Illyrine/2/Lettre 5

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(2p. 29-34).


LETTRE V.

Lise à Julie.


Tu te souviens encore, charmante amie, de ce joli nom que l’amour me donna ; comme je sais qu’il n’y a rien d’indifférent qui nous vient de cet espiégle d’enfant, je ne te nommerai plus dorénavant Suzanne, mais Julie : Suzanne annonce la sévérité de la sagesse. En vérité, mon ange, nous sommes trop aimables pour nous armer de rigueur : nous ferions trop de malheureux : tu n’es pas non plus la Julie farouche et pusillanime de J.- J. Rousseau : mais tu es la tendre, la voluptueuse, la passionnée Julie d’Ovide : ton amant ressemble aussi plus à ce poète charmant qu’aux langoureux St-Freux… »

Mais c’est ton mari que j’aime ; il est précieux, cet homme là ; qu’il me tarde de le voir ! Quoique tu me parles d’un bal, ce sera plutôt, je t’assure, le plaisir de te voir, de connaître ton mari (dont j’ai entendu parler sous tant de couleurs diverses) et ton amant que le plaisir d’une fête dansante, qui me conduirait à S…. Il est convenu que ton frère et moi, nous irons y coucher samedi ; qu’il y a encore loin d’ici à samedi ! Combien, depuis quatre ans j’ai trouvé l’habitation de ton père embellie, tes sœurs grandes, ta mère vieillie, ton père plus maussade encore. Oh ! quel que soit le mariage que tu as fait, tu es bien heureuse d’être sortie de la maison paternelle ; car c’est un véritable enfer ; tes sœurs s’y ennuient déjà à périr, et quoiqu’elles ne soient encore que des enfans, elles épouseraient le premier venu pour sortir de la domination de leur père. Cependant il les traite avec encore bien plus d’égards que toi.

Ta fille est charmante, et donne les plus belles espérances. Ton frère, la bonté même, va périr d’ennui lorsque je ne serai plus ici ; il frémit de passer un hiver dans ce désert : je ne vois pas quel moyen pourrait le tirer de la tutelle de son père ; puis, il a une si faible santé ! il ne peut se passer des soins de sa digne mère. Ô ! pour elle ; c’est bien la vertu personifiée.

Ton frère m’avait sondée sur le mariage ; mais, outre que je ne suis pas maîtresse de donner ma main, j’ai une répugnance invincible pour ce lien indissoluble ; je t’avoue mon faible ; je ne suis pas constante ; je ne puis aimer long-tems le même objet : il faut attendre que je soie plus mûrie pour m’engager sérieusement ; d’ailleurs, je suis si heureuse !… je voyage agréablement : nous sommes dans l’opulence, j’aime partout où je m’arrête et où je trouve quelque objet qui plaît à mon cœur. Je suis fille unique ; mes vieux père et mère m’adorent : rien n’est plus facile à tromper qu’eux ! Ô ! c’est un beau titre que celui d’être fille unique ; ma mère m’a eue dans un âge si avancé, que c’est une seconde Élisabeth. Ils faillirent tous deux mourir de joie lorsqu’ils se virent reproduire dans mon être ! Ils m’ont toujours idolâtrée ; ils n’ont rien négligé pour me donner des talens, des sciences agréables ; j’ai heureusement assez répondu à leurs vues ; ils ne vivent que pour moi, et je les aime bien tendrement aussi ; mais s’il s’agissait de me marier, tu penses bien que leurs prétentions en pareil cas seraient inaccessibles, et ma mère l’a déjà observé à ton père qui, sûrement, n’avait aucune vue pour que je devinsse sa brue ; car les bonnes gens sont bien loin d’imaginer ce qui se passe entre ton frère et moi.

Ma mère disait : « ma fille a un nom, de la jeunesse, de la beauté, des talens, et vingt mille livres de rente ; je ne gênerai pas ses inclinations ; mais je serai bien difficile sur le choix qu’elle fera d’un époux.

Ma bonne amie, si j’avais du goût pour m’enchaîner, j’avoue que ton frère serait peut-être le seul avec qui j’oserais engager ma liberté ; mais je suis si loin de-là ! Tiens, je ne peux mieux me comparer qu’à Félicia, auteur et héroïne d’un joli petit roman qui vient de paraître tout nouvellement, et toi, tu es le caractère de madame de Leisseval, son amie ; tu as déjà, comme elle, pris un nom d’héroïne d’amour ; elle se nommait, en pareil cas, Clarisse, et toi, Julie ; et comme elle, tu ne différeras en rien des autres femmes galantes, même de celles qui le sont beaucoup, sinon, que chaque caprice sera pour toi une passion, ou en aura la marche (toujours fort rapide de la naissance au dénouement) ; ce sera le nom tendre, Julie, dont tu enobliras très-adroitement tes fréquentes faiblesses. Vas, ma bonne, je connais le monde ; j’ai lire ton horoscope… Au surplus, tu ne te fâches pas, madame de Leisseval, à laquelle je te compare, et moi à Félicia, sont des femmes fort estimables, et sur-tout aimables au-dessus de toute expression : d’ailleurs, tu en jugeras toi-même ; car je t’envoie ce joli petit roman joint à ma lettre.

Adieu, je te quitte brusquement, la gouvernante du curé qui va à S… se charge de ma lettre et de ce joli petit ouvrage ; elle attend après moi ; tous les tiens t’embrassent : de tous ces baisers, tu distingueras facilement celui de ton frère et de Lise. Adieu : à samedi, Lise sera dans tes bras.


Ta Lise.