que les magnifiques cartes qu’il vient de terminer auront vu le jour : en sorte que le problème physique du magnétisme terrestre est complètement résolu, et que les expéditions scientifiques n’auront pas d’autre résultat que de confirmer la théorie.

M. Ampère savait ce que valaient ses hypothèses, et il était loin de les prendre pour des réalités physiques ; il les regardait seulement comme représentant les phénomènes ; mais il y tenait par cette considération très philosophique, que, quand même on remonterait plus haut dans l’explication de l’électro-magnétisme, quand même la science ferait des découvertes qui changeraient toutes les idées sur la constitution des deux fluides, néanmoins ses formules subsisteraient toujours. Elles pourraient devenir une loi particulière dans une loi plus générale, elles n’en resteraient pas moins véritables. Soit qu’on redescende des hauteurs d’une science supérieure, soit qu’on remonte des élémens vers cette science, on rencontrera toujours comme un degré subsistant, comme une assise indestructible, la formule établie par M. Ampère. De même, nos neveux arriveraient-ils à connaître la cause de la pesanteur universelle, leurs études n’en repasseraient pas moins par la loi de Newton, et la nouvelle astronomie conserverait intactes, dans son sein, toutes les formules qui représentent les mouvemens des corps célestes. C’est ainsi que les théories mathématiques, contrairement aux systèmes philosophiques, sont choses permanentes et stables à toujours. Aussi M. Ampère, pour consoler Fourier des contrariétés qu’il éprouva, rappelait-il à l’illustre auteur de la théorie mathématique de la chaleur que ses formules n’avaient plus rien à craindre, même des progrès ultérieurs de la science, et qu’une connaissance plus intime des phénomènes du calorique y ajouterait sans en rien retrancher. C’est cette propriété des théories mathématiques qu’il faut bien concevoir : elles s’ajoutent les unes aux autres, elles ne se remplacent pas.

Il fallait un homme comme M. Ampère, imaginant les expériences et les méthodes de calcul, pour débrouiller des phénomènes aussi compliqués en apparence que les phénomènes électro-dynamiques, et arriver à une loi aussi simple que celle qu’il a trouvée. Sans lui, ils seraient encore dans une confusion inextricable ; la théorie en serait restée un dédale pour les physiciens, et par le fait c’est la plus difficile de toutes les théories. D’autres savans y avaient déjà échoué, et l’on peut juger, par leurs explications, quel conflit de théories, plus fausses les unes que les autres, auraient inondé la science sur cet objet.

Ce fut sans doute à cause de la profondeur de la loi qu’il avait découverte, et du genre de démonstration analytique qu’il employa, que M. Ampère éprouva tant de difficultés à la faire comprendre et admettre par les savans. Les physiciens français se montrèrent d’abord contraires, croyant que les idées théoriques de M. Ampère étaient opposées à la doctrine de Newton, d’après laquelle toutes les actions et réactions s’exercent suivant une ligne droite et jamais circulairement. Repoussé de toutes parts, ou plutôt mal écouté et mal compris, M. Ampère ne se décourageait pas ; il soumettait à Laplace tous ses calculs analytiques ; il prouvait aux géomètres que sa loi sur les attractions magnétiques et électriques rentrait dans le principe même de Newton, et que ces mouvemens gyratoires résultaient d’attractions et de répulsions directes. De tous les membres de l’Académie, Fourier est peut-être le seul qui ait accueilli favorablement les idées de M. Ampère. Néanmoins aucune objection par écrit ne lui fut faite en France par des géomètres, et peu à peu les préventions étant tombées, les difficultés étant levées, et ses travaux ayant été enfin compris, sa théorie devint une acquisition définitive pour la physique.

La résistance des savans français fut cependant moins grande que celle des savans étrangers. Ceux-ci, trop incapables de suivre les déductions analytiques du physicien français, persistèrent dans leurs vagues explications sur le tourbillon électrique ; Berzelius ne dit pas un mot de M. Ampère dans les avant-propos de physique qui sont à la tête de sa chimie ; MM. Humphry Davy, Faraday, Seebeck, Delarive, Prévost, Nobili, et une foule d’autres savans, élevèrent objections sur objections toutes plus singulières les unes que les autres ; et M. Ampère n’eut gain de cause en Angleterre, que lorsque M. Babbage, qui, dans un voyage à Paris, avait reçu les explications orales du physicien français, eut rapporté à Londres une démonstration qui avait eu tant de peine à pénétrer parmi les savans : triomphe complet que les principes de la philosophie naturelle de Newton ont remporté, appuyés de l’autorité d’un géomètre français.

En même temps que M. Ampère était un mathématicien profond, un physicien ingénieux, et un homme capable de combiner les expériences et le calcul de manière à reculer les limites de la science, il était porté, par la nature de son esprit et par une prédilection particulière, vers les études métaphysiques. Il n’avait vu (pas plus au reste que Descartes, Leibnitz ou d’Alembert), dans ses travaux mathématiques, rien qui le détournât des hautes spéculations philosophiques. Après avoir professé, pendant quelque temps, la philosophie, il n’abandonna jamais cette étude, la cultiva à côté de celles qui lui avaient ouvert l’entrée de l’Institut, et il ne cessa, jusqu’à la fin de sa vie, d’y consacrer une partie de ses heures et une partie de ses forces. Beaucoup a été par lui médité, écrit, jeté dans des notes ; mais peu de chose a été livré à la publicité. Un volume, qu’il a fait imprimer sur une classification des sciences, est le plus important de ses travaux philosophiques. M. Ampère, dont l’esprit avide d’instruction se plaisait à se promener d’étude en étude, fut amené à considérer ce sujet d’un point de vue scientifique, et à essayer de refaire, sur un meilleur plan, ce qui avait été tenté plusieurs fois en vain, même par des hommes supérieurs. Toutes les fois que l’on réunit ensemble des généralités dans un ordre logique, il en ressort des enseignemens de toute nature, ainsi que plus de justesse dans les aperçus ; et l’esprit humain, revenant ainsi sur lui-même, se rend mieux compte de ce qu’il a fait et de ce qu’il peut faire, reconnaît la voie qu’il avait suivie, apprend à chercher en connaissance de cause ce qu’il avait plutôt poursuivi par instinct, et acquiert ainsi une sorte de maturité scientifique dont les effets se font toujours heureusement sentir. Les idées générales que l’on rassemble et que l’on coordonne, les classifications qui en dépendent et qui naissent, comme elles, de l’examen approfondi des détails, développent la réflexion et sont semblables à ces retours que l’homme, à mesure qu’il avance en âge, fait sur lui-même, et qui constituent pour lui le résumé de son expérience et le meilleur fondement de sa moralité.

Les classifications ont toujours été une œuvre difficile. Ignorées dans l’enfance des sciences, où les choses sont vues en bloc, elles commencent à naître lorsque les objets particuliers commencent eux-mêmes à être mieux connus ; et d’essais en essais, elles se perfectionnent, c’est-à-dire se rapprochent de plus en plus des divisions établies dans la nature elle-même ; car c’est un fait remarquable que, moins elles pénètrent au fond des choses, plus elles sont artificielles. Il en coûte beaucoup moins à l’homme d’inventer une méthode où il fait entrer, de gré ou de force, la nature incomplètement observée, que de saisir les caractères vrais et profonds qu’elle a imprimés aux choses.

La classification des sciences appartient de droit à la philosophie, et n’est pas une des moindres questions qu’elle se puisse proposer. En effet, si la philosophie a une double étude à poursuivre, celle de la psychologie et celle de l’ontologie, il est évident qu’une féconde instruction se trouvera pour elle dans l’usage que l’homme a fait de ses propres facultés et dans le jour sous lequel les diverses relations ontologiques, telles que celles du temps, de l’espace et de la substance, lui ont apparu. Entre la nature de l’esprit humain et ses applications, entre ses conceptions sur le monde et le monde lui-même, il est des rapports nécessaires, source d’idées profondes, qui ne ressortent jamais mieux que quand tout ce qui est appelé science se trouve rangé dans un ordre méthodique et réuni sous un seul coup d’œil.

On peut citer, comme exemple d’une classification artificielle des sciences, celle de l’Introduction de l’Encyclopédie où elles sont disposées suivant trois facultés que l’on considéra comme fondamentales dans l’intelligence ; la mémoire, la raison et l’imagination. Il en résulte (ce qui est, au reste, le vice de toutes les classifications artificielles) que les objets les plus disparates furent accolés les uns aux autres, et les plus analogues séparés. Ainsi l’histoire des minéraux, des végétaux, se trouve placée à côté de l’histoire civile ; la zoologie, séparée de la botanique par l’interposition, entre ces sciences, de l’astronomie, de la météorologie et de la cosmologie. M. Ampère, au contraire, a cherché une méthode naturelle qui rapprochât les sciences analogues et les groupât suivant leurs affinités. Comme il était parti d’un principe philosophique suivi avec rigueur, il en est résulté, dans son travail, une régularité remarquable. Voici quel est le principe qui y a présidé : Toute la science humaine se rapporte uniquement à deux objets généraux, le monde matériel et la pensée. De là naît la division naturelle en sciences du monde ou cosmologiques, et sciences de la pensée ou noologiques. De cette façon, M. Ampère partage toutes nos connaissances en deux règnes ; chaque règne est, à son tour, l’objet d’une division pareille. Les sciences cosmologiques se divisent en celles qui ont pour objet le monde inanimé et celles qui s’occupent du monde animé ; de là deux embranchemens qui dérivent des premières et qui comprennent les sciences mathématiques et physiques ; et deux autres embranchemens qui dérivent des secondes et qui comprennent les sciences relatives à l’histoire naturelle et les sciences médicales. La science de la pensée, à son tour, est divisée en deux sous-règnes dont l’un renferme les sciences noologiques proprement dites et les sciences sociales ; et il en résulte, comme dans l’exemple précédent, quatre embranchemens. C’est en poursuivant cette division qui marche toujours de deux en deux, que M. Ampère arrive à ranger, dans un ordre parfaitement régulier, toutes les sciences, et à les mettre dans des rapports qui vont toujours en s’éloignant. Ce tableau, s’il satisfait les yeux, satisfait aussi l’esprit ; et c’est certainement avec curiosité et avec fruit que l’on voit ainsi se dérouler la série des sciences, et toutes provenir de deux points de vue principaux, l’étude du monde et l’étude de l’homme.

Sous ces noms que M. Ampère a classés, sous ces chapitres qu’il a réunis, se trouve renfermé tout ce que l’humanité a conquis et possède de plus précieux. Là est le grand héritage de puissance et de gloire que les nations se lèguent et que les siècles accroissent. Sans doute c’est un beau spectacle que d’observer les changemens que l’homme a apportés dans le domaine terrestre ; ces villes qu’il a semées sur la surface de la terre et qui se forment, comme des ruches, à mesure que les essaims de l’espèce humaine se répandent de tous côtés, ces forêts qu’il a abattues pour se faire une place au soleil ; ces routes et ces canaux qu’il a tracés ; ces excavations profondes qu’il a creusées pour y chercher les pierres, les métaux et la houille ; cette innombrable multiplication des végétaux qui lui sont utiles, substitués au luxe sauvage des campagnes désertes, tout cela atteste la puissance du travail humain. Mais ce travail est la moindre partie de ce que l’homme a fait ; le trésor de sciences, qui s’est accumulé depuis l’origine des sociétés, est plus précieux que tout ce qu’il a fait produire à la terre, édifié à sa surface, arraché à ses entrailles. Une catastrophe dissiperait en vain tous ces ouvrages de ses mains, il saurait à l’instant refaire ce qui aurait été détruit ; sa condition n’en serait qu’un moment troublée, et peut-être même les choses nouvelles sortiraient de ses mains plus régulières et moins imparfaites. Mais s’il venait à perdre ces sciences qui lui ont tant coûté à acquérir, si son savoir, oublié soudainement, périssait avec les livres qui le renferment, rien ne compenserait pour lui une pareille perte. Rentré dans une seconde enfance, il errerait, sans pouvoir les imiter et sans même les comprendre, parmi les monumens de générations plus puissantes, comme le Troglodyte au milieu des temples splendides et des ruines gigantesques de Thèbes aux cent portes ; et il faudrait reprendre ce travail de découvertes, cet enseignement péniblement acquis dont l’origine commence, pour nous, dans les nuages de l’histoire primitive, avec la civilisation égyptienne, et qui s’étend peu à peu sous nos yeux à toutes les races et sur tous les points du globe.

M. Ampère s’est complu à faire ressortir quelques-uns des avantages secondaires que peut produire une classification vraiment naturelle des sciences. Qui ne voit qu’une pareille classification devrait servir de type pour régler convenablement les divisions en classes et sections d’une société de savans qui se partageraient entre eux l’universalité des connaissances humaines ? Qui ne voit également que la disposition la plus convenable d’une grande bibliothèque, et le plan le plus avantageux d’une bibliographie générale, en seraient encore le résultat, et que c’est à elle d’indiquer la meilleure distribution des objets d’enseignement ? Et si l’on voulait composer une encyclopédie vraiment méthodique, où toutes les branches de nos connaissances fussent enchaînées, au lieu d’être disposées par l’ordre alphabétique, dans un ou plusieurs dictionnaires, le plan de cet ouvrage ne serait-il pas tout tracé dans une classification naturelle des sciences ?

Mais M. Ampère n’a pas oublié de signaler les points de vue plus élevés qui appartiennent à la classification des sciences, ou plutôt à ce qu’il appelle la mathésiologie. « Si le temps m’eût permis d’écrire un traité plus complet, dit-il, page 22 de son Essai sur la philosophie des sciences, j’aurais eu soin, en parlant de chacune d’elles, de ne pas me borner à en donner une idée générale : je me serais appliqué à faire connaître les vérités fondamentales sur lesquelles elle repose ; les méthodes qu’il convient de suivre, soit pour l’étudier, soit pour lui faire faire de nouveaux progrès ; ceux qu’on peut espérer suivant le degré de perfection auquel elle est déjà arrivée. J’aurais signalé les nouvelles découvertes, indiqué le but et les principaux résultats des travaux des hommes illustres qui s’en occupent ; et quand deux ou plusieurs opinions sur les bases mêmes de la science, partagent encore les savans, j’aurais exposé et comparé leurs systèmes, montré l’origine de leurs dissentimens ; et fait voir comment on peut concilier ce que ces systèmes offrent d’incontestable. »

« Et celui qui s’intéresse aux progrès des sciences, et qui, sans former le projet insensé de les connaître toutes à fond, voudrait cependant avoir de chacune une idée suffisante pour comprendre le but qu’elle se propose, les fondemens sur lesquels elle s’appuie, le degré de perfection auquel elle est arrivée, les grandes questions qui restent à résoudre, et pouvoir ensuite, avec toutes ces notions préliminaires, se faire une idée juste des travaux actuels des savans dans chaque partie, des grandes découvertes qui ont illustré notre siècle, de celles qu’elles préparent, etc. ; c’est dans l’ouvrage dont je parle, que cet ami des sciences trouverait à satisfaire son noble désir. »

Il est très regrettable que M. Ampère n’ait pas exécuté un pareil projet. Un homme qui, comme lui, s’était occupé avec intérêt de toutes les sciences, et en avait approfondi quelques-unes, était éminemment propre à cette tâche. Exposer les idées fondamentales qui appartiennent à chaque science, déduire les méthodes suivant lesquelles elles procèdent, expliquer les théories qui y sont controversées, indiquer les lacunes que l’examen contemporain y découvre, tout cela forme un ensemble, touchant de très près à tous les problèmes philosophiques auxquels M. Ampère avait si long-temps songé. C’est par un détour revenir à l’investigation de l’esprit humain, c’est contempler l’instrument dans ses œuvres, la cause dans ses effets ; et, à toute époque, une puissante étude ressortira de l’examen comparatif entre les sciences que l’homme crée et les facultés qu’il emploie à cette création ; en ce sens et en bien d’autres, on peut dire que le progrès de la philosophie dépend du progrès du reste des connaissances humaines.

M. Ampère était porté, par la nature même de son esprit, vers l’examen des méthodes et l’étude des classifications. Il a publié divers essais en ce genre sur la chimie, sur la physiologie, et sur la distinction des molécules et des atomes. Possesseur de connaissances spéciales profondes, ses vues élevées sur l’ordre dans les sciences, et sur le lien qui en unit les diverses parties, le rendaient capable de composer, mieux que qui ce soit, le programme d’un cours, et d’en diriger l’esprit. Peut-être était-il moins apte à faire lui-même un cours élémentaire : cependant il a été long-temps professeur d’analyse à l’École polytechnique, et professeur de physique expérimentale au Collége de France.

Ses travaux mathématiques, parmi lesquels on cite ses Considérations sur la théorie mathématique du jeu, lui ouvrirent de bonne heure l’entrée de l’Académie des Sciences. M. Ampère est un remarquable exemple d’une vocation naturelle. Jamais il n’avait pris de leçons ; il avait seul étudié les mathématiques ; à treize ans, il avait découvert des méthodes de calcul très élevées qu’il ne savait pas être dans les livres, et il se plaisait souvent à répéter que, dans ce travail solitaire de sa jeunesse, il avait appris autant de mathématiques qu’il en avait jamais su plus tard. À seize ans, il avait appris le latin de lui-même. Cette habitude de s’instruire par ses propres efforts, cette curiosité pour de nouvelles connaissances, ne l’abandonnèrent jamais ; M. Ampère étudiait toujours, apprenait toujours, et avait sur toutes choses des idées originales et des aperçus profonds. Avec un esprit de sa trempe et une méthode d’apprendre comme la sienne, il n’en pouvait pas être autrement.

On prétend que je ne sais quel mathématicien, après avoir entendu réciter des vers, demanda : Qu’est-ce que cela prouve ? Ce n’est pas M. Ampère qui aurait fait une pareille question ; il avait un goût inné pour la belle et noble poésie, et il n’avait rien trouvé, dans ses profondes études sur la physique et la philosophie, qui diminuât sa sensibilité pour le charme des beaux vers. Il est des esprits sourds à cette harmonie, comme il est des oreilles pour lesquelles la musique n’est qu’un vain bruit ; mais c’est une erreur de croire que l’étude des sciences émousse le sentiment de la poésie ; bien plus elles ont, quand elles atteignent certaines hauteurs, une naturelle affinité pour elle ; et ce n’est pas sans avoir entrevu cette vérité, que le grand poète de Rome a dit : « Heureux celui qui peut connaître la cause des choses. »

Notre temps présent, qui a été jadis de l’avenir, deviendra à son tour du passé ; et il arrivera une époque où toute notre science paraîtra petite. Ce que Sénèque a dit de son siècle, nous pouvons le répéter pour le nôtre : la postérité s’étonnera que nous ayons ignoré tant de choses. Le bruit des renommées ira en s’affaiblissant par la distance du temps, comme le son baisse et s’amortit par la distance de l’espace. Nos volumes, tout grossis par la science contemporaine, se réduiront à quelques lignes durables qui iront former le fond des livres nouveaux. Mais dans ces livres, à quelque degré de perfection qu’ils arrivent, quelque loin que soient portées les connaissances qu’ils renfermeront sur la nature, quelque élémentaire que puisse paraître alors ce que nous savons, une place sera toujours réservée au nom de M. Ampère et à sa loi si belle et si simple sur l’électro-magnétisme.


E. Littré.