Impressions d’Afrique/Chapitre VII

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A. Lemerre (p. 145-168).

VII


Dans la clarté blafarde dix esclaves parurent, portant un lourd fardeau qu’ils déposèrent à l’endroit même où Djizmé venait d’expirer.

L’objet nouveau se composait principalement d’un mur blanc, qui, nous faisant face, était maintenu en équilibre par deux longues travées de fer appliquées d’un seul côté sur le sol.

Au faîte du mur surplombait une large marquise, dont les deux coins avancés correspondaient, en les dominant de six pieds, aux extrêmes pointes des travées.

Les porteurs s’éloignèrent pendant que l’hypnotiseur Darriand s’avançait lentement, conduisant par la main le nègre Séil-kor, pauvre fou âgé d’une vingtaine d’années, qui, en marchant, prononçait dans un français dénué de tout accent des paroles douces et incohérentes.

Darriand abandonna un instant son malade pour visiter le mur blanc et surtout la marquise, à laquelle il sembla prêter toute son attention.

Pendant ce temps, Séil-kor, livré à lui-même, gesticulait avec placidité, montrant sous l’ardent clair de lune les bizarreries d’un accoutrement de carnaval, formé d’une toque, d’un loup et d’une fraise, découpés tous trois dans du papier.

La fraise était taillée uniquement dans des couvertures bleues du journal la Nature, dont le titre surgissait en maints endroits ; le loup présentait sur toute sa surface un groupe compact et nombreux de signatures différentes imprimées en fac-similé ; sur le sommet de la toque, le mot « Tremble » s’étalait en forts caractères, visibles pendant certains mouvements de tête du jeune homme, qui, ainsi paré, ressemblait à un seigneur de charade fait pour hanter la cour des derniers Valois.

Les trois objets, trop petits pour Séil-kor, paraissaient plutôt convenir aux mesures d’un enfant de douze ans.

Darriand, réclamant par quelques mots l’attention générale, venait de pencher le mur blanc en arrière, afin d’offrir à tous les regards l’intérieur du plafond surplombant, entièrement garni de plantes rougeâtres qui lui donnaient l’aspect d’une jardinière renversée.

Remettant l’appareil d’aplomb, l’hypnotiseur nous fournit quelques détails sur certaine expérience qu’il voulait tenter.

Les plantes que nous venions d’apercevoir, plantes rares et précieuses dont il avait recueilli la graine au cours d’un lointain voyage en Océanie, possédaient des propriétés magnétiques d’une extrême puissance.

Un sujet placé sous le plafond odorant sentait pénétrer en lui de troublants effluves, qui le plongeaient aussitôt dans une véritable extase hypnotique ; dès lors, la face tournée au mur, le patient voyait défiler sur le fond blanc, grâce à un système de projections électriques, toutes sortes d’images coloriées que la surexcitation momentanée de ses sens lui faisait prendre pour des réalités ; la vue d’un paysage hyperboréen refroidissait immédiatement la température de son corps, en faisant trembler ses membres et claquer ses mâchoires ; au contraire, tel tableau simulant un foyer incandescent provoquait chez lui une abondante transpiration et pouvait à la longue disséminer de graves brûlures sur toute la surface de son épiderme. En présentant de cette manière à Séil-kor un frappant épisode de biographie personnelle, Darriand comptait réveiller la mémoire et la saine raison que le jeune nègre avait perdues récemment par suite d’une blessure à la tête.


Son annonce terminée, Darriand reprit Séil-kor par la main et le conduisit sous la marquise, la face orientée pour recevoir directement le reflet du mur blanc. Le pauvre dément fut en proie aussitôt à une violente agitation ; il respirait plus vite que de coutume et palpait du bout des doigts sa fraise, sa toque et son loup, semblant retrouver au contact imprévu de ces trois objets quelque souvenir intime et douloureux.

Tout à coup, s’allumant sous l’action de quelque pile invisible, une lampe électrique, sertie en plein milieu dans la plus basse portion intérieure du large rebord de la marquise, projeta brillamment sur le mur un grand carré de lumière dû aux efforts combinés d’une lentille et d’un réflecteur. La source même du foyer restait dissimulée, mais on voyait nettement la gerbe éclatante descendre en s’éloignant, progressivement élargie jusqu’à la rencontre de l’obstacle, ombragé en partie par la tête de Séil-kor.

Darriand, qui avait lui-même provoqué cet éclairage, tournait maintenant avec lenteur une manivelle silencieuse, adaptée à hauteur de main sur l’extrémité gauche du mur. Bientôt, produite par quelque pellicule coloriée placée devant la lampe, une image se dessina sur l’écran blanc, offrant aux regards de Séil-kor une ravissante enfant blonde d’une douzaine d’années ; pleine de charme et de grâce ; au-dessus du portrait, on lisait ces mots : « La Jeune Candiote ».

À cette vue, Séil-kor, pris de délire, s’agenouilla comme devant une divinité, criant : « Nina… Nina… » d’une voix tremblante de joie et d’émotion. Tout, dans son attitude, montrait que l’acuité de ses sens, décuplée par les émanations intenses des plantes océaniennes, lui faisait admettre la présence réelle et vivante de l’adorable fillette nommée avec ivresse.

Après un moment d’immobilité, Darriand tourna de nouveau la manivelle, actionnant ainsi, par un système de rouleaux et de bande diaphane dont on devinait l’agencement caché, une série de vues prêtes à défiler devant la lentille lumineuse.

Le portrait glissa vers la gauche et disparut de l’écran. Sur la surface étincelante on lisait maintenant : « Corrèze » au milieu d’un département français dont la préfecture, large pois noir, portait un simple point d’interrogation à la place du mot « Tulle ». Devant cette question soudaine, Séil-kor s’agita nerveusement comme pour chercher quelque introuvable réponse.

Mais sous ce titre : « La Pêche à la Torpille », un tableau émouvant venait de remplacer la carte géographique. Ici, habillée d’une robe bleu marine et lourdement armée d’une ligne longue et flexible, la fillette que Séil-kor avait appelée Nina tombait évanouie en prenant dans ses doigts un poisson blanc qui frétillait au bout de l’hameçon.

Darriand continuait sa manœuvre, et les vues à en-têtes se succédaient sans trêve, impressionnant profondément Séil-kor, qui, toujours agenouillé, poussait des soupirs et des cris témoignant de son exaltation croissante.

Après la « Pêche à la Torpille », ce fut la « Martingale », montrant, sur les marches d’une grande bâtisse, un jeune nègre encore enfant, qui, faisant sauter dans sa main quelques pièces blanches, se dirigeait vers une porte d’entrée surmontée de ces trois mots : « Casino de Tripoli ».

La « Fable » se composait d’un feuillet de livre appuyé debout contre un immense gâteau de Savoie.

Le « Bal » consistait en une joyeuse réunion d’enfants évoluant par couples dans un vaste salon. Au premier plan, Nina et le jeune nègre aux pièces blanches se rapprochaient, les bras tendus l’un vers l’autre, tandis qu’une femme au bienveillant sourire semblait encourager leur tendre accolade.

Bientôt la « Vallée d’Oo », paysage vert et profond, fut suivie du « Boléro dans la Remise », où l’on voyait Nina et son ami dansant fiévreusement au sein d’un local primitif encombré de charrettes et de harnais.

La « Piste conductrice » représentait une forêt inextricable dans laquelle Nina s’avançait courageusement. Auprès d’elle, comme pour jalonner sa retraite à la manière du Petit Poucet, le jeune noir jetait sur le sol, en secouant la pointe de son couteau, une parcelle blanche sans doute extraite à l’instant même d’un lourd fromage suisse affalé sur sa main gauche.

Endormie sur un lit de mousse dans la « Première Nuit de l’Avent », Nina, dans l’« Orientation », réapparaissait debout, le doigt levé vers les étoiles.

Enfin la « Quinte » évoquait la jeune héroïne secouée par une toux terrible et assise, le porte-plume en main, devant un feuillet presque rempli. Dans un coin du tableau, une large page vue de face semblait reproduire en plus grand le travail placé contre la main de la fillette ; sous une série de lignes à peine distinctes, ce titre : « Résolution », suivi d’une phrase inachevée, faisait penser à la conclusion d’une analyse de catéchisme.

Pendant cette succession d’images, Séil-kor, en proie à un trouble inouï, n’avait cessé de se démener avec ardeur, tendant les bras vers Nina, qu’il apostrophait tendrement.

Abandonnant la manivelle, Darriand éteignit brusquement la lampe et releva Séil-kor pour l’entraîner au dehors, car l’agitation du jeune nègre, arrivée à son paroxysme, pouvait faire craindre les funestes effets d’une station trop prolongée sous l’ensorcelante végétation.

Séil-kor retrouva vite son calme. Débarrassé par Darriand de ses oripeaux de papier, il regarda soudain autour de lui comme un dormeur qui s’éveille, puis murmura doucement :

— Oh! je me souviens, je me souviens… Nina… Tripoli… la Vallée d’Oo…

Darriand l’observait anxieusement, épiant avec joie ces premiers symptômes de guérison. Bientôt le triomphe de l’hypnotiseur devint éclatant, car Séil-kor, reconnaissant tous les visages, se mit à répondre sainement à une foule de questions. L’expérience, merveilleusement réussie, avait rendu la raison au pauvre fou, plein de gratitude pour son sauveur.

Maintes félicitations furent prodiguées à Darriand, pendant que les porteurs enlevaient l’admirable objet à projections, dont la puissance venait de se manifester d’une façon si heureuse.


Au bout d’un moment, on vit paraître à gauche, traîné sans peine par un esclave, certain char romain dont les deux roues, en tournant, produisaient sans interruption un ut assez aigu, qui, rempli de justesse et de pureté, vibrait clairement dans la nuit.

Sur l’étroite plate-forme du véhicule, un fauteuil d’osier soutenait le corps maigre et débile du jeune Kalj, l’un des fils de l’empereur ; à côté de l’essieu marchait Méisdehl, fillette noire gracieuse et charmante qui s’entretenait gaîment avec son nonchalant compagnon.

Chacun des deux enfants, âgé de sept ou huit ans, portait une coiffure rougeâtre formant contraste avec sa face d’ébène ; celle de Kalj, sorte de toquet très simple taillé dans quelque feuille de journal illustré, montrait sur son pourtour éclairé par le disque lunaire une charge de cuirassiers richement coloriée que soulignait ce nom : « Reichshoffen », reste incomplet d’une légende explicative ; pour Méisdehl, il s’agissait d’un étroit bonnet de provenance semblable, dont les teintes rouges, dues à des lueurs d’incendie figurées en abondance, étaient justifiées par le mot « Commune », lisible sur l’un des bords.

Le char traversa la place, lançant toujours son ut retentissant, puis s’arrêta près de la scène des Incomparables.

Kalj descendit et disparut vers la droite en entraînant Méisdehl, pendant que la foule se massait de nouveau devant le petit théatre pour assister au tableau final de Roméo et Juliette, monté avec une foule d’adjonctions puisées dans le manuscrit authentique de Shakespeare.

Bientôt les rideaux s’ouvrirent, montrant Méisdehl qui, étendue de profil sur une couche élevée, personnifiait Juliette plongée dans le sommeil léthargique.

Derrière le lit mortuaire, des flammes verdâtres, colorées par des sels marins, s’échappaient de quelque puissant brasier enfoui au fond d’un sombre récipient métallique dont les bords seuls étaient visibles.

Au bout de quelques instants, Roméo, représenté par Kalj, apparut en silence pour contempler douloureusement le cadavre de sa compagne idolâtrée.

À défaut des costumes traditionnels, les deux coiffures rougeâtres, de forme légendaire, suffisaient à évoquer le couple shakespearien.

Énivré par un dernier baiser déposé sur le front de la morte, Roméo porta jusqu’à ses lèvres un mince flacon qu’il jeta loin de lui après en avoir absorbé le contenu empoisonné.

Soudain Juliette ouvrit les yeux, se dressa lentement et descendit de sa couche aux yeux de Roméo éperdu. Les deux amants, aux bras l’un de l’autre, échangèrent maintes caresses, s’abandonnant à leur joie frémissante.

Puis Roméo, courant au brasier, sortit des flammes un fil d’amiante, dont l’extrémité dépassait sur le rebord du récipient de métal. Cette ganse incombustible portait, pendus sur toute sa longueur, plusieurs charbons ardents qui, taillés comme des pierres précieuses et entièrement rougis par l’incandescence, ressemblaient à d’éclatants rubis.

Revenu sur le devant de la scène, Roméo attacha l’étrange parure au cou de Juliette, dont la peau supporta sans un seul tressaillement le contact brûlant des terribles joyaux.

Mais les premières affres de l’agonie étreignirent brusquement en plein bonheur l’amant rayonnant d’espoir et de confiance. D’un geste désespéré il montra le poison à Juliette, qui, contrairement à la version habituelle, découvrit au fond du flacon un restant de liquide qu’elle absorba rapidement avec délices.

À demi étendu sur les marches de la couche, Roméo, sous l’influence du mortel breuvage, allait devenir le jouet d’hallucinations saisissantes.

Chacun attendait ce moment pour guetter l’effet de certaines pastilles rouges qui, dues à l’art de Fuxier et lancées une à une dans le brasier par Adinolfa cachée derrière le lit funèbre, devaient projeter des flots de fumée aux formes évocatrices.

La première apparition surgit soudain hors des flammes, sous l’aspect d’une vapeur intense qui, moulée avec précision, représentait la Tentation d’Ève.

Au milieu, le serpent, enlacé à un tronc d’arbre, tendait sa tête plate vers Ève gracieuse et nonchalante, dont la main, dressée ostensiblement, semblait repousser le mauvais esprit.

Les contours, d’abord très nets, s’épaississaient à mesure que le nuage montait dans les airs ; bientôt tous les détails se confondirent en un bloc mouvant et chaotique, promptement disparu dans les combles.

Une seconde émanation de fumée reproduisit le même tableau ; mais cette fois Ève, sans lutter davantage, allongeait les doigts vers la pomme qu’elle s'apprêtait à cueillir.

Roméo tournait ses yeux hagards vers le foyer, dont les flammes vertes éclairaient les tréteaux de lueurs tragiques.

Une épaisse fumée minutieusement sculptée, s’échappant à nouveau du brasier, créa devant l’agonisant un joyeux bacchanal ; des femmes exécutaient une danse fiévreuse pour un groupe de débauchés aux sourires blasés ; dans le rond traînaient les restes d’un festin, tandis qu’au premier plan celui qui semblait jouer le rôle d’amphitryon désignait à l’admiration de ses hôtes les danseuses souples et lascives.

Roméo, comme s’il reconnaissait la vision, murmura ces quelques mots :

— Thisias… l’orgie à Sion !…

Déjà la scène vaporeuse s’élevait en s’effiloquant par endroits. Après son envolée, une fumée neuve, issue de la source habituelle, réédita les mêmes personnages dans une posture différente ; la joie ayant fait place à la terreur, ballerines et libertins, pêle-mêle et à genoux, courbaient le front devant l’apparition de Dieu le Père, dont la face courroucée, immobile et menaçante au milieu des airs, dominait tous les groupes.

Un brusque enfantement de brouillard modelé, succédant au ballet interrompu, fut salué par ce mot de Roméo :

— Saint Ignace !

La fumée formait ici deux sujets étagés, séparément appréciables. En bas, saint Ignace, livré aux bêtes du cirque, n’était plus qu’un impressionnant cadavre inerte et mutilé ; en haut, un peu à l’arrière-plan, le Paradis, peuplé de fronts nimbés et offert sous l’aspect d’une île enchanteresse environnée de flots calmes, attirait vers lui une seconde image du saint, qui, plus transparente que la première, évoquait l’âme séparée du corps.

— Phéior d’Alexandrie !

Cette exclamation de Roméo visait un fantôme qui, fait de nébulosité ciselée, venait d’émerger du brasier après saint Ignace. Le nouveau personnage, debout au sein d’une foule attentive, ressemblait à quelque illuminé semant la bonne parole ; son corps d’ascète, paraissant amaigri par les jeûnes, laissait flotter sa robe grossière, et son visage émacié faisait ressortir par contraste ses tempes volumineuses.

Cette présentation fondait le début d’une intrigue rapidement continuée par une seconde éjection de brume au galbe pur. Là, au milieu d’une place publique, deux groupes, occupant sur le sol deux carrés parfaits nettement distincts, se composaient uniquement, l’un de vieillards, l’autre de jeunes gens ; Phéior, à la suite de quelque violente apostrophe, s’était mis en butte à la colère des jeunes, qui l’avaient jeté à terre sans pitié pour la faiblesse de ses membres étiques.

Un troisième épisode aérien montra Phéior à genoux, dans une pose extatique provoquée par le passage d’une courtisane environnée d’un cortège d’esclaves.

Peu à peu la fumée constitutive de groupements humains répandait sur la scène un voile impalpable et mobile.

— Jérémie… le silex !…

Après ces mots qu’inspirait une éruption terne et fugitive, édifiant, au-dessus du foyer, Jérémie lapidé par une foule nombreuse, Roméo, à bout de forces, tomba mort sous les yeux de Juliette égarée, qui, toujours ornée du collier déjà moins rouge, devint à son tour la proie du breuvage hallucinant.

Une lumière brilla soudain à gauche, derrière la toile de fond, éclairant une apparition visible à travers un fin grillage peint, qui jusqu’alors avait semblé aussi opaque et homogène que le mur fragile dont il faisait partie.

Juliette se tourna vers le flot de clarté en s’écriant :

— Mon père !…

Capulet, représenté par Soreau, était debout, en longue robe dorée soyeuse et flottante ; son bras se tendait vers Juliette dans un geste de haine et de reproche, se rapportant clairement au mariage coupable célébré en secret.

Tout à coup l’obscurité régna de nouveau, et la vision disparut derrière le mur redevenu normal.

Juliette, agenouillée dans une attitude suppliante, se releva, secouée par ses sanglots, pour rester quelques instants la face ensevelie dans ses deux mains.

Une illumination nouvelle lui fit redresser la tête et l’attira vers la droite devant une évocation du Christ, qui, monté sur l’âne légendaire, se trouvait à peine voilé par un second grillage peint, formant dans la cloison le pendant du premier.

C’était Soreau qui, promptement transformé, remplissait le rôle de Jésus, dont la seule présence semblait accuser Juliette d’avoir trahi sa foi en appelant volontairement la mort.

Immobile, le spectre divin, brusquement fuligineux, s’annihila derrière la muraille, et Juliette, comme frappée de folie, se prit à sourire doucement devant quelque nouveau rêve prêt à enchanter son imagination.

À ce moment parut en scène un buste de femme, fixé sur un socle à roulettes qu’une main inconnue devait pousser latéralement du fond gauche de la coulisse à l’aide d’une tige rigide dissimulée au ras du plancher.

Le buste blanc et rose, pareil à une poupée de coiffeur, avait de grands yeux bleus aux longs cils et une magnifique chevelure blonde séparée en nattes minces qui se répandaient naturellement de tous côtés. Certaines de ces tresses, visibles grâce au hasard qui les avait placées sur la poitrine ou contre les épaules, montraient maintes pièces d’or appliquées de haut en bas sur leur face extérieure.

Juliette, charmée, s’avança vers la visiteuse en prononçant ce nom :

— Urgèle !…

Soudain le socle, secoué de droite et de gauche au moyen de la tige, communiqua ses cahots au buste, dont les cheveux se balancèrent avec violence. D’innombrables pièces d’or, mal soudées, tombèrent en pluie abondante, prouvant que, par derrière, les nattes ignorées n’étaient pas moins garnies que les autres.

Quelque temps la fée répandit sans compter ses éblouissantes richesses, jusqu’au moment où, attirée par la même main supposée, elle s’éclipsa silencieusement.

Juliette, comme peinée de cet abandon, laissa errer son regard, qui vint de lui-même s’attacher sur le brasier toujours en éveil.

De nouveau, un flot de fumée s’éleva au-dessus des flammes.

Juliette recula en s’écriant avec un accent de vive frayeur :

— Pergovédule… les deux génisses !…

L’intangible et fugace moulage évoquait une femme aux cheveux ébouriffés, qui, attablée devant un repas monstrueux comprenant deux génisses coupées en larges quartiers, brandissait avidement une fourchette immense.

La vapeur, en se dissipant, découvrit derrière le foyer une tragique apparition, que Juliette désigna par ce même nom « Pergovédule » prononcé avec une angoisse grandissante.

C’était la tragédienne Adinolfa qui venait de se dresser brusquement, maquillée avec un art étrange ; sa face entière, bien enduite d’un fard jaune d’ocre, tranchait avec ses lèvres vertes, qui, affectant la teinte du moisi, s’ouvraient en un large rictus terrifiant ; ses cheveux hirsutes la faisaient ressembler à la dernière vision créée par le brasier, et ses yeux se dardaient avec insistance sur Juliette remplie d’épouvante.

Une fumée dense, dépourvue cette fois de contours déterminés, s’échappa encore du brasier, masquant le visage d’Adinolfa, qu’on ne revit plus après l’évaporation de ce voile éphémère.

Moins brillamment parée par le collier qui s’éteignait progressivement, Juliette, maintenant à l’agonie, s’affala sur les degrés de la couche, les bras pesants, la tête rejetée en arrière. Ses regards, désormais sans expression, finirent par se fixer en l’air sur un second Roméo qui descendait lentement vers elle.

Le nouveau comparse, représenté par un frère de Kalj, personnifiait l’âme légère et vivante du cadavre inerte étendu près de Juliette. Une coiffure rougeâtre, pareille à celle du modèle, ornait le front de ce sosie parfait, qui, les bras tendus, venait en souriant chercher la mourante pour la conduire dans l’immortel séjour.

Mais Juliette, semblant privée de raison, détournait la tête avec indifférence, tandis que le spectre, contrit et renié, s’envolait sans bruit dans les combles.

Après quelques derniers mouvements faibles et inconscients, Juliette tomba morte auprès de Roméo, juste au moment où les deux rideaux de la scène se refermaient rapidement.

Kalj et Méisdehl nous avaient tous étonnés par leur mimique merveilleusement tragique et par leurs quelques phrases françaises prononcées sans fautes ni accent.

Revenus sur l’esplanade, les deux enfants effectuèrent un prompt départ.

Traîné par l’esclave et fidèlement escorté par Méisdehl, le char, émettant de nouveau sa note haute et continue, emporta vers la gauche le débile Roméo, visiblement épuisé par l’effort de ses multiples jeux de scène.


L’ut vibrait encore dans le lointain quand Fuxier s’avança vers nous, tenant contre sa poitrine, avec sa main droite éployée, un pot de terre d’où surgissait un cep de vigne.

Sa main gauche portait un bocal cylindrique et transparent, qui, muni d’un large bouchon de liège traversé par un tube métallique, montrait dans sa partie basse un amas de sels chimiques épanouis en gracieux cristaux.

Posant ses deux fardeaux sur le sol, Fuxier sortit de sa poche une petite lanterne sourde, qu’il coucha bien à plat sur la surface de terre affleurant en dedans les bords du pot de grès. Un courant électrique, mis en activité au sein de ce phare portatif ; projeta soudain une éblouissante gerbe de lumière blanche, pointée vers le zénith par une puissante lentille.

Soulevant alors le bocal tenu horizontalement, Fuxier tourna une clé placée à l’extrémité du tube métallique, dont l’ouverture, dirigée avec soin vers une portion déterminée du cep, laissa fuser au dehors un gaz violemment comprimé. Une brève explication de l’opérateur nous apprit que ce fluide, mis en contact avec l’atmosphère, provoquait partiellement une chaleur intense, qui, jointe à certaines propriétés chimiques très particulières, allait faire mûrir devant nous une grappe de raisin.

Il achevait à peine son commentaire que déjà l’apparition annoncée se révélait à nos regards sous la forme d’un imperceptible grappillon. Possédant le pouvoir prêté par la légende à certains fakirs de l’Inde, Fuxier accomplissait pour nous le miracle de l’éclosion soudaine.

Sous l’action du courant chimique les grains se développèrent rapidement, et bientôt une grappe de raisin blanc, pesante et mûre, pendit isolément sur le côté du cep.

Fuxier reposa le bocal sur le sol après avoir fermé le tube par un nouveau tour de clé. Puis, attirant notre attention sur la grappe, il nous montra de minuscules personnages prisonniers au centre des globes diaphanes.

Exécutant à l’avance sur le germe un travail de modelage et de coloris plus minutieux encore que la tâche exigée par la préparation de ses pastilles bleues ou rouges, Fuxier avait déposé dans chaque grain la genèse d’un gracieux tableau, dont la mise au point venait de suivre les phases de la maturité si facilement obtenue.

À travers la peau du raisin, particulièrement fine et transparente, on scrutait sans peine, en s’approchant, les différents groupes qu’illuminait par en dessous la gerbe électrique.

Les manipulations opérées sur le germe avaient amené la suppression des pépins, et rien ne troublait la pureté des lilliputiennes statues translucides et colorées, dont la matière était fournie par la pulpe elle-même.

— « Un aperçu de l’ancienne Gaule, » dit Fuxier en touchant du doigt un premier grain où l’on voyait plusieurs guerriers celtes se préparant au combat.

Chacun de nous admirait la finesse des contours et la richesse des tons si bien mis en relief par les effluves lumineux.

— « Eudes scié par un démon dans le songe du comte Valtguire, » reprit Fuxier en désignant un deuxième grain.

Cette fois on distinguait, derrière la délicate enveloppe, un dormeur en armure, étendu au pied d’un arbre ; une fumée, semblant s’échapper de son front pour figurer quelque rêve, contenait, dans ses flots ténus, un démon armé d’une longue scie dont les dents acérées entamaient le corps d’un damné crispé par la souffrance.

Un nouveau grain, sommairement expliqué, montrait le Cirque romain encombré par une foule nombreuse qu’enflammait un combat de gladiateurs.

— « Napoléon en Espagne. »

Ces mots de Fuxier s’appliquaient à un quatrième grain, dans lequel l’empereur, vêtu de son habit vert, passait à cheval en vainqueur au milieu d’habitants qui semblaient le honnir par leur attitude sourdement menaçante.

— « Un Évangile de saint Luc, » poursuivit Fuxier en frôlant côte à côte, sous une seule tige mère triplement ramifiée, trois grains jumeaux dans lesquels les trois scènes suivantes se composaient des mêmes personnages.

En premier lieu on voyait Jésus étendant la main vers une fillette qui, les lèvres entr’ouvertes, le regard fixe, semblait chanter quelque trille fin et prolongé. À côté, sur un grabat, un jeune garçon immobilisé dans le sommeil de la mort gardait entre ses doigts une longue antenne d’osier ; près de la funèbre couche, le père et la mère, accablés, pleuraient en silence. Dans un coin, une enfant bossue et malingre se tenait humblement à l’écart.

Dans le grain du milieu, Jésus, tourné vers le grabat, regardait le jeune mort, qui, miraculeusement rendu à la vie, tressait en habile vannier l’antenne d’osier légère et flexible. La famille, émerveillée, témoignait par des gestes d’extase sa joyeuse stupéfaction.

Le dernier tableau, comprenant le même décor et les mêmes comparses, glorifiait Jésus touchant la jeune infirme subitement embellie et redressée.

Laissant de côté cette courte trilogie, Fuxier souleva le bas de la grappe et nous montra un grain superbe en le commentant par ces mots :

— « Hans le bûcheron et ses six fils. »

Là, un vieillard étrangement robuste portait sur son épaule une formidable charge de bois, faite de troncs entiers mêlés à des faisceaux de bûches serrés par des lianes. Derrière lui, six jeunes gens ployaient tous isolément sous un fardeau de même espèce, infiniment plus léger. Le vieillard, tournant à demi la tête, semblait narguer les retardataires moins endurants et moins vigoureux que lui.

Dans l’avant-dernier grain, un adolescent vêtu d’un costume Louis XV regardait avec émotion, tout en passant comme un simple promeneur, une jeune femme en robe ponceau installée sur le seuil de sa porte.

— « La première sensation amoureuse éprouvée par l’Émile de Jean-Jacques Rousseau, » expliqua Fuxier, qui, en remuant les doigts, fit jouer les rayons électriques parmi les reflets rouge vif de la robe éclatante.

Le dixième et dernier grain contenait un duel surhumain que Fuxier nous donna pour une reproduction d’un tableau de Raphaël. Un ange, planant à quelques pieds du sol, enfonçait la pointe de son épée dans la poitrine de Satan, qui chancelait en laissant tomber son arme.

Ayant passé en revue la grappe entière, Fuxier éteignit sa lanterne sourde, qu’il remit dans sa poche, puis s’éloigna portant de nouveau, comme à son arrivée, le pot de terre et le récipient cylindrique.