Illyrine/2/Lettre 3

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(2p. 11-16).


LETTRE III.

À Julie.


Chère amie, je me trouve beaucoup mieux ; je n’étais encore que légèrement malade le jour que je n’ai pu te reconduire chez toi ; mais le lendemain, une fièvre violente s’est emparée de moi ; j’ai été alité pendant huit jours ; mais tout à coup je fus ressuscité par un ange ; il faut que tu le devines : je ne le nommerai pas ; tu sauras seulement qu’étant mourant, une divinité qui a la fraicheur et la jeunesse d’Hébé, la chevelure et la taille de Vénus, l’esprit de Minerve, qu’elle mitige avec la philosophie de Ninon de Lenclos ; cette déesse, dis-je, entre dans ma chambre ; elle voulut me donner elle-même ses soins ; bientôt je fus convalescent ; mais à mesure que ma guérison s’opérait, je sentais dans mon cœur une blessure mortelle : ma bienfaitrice s’en apperçut ; elle connaissait le pouvoir de ses charmés ! « Mon ami me dit-elle un jour que nous étions seuls, je ne t’ai pas rappellé à la vie pour te la rendre cruelle ! guéris-toi, et nous serons heureux ! » cette bienfaisance m’arracha des larmes de reconnaissance ; je m’empare de sa main que je baisai avec transport ; bientôt avec cet espoir, j’eus récupéré ma santé. Elle me tint parole. Si-tôt que mon médecin m’eût dit que je pouvais me mettre à la vie commune, monter à cheval ; que même l’exercice de la chasse ne pouvait que me faire du bien, elle me rendit le plus fortuné des hommes.

À la suite d’un de ces momens où l’on savoure tout, elle me demanda si elle avait mes prémices. — Oui, lui dis-je, ceux de mon cœur : je n’ai jamais aimé : mais pendant les deux ans que je fus à Paris, mon tempéramment m’a conduit dans les bras de ces syrènes si communes en ce pays ; mais ce plaisir n’a rien de semblable à celui dont je viens d’être enivré. — Je me flattais, dit-elle, d’avoir donné la première notion du plaisir à toute ta famille. Eh ! vous en profitez si bien !… Toute enfant que j’étais, et ta sœur plus encore, puisque je suis son aînée de deux ans ; ta mère avec son innocence qui vous perdrait tous les uns après les autres, sans s’en douter, nous avait mis coucher ensemble, ta sœur et moi ; elle éprouvait des désirs dont elle ignorait absolument la cause : au moment où j’allais faire le voyage pour me rendre ici, un de mes parens m’avait rendue savante sur le chapitre de l’amour ; je fis part de ma science à ta sœur, qui ne l’a que trop bien perfectionnée… Suzanne était un petit volcan : nous nous croyions seules, jugez quel fût notre étonnement, lorsque de dessous le lit en sortit ton frère René : il était indomptable, rien ne put l’arrêter ; il nous pria, nous menaça de nous vendre ; enfin, il fit tant de train, que ton père se leva et vint nous dire de nous taire : René s’était déshabillé pour se fourrer sous le lit un instant avant que nous entrions dans la chambre. La voix de ton père à notre porte nous effraya tellement, que nous le cachâmes entre nous deux : il nous voulait toutes les deux, ou au moins une. Ta sœur lui représenta les liens du sang, etc. Il se calma un peu. Suzanne fut bientôt plongée dans un profond sommeil ; c’était véritablement celui de l’innocence. René, qui n’avait qu’un cal factice, me prouva bientôt que, quoiqu’il n’eut alors que treize ans, il n’était pas impunément dans le lit d’une femme de seize.

Je n’avais déjà plus mes prémices ; ainsi je reçus les siens et comblai ses vœux. Alors il se retira sans bruit et regagna sa chambre. Pour ta sœur, elle n’avait rien entendu : aussi je lui dis, lorsqu’elle s’éveilla, qu’il était parti de suite ; elle le crut. Tout le tems que j’ai restée ici, nous répétâmes souvent ce même jeu ; il passa même des nuits entières avec moi ; j’avais soin d’endormir Suzanne ; pour cela, j’avais ma recette infaillible : à certain signal, René qui était aux aguets, entrait.

Mais où est-il ? Que fait-il ? Il était à Paris chez un notaire ; il m’a écrit plusieurs fois ; mais il y a bien dix-huit mois que je n’ai point eu de ses nouvelles. Il doit être d’une bien riche taille ; c’est absolument ta figure ; il a cependant les traits plus mâles. Comme je ne répondais rien, que j’avais l’air sombrement occupé, elle ajouta. — Réponds donc, où est-il ? je veux le voir ; est-ce que tu es déjà jaloux ? Je lui baisai la main, et laissai couler quelques larmes. — Ma balle amie ! il n’est plus !… — Comment ? il n’est plus ? C’était la force et la santé ; c’était Hercule en personne : dis-moi donc, mon ami, comment cela peut être ? — Le voici ; tu sais qu’il était à Paris chez un notaire ; sa beauté le fit accueillir de toutes les femmes, son tempérament lui fit tant multiplier ses plaisirs, qu’il est mort d’excès de jouissances ; mais papa, maman, ignorent encore le genre de sa maladie.

Nous versâmes des larmes sur la fin prématurée d’un homme qui promettait être un chef-d’œuvre de la nature.

Nous devons t’aller voir, ma nouvelle maîtresse et moi ; mais avant, contes-moi quelle réception t’a fait ton mari : dis-moi tout, ma bonne amie, tout, tout… Adieu, je t’embrasse comme je t’aime, c’est-à-dire, beaucoup. Ton frère bien-aimé,

C. G. …