Illyrine/2/Lettre 1

La bibliothèque libre.
(2p. 5-8).

ILLYRINE,
OU
L’ÉCUEIL DE L’INEXPÉRIENCE.




LETTRE PREMIÈRE.

À Julie.


Jeudi matin.

C’est de ma maison de campagne, c’est de cette allée de pruniers où nous nous sommes promenés ensemble, que je vais m’entretenir avec toi du bonheur que tu m’as donné. J’en suis presque encore ivre, adorable amie ! Je te connaissais une ame, je te présumais des sens. Mais, ô ciel ! que j’étais loin de la réalité : tu me fais surpasser moi-même : quelle volupté ! quel doux abandon !… que je fus heureux ! femme délicieuse ! tu es faite pour le plaisir, ou pour mieux dire, tu en est l’essence !…

Que fait mon ange ? t’occupes-tu de ton amant ? as-tu visité souvent la cabane de mousse ? le bosquet de myrthes ? Oh ! c’est celui-là,… Julie ! divine Julie ! vas y lire ma lettre ; réponds-moi de dessous ce myrthe qui se penche tendrement : mais reviens, reviens à la ville. Que fais tu seule aux champs ? je meurs d’ennui, d’impatience ! quand te posséderais-je encore ? Si tu partageais mes désirs, déjà tu serais ici. Viens, viens, amante adorée !…

J’ai vu ton mari dans la société chez madame V… : il m’a battu-froid, et m’a lâché quelques sarcasmes : tu sais que le propos n’est pas ce qu’il a de meilleur ; mais je tolère tout à celui qui a des droits sur Julie. Il entrait dans le parc comme nous en sortions. Comment auras-tu soutenu ce choc ? Je trembles pour toi, ô ma Julie ! Tu es si naïve ! (c’est un défaut de famille chez toi) et lui, il est si poétique ! roué si consommé ! charmante maîtresse ! n’avoue jamais. Tu peux être la seule femme à qui on puisse dire, ne le dis pas. Mais tu es si faible dans de certains momens ! et puis, tu l’aimes !… il est si adroit ! il saura te prendre si à propos ! tu te croiras maîtresse de renoncer à moi ; tu regarderas comme héroïque de lui tout avouer ! crois, mon amie, que tôt ou tard, un époux abuse toujours de cet aveu ; à plus forte raison, le tien… Julie ! je trembles ! sur-tout ne lui écris rien qui soit relatif à nous.

Renouvelle mes remerciemens à ton frère, cette angélique créature ; que de soins il eut de moi ! ô combien il t’aime ! Mais, Julie, toute ta famille est parfaite : tes mamans, ai-je jamais vu tant de candeur, de bonté ? ta mère est encore d’une beauté touchante, ton aïeule d’une beauté vénérable, et ton père, tout bouru qu’il est, ô, Julie ; cette homme-là a encore de bons côtés. Tes jeunes sœurs, qu’elles sont jolies, quoique marquées de petite vérole ! quels traits distingués ; quelle noblesse de taille dans l’aînée ! quels feux dans les grands yeux de la cadette ! Non, Julie, jamais je n’ai vu un si beau sang. Mais sans doute que je suis proscrit dans tes lieux pénates : on ne voudrait plus m’y revoir : nous avons compromis tant de monde ! toi, ma bonne, comment auras-tu pu concilier tout cela ? tu as de l’esprit, Julie ! c’était-là le cas de t’en servir.

Adieu, ma digne amie ; réponds-moi : viens bien vite : S… n’est plus qu’un vaste désert pour moi ; je ne puis vivre où Julie n’est pas. Reçois mille et mille baisers : places-les où bon te semble. Adieu, à jamais tout à toi.

N. Q…te