Impressions d’Afrique/Chapitre XXII

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A. Lemerre (p. 430-434).

XXII


Sur ces entrefaites Séil-kor reparut à la tête de ses porteurs noirs, qui pliaient sous le poids de nombreuses marchandises achetées avec l’argent des rançons. Chaque tributaire avait payé dans la mesure de ses moyens, et les familles des plus pauvres matelots, réunissant leurs économies, s’étaient résignées à verser leur contingent dans l’ensemble.

Après une longue conférence avec l’empereur, Séil-kor vint nous communiquer les nouvelles. Les lettres rédigées par nous ayant rapporté une somme suffisante, notre libération, de ce côté, ne souffrirait aucun retard. Mais une condition imprévue restait à remplir.

Depuis le combat sanglant livré aux troupes drelchkaffiennes, Talou, cherchant la solitude sous les massifs du Béhuliphruen, avait passé bien des heures à composer maintes strophes sonores qui, prenant pour sujet la victoire remportée sur Yaour, devaient enrichir la Jéroukka d’un chant supplémentaire intitulé la Bataille du Tez.

À l’occasion de son sacre, l’empereur ferait chanter l’épopée entière par ses troupes ; mais le nouveau chant, terminé le matin même, était encore ignoré des guerriers noirs, et de longues études seraient nécessaires pour l’apprendre à un groupement aussi nombreux.

En conséquence, Talou confiait à Carmichaël le soin d’exécuter au jour dit, avec sa resplendissante voix de tête, la portion récente de son œuvre. Un tel choix aurait encore l’avantage de mettre en relief les strophes inconnues du vaste poème et de souligner cette première, devenue ainsi sensationnelle.

Pour chanter la Bataille du Tez le jeune Marseillais garderait son costume masculin, car Talou voulait se sacrer roi du Drelchkaff dans la toilette même qu’il portait le jour de sa victoire, toilette à grand effet dont la forme lui semblait particulièrement majestueuse. L’empereur comptait d’ailleurs faire partie du programme en vocalisant l’Aubade de Dariccelli.

Son explication achevée, Séil-kor remit à Carmichaël une large feuille de papier couverte par lui de mots étranges mais parfaitement lisibles, dont la périlleuse prononciation se trouvait fidèlement reproduite au moyen de l’écriture française ; c’était la Bataille du Tez, transcrite à l’instant par le jeune noir sous la dictée de l’empereur.

L’air était fourni par la répétition continuelle d’un motif unique et bref que Séil-kor apprendrait facilement à Carmichaël.

Comptant sur la peur pour obtenir une interprétation parfaite, Talou punissait d’avance la moindre faute de mémoire par trois longues heures de consigne, pendant lesquelles, travaillant en vue d’une nouvelle récitation lyrique soumise au même code, Carmichaël, immobile et debout, la face tournée contre un des sycomores de la place des Trophées, repasserait sa leçon sous l’étroite surveillance d’un noir.

Ayant recueilli l’acquiescement forcé du jeune chanteur, Séil-kor, toujours mandataire de Talou, exigea de nous un simple conseil sur le rôle que pourraient jouer dans la cérémonie du sacre les trente-six frères de Sirdah.

Il nous parut que des enfants de cet âge, tout désignés pour l’emploi de pages servants, ajouteraient au pittoresque du tableau en portant la longue traîne de leur père au moment où celui-ci se dirigerait majestueusement vers l’autel. Mais, six tout au plus trouveraient place autour de la jupe, et un tirage au sort s’imposait. Chènevillot prit alors l’engagement de fabriquer un grand dé à jouer qui servirait à nommer les élus parmi les nombreux garconnets divisés en six rangées.

Quant aux dix épouses de l’empereur, elles devaient exécuter la Luenn’chétuz, danse hiératique intimement liée aux rites rares et marquants.

En terminant, Séil-kor nous montra une longue bande de parchemin enroulée sur elle-même et couverte de groupes belliqueux grossièrement dessinés par Talou.

Au cours de ses campagnes, l’empereur, sans rien écrire, prenait des notes quotidiennes uniquement basées sur l’image, fixant à l’aide de croquis, pendant que sa mémoire était fraîche et précise, les différentes opérations accomplies par ses troupes.

Une fois revenu dans sa capitale, il se servait de ce guide stratégique pour composer ses vers, et nous avions en somme sous les yeux le propre canevas de la Jéroukka.

Ayant découvert dans nos bagages un baromètre enregistreur dont il s’était fait expliquer la marche, Talou rêvait de voir ses dessins défiler automatiquement sur le rouleau mobile du précieux instrument.

La Billaudière-Maisonnial, habitué aux travaux délicats, se chargea de réaliser l’impérial désir ; il sortit de la boîte barométrique le fragile mécanisme, dont il accéléra le mouvement, et bientôt un ingénieux appareil, revêtu de la bande de parchemin, fonctionna près de la scène des Incomparables.