Impressions d’Afrique/Chapitre I

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A. Lemerre (p. 1-16).

I


Vers quatre heures, ce 25 juin, tout semblait prêt pour le sacre de Talou VII, empereur du Ponukélé, roi du Drelchkaff.

Malgré le déclin du soleil, la chaleur restait accablante dans cette région de l’Afrique voisine de l’équateur, et chacun de nous se sentait lourdement incommodé par l’orageuse température, que ne modifiait aucune brise.

Devant moi s’étendait l’immense place des Trophées, située au cœur même d’Éjur, imposante capitale formée de cases sans nombre et baignée par l’océan Atlantique, dont j’entendais à ma gauche les lointains mugissements.

Le carré parfait de l’esplanade était tracé de tous côtés par une rangée de sycomores centenaires ; des armes piquées profondément dans l’écorce de chaque fût supportaient des têtes coupées, des oripeaux, des parures de toute sorte entassés là par Talou VII ou par ses ancêtres au retour de maintes triomphantes campagnes.

À ma droite, devant le point médian de la rangée d’arbres, s’élevait, semblable à un guignol géant, certain théâtre rouge, sur le fronton duquel les mots « Club des Incomparables », composant trois lignes en lettres d’argent, étaient brillamment environnés de larges rayons d’or épanouis dans toutes les directions comme autour d’un soleil.

Sur la scène, actuellement visible, une table et une chaise paraissaient destinées à un conférencier. Plusieurs portraits sans cadre épinglés à la toile de fond étaient soulignés par une étiquette explicative ainsi conçue : « Électeurs de Brandebourg ».

Plus près de moi, dans l’alignement du théâtre rouge, se dressait un large socle en bois sur lequel, debout et penché, Naïr, jeune nègre de vingt ans à peine, se livrait à un absorbant travail. À sa droite, deux piquets plantés chacun sur un angle du socle se trouvaient reliés à leur extrémité supérieure par une longue et souple ficelle, qui se courbait sous le poids de trois objets suspendus à la file et distinctement exposés comme des lots de tombola. Le premier article n’était autre qu’un chapeau melon dont la calotte noire portait ce mot : « PINCÉE » inscrit en majuscules blanchâtres ; puis venait un gant de Suède gris foncé tourné du côté de la paume et orné d’un « C » superficiellement tracé à la craie ; en dernier lieu se balançait une légère feuille de parchemin qui, chargée d’hiéroglyphes étranges, montrait comme en-tête un dessin assez grossier représentant cinq personnages volontairement ridiculisés par l’attitude générale et par l’exagération des traits.

Prisonnier sur son socle, Naïr avait le pied droit retenu par un entrelacement de cordages épais engendrant un véritable collet étroitement fixé à la solide plate-forme ; semblable à une statue vivante, il faisait des gestes lents et ponctuels en murmurant avec rapidité des suites de mots appris par cœur. Devant lui, posée sur un support de forme spéciale, une fragile pyramide faite de trois pans d’écorce soudés ensemble captivait toute son attention ; la base, tournée de son côté mais sensiblement surélevée, lui servait de métier à tisser ; sur une annexe du support, il trouvait à portée de sa main une provision de cosses de fruits extérieurement garnies d’une substance végétale grisâtre rappelant le cocon des larves prêtes à se transformer en chrysalides. En pinçant avec deux doigts un fragment de ces délicates enveloppes et en ramenant lentement sa main à lui, le jeune homme créait un lien extensible pareil aux fils de la Vierge qui, à l’époque du renouveau, s’élongent dans les bois ; ces filaments imperceptibles lui servaient à composer un ouvrage de fée subtil et complexe, car ses deux mains travaillaient avec une agilité sans pareille, croisant, nouant, enchevêtrant de toutes manières les ligaments de rêve qui s’amalgamaient gracieusement. Les phrases qu’il récitait sans voix servaient à réglementer ses manigances périlleuses et précises ; la moindre erreur pouvait causer à l’ensemble un préjudice irrémédiable, et, sans l’aide-mémoire automatique fourni par certain formulaire retenu mot à mot, Naïr n’aurait jamais atteint son but.

En bas, vers la droite, d’autres pyramides couchées au bord du piédestal, le sommet en arrière, permettaient d’apprécier l’effet du travail après son complet achèvement ; la base, debout et visible, était finement indiquée par un tissu presque inexistant, plus ténu qu’une toile d’araignée. Au fond de chaque pyramide, une fleur rouge fixée par la tige attirait puissamment le regard derrière l’imperceptible voile de la trame aérienne.

Non loin de la scène des Incomparables, à droite de l’acteur, deux piquets distants de quatre à cinq pieds supportaient un appareil en mouvement ; sur le plus proche pointait un long pivot, autour duquel une bande de parchemin jaunâtre se serrait en épais rouleau ; clouée solidement au plus éloigné, une planchette carrée posée en plate-forme servait de base à un cylindre vertical mû avec lenteur par un mécanisme d’horlogerie.

La bande jaunâtre, se déployant sans rupture d’alignement sur toute la longueur de l’intervalle, venait enlacer le cylindre, qui, tournant sur lui-même, la tirait sans cesse de son côté, au détriment du lointain pivot entraîné de force dans le mouvement giratoire.

Sur le parchemin, des groupes de guerriers sauvages, dessinés à gros traits, se succédaient dans les poses les plus diverses ; telle colonne, courant à une vitesse folle, semblait poursuivre quelque ennemi en fuite ; telle autre, embusquée derrière un talus, attendait patiemment l’occasion de se montrer ; ici, deux phalanges égales par le nombre luttaient corps à corps avec acharnement ; là, des troupes fraîches s’élançaient avec de grands gestes pour aller se jeter bravement dans une lointaine mêlée. Le défilé continuel offrait sans cesse de nouvelles surprises stratégiques grâce à la multiplicité infinie des effets obtenus.


En face de moi, à l’autre extrémité de l’esplanade, s’étendait une sorte d’autel précédé de plusieurs marches que recouvrait un moelleux tapis ; une couche de peinture blanche veinée de lignes bleuâtres donnait à l’ensemble, vu de loin, une apparence de marbre.

Sur la table sacrée, figurée par une longue planchette placée à mi-hauteur de l’édifice et cachée par un linge, on voyait un rectangle de parchemin maculé d’hiéroglyphes et mis debout près d’une épaisse burette remplie d’huile. À côté, une feuille plus grande, faite d’un fort papier de luxe, portait ce titre soigneusement tracé en gothique : « Maison régnante de Ponukélé-Drelchkaff » ; sous l’en-tête, un portrait rond, sorte de miniature finement coloriée, représentait deux jeunes Espagnoles de treize à quatorze ans coiffées de la mantille nationale ― deux sœurs jumelles à en juger par la ressemblance parfaite de leurs visages; au premier abord, l’image semblait faire partie intégrante du document ; mais à la suite d’une observation plus attentive on découvrait une étroite bande de mousseline transparente, qui, se collant à la fois sur le pourtour du disque peint et sur la surface du solide vélin, rendait aussi parfaite que possible la soudure des deux objets, en réalité indépendants l’un de l’autre ; à gauche de la double effigie, ce nom « SOUANN » s’étalait en grosses majuscules ; en dessous, le reste de la feuille était rempli par une nomenclature généalogique comprenant deux branches distinctes, parallèlement issues des deux gracieuses Ibériennes qui en formaient le suprême sommet ; une de ces lignées se terminait par le mot « Extinction », dont les caractères, presque aussi importants que ceux du titre, visaient brutalement à l’effet ; l’autre, au contraire, descendant un peu moins bas que sa voisine, semblait défier l’avenir par l’absence de toute barre d’arrêt.

Près de l’autel, vers la droite, verdissait un palmier gigantesque, dont l’admirable épanouissement attestait le grand âge ; un écriteau, accroché au tronc, présentait cette phrase commémorative : « Restauration de l’empereur Talou IV sur le trône de ses pères ». Abrité par les palmes, de côté, un pieu fiché en terre portait un œuf mollet sur la plate-forme carrée fournie par son sommet.

À gauche, pareillement distante de l’autel, une haute plante, vieille et lamentable, faisait un triste pendant au palmier resplendissant ; c’était un caoutchouc à bout de sève et presque tombé en pourriture. Une litière de branchages, posée dans son ombre, soutenait à plat le cadavre du roi nègre Yaour IX, classiquement costumé en Marguerite de Faust, avec une robe en laine rose à courte aumônière et une épaisse perruque blonde, dont les grandes nattes, passées par-dessus ses épaules, lui venaient jusqu’à mi-jambes.


Adossé à ma gauche contre la rangée de sycomores et faisant face au théâtre rouge, un bâtiment couleur de pierre rappelait en miniature la Bourse de Paris.

Entre cet édifice et l’angle nord-ouest de l’esplanade, s’alignaient plusieurs statues de grandeur naturelle.

La première évoquait un homme atteint mortellement par une arme enfoncée dans son cœur. Instinctivement les deux mains se portaient vers la blessure, pendant que les jambes fléchissaient sous le poids du corps rejeté en arrière et prêt à s’effondrer. La statue était noire et semblait, au premier coup d’œil, faite d’un seul bloc ; mais le regard, peu à peu, découvrait une foule de rainures tracées en tous sens et formant généralement de nombreux groupes parallèles. L’œuvre, en réalité, se trouvait composée uniquement d’innombrables baleines de corset coupées et fléchies suivant les besoins du modelage. Des clous à tête plate, dont la pointe devait sans doute se recourber intérieurement, soudaient entre elles ces souples lamelles qui se juxtaposaient avec art sans jamais laisser place au moindre interstice. La figure elle-même, avec tous ses détails d’expression douloureuse et angoissée, n’était faite que de tronçons bien ajustés reproduisant fidèlement la forme du nez, des lèvres, des arcades sourcilières et du globe oculaire. Le manche de l’arme plongée dans le cœur du mourant donnait une impression de grande difficulté vaincue, grâce à l’élégance de la poignée, dans laquelle on retrouvait les traces de deux ou trois baleines coupées en courts fragments arrondis comme des anneaux. Le corps musculeux, les bras crispés, les jambes nerveuses et à demi ployées, tout semblait palpiter ou souffrir, par suite du galbe saisissant et parfait donné aux invariables lamelles sombres.

Les pieds de la statue reposaient sur un véhicule très simple, dont la plate-forme basse et les quatre roues étaient fabriquées avec d’autres baleines noires ingénieusement combinées. Deux rails étroits, faits d’une substance crue, rougeâtre et gélatineuse, qui n’était autre que du mou de veau, s’alignaient sur une surface de bois noirci et donnaient, par leur modelé sinon par leur couleur, l’illusion exacte d’une portion de voie ferrée; c’est sur eux que s’adaptaient, sans les écraser, les quatre roues immobiles.

Le plancher carrossable formait la partie supérieure d’un piédestal en bois, complètement noir, dont la face principale montrait une inscription blanche conçue en ces termes : « La Mort de l’Ilote Saridakis. » En dessous, toujours en caractères neigeux, on voyait cette figure, moitié grecque moitié française, accompagnée d’une fine accolade :

D U E L { ἦστον.
ἤστην .


À côté de l’ilote un buste de penseur aux sourcils froncés portait une expression d’intense et féconde méditation. Sur le socle on lisait ce nom :

EMMANUEL KANT

Ensuite venait un groupe sculptural figurant une scène émouvante. Un cavalier à mine farouche de sbire semblait questionner une religieuse placée debout contre la porte de son couvent. Au second plan, qui se terminait en bas-relief, d’autres hommes d’armes, montés sur des chevaux bouillants, attendaient un ordre de leur chef. Sur la base, le titre suivant gravé en lettres creuses : « Le Mensonge de la Nonne Perpétue » était suivi de cette phrase interrogative : « Est-ce ici que se cachent les fugitifs ? »

Plus loin une curieuse évocation, accompagnée de ces mots explicatifs : « Le Régent s’inclinant devant Louis XV », montrait Philippe d’Orléans respectueusement courbé devant l’enfant-roi, qui, âgé d’une dizaine d’années, gardait une pose pleine de majesté naturelle et inconsciente.

Contrastant avec l’ilote, le buste et les deux sujets complexes offraient l’aspect de la terre cuite.

Norbert Montalescot, calme et vigilant, se promenait au milieu de ses œuvres, surveillant spécialement l’ilote, dont la fragilité rendait plus redoutable le contact indiscret de quelque passant.

Après la dernière statue, s’élevait une petite logette sans issues, dont les quatre parois, de largeur pareille, étaient faites d’une épaisse toile noire engendrant sans doute une obscurité absolue. Le toit, légèrement incliné suivant une pente unique, se composait d’étranges feuillets de livre, jaunis par le temps et taillés en forme de tuiles ; le texte, assez large et exclusivement anglais, était pâli ou parfois effacé, mais certaines pages, dont le haut restait visible, portaient ce titre : The Fair Maid of Perth, encore nettement tracé. Au milieu de la toiture se découpait un judas clos hermétiquement, qui, en guise de vitrage, montrait les mêmes feuillets colorés par l’usure et la vieillesse. L’ensemble de la légère couverture devait répandre au-dessous de lui une lumière jaunâtre et diffuse pleine de reposante douceur.

Une sorte d’accord, rappelant, mais en très atténué, le timbre des instruments de cuivre, s’échappait à intervalles réguliers du centre de la logette, en donnant le sentiment exact d’une respiration musicale.


Juste en face de Naïr, une pierre tombale, placée dans l’alignement de la Bourse, servait de support aux différentes pièces d’un uniforme de zouave. Un fusil et des cartouchières se joignaient à cette défroque militaire, destinée, selon toute apparence, à perpétuer pieusement la mémoire de l’enseveli.

Dressé verticalement derrière la dalle funéraire, un panneau tapissé d’étoffe noire offrait au regard une série de douze aquarelles, disposées trois par trois sur quatre rangs pareils étagés symétriquement. Grâce à la similitude des personnages, cette suite de tableaux paraissait se rattacher à quelque récit dramatique. Au-dessus de chaque image on lisait, en guise de titre, quelques mots tracés au pinceau.

Sur la première feuille, un sous-officier et une femme blonde en toilette tapageuse étaient campés au fond d’une luxueuse victoria ; ces mots « Flore et l’adjudant Lécurou » indiquaient sommairement le couple.

Ensuite venait la « Représentation de Dédale », figurée par une large scène sur laquelle un chanteur en draperies grecques semblait donner toute sa voix ; au premier rang d’une avant-scène, on retrouvait l’adjudant assis à côté de Flore, qui braquait sa lorgnette du côté de l’artiste.

Dans la « Consultation », une vieille femme vêtue d’une ample rotonde attirait l’attention de Flore sur un planisphère céleste épinglé au mur et tendait doctoralement l’index vers la constellation du Cancer.

La « Correspondance secrète », commençant une deuxième rangée d’épreuves, montrait la femme en rotonde offrant à Flore une de ces grilles spéciales qui, nécessaires pour déchiffrer certains cryptogrammes, se composent d’une simple feuille de carton bizarrement ajourée.

Le « Signal » avait pour décor la terrasse d’un café presque désert, devant lequel un zouave brun, attablé sans compagnon, désignait au garçon un large bourdon mû au faîte d’une église voisine ; en dessous, on lisait ce dialogue bref : « Garçon, qu’est-ce que cette sonnerie de cloche ? — C’est le Salut. — Alors, servez-moi un arlequin. »

La « Jalousie de l’Adjudant » évoquait une cour de caserne où Lécurou, levant quatre doigts de la main droite, semblait adresser une furieuse semonce au zouave déjà vu sur l’image précédente ; la scène était brutalement accompagnée de cette phrase d’argot militaire : « Quatre crans ! »

Placée en tête de la troisième rangée, la « Rébellion du Bravo » introduisait dans l’intrigue un zouave très blond qui, refusant d’exécuter un ordre de Lécurou, répondait ce seul mot « Non ! » inscrit sous l’aquarelle.

La « Mort du Coupable », soulignée par le commandement « Joue ! », se composait d’un peloton d’exécution visant, sous les ordres de l’adjudant, le cœur du zouave aux cheveux d’or.

Dans le « Prêt usuraire », la femme en rotonde réapparaissait pour tendre plusieurs billets de banque à Flore, qui, assise devant un bureau, semblait signer quelque reconnaissance de dette.

La rangée finale débutait par la « Police au Tripot ». Cette fois, un large balcon, d’où Flore se précipitait dans le vide, laissait voir, par certaine fenêtre ouverte, une grande table à jeu, entourée de pontes fort effarés par l’arrivée intempestive de plusieurs personnages vêtus de noir.

L’avant-dernier tableau, intitulé « La Morgue », présentait de face un cadavre de femme exposé derrière un vitrage et couché sur une dalle ; au fond, une châtelaine d’argent accrochée fort en évidence se tendait sous le poids d’une montre précieuse.

Enfin, le « Soufflet fatal » terminait la série par un paysage nocturne ; dans la pénombre on voyait le zouave brun giflant l’adjudant Lécurou, tandis qu’au loin, se détachant sur une forêt de mâts, une sorte de pancarte éclairée par un puissant réverbère montrait ces trois mots : « Port de Bougie ».

Derrière moi, fournissant un pendant à l’autel, une sombre bâtisse rectangulaire de très petites dimensions avait pour façade une grille légère aux minces barreaux de bois peints en noir ; quatre détenus, deux hommes et deux femmes de race indigène, erraient silencieusement à l’intérieur de cette prison exiguë ; au-dessus de la grille, le mot « Dépôt » était inscrit en lettres rougeâtres.

À mes côtés se tenait le groupe nombreux des passagers du Lyncée, attendant debout l’apparition du défilé promis.