Immatériel et Inconnaissable

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Immatériel et Inconnaissable

La plupart des arguments que les vitalistes ont opposés aux partisans de l’explication mécanique de la vie viennent d’être rassemblés par le professeur J. Grasset, de Montpellier, dans un livre intitulé les Limites de la Biologie[1]. Ce livre, qui « est le développement d’une conférence faite à Marseille à une assemblée régionale de médecins catholiques », se compose surtout de citations empruntées aux philosophes les plus notoires. Sa lecture est donc fort instructive ; elle permettra peut-être de comprendre pourquoi l’entente est si loin de se faire malgré les progrès de la science, et il n’est pas inutile d’en parler assez longuement au début de cet article.

Voici, par exemple, ce que l’auteur ajoute (p. 16) à une longue citation de Claude Bernard :

Entendez bien le plus grand de nos physiologistes ; la biologie a pour objet d’étude les êtres vivants, l’évolution vitale, leur idée directrice, leur lien spécial… Cela n’appartient ni à la physique ni à la chimie. — Certes, vous entendrez tous les jours dire le contraire ; mais l’assertion ne me paraît pas alors établie scientifiquement.

Cet alors résume la méthode.

Restons fidèles aux vieilles traditions ! « C’est dans les vieux cadres travaillés et sculptés par toutes les générations passées qu’on doit placer les faits nouveaux découverts par la génération actuelle. Il ne faut pas que nous oubliions jamais la pyramide des siècles écoulés au sommet de laquelle nous sommes hissés et du haut de laquelle nous voyons ainsi mieux et plus loin que nos devanciers. (Préambule, p. ii.) — Traduction libre : Stahl avait imaginé le phlogistique qui était absurde. Lavoisier a découvert l’oxygène qui en a démontré l’absurdité : croyons à l’oxygène, mais conservons le phlogistique qui nous le fera mieux comprendre !

Et voyez la force des comparaisons ! Il a suffi de représenter sous forme d’une pyramide l’accumulation des erreurs ancestrales, pour conclure avec un semblant de logique que le passé éclaire l’avenir. Mais le passé est bien plutôt un bourbier dans lequel la tradition nous enfouit et nous étouffe. La science ne marche qu’en détruisant sans pitié, « La vérité d’aujourd’hui, n’est-ce pas l’erreur de demain ? » s’écrie Ibsen. Considérons comme provisoires les vérités que nous acquérons et n’attribuons pas aux conquêtes de nos prédécesseurs une éternité qu’elle ne méritent peut-être pas.

La biologie, dit M. Grasset, laisse et laissera toujours en dehors d’elle bien des questions qu’elle ne peut connaître, mais qui n’en existent pas moins et ne sont pas pour cela inconnaissables (p. 7)… Il n’y a pas de science unique qui contienne toutes les autres, pas plus la biologie que les autres (p. 8)… La biologie a des limites ; il y a des choses qui ne sont pas de sa compétence, qu’elle ignorera éternellement parce qu’elles sont autres ; ces choses sont cependant connaissables pour l’homme par d’autres méthodes, d’autres voies intellectuelles ; elles sont l’objet d’autres sciences (p. 10).

Il y a autre chose ! voilà ce que veut démontrer M. Grasset.

La biologie est, dit-il en commençant, la « science de la vie et des êtres vivants. » Il est donc bien nécessaire qu’il y ait, en dehors d’elle, la science des êtres non vivants. Cela saute aux yeux. Si un monsieur fait une collection de timbres-poste, il fait autre chose que s’il faisait une collection de cartes postales. Aussi n’est-ce pas cette vérité banale qu’a voulu prouver M. Grasset, quoi qu’on puisse croire le contraire quand il dit avoir généralisé (p. 169) la pensée suivante d’Auguste Comte : « La physique doit se défendre de l’usurpation des mathématiques ; la chimie, de celle de la physique ; enfin la sociologie, de celle de la biologie. » C’est-à-dire qu’il y a dans la science de petits cantons séparés qui doivent avoir leurs moyens d’existence propres et ne rien emprunter. Peu de gens accepteront cette manière de voir.

M. Grasset a surtout voulu répondre à ceux qui croient qu’on peut expliquer les phénomènes vitaux par ceux de la physique et de la chimie ; il a voulu montrer aussi, je pense, que la biologie, « science de la vie et des êtres vivants », ne comprend pas l’étude des moyens par lesquels les êtres vivants arrivent à la connaissance des choses de l’univers. « Il y a, dit-il, des choses qu’elle ignorera éternellement parce qu’elles sont autres. » Et je me demande comment il se fait qu’un mode de connaissance indissolublement lié à l’état de vie de l’individu qui s’en sert (car on n’a pas le droit, jusqu’à nouvel ordre, de croire que les métaphysiciens et les théologiens seraient capables, s’ils étaient morts, de continuer à faire de la métaphysique et de la théologie), soit en dehors du cadre de la « science de la vie et des êtres vivants. »

À ce point de vue, la biologie aurait droit de contrôle sur toutes les sciences, puisqu’il n’y a pas de science pour un être qui ne vit pas, et que, par conséquent, le « mode de connaissance » appliqué à l’étude d’une science quelconque dépend forcément de la nature de celui qui étudie cette science. Quand nous attaquons un problème, nous n’avons pas seulement à rechercher la solution du problème, si elle est à notre portée ; nous avons aussi à nous demander comment il se fait que ce problème se soit posé en nous, et je ne vois pas que personne puisse nier que notre « nature » y soit pour quelque chose.

La biologie ne se ramène pas à de la physique et de la chimie : « Certes, dit M. Grasset, dans l’être vivant, la chaleur, le son, la lumière, l’électricité restent soumis à leurs lois propres, comme ces mêmes mouvements vibratoires dans le monde inanimé. Mais l’être vivant, par essence et par définition, a aussi ses lois propres, objet d’une science à part. » (p. ii).

Par définition ! Cela est évident ! Comment n’y avions-nous pas songé ? Vous collectionnez des cartes postales, moi des timbres-poste ; ce n’est pas la même chose. Il y a sur la terre des corps que nous appelons vivants et d’autres que nous appelons bruts ; c’est une classification admise par tout le monde, et vous venez me dire ensuite que les corps vivants ne diffèrent pas essentiellement des corps bruts ! C’est contraire à la définition ; c’est absurde. La chimie est la science de certains phénomènes liés à la structure intime des corps bruts, et vous voulez m’expliquer la vie par la chimie ! C’est un défi au bon sens ; vous ne pouvez expliquer la vie, apanage des êtres vivants, par la chimie de corps qui, précisément, par définition, ne sont pas vivants.

Supposons qu’on ait classé les corps de la nature en trois catégories au lieu de deux : les corps vivants, les corps bruts et les alcools. Cette hypothèse n’a rien d’invraisemblable : les alcools ont en commun un certain nombre de propriétés qui appartiennent à eux seuls, comme la vie appartient aux seuls êtres vivants. Alors les alcools aussi seraient en dehors de la chimie des corps bruts, par définition. À côté du vitalisme il y aurait, par définition, l’alcoolisme, théorie philosophique aussi raisonnable que la première. Ne dit-on, d’ailleurs, esprit de vin, esprit de bois ?…

M. Grasset cite avec admiration Barthez, le célèbre vitaliste de Montpellier : « Expliquer un phénomène, dit cet auteur, se réduit toujours à faire voir que les faits qu’il présente se suivent dans un ordre analogue à l’ordre de succession d’autres faits qui sont plus familiers et qui, dès lors, semblent être plus connus. » Cela est malheureusement vrai le plus souvent ; j’ai moi-même fait remarquer, dans plusieurs ouvrages, que cette comparaison avec des phénomènes familiers est déplorable ; elle est la base de l’erreur anthropomorphique. Voici d’ailleurs de bons (?) passages d’Auguste Comte que M. Grasset ne manque pas de relever : « Les êtres vivants… nous sont d’autant mieux connus qu’ils sont plus complexes… L’idée des animaux supérieurs est plus claire que celle des animaux inférieurs… La vie animale de l’homme nous aide à comprendre celle de l’éponge, mais la réciproque n’est pas vraie. »

Que penseriez-vous d’un savant qui, pour expliquer la plasticité de la glace, dans les expériences de Tyndall, ferait intervenir une comparaison avec le mouvement des glaciers ? Il faut expliquer le phénomène synthétique par ses éléments et non l’inverse.

Les différents phénomènes sont différents ; on ne peut que les comparer les uns aux autres, mais on n’est guère avancé quand on a expliqué un phénomène simple par une comparaison avec un phénomène plus complexe et plus familier. Le but des sciences est au contraire de décomposer un phénomène complexe en des phénomènes élémentaires comparables à des phénomènes simples. Mais, me répondra-t-on, la vie de l’homme est un phénomène élémentaire, et indécomposable. C’est précisément ce qu’il s’agit de discuter. Dans tous les cas la vie de l’homme, phénomène simple (!), ne nous aiderait pas à comprendre la vie, de l’éponge, phénomène également simple et différent.

Les explications ne sont que des comparaisons ; à quoi donc comparer la vie d’un être, si ce n’est à la vie d’un autre être ? La biologie est une science fermée ; on ne peut expliquer la vie que par la vie : voilà le thème vitaliste.

Or beaucoup de biologistes ont pensé que la vie est une résultante, une synthèse de phénomènes plus simples ; c’est là une opinion qui est née naturellement de l’observation même. En particulier, l’étude du développement de l’animal nous montre que l’œuf se divise successivement en deux parties, puis en quatre et ainsi de suite, et, dans certaines espèces, ces différentes parties sont nettement séparées les unes des autres, quoique restant juxtaposées. Un être adulte comme l’homme se montre lui-même formé d’un très grand nombre de cellules agglomérées ; d’où, évidemment, pour le naturaliste, une tendance à conclure que l’homme est une agglomération.

« Mais, dit M. Grasset (p. 14), l’unité individuelle que l’on trouve dans chaque être et dans la série des descendants ne peut pas se comprendre avec les seuls éléments physico-chimiques qui sont essentiellement hétérogènes. » Et, à l’appui de cette thèse, le savant professeur de Montpellier cite un passage d’un de mes livres : « Comment oser appeler unité, dit Le Dantec, un ensemble aussi complexe qu’un homme formé de plus de 60 millions de cellules appartenant à des types aussi différents ? » — « Rien de plus juste, » ajoute M. Grasset.

Voilà de bonne polémique. Il est vraiment élégant d’emprunter aux adversaires d’une théorie des arguments qui permettent de soutenir cette théorie ; je ne me serais jamais cru vitaliste et animiste ! Je me contenterai de compléter la citation précédente, empruntée à un livre qui avait pour but et pour titre la démonstration de l’Unité de l’être vivant :

Comment oser appeler unité un ensemble aussi complexe qu’un homme formé de plus de soixante trillions de cellules appartenant à des types aussi différents ? Dans cet homme donné, il y a des nerfs, des muscles, des tendons, des os, des cartilages, des épithéliums, des membranes conjonctives, etc. Chaque nerf, chaque muscle, chaque os est composé d’éléments cellulaires ayant chacun sa vie élémentaire propre ; et cet assemblage hétérogène est un homme ! Quoi d’étonnant, devant la constatation d’un fait aussi extraordinaire que l’on ait songé à expliquer l’unité humaine, cette unité dont notre moi nous donne à chacun l’exemple saisissant, par l’intervention dans chaque homme corporel d’une personnalité immatérielle ! L’unité qui ne semblait pas exister dans le corps de l’homme, on la lui fournissait en lui donnant une âme ! Eh bien ! cette unité si peu apparente dans le corps de l’homme, nous la trouvons dans le caractère quantitatif commun à tous les éléments de l’individu. Il ne faut plus croire, comme on a eu longtemps une tendance à le faire, que, étant donnés à l’avance des muscles d’homme, des nerfs d’homme, des cartilages d’homme, on peut construire indifféremment Pierre et Paul avec ces mêmes muscles, ces mêmes nerfs, ces mêmes cartilages. Les muscles du corps de Pierre sont différents des muscles du corps de Paul, exactement comme Pierre est différent de Paul. La personnalité de Pierre ne réside pas seulement dans tel assemblage de muscles, d’os, d’épithéliums, etc., elle est représentée dans chaque élément de ses tissus. Les divers tissus ne sont pas des éléments de natures différentes communs à tous les individus d’une espèce ; ce sont des modalités diverses d’un élément unique qui détermine la personnalité de l’individu considéré. Voilà ce que l’histologie ne pouvait pas nous faire prévoir et ce qui ressort d’une étude logique de l’hérédité et de l’individualité[2].

Ainsi, la citation de M. Grasset indique uniquement comment j’ai posé le problème et laisse supposer que je l’ai résolu dans le sens vitaliste. C’est, je le répète, de bonne polémique. Je ne veux d’ailleurs pas m’étendre sur cette question ; c’est par hasard et en étudiant les phénomènes d’hérédité des caractères acquis que j’ai été amené à constater l’unité cachée sous l’hétérogénéité apparente de l’être vivant ; mais je crois que, pour un esprit libéré d’idées préconçues, cette unité de structure n’était pas indispensable à la compréhension de l’unité de fonctionnement : une machine peut avoir des rouages de fer et des bielles de bois. Néanmoins cette unité imprévue rend plus certaine l’interprétation synthétique du mécanisme humain et il est plaisant que, de tout un livre destiné à l’établir, M. Grasset tire seulement trois lignes dont le sens paraît être en faveur de l’hétérogénéité !

D’un grand nombre de citations, empruntées à divers auteurs et parmi lesquelles j’ai signalé la précédente parce quelle m’intéressait plus directement, le professeur de Montpellier conclut (p. 22) :

Donc, la biologie ne doit pas être identifiée aux sciences physicochimiques.

Je suis arrivé à une conclusion diamétralement opposée, mais je ne veux pas reprendre ici cette question que j’ai longuement développée dans plusieurs livres. Il me semble d’ailleurs que l’opinion de M. Grasset n’est pas aussi solidement étayée qu’il veut bien le dire ; voici, en effet, comment il termine son chapitre II :

Je crois fermement que la biologie est et restera une science séparée, distincte, irréductible à la science physicochimique.

Cependant, je dois ajouter que la limite qui sépare ces deux sciences est bien moins radicale, absolue et définitive que les suivantes.

On ne peut pas dire qu’il soit antirationnel de supposer qu’un jour on trouvera le moyen de passer d’un corps brut à un corps vivant et par suite d’unifier ces deux sciences. Je ne crois pas que cela arrive ; mais je reconnais que cela peut arriver (p. 22).

C’était bien la peine de tant batailler pour faire ensuite cette concession ! M. Grasset croit fermement que la biologie est et restera une science séparée ; M. Le Dantec croit fermement que  la biologie est une partie de la physicochimie ; ce sont là des croyances personnelles et qui proviennent d’un état particulier du cerveau ; elles seront acceptées ou repoussées par les gens suivant leurs tendances sentimentales ; il n’y a là rien de scientifique. Ce qui importe ce sont les arguments pour ou contre ces manières de voir. Or, ceux de M. Grasset ne lui paraissent pas à lui-même inattaquables, puisqu’après avoir démontré (?) que la biologie est une science à part, il admet qu’on arrivera peut-être un jour à la rattacher à la physicochimie. Je ne pourrais pas juger avec assez d’impartialité les arguments de l’école à laquelle j’appartiens, mais j’affirmerai cependant, avec moins de modestie que M. Grasset, que ces arguments me paraissent irréfutables et que, dans l’état actuel de la science, on est en droit de rattacher aux phénomènes mécaniques toutes les manifestations vitales.

Si d’ailleurs M. Grasset nous fait cette concession relativement à la séparation de la biologie et des sciences physiques, c’est parce qu’il est beaucoup plus sûr de la séparer de tout un groupe d’autres sciences : « Je déclare rationnellement et définitivement impossible la suppression des limites que nous allons étudier maintenant sous le nom de limites latérales et de limites supérieures » (p. 22). Entendez par là les limites qui séparent la biologie de la morale, de la psychologie, de l’esthétique, de la sociologie, de la métaphysique et de la théologie. Voilà un programme bien vaste et bien fait pour effrayer ! Les spécialistes de chacune de ces branches de connaissances humaines ne manqueront pas en effet de taxer d’ignorance tout individu qui se permettra de ne pas penser comme eux. Écoutez M. Fouillée, cité par M. Grasset : « Seuls des hommes incompétents peuvent… croire que des atomes bruts, disposés d’une certaine manière, comme les diverses pièces d’un moulin, arriveront à penser » (p. 21). Je suis incompétent, hélas, car je crois précisément que des atomes bruts, disposés de manière à faire un homme, font un homme qui pense. (Pour ce qui est du moulin, je ne sais pas, je l’avoue). Me voilà donc hors de cause, et ceci sera vrai aussi pour la morale, l’esthétique, la métaphysique, etc… ! Mais je me demande si M. Fouillée a vu des atomes et a acquis par là une compétence particulière. Moi, je n’en ai jamais vu et je suis même sûr que je n’en verrai jamais ; je resterai donc incompétent. Ce qui me console c’est que toutes ces sciences qui, d’après M. Grasset, se séparent sûrement de la biologie, sont précisément des sciences qui, jusqu’à présent, n’ont jamais manifesté un caractère impersonnel. Je ne nie pas que plusieurs d’entre elles ne soient appelées à devenir des sciences exactes (qu’est-ce qu’une science qui n’est pas exacte ?), mais, aujourd’hui, elles sont encore des sciences de sentiment. Au contraire, pour la physique et la chimie, qui sont véritablement des sciences impersonnelles, M. Grasset admet qu’il y a doute.

Or cela est très important, car si l’on admet que la vie est un phénomène physicochimique, le déterminisme vital est absolu, la liberté est une illusion et il ne peut plus être question de la morale, au sens que lui donne M. Grasset. Cela n’empêche pas d’ailleurs qu’il y ait une morale, c’est-à-dire un ensemble de lois nécessaires à la vie en société, une hygiène sociale.

Je ne dis pas, évidemment, que la morale ainsi définie coïncidera exactement avec ce que nous appelons couramment de ce nom. Rien n’est moins sûr que la perfection de notre morale au point de vue du bonheur d’une société humaine. Peut-être pourrait-on tirer de l’étude approfondie de la nature de l’homme un ensemble de principes d’hygiène sociale dont quelques-uns seraient en contradiction avec notre conception actuelle du bien et du mal. Peut-être approuvons-nous des choses qui sont nuisibles, peut-être réprouvons-nous des choses qui seraient utiles.

Mais, dira-t-on, et c’est là la réponse ordinaire à ce sujet, l’homme sent en lui-même ce qui est bien et ce qui est mal sans avoir besoin de se demander si c’est utile ou nuisible à la société. Sans doute, mais il possède aussi des yeux qui se développent naturellement chez lui sans qu’il ait besoin de se demander, quand il est œuf, s’il est utile ou nuisible d’y voir clair. Et cela est vrai de tous les organes de l’homme. Un bon transformiste ne s’en étonne pas : il sait qu’il a un nez et des yeux à cause des hérédités accumulées par ses ancêtres au cours des périodes géologiques.

De même ce que nous appelons le sens du bien et du mal, c’est une particularité de notre cerveau qui résulte, comme nos autres caractères, des hérédités ancestrales. Et si ce sens intime s’est fixé dans le patrimoine de notre espèce au point d’être commun à tous les hommes sans exception, c’est sans doute qu’il a été utile pendant une période fort longue de notre histoire. Aujourd’hui, les conditions de la vie humaine se trouvent modifiées de fond en comble ; il est possible que telle ou telle partie au moins de notre morale héréditaire ne soit plus adéquate au milieu dans lequel nous vivons ; il est possible même qu’elle soit nuisible ; mais cela n’empêchera pas l’hérédité de la conserver encore pendant de longues générations ; ce n’est que très lentement qu’elle s’atrophiera sous l’influence de la désuétude, comme notre appendice cœcal, notre plantaire grêle et nos dents de sagesse.

Il n’est pas certain que notre sens intime ne nous trompe jamais en nous indiquant notre devoir dans des conditions différentes de celles où ce sens intime est né, de même que si nous devenions, par un cataclysme, des animaux marins, nos pieds, si utiles pour marcher sur le sol, gagneraient à se transformer en nageoires ; ils resteraient cependant pieds pendant de bien longues générations ! Les animaux domestiques ont conservé, de leur vie sauvage, une peur instinctive qui leur est aujourd’hui plus nuisible qu’utile.

Il est éminemment antiscientifique, si nous croyons à l’origine ancestrale de notre sens du bien et du mal, de le considérer comme un critérium absolu dans des conditions nouvelles. Notre morale, pour continuer à mériter ce nom, devra s’adapter aux circonstances dans lesquelles se perpétue notre espèce. Ce serait un respect exagéré de la tradition que la conservation, malgré tout, des lois de nos grands-parents ; ces lois seront peut-être nuisibles à nos arrière-neveux qui en auront, cependant, dans leur conscience intime, le respect héréditaire.

Mais si tout cela est vrai, l’étude de la morale est du domaine de la biologie ! Aussi M. Grasset nous déclarera que nos raisonnements sont faux ; la liberté humaine n’est pas une illusion, l’homme est libre ; nous concluons des animaux à l’homme, ce qui est absurde. La morale, dit-il, est spéciale à l’homme : « Dans les actes les plus intelligents de l’animal, il y a toujours de l’automatisme, rien qui ressemble à l’acte libre et voulu de l’homme responsable. » (p. 27).

Il faut un parti pris évident pour nier l’existence chez les animaux d’une intelligence comparable à celle de l’homme, non pas comme développement, mais comme nature. Lisez le livre de Romanes sur l’intelligence des animaux, les faits qu’il rapporte vous convaincront. Il n’y a pas de milieu : si l’homme est libre, l’animal est libre ; si l’animal n’est pas libre, l’homme ne l’est pas davantage.

Les animaux ont-ils une morale ? Évidemment ils n’ont pas la même morale que les hommes ! Ce qui est le bien pour l’homme, peut être le mal pour le castor ou la fourmi ; mais je pense que les castors et les fourmis, dérivant, comme l’homme, d’ancêtres qui ont été soumis à la sélection naturelle, doivent en avoir conservé, comme l’homme, des traces héréditaires dans le cerveau : et ces traces héréditaires doivent s’appeler la conscience morale des castors et des fourmis. Je ne sais si leur conscience morale les trompe comme la nôtre peut nous tromper, où si elle est parfaitement adaptée à leur genre de vie actuelle, mais, à en juger par les résultats, nous devrions envier les abeilles, par exemple, dont les sociétés feraient honte à la nôtre. Les abeilles vivent depuis longtemps dans des conditions invariables ; leur hygiène sociale doit être la même depuis d’innombrables siècles et il est probable que leur conscience morale y est adéquate. Aussi quels admirables exemples d’abnégation et de dévouement à la prospérité de la ruche ! Mais vous avez lu le livre de Maeterlinck…

Voici maintenant la conclusion de M. Grasset :

Les esprits positifs et scientifiques (?) doivent simplement raisonner de la manière suivante. L’expérience nous montre l’existence chez nous et chez nos semblables des idées de bien, d’obligation, de libre arbitre (?). La biologie est impuissante à étudier ces idées, parce qu’elle n’étudie que les lois communes à tous les êtres vivants et qu’elle ne découvre (?) rien de semblable à la morale chez les animaux et les plantes.

La biologie n’est ni morale ni immorale ; elle est amorale…

Donc la biologie est impuissante à tout étudier ; donc quelque étendu que soit son domaine, il y a quelque chose qui lui échappe.

Ce quelque chose doit être l’objet d’une autre science distincte et séparée de la biologie, irréductible à la biologie. Cette science est la psychologie.

Il est inutile de suivre pas à pas M. Grasset dans l’étude des limites qui séparent la biologie tant de la psychologie que de la sociologie. Sa méthode de démonstration consiste en une accumulation de citations empruntées à divers auteurs ; parmi ces auteurs, les uns sont favorables, les autres opposés à la thèse qu’il soutient ; il choisit naturellement les conclusions des premiers, mais rien n’empêche le lecteur de faire le contraire, car les citations de M. Grasset résument des opinions et non des arguments. L’ensemble de ces chapitres peut d’ailleurs se réduire à deux affirmations : 1o l’homme est libre ; 2o il y a entre l’homme et les animaux des différences essentielles. Les biologistes répondront à cela que les différences entre l’homme et les animaux ne sont pas essentielles, et tiennent à l’inégalité du développement cérébral. Mais qu’ont de commun le développement matériel du cerveau et ce quelque chose de spécial qui dirige notre activité ? « Seuls des hommes incompétents, dit M. Fouillée, peuvent croire que des atomes bruts, disposés d’une certaine manière, comme les pièces d’un moulin, arriveront à penser. » Donc, (c’est le mode de raisonnement de M. Grasset) il y a dans l’homme autre chose que de la matière. Le professeur de Montpellier ne s’étend pas sur ce sujet, mais il importe que nous nous y arrêtions quelque temps, laissant désormais de côté les Limites de la Biologie. C’est en effet sur ces mots matière et pensée que l’on discute à perte de vue ; il n’est peut-être pas inutile de se demander si l’on sait bien ce qu’on dit quand on les emploie. Les sciences expérimentales ont fait beaucoup de progrès depuis que ces mots ont été employés pour la première fois et j’ai bien peur que l’on continue volontairement à donner au mot matière une signification identique à celle qu’elle avait du temps d’Aristote.

Votre système, dit-on aux matérialistes[3], vous contraint d’affirmer que la matière doit produire la pensée, l’observation scientifique nous contraint d’affirmer que la matière est incapable de produire la pensée. Nous savons en effet ce que c’est que de la matière et nous savons aussi ce que c’est que de la pensée ; l’observation externe nous renseigne sur le premier point et l’observation scientifique sur le second. La matière nous apparaît étendue, pondérable, divisible ; on peut la mesurer et elle est localisée dans le temps et dans l’espace. La pensée n’est ni pondérable, ni étendue, ni divisible ; elle exclut le mouvement et la mesure. Quelles seraient les dimensions d’une pensée, la force mécanique d’une volition, le côté droit d’un désir ? Il serait aisé de développer dans le détail ces caractères absolument irréductibles de la pensée et de la matière tels que l’observation nous les fournit. Cela a été fait cent fois. Je me contenterai de conclure : entre la pensée et la matière la différence ne saurait être plus grande ; elle se présente sous forme de contradiction. Voilà ce que l’observation nous révèle. Vous dites, au nom d’une thèse que gratuitement vous supposez démontrée : la matière doit contenir les éléments de la pensée. Au nom de l’observation et de la raison, je vous réponds : la matière ne peut contenir ce qui est la négation d’elle-même. Or la pensée nous apparaît comme la négation de la matière ; donc la matière ne peut contenir les éléments de la pensée.

Nous savons, dit l’auteur, ce que c’est que de la matière. Hélas ! je crains bien que nous ne le sachions jamais ! Reprenant la citation précédente de Barthez, « les explications ne sont que des comparaisons », je me demande à quoi on pourrait comparer la matière pour l’expliquer et la définir ! Le langage humain parle de matériel et d’immatériel ; il oppose sans cesse ces deux mots et il ne peut en donner la définition ; ou plutôt, il ne peut définir l’un d’eux que par rapport à l’autre, en l’opposant à l’autre. Pour ceux qui prétendent que le monde se compose uniquement de matière, que serait l’immatériel ? un simple concept humain qui, comme tant d’autres concepts humains, ne représente rien. Si en effet on déclarait appeler matière tout ce qui est, l’immatériel, par définition, serait ce qui n’est pas.

Ceci a l’air d’une plaisanterie ; évidemment, le mot matière n’a d’utilité que si l’on admet qu’il y a, dans le monde, autre chose que de la matière. C’est ce que font beaucoup de philosophes, les vitalistes, par exemple ; ils pensent qu’il y a dans le monde des éléments de deux essences différentes, la matière et l’immatériel, éléments qui n’en existent pas moins l’un et l’autre, mais qui diffèrent essentiellement. Et ils admettent que l’immatériel peut influer sur la matière : mens agitai molem !

Je voudrais montrer que le sens du mot matière a changé depuis l’époque où l’on a commencé à l’employer et aussi que l’immatériel a reculé devant son extension.

Les anciens considéraient comme matériels les corps pesants ; ils croyaient que l’air ne pesait pas et admiraient comme un souffle divin le vent qui agitait les feuilles des arbres. En tout cas, l’air était quelque chose de plus subtil et qui pouvait agir sur la matière, plus grossière. Les êtres vivants, formés de matière grossière, semblaient doués de mouvements spontanés : naturellement, on pensa, par une comparaison facile avec les phénomènes familiers, que la cause de ces mouvements résidait dans une substance plus subtile qui agitait les corps comme le vent agite les feuilles. Les mots animus et anima ressemblent trop à anémos pour que nous ne soyons pas certains que cette comparaison a été faite. Aujourd’hui encore, le mot souffle est souvent employé, dans le style imagé, avec un sens analogue.

Plus tard, les physiciens démontrèrent que l’air est pesant ; il n’était donc plus possible de comparer l’âme à du vent, mais comme on ne pouvait pas encore trouver, dans le corps lui-même, les causes de son mouvement, on conserva, sans trop préciser, l’ancienne explication. Il y avait dans l’être vivant, quelque chose de plus subtil qui avait le pouvoir de mettre le corps en branle. Ce quelque chose de plus subtil, que l’on avait anciennement comparé à du vent, on ne le comparait plus à rien de connu, et cela était dangereux au point de vue scientifique ; mais on avait un mot, âme, pour représenter ce quelque chose de plus subtil et d’hypothétique, et, quand on a un mot, on se contente aisément.

Il n’y avait pas que le vent dont la nature fût inconnue aux anciens ; ils ignoraient les enchaînements de bien des phénomènes que nous comprenons aujourd’hui et ils les expliquaient par l’intervention de dieux dans lesquels ils personnifiaient les forces de la nature. Ce principe, plus subtil que la matière et qui anime les êtres vivants, l’âme, on le compara plus ou moins explicitement au principe d’action des dieux ; et ainsi se créèrent dans les langues humaines les deux mots matériel et immatériel, le second représentant en réalité un ensemble de principes hypothétiques imaginés pour expliquer les phénomènes qu’on ne comprenait pas. Depuis, les progrès de la science ont permis à l’homme de comprendre la plupart de ces phénomènes, mais des mots avaient été inventés pour les expliquer : ces mots ont été conservés, puisqu’ils étaient dans le langage courant et on a naturellement continué à s’en servir et à croire qu’ils signifient quelque chose ; voilà à peu près ce que représente aujourd’hui l’immatériel : un certain nombre de mots surannés.

Quant au mot matière, on ne saurait prétendre qu’il n’a pas changé de signification. Au début, il représentait les corps solides et les corps liquides ; plus tard il représenta aussi les gaz, c’est-à-dire l’ensemble des corps pesants et l’on considéra la pesanteur comme une propriété de la matière. Enfin les physiciens démontrèrent d’une manière irréfutable l’existence de quelque chose de subtil, qui ne se manifeste pas directement à nous, mais dont les mouvements peuvent influencer la matière pondérable et agir sur nos organes des sens : j’ai nommé l’éther. L’éther n’est pas pesant. Est-ce donc de la matière ? Non, si l’on a défini la matière par la pesanteur. Mais alors, si ce n’est pas de la matière, c’est quelque chose d’immatériel ? Pas davantage ; le mot immatériel est déjà occupé ; il représente un certain nombre de principes actifs, de causes, au moyen desquels on expliquait, avant les découvertes de la science, les phénomènes qu’on ne comprenait pas. Tandis que l’éther des physiciens, c’est seulement quelque chose qui reçoit du mouvement et qui le transmet, mais qui n’en crée pas. C’est en un mot quelque chose d’inerte.

Il vaut donc mieux renoncer à donner la pesanteur comme propriété à la matière ; l’éther, impondérable, est de la matière. Et l’on dira seulement que la matière, pondérable ou impondérable, est inerte.

Je prévois la réponse triomphante des vitalistes : « Rien de plus juste ! la matière est inerte ! donc il y a quelque chose qui n’est pas de la matière et qui la fait sortir de son inertie ! mens agitat molem ! » Mais ce n’est là qu’une mauvaise plaisanterie. Le mot inerte appliqué à un corps veut dire que ce corps « est incapable de modifier par lui-même son état de repos ou de mouvement. »

L’observation nous prouve qu’il y a de la matière en mouvement ; la physique nous apprend que, dans les corps bruts au moins, cette matière est soumise au principe de l’inertie ; la question se pose donc de savoir si, outre la matière inerte, il existe dans le monde quelque chose d’immatériel, l’esprit, capable de créer du mouvement ou de modifier le mouvement préexistant.

Voilà le problème.

La science des corps bruts affirme l’inertie. En physique et en chimie, il n’y a pas de manifestation d’un principe immatériel produisant des mouvements nouveaux, des commencements absolus. En un mot, les phénomènes de la matière brute sont déterminés. En est-il de même pour les corps vivants ?

Pour beaucoup de gens, cette question ne se pose même pas, tant il semble évident qu’il y a chez les animaux un principe intérieur d’action. Le mouvement de l’homme paraît spontané ; il cesse quand l’homme meurt, c’est donc qu’à la mort le principe intérieur d’action, le principe vital, disparaît. Voilà l’origine de la théorie vitaliste ; elle résulte naturellement de l’identité apparente de l’homme et de son cadavre.

Les biologistes n’admettent pas cette théorie. Si le cadavre ne manifeste pas, dans les mêmes conditions, les mêmes phénomènes que l’être vivant, c’est que le cadavre est matériellement différent de l’être vivant. Toutes les manifestations vitales résultent de la structure matérielle du corps ; il y a dans l’homme, comme dans les autres corps de la nature, des transformations de mouvements : il n’y a pas création de mouvement, il n’y a pas de commencements absolus. Voilà la théorie déterministe.

Je n’entrerai pas ici dans la discussion des arguments invoqués par les deux écoles. Je me contente de poser la question d’une manière précise. Pour les vitalistes, il y a dans le monde, outre la matière inerte, un principe immatériel capable de créer du mouvement ; pour les déterministes tous les phénomènes que nous observons s’expliquent par des transformations d’un mouvement préexistant et par conséquent il devient inutile de spécifier que la matière est inerte pour la distinguer d’autres choses qui ne seraient pas inertes ; la matière, chose absolument indéfinissable, serait alors « tout ce qui est ». On ne peut la comparer à rien qu’à elle-même. Les déterministes n’affirment pas d’ailleurs qu’il n’existe rien au monde en dehors de la matière : ils affirment seulement que s’il existe quelque chose d’autre, ce quelque chose n’intervient jamais dans les phénomènes qu’ils observent : ce quelque chose n’agit pas sur nous et nous est par conséquent inconnaissable.

La question du déterminisme est au contraire du domaine de la science. Il y a encore aujourd’hui des divergences d’opinion au sujet du déterminisme animal et surtout du déterminisme humain, mais cela tient à ce que la question n’est pas étudiée depuis assez longtemps. Il sera possible un jour d’établir expérimentalement si oui ou non l’homme est libre. Ce sera plus difficile que ce ne l’a été pour les corps bruts, parce que l’homme est un mécanisme très complexe et qu’il est presque impossible de connaître à un moment donné l’état exact de tous ses rouages : parce que surtout, l’homme varie incessamment, qu’il n’est pas comparable à lui-même à deux moments distincts de son existence et que, par conséquent, on ne peut pas savoir facilement si, dans les conditions données, il aurait pu agir autrement qu’il ne l’a fait.

C’est, en général, pour des raisons extra-scientifiques que l’on prend place dans le débat sur le déterminisme. Pour beaucoup, l’existence d’un principe immatériel dirigeant la matière inerte est un article de foi. Pour d’autres, au contraire, l’étude des êtres inférieurs entraîne la croyance au déterminisme vital que l’on peut démontrer expérimentalement chez ces mécanismes simples. Ils concluent par analogie, et de proche à proche, aux animaux de plus en plus compliqués, jusqu’à l’homme. Ils ne peuvent pas encore donner du déterminisme humain une preuve directe, sans quoi, évidemment, tout le monde serait d’accord, mais ils décomposent le fonctionnement de l’homme en éléments déterminés et ils conçoivent que la synthèse de ces éléments soit également déterminée. Ils n’acceptent donc pas, jusqu’à nouvel ordre, les principes immatériels que défendent leurs antagonistes plus respectueux de la tradition. Ils se déclarent d’ailleurs tout prêts à abandonner le déterminisme dès qu’un fait, scientifiquement contrôlé, aura mis en évidence la liberté humaine. Mais, jusqu’à présent, un tel fait n’existe pas ; il faut être convaincu d’avance pour voir un miracle.

Les vitalistes s’étonnent que des hommes de science aient l’entendement assez obtus pour ne pas se rendre à l’évidence de leurs démonstrations ; ils parlent d’entêtement, d’aveuglement volontaire ! Ils feraient mieux de se dire que leurs démonstrations ne sont pas assez sûres ; le jour où elles auront pris le caractère d’une vérité impersonnelle, tout le monde sera convaincu ; personne ne doute du théorème de Descartes. Or, jusqu’à présent, les vitalistes nous ont donné des opinions et non des arguments.

L’homme est donc, dans la matière en mouvement, un groupement momentané, ou plutôt une succession de groupements momentanés d’éléments matériels. Personne ne le nie, mais les déterministes croient que nous sommes composés de matière seulement, les vitalistes pensent qu’il y a en outre en nous un principe intérieur d’action (anima, animus, anémos). Le jour où ils auront démontré que l’homme fait exception à la loi d’inertie (et, je le répète, cela est du domaine expérimental), tout le monde croira à ce principe immatériel dont la tradition enseigne l’existence. Jusque-là les déterministes auront le droit de conserver leur manière de voir. Je voudrais montrer maintenant que, quoi qu’en disent les vitalistes, l’opinion déterministe n’est pas en contradiction avec le sens intime et ne blesse pas la modestie que doit nous inspirer la limitation évidente des connaissances humaines. Plaçons-nous donc franchement au point de vue déterministe et voyons si nous serons conduits à des absurdités.

L’observation des êtres vivants conduit à considérer la manifestation essentielle de la vie, l’assimilation, comme faisant partie du groupe des phénomènes matériels que l’on qualifie de chimiques, par opposition à ceux qui sont plus spécialement appelés physiques. Si l’on admet la théorie atomique, il est facile de comprendre en quoi la physique diffère de la chimie. La seconde de ces sciences s’occupe des mouvements matériels qui produisent ou détruisent des agglomérations définies d’atomes, des molécules composées ; la première traite au contraire des mouvements qui n’entraînent ni production ni destruction des molécules. La vie, l’assimilation, qui est une fabrication continue de substance vivante, est un phénomène chimique ; mais il est bien évident qu’aucun phénomène chimique ne peut se produire sans s’accompagner de phénomènes physiques ; de même la vie s’accompagne de production de chaleur et d’électricité…

Elle s’accompagne aussi de conscience, autant que chacun de nous peut en juger par lui-même, c’est-à-dire qu’une agglomération vivante est constamment tenue au courant, d’une manière plus ou moins synthétique, de l’ensemble des phénomènes chimiques qui se passent en elle et de la répercussion des mouvements extérieurs sur son état d’équilibre momentané. Un état de conscience, c’est donc la traduction, dans un langage spécial, de l’ensemble des mouvements qui se font dans notre être au moment considéré. Ce langage est obscur à un certain point de vue, clair à un autre point de vue. Il est obscur, en ce sens qu’il ne nous renseigne que sur des synthèses : lorsque nous voyons passer un cheval, nous ne savons pas quelle modification s’est produite à ce moment dans notre rétine, dans notre cerveau, dans tout notre individu : nous ignorerions totalement notre structure si nous ne la connaissions que par notre conscience. Mais si nous ne savons pas, quand nous voyons un cheval, quelle modification s’est produite dans notre rétine, nous savons du moins qu’il passe un cheval devant nous, et cela est très important.

Je n’entrerai pas ici dans le détail de l’explication de ce fait que des mouvements cérébraux qui peuvent n’avoir aucun rapport direct avec la forme d’un cheval nous font néanmoins connaître cette forme. C’est l’affaire de l’éducation et de l’évolution des espèces…

La seule chose que nous ayons en ce moment à retenir, c’est que la synthèse d’un ensemble de mouvements simultanés s’accompagne, dans un individu, d’une certaine représentation synthétique de cet ensemble. Pour les vitalistes, cela est tout simple ; puisqu’il y a en nous un principe immatériel que nous ne comparons à rien, et pour cause, on ne saurait nous empêcher d’attribuer la conscience à ce principe immatériel : nous pouvons aussi le supposer tenu sans cesse au courant de tout ce qui se passe dans le corps qu’il habite.

Quoi de plus naturel ? C’est bien commode, les principes immatériels, puisqu’on ne peut les comparer à rien ! Avons-nous quelques difficultés dans l’explication de l’homme ? Nous imaginons dans l’homme un principe immatériel qui a précisément pour propriétés spéciales tout ce que nous ne comprenions pas, et le tour est joué !

Voyez au contraire à quoi sont acculés les pauvres déterministes. Il n’y a dans l’homme que de la matière en mouvement ; la synthèse de ces mouvements est consciente, donc les mouvements de la matière sont conscients ! Mais lisez plus haut ce que nous dit un vitaliste au nom de l’observation et de la raison (!  ?) : « la matière ne peut contenir ce qui est la négation d’elle-même. Or la pensée nous apparaît comme la négation de la matière ; donc la matière ne peut contenir les éléments de la pensée. » Conclusion : Les déterministes se trompent puisqu’ils sont conduits logiquement à une erreur évidente.

Je voudrais bien savoir au nom de quelle observation on affirme que la matière ne peut contenir les éléments de la pensée. Nous ne savons pas ce que c’est que la matière ; pour toute la matière qui n’est pas nous, nous ne pouvons ni affirmer ni nier qu’elle soit consciente, puisque nous ne sommes pas elle ; quant à la matière qui nous constitue, la seule dont nous puissions remarquer la conscience, si elle en a une, nous constatons précisément qu’elle est consciente ! Les vitalistes disent qu’elle ne l’est pas par elle-même, mais ils l’affirment sans le démontrer et, jusqu’à nouvel ordre, nous pouvons dire que la seule observation intime qui nous soit permise sur de la matière n’est pas de nature à prouver que la conclusion des déterministes soit absurde.

Continuons donc à nous placer au point de vue déterministe. L’homme est une agglomération de matière en mouvement ; ses états de conscience, ce sont les synthèses successives des consciences de ses mouvements élémentaires. Or, c’est par ses états de conscience successifs que l’homme a connaissance, tant de ce qui se passe au dedans de lui que de ce qui se passe à l’extérieur. Il est donc bien évident que pour qu’un fait extérieur puisse être connu de l’homme, il faut que ce fait retentisse d’une manière quelconque sur les mouvements matériels de son corps. La physique nous enseigne que beaucoup de mouvements vibratoires peuvent arriver jusqu’à l’homme, soit par l’intermédiaire des corps pondérables (son), soit par celui de l’éther (lumière), et que l’homme possède précisément des parties spéciales, dites organes des sens, dont la matière est impressionnée par ces mouvements vibratoires. Mais rien n’empêche qu’il y ait dans le monde bien des mouvements incapables d’agir directement sur les organes des sens de l’homme, incapables aussi d’influencer d’autres mouvements qui agissent sur l’homme. L’existence de ces mouvements ne peut, en aucune manière, arriver à la connaissance de l’homme. S’ils existent, ils sont inconnaissables à l’homme.

Supposons par exemple, mais uniquement pour fixer les idées, que les phénomènes vitaux soient des mouvements d’atomes. Nous ne savons pas ce que c’est qu’un atome ; cela est très petit par rapport à nous (mais nous n’avons aucunement le droit de supposer que cela ressemble à un petit grain de plomb ou à tout autre objet connu de nous). En tout cas, pour petit que soit l’atome par rapport à nous, il n’en a pas moins des dimensions finies et si (ce que nous ne pouvons savoir) il existe des êtres doués de conscience aussi petits par rapport à l’atome que nous le sommes par rapport à la terre, ils constateront peut-être, par leur chimie, que l’atome se décompose en atomules comme la terre se décompose en atomes. Et le mouvement de ces atomules sera sans action sensible sur celui de l’atome, de même que nos chansons ou nos illuminations sont sans action sensible sur la gravitation de la terre. Le mouvement de ces atomules nous sera donc inconnaissable (si nous avons supposé que les phénomènes vitaux sont des mouvements d’atomes), et c’est pour cela que nous ne pouvons songer à pénétrer jusqu’au fond la connaissance de la structure de la matière. De même, si notre terre est un atome, notre système solaire une molécule d’un monde d’ordre plus élevé, nous faisons peut-être partie du petit doigt d’un géant dont les faits et gestes nous sont inconnaissables.

Peut-être aussi existe-t-il, outre la matière, des principes immatériels qui (nous nous sommes placés au point de vue déterministe) sont sans action sur elle. Ils nous sont donc également inconnaissables.

L’homme est entouré d’inconnaissable, mais cet inconnaissable lui est indifférent par cela même qu’il lui est inconnaissable, puisqu’il n’agit aucunement sur les mouvements dont résultent la vie et la conscience humaine. Et il serait absurde par conséquent d’attribuer à cet inconnaissable une action directrice sur les phénomènes matériels dont nous sommes témoins. Il est inaccessible à l’homme, mais l’homme aussi lui est inaccessible.

Il ne faut pas parler de métaphysique. Rien n’est en dehors de la nature ; mais il y a une métanthropie, c’est-à-dire un ensemble de faits qui sont sans action sur l’homme et ne peuvent être connus de lui. La science n’a pas à s’en préoccuper : c’est au contraire un sujet dans lequel l’imagination peut se donner libre cours, sûre de n’être jamais arrêtée et contredite par les faits.

Si en effet, tout un ensemble d’éléments de notre cerveau, ceux qui sont en rapport par les organes des sens avec les phénomènes extérieurs, est naturellement devenu, sous l’influence de la sélection et de l’évolution, apte à nous renseigner sur les choses avec lesquelles notre organisme est en conflit, s’il est naturellement raisonnable, il peut n’en être pas de même des autres éléments du cerveau, de ceux qui ne sont pas directement intéressés à nos relations avec le monde ambiant. Une erreur d’adaptation dans les premiers aurait été funeste à l’homme, tandis qu’une imagination fantasque n’est pas une cause de destruction.

Aussi, que de questions ne nous posons-nous pas, relativement surtout à l’inconnaissable ?

« La connaissance scientifique et philosophique étant, dit M. Fouillée, toujours bornée, il restera toujours au delà une sphère ouverte à des croyances[4]. » Ces croyances n’auront, par définition, rien de scientifique : c’est pour cela que nous y tenons tant. Les hommes se sont entretués pour savoir si ce qui s’était passé dans l’imagination de l’un valait mieux que ce qui s’était passé dans l’imagination de l’autre.

Il y a de la matière en mouvement, mais d’où vient cette matière ? d’où vient ce mouvement ? Cela ne me regarde pas ; cela ne regarde aucun homme ; cela est métanthropique. L’homme est une succession d’agglomérations momentanées d’éléments matériels ; il ignore ce qui n’influence pas directement ou indirectement le mouvement de ses éléments. Mais l’imagination peut inventer des croyances. L’homme qui, ignorant son déterminisme, croit créer du mouvement, imagine un créateur de mouvement. Nous savons que nous ne pouvons pas créer de matière, mais nous prêtons au créateur du mouvement le pouvoir de créer de la matière. En sommes-nous plus avancés ? Nous avons seulement ajouté un mot à d’autres mots ! Est-il plus simple de dire : « Il y a de la matière en mouvement », ou bien : « Il y a eu quelqu’un que nous ne connaissons pas et qui a créé de la matière et du mouvement » ? C’est affaire de goût.

On aura beau raisonner, on n’empêchera pas les hommes de se prendre à la magie des mots et des comparaisons.

Je me rappelle avoir appris au lycée qu’on donne le nom de force à toute cause capable de modifier l’état de repos ou de mouvement d’un corps. Cette définition me laissait assez froid, car les mots force et cause me paraissaient équivalents ou à peu près. Mais le professeur ajouta : « Il faut distinguer dans la force le point d’application, l’intensité et la direction », et il dessina sur le tableau une flèche dont l’extrémité postérieure représentait le point d’application de la force, la direction, la direction de la force, et la longueur, l’intensité de la force rapportée à une certaine unité. Oh ! alors, je fus convaincu ! Cela existe sûrement, une force, puisqu’on peut la figurer sur un tableau ! Comment supposer qu’une chose qu’on peut représenter n’existe pas !

C’est ainsi que s’introduit dans le cerveau des jeunes gens une notion qui leur permettra ensuite de croire aux principes immatériels. Une force c’est quelque chose de fort qui agit sur la matière. La vie, c’est quelque chose de fort qui agit sur les corps.

On comprendra plus tard que ce qu’on appelle force est en réalité une résultante de mouvements, que ce qu’on appelle vie est également une résultante de mouvements, mais on continuera à dire que la force et la vie engendrent des mouvements. Et puisqu’on aura des mots pour le dire, on croira que cela a un sens. Le Dr Bard a démontré que la vie est une force à direction circulaire ! Le mot direction est contradictoire du mot circulaire, mais peu importe ! Beaucoup de gens ont admiré la définition du Dr Bard.

Le Dr Grasset conclut, de son étude sur les limites de la Biologie, que « chacun peut, s’il le croit bon et sans contradiction, aller successivement à son laboratoire et à son oratoire » (p. 161). Évidemment, il est permis à un savant d’avoir de l’imagination ; il est même impossible qu’il n’en ait pas, mais il n’y a aucune raison pour que l’imagination d’un savant soit meilleure ou plus mauvaise que celle des autres hommes. Le savant qui entre à son oratoire laisse son esprit scientifique à la porte. Souhaitons qu’il l’y retrouve en sortant.

Félix Le Dantec
  1. Paris, Félix Alcan, 1902.
  2. L’Unité dans l’Être vivant, Paris, 1902 ; p. 159.
  3. Cette citation est empruntée à un article qui est encore à l’impression et dont le manuscrit m’a été obligeamment communiqué par l’auteur, M. Chanvillard.
  4. M. Grasset cite (p. 255) ce passage de M. Fouillée, mais dans le but de l’opposer aux déterministes.