Impressions d’été à Londres

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Impressions d’été à Londres
Revue des Deux Mondes5e période, tome 25 (p. 157-185).
IMPRESSIONS D’ÉTÉ
Á LONDRES


I. — L’ECOLE DES VACANCES DE MRS HUMPHRY WARD

J’arrive au moment où finit la saison, où le monde se disperse, où se ferment les théâtres, où il n’y a dans Rotten-Row ni escadrons d’amazones, ni défilés d’équipages ; tout au plus entreverrai-je, avant la clôture, l’exposition annuelle des Beaux-Arts, assez médiocre, à un chef-d’œuvre près, le portrait de Mme Wertheimer par Sargent. (Cette famille israélite porte bonheur au peintre américain.)

Le moment serait mal choisi pour faire connaissance avec Londres ; il est en revanche excellent pour le revoir. Je ne rencontre dans Hyde Park que des troupeaux de moutons, qui broutent l’herbe restée miraculeusement fraîche sous le souffle d’un été brûlant ; j’ai les galeries presque à moi seule, hormis quelques rares groupes de badauds étrangers, plus nombreux qu’ailleurs dans la salle vénitienne de la National Gallery ; on leur a dit qu’il fallait aller y admirer une acquisition nouvelle, le portrait de l’Arioste par Titien, ou plutôt la manche de l’Arioste, une manche de satin gris, ouaté, capitonné, souple, chatoyant, bref un morceau de peinture à ravir tous les costumiers du monde.

La première impression que fait sur moi l’immense ville au repos, dont les rumeurs étourdissantes s’apaisent, sauf dans cette partie qui jamais ne dort, la Cité, ma première impression après des années, est toute d’étonnement admiratif. Débordant de richesse, imposant par la largeur de ses rues interminables, par l’aspect monumental de maisons pareilles à des palais, par l’aspect de port de mer que lui prêtent ses docks et les amples flots de la Tamise, tel, après de nombreuses visites, je me remémorais Londres : aujourd’hui je suis pour la première fois frappée de sa beauté. Certes le temps imperturbablement clair, sans un jour de pluie ni de brouillard, y est pour beaucoup ; ce n’est pas tous les ans que les jeunes femmes peuvent porter ces robes blanches qui s’harmonisent avec leur teint rose, leur chevelure blonde, et donnent l’illusion, si c’en est une, que les Anglaises de la classe moyenne, les passantes, s’habillent mieux que jadis. Mais il y a autre chose encore que la magie du soleil. Des quartiers tout entiers dont je me rappelais l’affreuse laideur ont été reconstruits avec un goût que l’on ne trouve pas même dans les beaux quartiers de date plus ancienne, affligés de portiques mesquins, d’alignemens de colonnes fastidieux. L’extension de la ville qui a doublé depuis cinquante ans, au point de compter plus de six millions et demi d’habitans, s’est produite dans des conditions heureuses ; la nature intervient partout, sous forme de grands arbres et de pelouses veloutées, et partout côtoie la civilisation industrielle, commerciale et mondaine. Il n’y a guère de rue qui n’ait pour perspective à l’une de ses extrémités quelque square délicieusement paisible ; de plus en plus la campagne se marie avec les pierres de Londres, elle surgit des pavés, offrant aux citadins un coin d’ombre reposante, et les jardins particuliers s’ajoutent à ces jardins publics. Les riches ne sont pas seuls à en avoir le privilège. Le jardinage aérien sur les toits, sur les fenêtres, singulièrement répandu, encouragé, récompensé, embellit de modestes logis. Dans les rues aristocratiques le luxe des fleurs est poussé au degré suprême ; elles décorent tous les balcons, elles brodent la tapisserie nuancée qu’attache aux murs le feuillage délicat de l’ampélopsis, cet ornement presque indispensable aujourd’hui de l’architecture anglaise, même la plus sévère, puisqu’il pare jusqu’au chevet des églises.

Et ce n’est pas seulement embellies, c’est assainies en outre, moralement assainies que sont les rues de Londres ; on y rencontre beaucoup plus rarement des échantillons de la misère abjecte, ces femmes hébétées par le gin, traînant dans la boue une friperie sans nom, ces hommes en chapeau de soie bossue par les rixes et les intempéries, dont la redingote trouée révèle qu’ils n’ont pas de chemise. Je les ai croisés autrefois en personne jusque dans Regent Street ; maintenant il faut les chercher au plus profond des slums, ou les demander aux dessins de Gavarni. En admettant que la police les refoule et les cache, que la workhouse les engloutisse de force, il y a cependant des faits qui témoignent du progrès. Les deux grandes prisons de Newgate et de Millbank sont tombées, n’étant plus nécessaires, me disent les optimistes. On peut répondre que chez nous aussi la Roquette est détruite, mais que Fresnes y supplée dans de plus grandes proportions. Non, ce n’est pas cela : statistiques en main, il est prouvé que la criminalité décroît plutôt en Angleterre.

Et pourquoi les prisons y tendent-elles à se fermer tandis que dans d’autres pays il semble devenir urgent d’en ouvrir de nouvelles ? C’est grâce, n’en doutez pas, aux colonies sociales où chacun prête la main à la moralisation du peuple ; c’est grâce surtout au dévouement énergique avec lequel est traité le problème de l’éducation des enfans pauvres et abandonnés. Les maisons de correction proprement dites ont fait leur temps. Et les classes dirigeantes, vraiment dignes de ce nom, n’attendent pas que le mal du vagabondage ait commencé à s’emparer de l’enfant ; on emploie d’avance tous les moyens pour le défendre contre les mauvais exemples, contre les tentations de la rue. Je crois bien qu’aucune charité sentimentale ne dicte cet effort. L’esprit public, avant tout, est à l’œuvre ; si la société entreprend d’élever les petits misérables voués à l’ignorance et au vice, c’est afin d’assurer dans l’avenir un contingent de bons citoyens ; elle ouvre des écoles pour n’avoir pas à entretenir des bagnes ; de même elle soutient des hôpitaux, — tous les hôpitaux sont supportés, on le sait, par des contributions volontaires, — afin que la Grande-Bretagne ait une population aussi saine, aussi robuste que possible. C’est peut-être là en effet, lorsqu’on y réfléchit, la forme sinon la plus poétique, du moins la plus rationnelle, la plus pratique du patriotisme et de la bienfaisance.

Mrs Humphry Ward aura beaucoup contribué à cette œuvre de préservation. Il me semble que les lecteurs français de la Fille de lady Rose apprendront avec plaisir à connaître l’écrivain dans un rôle de Providence maternelle qui n’est pas le côté le moins intéressant de sa personnalité. Comme Disraeli eut cette fortune rare de réaliser dans la politique ce qu’il avait créé dans le roman, Mrs Humphry Ward a su faire de ses beaux livres le point de départ de réformes précieuses dont les résultats seront plus durables que ne peut l’être même un éclatant succès littéraire. J’en citerai la preuve suivante.

Une invitation vient me chercher ainsi conçue :

Seulement Passmore Edwards :

Mrs Humphry Ward et le Warden vous prient d’assister à l’ouverture de l’école des vacances, le jeudi 28 juillet à 4 h. 45 de l’après-midi.

Ce settlement a treize ans d’existence, mais n’occupe que depuis six ans, en vertu d’un don magnifique de M. Passmore Edwards, les vastes bâtimens derrière lesquels s’étend le jardin du duc de Bedford ouvert généreusement toute l’année aux petits infirmes de la Cripple School, et, pendant le mois d’août, aux centaines d’écoliers en vacances. Le quartier où il est situé, Tavistock Place, n’a rien de sordide, tout au contraire, ce qui ne l’empêche pas d’être un centre de pauvreté. Il en est souvent ainsi à Londres ; les riches el les pauvres ne vivent pas comme chez nous à longue distance les uns des autres. Dans une belle rue bien habitée peuvent déboucher des rues très différentes, que les saloons, autrement dits estaminets, les étalages en plein vent, les boutiques de gin désignent comme peu respectables et où rôdent des tribus de petits « Arabes » aux farouches figures ornées de balafres ou d’un œil poché et toujours prêts à se battre comme de jeunes chiens.

J’arrive, longtemps avant l’heure, devant une grande et massive maison de brique rouge. Les architectes du Settlement ont fait preuve d’une entente parfaite de l’esprit et du but de l’œuvre. Il n’y a rien ni au dehors ni à l’intérieur qui puisse, par le contraste marqué avec leur misère, donner aux pauvres l’idée de ce qu’on appelle du luxe, mais tout est de nature à leur suggérer des notions d’ordre et de bon goût applicables à l’état le plus modeste. On passe librement la grille, qui précède une avenue plantée de beaux arbres. J’aperçois en entrant de grandes pièces où le soleil pénètre à travers les feuillages prochains. Une fête s’annonce, c’est-à-dire que beaucoup de fleurs sont artistement arrangées dans des vases en terre vernissée, harmonieux de forme et de couleur, et que beaucoup de chaises de paille paraissent attendre une assemblée considérable. Deux jeunes femmes, en toilettes claires, occupées, lorsque je me présente sans introducteur, à mettre la dernière main aux arrangemens, m’accueillent avec grâce. L’une d’elles est Mrs Gladstone, active collaboratrice de son mari, le Warden, le directeur, un homme jeune, mais déjà très expérimenté, qui, au sortir de Cambridge et de l’Université de Londres, s’est occupé d’œuvres sociales. Les résidens, au nombre de seize, vaquent plus ou moins, le jour, à leurs occupations et consacrent la soirée au seulement. Quatre cents associés, hommes et femmes, appartenant à la classe ouvrière du quartier Saint Pancrace, artisans, commis, petits employés, peuvent profiler des avantages offerts par la maison où il y a place pour tout, depuis les discussions de problèmes sociaux et politiques (smoking débats) jusqu’aux leçons d’économie et d’hygiène. La bibliothèque, le gymnase sont mis sans relâche à réquisition ; le salon et la salle à manger servent à des fêtes auxquelles est convié tout le voisinage, parens et enfans ; des conseils gratuits sont donnés en cas de procès ou de contestations quelconques par un légiste compétent, the poor Man’s lawyer. J’ai le temps de feuilleter les prospectus épars sur les tables : l’école de récréation du soir compte pendant les mois d’hiver 1 200 membres. Les mêmes enfans jouent l’été dans le jardin du duc de Bedford. Et le settlement a inauguré d’abord la première école publique de petits infirmes qui ait existé à Londres ; celle-ci s’est ouverte en 1899 avec 25 élèves ; ils sont maintenant 70, qu’amènent quotidiennement pour la plupart des voitures d’ambulance. Le système se répand. Sous les auspices du conseil de l’Instruction publique, dix cripples schools recueillent les enfans rachitiques ou impotens dont aucun n’eût pu être envoyé aux écoles ordinaires. D’autres grandes villes suivent l’exemple de Londres.

Installés ici dans des pièces parfaitement chauffées et ventilées ou dans le jardin, quand la saison le permet, les jeunes invalides reçoivent une éducation proportionnée à leurs forces. Des classes de dessin ou de couture préparent quelques-uns d’entre eux à un apprentissage plus sérieux dans d’autres écoles qui disposent de bourses. Tant qu’ils fréquentent Tavistock Place, le repas de midi leur est donné moyennant la modeste somme de quatre sous, ensuite le comité, où figurent les hommes et les femmes les plus compétens en matière d’éducation, s’efforce de suffire aux besoins des anciens élèves devenus apprentis. Ces distributions de secours intelligens exigent l’enquête attentive des besoins de chaque famille. Tel infirme est absorbé peu à peu dans les rangs de l’industrie, tel autre ne peut aspirer plus haut que le travail à domicile ; mais tout le monde comprend qu’à la reconstruction physique de ces lamentables échantillons de l’espèce humaine, il y ait un avantage général.

Depuis deux jours, les petits estropiés de Tavistock Place sont dispersés à la campagne sous la garde d’infirmières, dans des cottages choisis à cet effet ; leur congé annuel laisse la place libre pour l’école des vacances. Tandis que je me renseigne sur les guérisons déjà réalisées par de bons soins, le grand air et la suralimentation, Mrs Humphry Ward arrive. Elle me fait demander de la rejoindre dans son cabinet.

La pièce qu’elle occupe au premier étage est simple et charmante. Des cotonnades d’un bleu ancien mêlent leurs teintes adoucies au ton du vieux chêne ; la fenêtre donne sur le jardin princier, qui est pour cette maison du peuple une annexe sans prix. Après une courte causerie, Mrs Ward me promène à travers les méandres du seulement. Que ne renferme-t-il pas ? Un club d’hommes avec bibliothèque bien garnie, salle de billard, etc., club de garçons avec les subdivisions indispensables pour le cricket, le foot ball, la natation ; un magnifique gymnase où ont lieu aussi chaque vendredi soir les exercices publics d’un corps de cadets, lequel, au temps des manœuvres, a rejoint au camp d’Aldershot d’autres compagnies ; des classes d’économie domestique, y compris de belles cuisines, car les jeunes filles apprennent à préparer toute sorte de plats, de même qu’elles apprennent à faire des robes, à blanchir, à repasser, voire à baigner et à vêtir un bébé.

Dans l’immense salle réservée aux conférences, aux comédies, aux fêtes enfantines, aux exhibitions instructives de lanterne magique, deux bustes en marbre représentent les patrons spirituels de l’endroit. Je reconnais tout de suite la figure pensive et allongée d’Emerson ; le second buste est celui de Martineau, un ministre unitairien, admis ici, me dit Mrs Ward, non pas en cette qualité, mais parce que sa philosophie est au fond celle de toute l’Angleterre qui pense, la philosophie de Robert Elsmere.

Sur la plate-forme où nous nous tenons, la présence d’un piano rappelle les concerts classiques du dimanche ; au-dessus de nous, de belles orgues viennent d’être placées, une dame ayant offert pour cela 500 livres.

Attachée au mur la photographie de l’Escalier d’Or de Burne Jones, prix récemment accordé au club des jeunes filles. Une cotisation hebdomadaire de deux pence leur donne droit à des classes de toute sorte. Les broderies qu’elles exposent ont été encouragées par le choix de la Reine. La musique est un de leurs plaisirs favoris. Des exercices de gymnastique trouvent place parmi les amusemens offerts à ces filles pauvres anémiées par la vie de fabrique et d’atelier.

Pendant cette rapide excursion où je n’ai fait qu’entrevoir les traits principaux du seulement, le flot des invités commence à se répandre. Bientôt nous sommes réunis dans la vaste salle à manger où le thé est servi, où se font des présentations qui m’amènent à reconnaître plusieurs membres éminens du clergé parmi les bienfaiteurs de l’œuvre : figures de gentlemen par excellence, très hautes et très dignes, animées d’une belle flamme de calme intelligence sans avoir d’ailleurs, malgré l’habit, rien de ce que nous appelons ecclésiastique. Il règne ici des influences religieuses, mais non pas confessionnelles. L’hymne du jour est affiché jusque dans le gymnase. Pour le moment, ce qui m’intéresse le plus c’est la physionomie des résidens payés ou volontaires, tous égaux par le dévouement. Figures bienveillantes, qui brillent d’un zèle joyeux. Mrs Ward avec son auxiliaire inséparable, l’aînée de ses filles et la secrétaire dévouée dont elle ne manque aucune occasion de vanter le mérite, en forme le centre. L’école des vacances lui doit d’exister à Londres depuis deux ans ; elle en a emprunté l’idée aux États-Unis : cette école sans livres, qui fonctionne pendant les grandes vacances, se propose de recueillir, pour leur apprendre à s’amuser honnêtement en développant chez eux l’initiative et l’imagination, les enfans des deux sexes que la clôture d’une douzaine d’écoles primaires soit communales, soit libres, où ils reçoivent l’instruction obligatoire, abandonnerait dans le quartier à un dangereux désœuvrement.

L’heure indiquée sur le programme sonne et l’école s’ouvre, nous donnant le spectacle de ce qui s’accomplira tous les jours deux fois, à dix heures et à cinq heures, les enfans divisés en dix classes étant trop nombreux pour être admis ensemble.

Dans la cour, entre les deux bâtimens qui abritent la colonie, les voici rassemblés, garçons et filles de cinq à quatorze ans. Ils sont proprement vêtus, et il y en a de jolis, mais les visages me paraissent moins expressifs en général que ceux de nos écoliers.

Un quart d’heure est consacré d’abord à la prière : récitation de « Notre Père, » chant d’un hymne, puis courte allocution d’un ministre appartenant indistinctement, selon le jour de la semaine, au clergé de telle ou telle église, église d’Angleterre ou églises libres. Rien ne marque peut-être mieux que ce mélange la différence des idées anglaises et françaises sur la question de culte.

Aussitôt après la prière, les classes commencent dans les diverses parties du seulement. Chaque leçon dure trente-cinq minutes, puis un coup de cloche appelle les élèves à d’autres travaux. Notre inspection se poursuit à travers les deux corps de bâtiment. Nous nous portons dans le salon où des petites filles chantent, gentiment groupées autour du piano qui les accompagne ; dans la bibliothèque où les livres d’images sont feuilletés, expliqués, commentés ; au gymnase où une jeune femme en costume court conduit des exercices que garçons et filles exécutent avec précision. C’est un amusant spectacle que celui de cette multitude de petits bras et de petites jambes qui suivent en cadence les mouvemens souples et rythmés de la brune gymnaste. A tous les étages du bâtiment neuf fonctionne un atelier, l’atelier de menuiserie pour les grands, l’atelier de vannerie, l’école de dessin où parfois des dispositions heureuses se manifestent, le Kindergarten où les tout petits s’essayent à l’habileté des doigts tandis qu’une maîtresse leur raconte des histoires. Dans le jardin, des fillettes entourent une grande table de couture pour poupées. La leçon de zoologie met les enfans en rapport avec une salamandre ; chacun veut toucher et observer de près la bête vivante. Échange de questions et d’explications bien dirigées par la jeune et ingénieuse pédagogue. A genoux sur le gazon, quelques petits bonshommes déjà graves tracent des cartes en relief avec du sable de diverses couleurs, copiant ainsi une esquisse de l’Inde accrochée à un arbre. L’Angleterre coloniale, l’Inde en sable jaune, et ses rivières en sable bleu, ses montagnes teintées de blanc neigeux au sommet, occupent les mains et absorbent l’imagination de tous ces petits habitans des allées sans prestige du West Corner ; quelques-uns attendent probablement avec impatience l’âge des lointaines aventures.

Le sable est une des ressources précieuses de l’endroit. Par-delà les grilles ouvertes du jardin, un vaste terrain vague représente, pour les bébés, une plage, à la mer près. Armés de seaux et de pelles, ils fouillent le sable avec ivresse et je ne doute pas que l’ombre souriante et satisfaite d’un grand romancier qui aima les miséreux et sut peindre les figures inoubliables d’Olivier Twist, de Smike, de bien d’autres victimes innocentes, ne se tienne parmi eux, puisque la maison de Dickens s’élevait jadis sur ce terrain propice aux jeux de l’enfance déshéritée. Rien de plus gai que cette récréation d’un peuple d’enfans, sans bruit d’ailleurs, sans cris ni disputes. Il n’y a cependant pas de règle sévère, pas de punitions ; la menace d’être renvoyé suffit, tant ces pauvres petits chérissent le Paradis qu’est pour eux la belle maison rouge avec ses pelouses, ses ombrages et les anges gardiens, singulièrement semblables à d’intelligens messieurs et à de jolies dames, qui l’habitent pour le plus grand profit de tous.

Non sans regret et pressés par l’heure, nous nous éloignons de la joyeuse kermesse enfantine, fête quotidienne qui est aussi le meilleur des enseignemens, car, comme l’a remarqué une. personne dévouée à cette œuvre et à ses annexes, la nurse Carwin, « tous les maux du siècle, agitation, inconstance, avidité, développement exagéré du moi, empoisonnent déjà ces petits êtres ; leur premier mouvement serait de s’arracher les joujoux et de les accaparer ; le jeu met à nu leurs défauts sans contrainte, mais le jeu fait aussi toucher du doigt les progrès accomplis ; les plus tapageurs finissent par s’intéresser à un amusement tranquille, les plus égoïstes apprennent que le plaisir doit être partagé, ils connaissent la joie d’avoir accompli quelque chose, fût-ce la construction d’un château de cartes ; l’ordre se gagne en rangeant les jouets pour les retrouver le lendemain ; on se soumet tout doucement et de soi-même à une loi et le pli en est pris pour la vie. » Le respect de la loi est bien le trait caractéristique en effet du pays où nous sommes et le secret de sa grandeur.

J’entends l’archdeacon Wilberforce, dire auprès de moi : — « Le plus sûr moyen de moralisation c’est le jeu. » — Grave par état, il croit que la gaîté est une vertu.

L’heure est venue de retourner dans la salle où les amis de l’école vont parler de sa situation présente et de ses développemens futurs.

Le général sir Neville Lyttelton préside la séance ; après lui le vénérable évêque de Hereford, l’un des membres les plus libéraux du clergé anglais, signale le succès de l’école des vacances dans son diocèse ; instituteurs et institutrices se prêtent volontiers, dit-il, à la conduire. En écoutant les autres orateurs, le comte Gray, le comte de Lytton, Mr Graham Wallas, Sir Lauder Brunton, le révérend Tollenton et enfin le directeur, M. Gladstone, on sent que l’œuvre est en mains sûres et habiles. Dans un lumineux exposé du but et des moyens de l’école, Mrs Humphry Ward souhaite que l’État joigne son concours à l’initiative privée comme il vient de le faire si heureusement en Amérique, sans que l’activité individuelle se soit ralentie pour cela. Elle montre qu’après tous les progrès accomplis déjà depuis 1870 dans la vie des écoles primaires de Londres, le devoir s’impose d’aider les familles à soigner de plus en plus l’éducation morale de leurs enfans. Le jeu bien dirigé, le jeu organisé les humanise, étouffe les germes du vice et de la brutalité, et en élevant ces petits garçons, ces petites filles, on élève aussi leurs parens. Elle lit à l’appui de son dire la lettre touchante d’une mère, remerciant des progrès qu’elle constate chez ses enfans : « Tous les jours, écrit-elle, ils ont quelque chose de nouveau à nous dire. »

Comme on aimerait à pousser la foule de marmots barbouillés qui, à certaines heures, sortent du pavé de Londres pour assiéger la porte des pâtissiers et recevoir un bun rassis ou avarié, — comme on aimerait à pousser tout ce troupeau des rues vers la maison de lumière où leurs pareils apprennent à jouer ! Ils iront, on peut l’espérer, ils iront tous, car des arrangemens nouveaux pour organiser des centres de récréation à travers la grande ville vont permettre de rassembler sur de certains points huit et dix mille enfans. Mais l’école des vacances de Tavistock aura été la première.


II. — LE BANK HOLIDAY A LA CAMPAGNE

Ce n’est pas seulement dans l’enceinte du seulement que j’ai vu Mrs Ward donner l’exemple à ceux qui « font du service de l’humanité une partie vitale de leur religion. » J’étais chez elle à la campagne en ce jour de congé populaire qui, trois fois dans l’année, s’étend à tous les corps d’état et qu’on appelle le bank holiday. Le grand plaisir pour les milliers d’individus qui en profitent est de sortir de la ville, de se répandre aux environs. Miss Dorothée Ward, présidente du Comité au Club des jeunes filles, avait donc engagé une cinquantaine d’ouvrières à venir visiter les jardins de Stocks, la belle propriété qu’elle habite avec sa famille près de l’ancienne petite ville de Tring.

Les invitées arrivèrent dans plusieurs chars à bancs qui étaient allés les prendre à la station, toutes en toilettes d’été assez fraîches et pimpantes, sans atteindre cependant à la coquetterie des moindres grisettes parisiennes. Elles ont une excellente tenue, ne parlent guère, mais mangent à belles dents le lunch copieux qui leur est servi sous les ombrages. Auprès d’elles se trouve la surintendante ou plutôt l’âme du club, Mrs Grant. Cette femme, intelligente et dévouée, a autrefois émigré avec son mari qui, pendant vingt ans, fit de bonnes affaires à Boston comme ébéniste. Devenue veuve, elle contribue à l’œuvre de Tavistock Place avec un zèle dont l’unique récompense est l’attachement des deux cents filles d’adoption qu’elle s’est données. Elle ne leur ménage pas les conseils et prêche surtout l’économie. Déjà ces demoiselles ont une caisse d’épargne qui leur permet de petits voyages ; par exemple, elles sont allées l’an dernier au bord de la mer, passant le temps à se baigner et en pique-niques, en promenades à pied ou en bateau. La digne Mrs Grant est elle-même aussi vive qu’une jeune fille et ne gêne en rien les ébats de ses pupilles.

Après le lunch, les mêmes voitures qui l’ont amené conduisent le club vers un château historique du voisinage, Ashridge ; Miss Ward les promène dans le parc somptueux qui est une des curiosités du pays. Rentrées à Stocks, elles font grand honneur à un thé servi en plein air comme le lunch. Puis les danses sur la pelouse commencent au son d’un piano et d’un violon placés sur les terrasses. Elles dansent bien, car toute l’année elles s’y exercent entre elles ; on me dit même que des danses de caractère ont accompagné joliment une cantate avec costumes dont Miss Ward prit l’initiative. Tout cela produit de l’aisance, une certaine grâce ; la plupart en étaient jusque-là fort dépourvues ! — La danse américaine qui répond à notre vieux pas de quatre est exécutée de verve, puis ce sont des valses, des polkas. Miss Dorothée se joint à la fête et aussi la charmante petite fille du général Lyttelton qui, bien qu’elle porte encore une robe de baby, a déjà visité l’Afrique et garde dans sa tête blonde d’intéressans souvenirs de Pretoria. Point d’éclats de voix, point de rires bruyans ; ces filles du peuple s’efforcent évidemment de ressembler aux dames autant que possible. Elles sont gaies cependant, d’une gaîté contenue ; je demande à l’une d’elles, gentille petite brodeuse, ce qu’elles feront le soir, une fois revenues à Londres, et elle me dit : « Nous irons redanser au club. » Ce commencement de bal les a mises en train.

De cavaliers elles ne se soucient guère, les trouvant rarement dignes d’elles. Elles n’ont pas accordé un regard aux garçons du village qui, toujours en raison du Bank Holiday, ont tout à eux, dans le parc, le terrain de tennis ; et les joueurs, absorbés par leur partie, ne se sont pas davantage occupés d’elles. Mais ceci ne prouve rien. Elles se marient jeunes, règle générale, trop jeunes… Le mariage d’amour est de son espèce imprévoyant ; il en résulte beaucoup d’enfans et de misère. En attendant, c’est un joli spectacle que cette fête champêtre sur la pelouse devant la maison du XVIIIe siècle, si parfaitement anglaise, enveloppée de jardins dont les couleurs et les parfums s’endorment lentement dans le calme du soir, tandis que s’éteint le chant du violon et que les danseuses s’arrêtent inassouvies.

Le signal du départ leur est donné par une distribution de fleurs ; chacune d’elles reçoit un bouquet avec une petite écharpe de soie, un peu de superflu, un peu d’inutile beauté, cette chose inappréciable pour qui n’a jamais eu que le strict, et dur, et trivial nécessaire. Elles remontent gaiement dans les voitures qui les ont amenées, en poussant des hourrahs avec discrétion et en agitant leurs mouchoirs.


III. — PARCS ET JARDINS

Et maintenant que Stocks est rendu à son calme coutumier, j’en voudrais faire sentir le charme intime qui, même loin de lui, me pénètre encore. On a bien souvent parlé de la campagne anglaise, mais la louange en ce qui la concerne ne saurait être épuisée. Sans doute elle est si belle parce qu’elle est aimée, sincèrement, passionnément aimée par ceux qui la possèdent, ou qu’elle possède plutôt, qu’elle attire et retient presque en toute saison, qui comprennent tout d’elle, même les grâces les plus humbles et les plus cachées. Les citadins qui n’habitent la campagne qu’en passant, n’en jouiront jamais ; elle ne se livre pas ainsi. Mrs Ward, pour bien des motifs faciles à concevoir, se plaît dans cette vieille demeure où elle échappe au monde et aux mille obligations qui la détourneraient de sa tâche, si elle ne savait résolument rompre avec cette sorte d’entraves par la fuite. Lorsque la composition d’un roman commence à l’absorber, elle quitte sa maison de Grosvenor Place à Londres, pour Stocks, à moins qu’elle n’aille plus loin encore, au bord du lac de Côme.

En ce moment elle achève le Mariage de William Ashe, déjà en cours de publication dans le Harper ; je la vois résolument aux prises avec son œuvre où évolue cette fois encore le grand monde anglais, y compris le groupe de femmes que leur qualité d’archanges (autrefois elles s’intitulaient plus simplement souls, âmes) autorise à toutes les imprudences et au parfait dédain des scrupules bourgeois. Nous causons de la première partie, très mouvementée, du livre dans ce vaste cabinet de travail où l’entourent ses souvenirs d’Oxford, la patrie de son intelligence. Je regarde, curieuse, les portraits des Arnold, ses ancêtres, qui lui ont légué la profondeur de la pensée, les préoccupations spirituelles devenues comme la base de son talent de romancier. Cette belle figure de mystique est celle de son père ; il adopta le catholicisme par conviction ardente, en sacrifiant sans hésiter à ses croyances nouvelles sa carrière et tous les intérêts de sa famille ; et voilà feu Mathieu Arnold que nous connaissons surtout comme un admirable essayiste, bien qu’il soit aussi l’un des quatre grands poètes contemporains de l’Angleterre. Les rayons de la bibliothèque portent des livres de philosophie et d’exégèse qu’on serait étonné de trouver chez une femme, si cette femme n’était l’auteur de Robert Elsmere. Elle a commencé par des recherches ardues relatives à la littérature et aux doctrines qui surgirent durant les huit premiers siècles de notre ère, écrivant, toute jeune, à côté des professeurs de l’université, dans un imposant Dictionnaire de Biographie chrétienne. Je vois signés de son nom des articles sur l’arien Léovigild, roi des Visigoths d’Espagne, et sur Léandre, évêque métropolitain de Séville au XVe siècle. C’était ainsi qu’elle préludait aux œuvres d’imagination.

Je l’écoute avec un profond intérêt parler des conducteurs d’âmes qu’elle a déguisés dans ses romans en les appelant Grey, Courtenay, etc., sans rien changer à leur caractère ni aux actes de leur noble vie. Cette pièce un peu austère est évidemment pour elle hantée par le passé, un passé fécond en très hautes inspirations. La belle vue du parc y entre pour donner un riant accompagnement à de graves rêveries. Il semble se dérouler jusqu’au sommet des collines qui ferment l’horizon, Ash Ridge, la chaîne des frênes, — boisée en effet, jusqu’au sommet. Seul, un fossé invisible sépare les pelouses des herbages qui continuent le tapis vert bien au-delà de la terrasse à balustres. Ces prés, ces bois forment le terrain communal ; un monument le couronne, en l’honneur de lord Bayswater, créateur des canaux qui arrosent et fertilisent le pays. Le matin, de grandes ombres sont projetées par les arbres dispersés, chênes magnifiques, pins d’essences diverses dont les branches pendantes balayent le gazon ; et les vaches en pâture dessinent çà et là des groupes qu’eût signés Paul Potter. C’est une fraîcheur, une paix qui repose et qui ravit. Je n’oublierai jamais l’accueil amical et doux de cette belle campagne, sans grands accidens, mais d’une grâce exquise, le jour où je m’éveillai devant elle. Je descends dans l’air parfumé du matin, je me dirige vers l’allée de tilleuls qui en un siècle et demi ont atteint une hauteur peu commune chez nous. Il est vrai que les arbres séculaires ne sont jamais très nombreux dans les pays à révolutions, et puis le climat humide favorise en Angleterre leur vieillesse toujours respectée. Les branches de ces tilleuls, enlacées si près du ciel en un long berceau, ont l’air de s’entredire : — Nous n’avons rien à craindre, défendus que nous sommes contre tout ce qui amène et précipite la chute des arbres, condamnés si souvent à faire place aux champs de blé.

Dans un demi-jour verdâtre, je me promène à pied sec, quoiqu’il ait plu la veille. Le sol est d’asphalte, c’est là une promenade d’hiver aussi bien que d’été. De même au potager voisin : des allées de brique alternent avec les allées de gazon. Selon le temps, vous foulez de préférence un tapis moelleux ou ce carrelage toujours propre. Un potager peut être, selon la manière dont on le dispose, l’endroit le plus vulgaire, ou le plus délicieux. Celui de Stocks est fermé par de belles grilles anciennes et séparé du parc par les vieux murs des espaliers. Espaliers de poires, car les fruits du Nord sont seuls cultivés en plein vent ; mais on cueille dans les serres des pêches qui pourraient venir de Montreuil, tant leur beauté est savoureuse. Je suis le chemin velouté qui se déroule entre les plates-bandes de fleurs, derrière lesquelles des deux côtés poussent les légumes. Fleurs d’autrefois, dahlias, œillets de poète, mauves, pensées, pois de senteur, pieds-d’alouette, réséda, mêlent leurs arômes sans prétention. L’utile et l’agréable fraternisent, et tout cela est bien symbolique de la vie anglaise. Les engrais, les instrumens aratoires, disparaissent derrière de hautes murailles de buis taillé. Partout se manifestent un ordre méticuleux, des soins raffinés. Sur les couches de fraisiers sont jetés des filets pour tenir les merles en échec ; il est vrai que le merle, plus rusé que le jardinier, se glisse souvent sous le filet protecteur, bien assuré qu’on le délivrera quand il sera repu. On n’aurait garde de se priver de la chanson de ces impudens maraudeurs et de leurs ébats familiers sur les pelouses.

Le conservatisme anglais ne détruit rien, se sert de tout ; il n’est pas jusqu’aux pommiers morts, réduits à l’état de squelettes, qu’on n’emploie à faire grimper le red rambler, cette petite rose rouge si recherchée pour la décoration de la table ; elle se suspend, légère, aux rameaux desséchés, leur prête l’incarnat de la jeunesse et un feuillage tout neuf. Il grimpe aussi, le red rambler, parmi les clématites et le jasmin qui tapissent la maison ; celle-ci est à l’intérieur spacieuse et confortable, sans faste, sauf le grand nombre des tableaux de maîtres italiens et allemands. M. Humphry Ward, grand amateur de peinture, se plaît à rassembler chez lui de belles choses. Il le fait avec la compétence reconnue d’un critique d’art. Son dernier livre sur Romney ne tardera pas à se répandre en France, ne fût-ce qu’à cause des précieuses illustrations qu’il renferme. La partie absolument nouvelle de l’ouvrage est la transcription du cahier des séances du peintre avec les noms de ses modèles, les prix payés et une quantité de détails inédits. Je crois que les mêmes renseignemens ont été fournis sur Reynolds, mais le livre de Romney est plus complet.

Avant de quitter Stocks pour retourner en ville, selon l’agréable habitude de la saison où nous sommes qui fait alterner les séjours à Londres et les fréquentes visites aux environs, regardons le décor du village que l’on croirait planté dans la verdure, uniquement pour le plaisir des yeux, avec la haute tour de sa vieille église enrichie de tombes seigneuriales, ses cottages fleuris dont quelques-uns sont anciens, à pignons en saillie ou à poutres apparentes, tous donnant l’idée du bien-être. Le plus grand des bâtimens est un club. Point de cabarets, me semble-t-il, sauf une maison autorisée à vendre de la bière ; une jolie auberge à enseigne, un abreuvoir auprès duquel subsistent encore les bois du pilori, depuis longtemps hors d’usage ; n’oublions pas une chapelle baptiste à peine plus grande qu’une cabine, indiquant toutefois que les dissidens affirment leur présence, comme ailleurs, dans cette localité de 400 âmes.

Les grandes propriétés ne manquent pas aux alentours. J’ai visité l’une des plus belles, Ashridge Park, dont les hautes futaies de hêtres sont célèbres ; elles se déroulent en avenues, s’éparpillent en bouquets sur des pelouses illimitées où les hardes de daims vagabondent gaîment. Le château pseudo-gothique du temps des Georges n’a de remarquable que ses énormes dimensions. Il a remplacé en 1808 l’ancien château où fut reléguée Elisabeth avant son avènement au trône. L’intérieur du moins a grand air : du vestibule haut comme une église et que parent uniquement des dépouilles et des trophées de chasse, on passe dans le vaste hall rempli d’objets précieux, meubles anciens, faïences de l’Inde, souvenirs de famille et de voyage. Deux vitrines gardent les ouvrages à l’aiguille faits par la future reine pendant sa captivité. Ils sont d’une fraîcheur étonnante et attestent qu’Elisabeth fut habile brodeuse ; mais plus curieux que ces bonnets, ces chaussures, ces portefeuilles, ces coussins, sont les pièces de la layette qu’elle prépara pour l’enfant prématurément annoncé de sa sœur Marie, lequel ne devait jamais naître et qui, s’il fût né, l’eût privée de la couronne.

Dès le hall, les portraits du maître et de la maîtresse de céans, l’un par Watts, l’autre par Leighton, vous accueillent ; le premier superbe, avec cette noblesse, cette sorte de grandeur historique et cette pénétration du caractère qui élève les portraits de Watts au-dessus des questions de costume et de temps. Le grand salon est un musée ; on m’y désigne un Rembrandt, deux Titien, un Franz Hals, quelques œuvres de valeur confondues avec d’autres qui ne comptent pas. Il me reste surtout le souvenir d’une magnifique marine de Cuyp.

La chapelle renferme la pierre tombale d’un des anciens abbés, — car le château fut d’abord une abbaye, — et des vitraux dont l’un, me dit-on, dessiné par Holbein ; mais je n’ai d’yeux que pour le jardin d’hiver avec vue sur le parc où l’on découvre certain chemin montant, vert d’émeraude, qui s’offre de loin pour vous mener vers des inconnus mystérieux. Autour de la vasque Louis XVI, en bronze, occupant le milieu de cette retraite embaumée, des fleurs rares, créations nouvelles de jardiniers inventeurs et artistes, se détachent comme autant de joyaux délicats sur un fond de palmes. Aujourd’hui, plus que jamais, les dames anglaises ont la passion des fleurs, et non pas seulement pour en orner leurs demeures, mais pour les cultiver elles-mêmes. Le jardinage est devenu à la mode, avec cette fureur qui chez nos voisins transforme très vite en engouement ce qui resterait chez nous à l’état de goût. C’est le thème favori des conversations et les écoles d’horticulture permettent aux jeunes filles d’acquérir les connaissances techniques les plus étendues.

Dans notre réunion se trouve une charmante Américaine fort experte en ces matières. Elle est jardinière-paysagiste de profession, c’est-à-dire qu’aux États-Unis elle se consacre à créer et à entretenir des jardins ; elle les inspecte, en surveille la culture, ce qui l’oblige à des tournées régulières comportant une vie errante, assez dure, nous dit-elle. Ses jardins sont épars sur de grands espaces et elle s’occupe aussi de l’exploitation des bois, car la sylviculture a pénétré depuis peu en Amérique où il semblait que les forêts fussent inépuisables ; mais on les a si brutalement détruites qu’il faut maintenant aménager ce qui reste. Le directeur du mouvement est venu, comme font les Anglais, apprendre son métier à notre Ecole forestière de Nancy : il a beaucoup d’habiles collaborateurs parmi lesquels des collaboratrices. C’est à peine si la jeune personne qui nous dit ces choses se réserve dans l’année deux mois de vacances ; elle les passe en Europe à étudier. Les jardins d’Ashridge, entre autres, lui fournissent un enseignement précieux.

Nous les parcourons avec autant de curiosité que de plaisir, car à chaque pas c’est une surprise nouvelle. Par exemple, des guirlandes de feuillages rougeoyans s’enlacent aux arceaux du vieux cloître ; de là on gagne les terrasses à la française avec dessins fleuris d’animaux héraldiques ; on tombe ensuite dans une serre chaude où jaillissent follement les lianes, les plantes tropicales. Puis c’est une grotte profonde, toute bruissante de sources dont l’humidité fait vivre une variété de fougères ; enfin, poème plus beau que le reste, c’est le jardin des roses fermé par des murs épais de laurier auxquels s’appuie un hémicycle de colonnes torses aux chapiteaux de roses. Prisonnières dans cette enceinte, toutes les espèces étalent leurs couleurs, exhalent leurs parfums. L’heure du grand épanouissement est passée, mais on ne peut s’empêcher cependant de songer à un coin du fabuleux Paradou. Plus loin, après que l’on a côtoyé d’énormes massifs de rhododendrons, sur un espace découvert, l’odorat est tout à coup frappé par d’autres senteurs pénétrantes et comme épicées, celles du thym, de la sauge, de la lavande, du romarin, de tous les simples, de toutes les herbes que peuvent réclamer la cuisine et la pharmacie.

Et quels arbres ! Une compagnie d’ormes centenaires ; le chêne planté en 1832 par la reine Victoria, jardinière émérite elle-même ; enfin la fameuse rangée de tilleuls, qui étendent d’un geste si ample leurs membres énormes savamment recourbés ; c’est à droite et à gauche comme un dais prolongé de verdure ; on dirait une double avenue. A l’ombre de ces géans se promenait Elisabeth lorsqu’un messager vint lui annoncer la mort de Marie et saluer en elle la reine. Il est vrai que la même tradition s’attache au parc de Heathfield.

Les ifs qui montent la garde devant le château sont presque aussi anciens que ces tilleuls du temps des Tudors. Ils marquent l’entrée de la salle de spectacle. Nous nous reposons au retour dans une loggia extérieure où un vélum de toile de Perse offre son abri à d’innombrables nids d’hirondelles. Quelqu’un me demande s’il est vrai que l’on ait la cruauté en France de manger ces jolis oiseaux. Légende qui fait le pendant de celle à laquelle nous devons le surnom de mangeurs de grenouilles. Combien d’autres seraient à détruire quand il s’agit des Français ! Il est vrai que, faute de savoir ou de comprendre, nous usons souvent des mêmes calomnies à l’égard de nos voisins.


III. — CLUBS DE FEMMES. — PROFESSIONS FÉMININES

A Londres j’habite mon club, le Lyceum, récemment fondé et où, comme dans les clubs d’hommes, un certain nombre de chambres à coucher sont assurées aux membres. A première vue, il ne semblait pas que la création d’un nouveau club féminin fût précisément nécessaire dans une ville qui en compte déjà une trentaine. Mais celui-ci a un caractère particulier : il est international et sert de centre aux femmes de tous pays s’occupant de littérature, de science ou d’art.

Depuis dix ans, nous disent les fondateurs, ces professions, intimement liées entre elles, sont devenues pour les femmes, dans le monde entier, un champ d’activité très important ; de leur union, naîtra une organisation considérable, ayant pour le bien commun une puissante influence, pratiquement utile aussi à chacun des membres en particulier.

Déjà 1 600 femmes de toutes nationalités sont inscrites. J’ai même rencontré dans nos salons de lecture une très jolie Indienne en costume de son pays et que, faute de savoir son nom, j’appelle, sous les draperies orange et jaune pâle qui vont bien à son teint d’ambre et à ses cheveux d’un noir bleuâtre, la princesse Badoure.

Des Lyceum Clubs tendent à s’établir dans les principales villes de l’Europe, à Paris, à Berlin, à Rome, en Hollande. Je ne sais ce que seront ces succursales indépendantes, mais le club de Londres est parfait. Qu’on se figure une des maisons élégantes à portiques de granit poli qui décorent l’extrémité de Piccadilly, voisine de Hyde Park Corner. Sous les tendines extérieures des balcons, quelques dames lisent ou causent assises à l’ombre, en face du Green-Park verdoyant de l’autre côté de l’avenue. Le hall, au rez-de-chaussée, est le théâtre d’un perpétuel va-et-vient ; on y passe, on s’y aborde avant de s’installer soit dans l’un des salons où à toute heure nous pouvons venir prendre le thé, en amenant nos amis, soit dans la « salle de silence, » où il est possible de travailler aussi tranquillement que chez soi, à portée d’une bibliothèque et d’une grande table couverte de revues, de journaux américains ou anglais. (Je souhaiterais que quelques journaux français y fussent joints.) Si vous ne voulez que remettre en ordre votre toilette, des lavabos, un coiffeur, une ouvrière armée de son aiguille vous attendent en permanence ! Montez l’escalier presque monumental. Vous trouvez au premier étage une salle de réception où la plus nombreuse compagnie circulerait à l’aise. De l’autre côté du largo palier, aux recoins garnis de divans, les salles à manger sont ouvertes, de huit à dix heures du matin pour le déjeuner, de une heure à deux heures pour le lunch, de sept à neuf pour le dîner et encore après le théâtre pour le souper. Il y en a une exclusivement destinée aux membres et où l’on dîne, si l’on veut, en costume de voyage ; dans l’autre, ces dames peuvent recevoir, de la façon la plus recherchée ou la plus simple à leur gré. Trois menus de prix différens selon le nombre de plats, mais également soignés, s’offrent à votre choix. Rien de joli comme l’aspect de cette grande salle blanche, parée de verdure et de fleurs, avec des femmes en toilettes, assises aux petites tables qu’éclaire discrètement la lumière électrique. Le service est fait, sous les ordres de maîtres d’hôtel, par un bataillon bien discipliné de house-maids, blanches et noires comme de petites pies, bonnet envolé, tablier à bavette, hautes manchettes blanches. D’une façon générale la domesticité est telle qu’on pourrait la souhaiter dans les maisons particulières du pays où l’on est le mieux servi et qui a sous tous les rapports le plus d’exigences. Encore un étage, et vous êtes au bureau de renseignemens, l’un des traits importans du club. La littérature et les arts des différens pays y fraternisent sous les auspices de la secrétaire générale, Miss Constance Smedley, également douée pour le roman[1], le dessin et la musique, active, éloquente et dont l’esprit de propagande est des plus séduisans. Au moyen de ce bureau d’informations, vous correspondez avec les publicistes, les éditeurs, les directeurs de théâtre ; des renseignemens détaillés sont fournis sur le genre d’ouvrages qui se font accepter ici ou là. Avez-vous besoin d’un traducteur ? Souhaitez-vous que des recherches soient faites à votre intention dans les musées ou les bibliothèques ? Demandez-vous à entrer en communication avec les universités, les laboratoires, les sociétés scientifiques qui admettent des femmes ? Et sur les théâtres, les concerts, les conférences, les magasins, vous apprendrez tout ce que la personne la plus interrogante peut désirer savoir. S’il vous plait de contribuer aux expositions de peinture ou d’art industriel, le club se charge des envois. Il vous fera parvenir les coupures de presse ; les illustratrices seront averties des travaux proposés ; les voyageuses obtiendront des lettres de recommandation pour l’accès de tel ou tel centre d’études à l’étranger.

Des expositions de peinture doivent se succéder au club, afin de mettre en valeur, avec l’aide d’un jury compétent, les œuvres françaises, allemandes, italiennes, hollandaises. Aux femmes de lettres du monde entier la presse britannique ouvrira des débouchés. Tout cela paraît bien ambitieux ; mais Miss Smedley a derrière elle son père, un organisateur de premier ordre. N’a-t-il pas su, au moyen de ce qu’il appelle l’Association sans but de bénéfice, amener à se soutenir par leurs propres forces les maisons de convalescence pour ouvriers de Birmingham (Convalescent homes of ihe Birmingham hospital fund), inaugurant à ses risques une expérience qui a pleinement réussi, puisqu’un quart de million de livres sterling (6 975 000 francs) a été levé en monnaie de cuivre dans l’espace d’une dizaine d’années ? Le versement était, je crois, de quatre pence par semaine. Cinq maisons, aménagées selon toutes les lois du confort et de l’hygiène, existent maintenant dans des sites pittoresques et salubres, les unes réservées aux souscripteurs, les autres à leurs femmes et à leurs enfans. Ce genre d’assistance amicale fait fortune en Angleterre ; on encourage les membres de telle ou telle association à marcher seuls en guidant leurs premiers pas ; il suffit d’un simple coup d’épaule. Quand le coup d’épaule est donné par des hommes de la force de M. Smedley, il ne peut manquer d’être efficace. Et puis les donations se succèdent, l’une entraînant l’autre, et voilà comment un club dont les premiers membres n’ont eu à payer que vingt-cinq francs de cotisation annuelle, plus les vingt-cinq francs d’entrée, peut faire face à des frais énormes. Une idée intéressante lancée à l’heure opportune est toujours bien accueillie : or le but principal du Lyceum Club a été parfaitement défini ainsi qu’il suit : l’union intime des femmes de lettres et de science, union d’autant plus profitable à chacune et à toutes que les représentantes des différens pays pourront être ainsi mises en rapports, soit personnellement, soit par correspondance, et que l’horizon de leur pensée s’en trouvera élargi.

Déjà le nombre est grand des étrangères en voyage qui viennent au Lyceum Club apprendre que l’Angleterre est par excellence la terre de l’hospitalité. Hospitalité prudente d’ailleurs et entourée de toutes les garanties, car chaque admission est discutée par un comité où figurent des noms tels que ceux de Lady Frances Balfour, de la comtesse d’Aberdeen, de Mrs Moberly Bell, la femme si distinguée de l’éditeur du Times, de Mrs Humphry Ward, de la duchesse de Sutherland, etc. Ce qui m’est apparu de ce Comité au lunch de bienvenue qui me fut offert, m’a paru réaliser avec autant de dignité que de grâce l’idéal de confraternité et de solidarité dont partout on parle en se bornant souvent aux paroles. Pas l’ombre de pédantisme, aucune revendication bruyante des droits de la femme ; un peu trop de cigarettes peut-être. Les Anglaises d’aujourd’hui fument autant que les Russes.

Ma chambre, à l’étage le plus élevé de la maison, rendu facilement accessible par un ascenseur sans cesse en mouvement, donne comme une loge de théâtre sur le spectacle animé du plus riant quartier de Londres. Il n’y a pas à Paris de rue qui ressemble à Piccadilly, sauf peut-être la rue de Rivoli avec l’horizon du jardin des Tuileries. Cette interminable avenue devient, plus haut, brillamment commerçante, mais elle semble aboutir ici à un coin de campagne boisée. Mes observations commencent de bonne heure, quand les moutons du parc sont seuls éveillés avec moi, bien avant que les omnibus bariolés d’affiches, décorés de drapeaux, se soient mis à défiler tout près les uns des autres. Le grand matin, avec ses lentes vapeurs grises, peu à peu chassées par une lumière diffuse que l’on dirait humide, me fait des récits de misère ; il me raconte l’histoire des pauvres diables assoupis sur les bancs de l’avenue qui sépare le parc de Piccadilly ; leurs épaules veules s’arrondissent sous des vêtemens couleur de terre. Je remarque dans ce silence et cette solitude les moindres objets. Quelle est par exemple sur le boulevard même, cette longue tablette peinte en vert, que soutiennent deux espèces de piliers ? C’est un débris de la vieille Angleterre. À cette tablette les porteurs de fruits et de légumes, en route vers le marché de Drury Lane, s’adossaient jadis pour se reposer un instant du poids de la hotte. Elle reste unique de son espèce ; jadis il y en avait de distance en distance. De même les bornes ont disparu de Paris.

Voici les premières voitures, celles qui ramassent la boue ; elles sont d’une curieuse propreté, bien lavées, bien attelées, harnais enrichis de cuivre. Et maintenant c’en est fait du calme de l’aurore. Incessante procession des omnibus de toute couleur, allant partout, d’abord presque vides, puis chargés sur l’impériale d’hommes qui se précipitent pour deux pence à leurs affaires, de jeunes filles en robes blanches trônant au milieu des annonces : Sergent Bruce, Miss Ella and her Lions, Earl’s Court, les attractions du moment, petits théâtres, expositions populaires ; ou encore drogues et nourriture ; Eno’s fruit salt, Grape nuts, Nestlé milk. Et les couleurs nationales de flotter à la brise.

Musique militaire, aigre et stridente, de fifres et de flageolets, défilé à l’orée du Parc de fantassins en vestes blanches, tous bien découplés et paraissant tous se ressembler entre eux dans leur impassibilité de soldats de plomb. Le mouvement des jambes, accompagné du balancement régulier d’un bras, semble automatique. Officiers à cheval reluisans, astiqués, eux aussi, comme l’est un jouet tout neuf sorti d’une boîte. Des gamins de couleur uniforme, ce brun particulier qui participe de la boue et de la fumée de Londres, courent à droite et à gauche, sur les pelouses, suivant la troupe avec une silencieuse énergie. Peut-être viennent-ils de faire un plongeon dans la Serpentine, qui, jusqu’au coup de huit heures, est livrée à leurs ébats aquatiques. La caserne Wellington n’est pas loin, ni la Parade ; j’aperçois souvent, dans le vert des avenues qui rejoignent Hyde Park Corner, la silhouette plus grande que nature de quelqu’une de ces splendides cariatides équestres, les Horse Guards.

La réception des dames américaines, venues en Angleterre, sur l’invitation de l’Association britannique, visiter les divers écoles et collèges, me trouve, fort à propos, au Lyceum. Un club du même nom s’est fondé sans retard dans leur pays. Les représentantes de plusieurs universités des Etats-Unis assistent au lunch d’une centaine de couverts qui réunit les notabilités de l’Association et des voyageurs français, allemands, etc. Plusieurs discours sont prononcés pour le triomphe des Américaines, toutes habituées à parler en public. Les présidentes de Barnard Collège, de Wellesley, de Mount Holyoke et un professeur de zoologie de Bryn Mawr s’expriment avec aisance, souvent avec esprit. Le premier toast a été porté à la Reine par Mrs Moberly Bell qui préside. Après elle Miss Béatrice Harraden insiste sur la nécessité pour les peuples de s’entendre, de se pénétrer en dépit des barrières élevées par les différences de langues, et autres raisons.

Tout le monde connaît Béatrice Harraden dont le beau livre d’une originalité poignante, Ships that pass in the night, a été admirablement traduit en français sous ce titre : Des ombres qui passent. Elle est bien la femme que laisse pressentir son œuvre, l’air jeune, délicate, nerveuse, très brune et comme brûlée au feu d’une ardente mélancolie. À ce que je lui dis du roman, qui m’a tant émue naguère, elle répond avec simplicité que les femmes ne savent pas peindre les figures masculines et que si elle a une fois réussi, c’est que son héros est un malade : le portrait de l’homme normal offre des difficultés presque insurmontables. Cependant elle fait du théâtre[2] et travaille avec passion, heureuse de pouvoir aborder le public corps à corps pour ainsi dire. Mais on voit que le succès n’est pas sa préoccupation dominante ; sa joie est de chercher.

On parle beaucoup de la guerre ; un naturaliste connu qui revient presque aveugle du Japon, où il a professé pendant de longues années dans les Universités, ne tarit pas sur « ce pays délicieux pour lequel il a pris un billet de retour. » Il est écouté avec faveur, car les Japonais ont toutes les sympathies anglaises ; l’attention générale est fixée sur leurs victoires affichées dans les rues de Londres avant la publication des journaux, sans grand souci, comme il arrive, de l’authenticité des nouvelles. Il va de soi que l’espérance de voir la guerre en général cesser par suite de l’horreur même qu’elle inspire est exprimée comme elle le serait dans toute autre réunion. Mais plusieurs de ces dames secouent la tête : « L’homme, disent-elles, est un animal de combat, a fightinq animal. » Et mon voisin de table me cite à demi-voix ce mot de Strauss : « La guerre finira quand les enfans naîtront d’une conversation intellectuelle. » C’est-à-dire lorsque c’en sera fait des passions, de la brutalité humaine.

Un professeur suppléant au Collège de France, qui a étudié à Cambridge et qui aime la vie anglaise, répond cordialement aux nombreux partisans de l’entente nouvelle entre nos deux pays. Il y en a, je crois, autant que de convives ; la visite du Président Loubet, les égards tout spéciaux que lui a témoignés le Roi, dont jamais l’accueil pour aucun souverain n’a été plus flatteur, ont produit un grand effet en Angleterre. Le jeune professeur reste sur son terrain ; mais on lui sait gré de signaler les avantages précieux que peut produire l’alliance de la science française, peut-être trop absolue, trop portée aux abstractions, et de la science anglaise, peut-être trop pratique et trop positive.

Je ne voudrais pas que l’on prît nos toasts pour un prétexte à de copieuses libations. Anglaises et Américaines ne boivent généralement que de l’eau, mais on fait circuler certain breuvage intitulé claret (bordeaux) ou hocks (vin du Rhin) selon qu’il est blanc ou rouge ; le citron y domine avec d’autres ingrédiens ; dans le liquide flottent de jolis feuillages ; c’est très rafraîchissant et cela ne grise pas.

L’espoir de la création du Lyceum parisien est chaudement acclamé. En général toutes ces dames ont peine à concevoir comment nous avons pu jusqu’ici nous passer de clubs. Elles me rappellent à rebours une lettre amusante de lady Wortley Montague, racontant sa visite dans un harem de Constantinople où ses hôtesses turques s’apitoient sur le corset qui doit être pour elle un instrument de torture, le symbole même de la jalousie d’un mari barbare. N’avoir pas de club, n’en avoir jamais eu ! Quelle inconcevable privation ! Il est vrai qu’il y a cinquante ans ni les Anglaises ni les Américaines n’étaient mieux favorisées. — Vous y viendrez à votre tour, me disent-elles ; le club vous paraîtra indispensable. C’est en réalité une des grandes ressources de la vie.

Je leur demande si elles n’en ont pas un peu trop ? Déjà on m’a nommé l’Alexandra Club, l’Alliance Club, l’Empress Club, le Green Park Club, le New Coventry Club, le Ladies’ Athenaeum, le Sésame Club, le fameux Pioneer Club, dont lady Hamilton est présidente, et où se discutent à jour fixe des questions littéraires, esthétiques et sociales. Il en existe bien d’autres. Quelques dames appartiennent à plusieurs clubs et n’en négligent aucun. Leur reste-t-il beaucoup de temps pour le home ? Elles me répondent qu’il y a temps pour tout, que ces Clubs étant de caractères très différens, il est agréable de passer de l’un à l’autre selon la disposition où l’on se trouve. Par exemple pour n’en citer qu’une, Mrs O. B., auteur dramatique, romancier, correspondante de guerre, conférencière, le seul journaliste féminin qui ait interviewé lord Kitchener à Khartoum, Mrs O. B., qui a voyagé non seulement dans l’Europe entière, mais en Californie, en Afrique, au Mexique, aux îles Canaries, est membre de trois clubs, le club des dames de l’Armée et de la Marine, le club des Ecrivains et le Lyceum. Mais l’activité américaine est en elle ! Beaucoup d’Anglaises sont d’avis, au contraire, que la vie de club peut être en effet un abus, un obstacle à l’intimité, une ennemie du foyer ; que, comme toute autre chose, elle a ses avantages et ses inconvéniens, et qu’il faut en user avec modération. L’existence à la campagne qui est celle du grand nombre (combien d’habitations particulières à Londres ne servent pour ainsi dire que de pied-à-terre à leurs possesseurs) fait cependant du Club, au point de vue matériel, une nécessité. On peut y venir en passant, à l’improviste, et, si l’on ne veut pas encore ouvrir sa maison, y inviter à dîner avec moins de dérangement que chez soi.

Or la vie de Paris, devenue quelque peu cosmopolite, n’est pas sans ressembler parfois à la vie de Londres. Et il y aurait pour les femmes qui travaillent d’inappréciables avantages dans tous les pays civilisés à posséder un Lyceum, tranquille, sérieux, étranger à l’esprit de coterie. Mais de trente clubs rivaux, que le ciel nous préserve ! Ce serait la fin des salons que nous ne voulons pas croire à tout jamais morts et enterrés. Tâchons de ne rien perdre de ce qui est à nous, tout en profitant dans une juste mesure de l’exemple des autres. Du reste il n’y a pas de raison pour que les clubs se multiplient à Paris ; la Parisienne est la créature du monde qui redoute le moins l’ennui ; et c’est la crainte de l’ennui qui crée la plupart des clubs. On se rassemble contre cet ennemi-là.

L’erreur serait grande de se figurer les clubs féminins de Londres comme autant de repaires de bas bleus : il y en a qui sont tout le contraire, créés en vue des sports, des voyages, etc., par exemple le New Vagabond Club, le Golf Club, le Traveller’s Club, — ce dernier dans Saint James Court, une sorte de patio espagnol, avec fontaine au milieu, et tout autour de jolies maisons à pignons, ornées d’émaux et de faïences, un décor méridional encadrant ce qu’on appelle la Maison de la Reine, qui devrait, vu sa dimension, s’appeler plutôt Maison de Poupée, la coquille infiniment élégante d’un petit club consacré au loisir, sans intentions utiles. Les pièces sont décorées à la française, ses membres se plaisent à le dire, en me montrant les boiseries Louis XV, les tentures Pompadour. Seule la bibliothèque rappelle que nous sommes chez des voyageuses ; une haute frise y représente des navires ballottés par les flots. Chaque semaine une causerie sans prétention fait voyager ces dames dans leur fauteuil. En parlant d’ascensions ou de traversées, on est toujours sûr d’exciter un vif intérêt. Toutes les Anglaises sont au fait des questions géographiques et se passionnent pour la politique de conquête. Les récens événemens du Thibet, l’entrée du colonel Younghusband à Lhassa sont loin de les trouver indifférentes. Et elles admettent très bien que leur sexe prenne part à l’extension coloniale. Une de mes amies dont les fils se sont distingués aux Indes et en Afrique me disait bravement, en exprimant le désir qu’il y eût moins d’écoles d’art et plus d’écoles ménagères en Angleterre : « Au moins, celles-ci préparent les femmes à émigrer ; nos hommes partent ; qu’elles les suivent ! »

Et puis on revient au thème inépuisable des carrières féminines, et la question est, je dois le reconnaître, traitée avec beaucoup plus de sagesse que chez nous. Un pays qui a un million de femmes en trop est bien obligé de réfléchir aux moyens pratiques de procurer à ces isolées des moyens d’existence. Sans doute il y a la foule des authoresses ; sous ce rapport les Anglaises nous ont donné l’exemple, de même que les Anglais nous ont entraînés vers les sports ; mais des deux côtés les imitateurs semblent disposés à tomber dans l’exagération, au moment même où s’assagissent leurs modèles. De tous les romanciers du monde, Mrs Humphry Ward est peut-être celui qui gagne le plus ; on parle de sommes si énormes que je n’ose les transcrire de crainte d’erreur, et une douzaine de femmes telles que Mrs Margaret Woods, Mrs Craigie (John Oliver Hobbes), Lucas Mallet (Mrs Harrison, la fille de Charles Kingsley), tiennent un bon rang parmi les écrivains d’aujourd’hui. Mais, génie naturel à part, les préoccupations sociales ont poussé beaucoup d’intelligences hors du domaine purement littéraire et esthétique. C’est la profession de nurse, d’infirmière, qui fait fureur ; des femmes de haut rang deviennent nurses comme il en est qui deviennent chez nous sœurs de charité ; seulement le nombre des nurses est beaucoup plus grand.

J’ai déjà dit que l’enseignement, l’enseignement surtout appliqué aux misérables, avait plus d’adeptes féminins que jamais ; et les écoles professionnelles, sous de très hauts patronages, encouragent l’étude de la reliure, du vitrail, de la broderie décorative, de la sculpture sur bois, de la bijouterie d’art. William Morris et ceux de son école ont glorifié les arts mineurs auxquels, avec ou sans talent, se consacrent beaucoup de jeunes filles.

Je vais visiter dans l’antre, où elle dérobe aux regards ses opérations, comme jadis les vieux alchimistes, une de mes collé gués du Lyceum Club. Elle habite seule une sorte de joujou hollandais en brique et à pignon : trois chambres au rez-de-chaussée. La pièce du fond est le laboratoire où Miss C. fait toute sa « cuisine » elle-même, ni plus ni moins que Bernard Palissy. Devant moi elle broie ses émaux et en décore les objets d’argent ou de cuivre qu’elle a préalablement forgés, martelés d’après ses propres dessins. Deux fours minuscules occupent les angles de l’atelier ; très peu d’outils avec cela, et voici les résultats : délicates pièces d’argenterie pour cadeaux de baptême, gobelets encerclés de rondes d’enfans à la Greenaway, garnitures de toilette, portraits en relief d’après nature. Les commandes viennent suffisamment nombreuses, paraît-il, la jeune artiste est satisfaite de son sort ; elle a quatre élèves qui l’aident dans sa besogne en se contentant d’un faible salaire, parce qu’elles attrapent en même temps les secrets du métier et envoient leurs travaux personnels avec ceux de la « patronne » aux nombreuses expositions organisées par les clubs et autres sociétés protectrices des femmes artistes, sans parler de l’exposition annuelle des Beaux-Arts.

— Mais, me dit leur maîtresse, elles sont surtout commerçantes, tandis que moi, je travaille avec amour, à mes heures, faisant ce qui me plaît sans trop me soucier de l’approbation des marchands, puisque je n’ai pas absolument besoin de gagner ma vie. J’ai étudié à l’étranger, à Paris surtout ; je vais quelquefois l’été dans la montagne m’emplir les yeux de belles formes et de belles couleurs ; je ne dépends que de moi-même.

Le commerce pur et simple est, chose singulière, adopté par les classes supérieures. Il ne faut pas oublier que les Anglais sont un peuple marchand et qu’ils prétendent descendre d’une tribu perdue d’Israël. Des femmes appartenant à la meilleure société ont très ostensiblement à Londres une maison de modes, de lingerie ou de couture. Depuis que lady Warwick a mis son nom en toutes lettres pendant quelque temps sur la porte d’un magasin de Bond Street, pour mieux lancer les affaires de jeunes filles qu’elle patronne, il est devenu « bon genre » d’ouvrir boutique. On sait que la philanthropie de lady Warwick s’exerce surtout envers les demoiselles bien nées et bien élevées, en quête d’une profession. C’est ce qui a déterminé la fondation du fameux « Lady Warwick’s Hostel » où sont enseignés l’horticulture, l’élevage des volailles et des abeilles, la direction d’une laiterie, enfin tout ce qui peut faire de bonnes jardinières et de bonnes fermières ; elle a voulu de même former des marchandes, et, comme tout devient très vite en Angleterre affaire de vogue, on se précipite dans cette voie nouvelle.

J’ai rencontré, mêlée à un cercle fort distingué, certaine jeune femme d’aussi bonne famille qu’aucune des dames présentes, qui parlait sans aucun embarras de son magasin de curiosités. Elle court les ventes depuis peu, achète et revend des bibelots, se charge aussi de décorer les intérieurs. Gaiement elle se plaignait du mauvais goût de certains de ses cliens qui l’obligeaient à « faire des horreurs. » Là-dessus de vives protestations s’élevèrent. On l’engagea fort à refuser tout travail qui la discréditerait, à imposer ses idées aux gens moins renseignés qu’elle-même sur ce qui doit se faire. Il fallait leur insinuer doucement qu’ils n’avaient que de l’argent, tandis que la décoratrice possédait l’expérience qui s’acquiert dans la meilleure compagnie. C’est ainsi en effet qu’a réussi certaine couturière, d’élégante origine, qui par ce prestige attire chez elle la foule des provinciales et des bourgeoises riches. En regardant évoluer dans une espèce de théâtre des mannequins bien choisis, les acheteuses se laissent séduire par telles toilettes qui, transportées sur leurs épaules, subissent la métamorphose légendaire des diamans en cailloux. Mais elles sont seules à ne pas le savoir, et la clientèle augmente toujours, le plaisir de vanité qu’éprouvent des roturières à commander chez une grande dame et à la payer y contribuant peut-être.

Encore celle-ci est-elle devenue commerçante une bonne fois, ce qui l’a nécessairement retranchée du monde des oisifs, mais pour la plupart les affaires sont un marchepied. Dans tout pays où la dot ne s’impose pas, il y a autant de chances d’être remarquée derrière un comptoir que dans un salon. Les plus jolies le savent. J’en pourrais citer une qui, faute du talent et des fonds nécessaires, se mit simplement à vendre du thé. Elle eut aussitôt beaucoup d’admirateurs et fit un assez brillant mariage. Le péril, c’est que certains maris décavés ne comptent un peu trop sur le succès de la modiste ou de la couturière. Mais, en insistant sur ce point, nous retomberions dans la grave discussion du travail des femmes avec ses avantages et ses inconvéniens, et on ne doit chercher ici que des notes à bâtons rompus.


TH. BENTZON.

  1. Les deux premiers livres de Miss Smedley qui ont paru coup sur coup, An April Princess et For Hearl of Gold indiquent une brillante imagination cherchant sa voie hors des chemins battus. Elle a fait jouer aussi une comédie.
  2. Plusieurs authoresses anglaises abordent le genre dramatique. Mrs Ward va donner, dit-on, au théâtre de Sa Majesté une pièce qui sera peut-être aussi jouée en France : Agatha.