Impressions d’un Japonais en France./Chapitre 2

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II

TRAVERSÉE. — SATREBIL

Mes affaires étant réglées, ne laissant derrière moi ni femme qui pût compromettre l’honneur de ma maison, ni serviteur, ni gérant pour dilapider ma fortune, ni débiteurs pour se réjouir de mon départ et de mes extravagances, ni héritier qui cherchât à influencer la divinité pour ma fin prochaine ; ne dépendant que de moi, seul au monde, et, précisément pour cela même, libre de commettre les folies les plus monstrueuses, je partis, résolu de me laisser pousser par le destin jusqu’au bout du monde !

Le premier épisode de mon voyage fut une lutte de deux jours avec un terrible typhon, qui rendit religieux tous les sacripants du navire.

J’ai jugé par là, premièrement, que la foi anime plutôt les malheureux que les gens heureux ; secondement, que les adorateurs du Très-Haut doivent être plus nombreux parmi les pauvres que parmi les riches ; et troisièmement, que le maître qui veut se faire respecter doit être sévère.

Pendant la tempête, un seul homme, nommé Satrebil, conserva toute sa lucidité d’esprit et osa sourire devant les flots qui s’entre-choquaient autour de nous comme des montagnes dans un tremblement de terre.

À la poupe du navire, la main droite appuyée sur un débris de mât, la tête fixe, l’œil étincelant, il contemplait sans effroi le sublime spectacle de la mer en fureur, et, lorsque des lames s’abattaient sur lui, on eût dit que leur courroux était nul ou s’éteignait en le touchant.

Cet être singulier donnait, par son attitude, de l’assurance aux forts, de la terreur aux âmes timorées et superstitieuses, qui voulaient voir en lui l’agitateur secret de tous les éléments.

C’était bien, au physique et au moral, la plus étonnante créature que j’aie jamais vu.

Il avait les traits d’un Européen, mais la peau couverte d’un hâle si foncé, qu’on l’eût pris au premier abord pour un enfant d’Afrique. Sa barbe crépue, ses cheveux longs encadraient un visage plus fait pour intimider que pour attirer. Ses vêtements étaient en lambeaux, mais il les portait si noblement qu’on s’en apercevait à peine.

Cet étrange personnage parlait toutes les langues. Il connaissait l’histoire de tous les peuples.

— Vous voulez, me dit-il, fouler le vieux sol d’Europe ; prenez garde, il y a là contagion de tyrannie et de paganisme. Moi qui vous parle, j’y suis né, et après y avoir vécu heureux, je m’y suis vu si misérable que j’ai préféré en partir. Aujourd’hui le monde entier est ma patrie. Je convertis les âmes généreuses aux principes libéraux ; tous ceux qui veulent le bonheur de leurs semblables m’appellent. J’ai l’âme bonne, mais emportée et fougueuse. S’il m’est bien arrivé parfois de verser du sang, je le faisais pour le bien ; et, après tout, l’humanité y a gagné. Je suis un être terrible et je vous fais peur, n’est-ce pas ?

En effet, l’incohérence de ses discours me le faisait prendre pour fou, et je ne pouvais maîtriser un certain sentiment de crainte.

— Je vous fais peur ! continua-t-il ; vous avez tort. Rassurez-vous. Je suis meilleur qu’on ne pense. Ma franchise effraye ; beaucoup d’autres sont hypocrites, voilà tout. Je frappe au grand jour ; mes ennemis étranglent dans l’obscurité.

— Mais d’où venez-vous et où allez-vous ?

— Je voyage sans cesse. Je viens de partout et je vais partout.

— Et de quoi vivez-vous ?

— Je ne suis pas pauvre ! D’ailleurs, j’ai des fils dévoués en Amérique. D’autres, en Europe, m’ont trompé. Ils ont abusé de mon nom. Je les aimais pourtant bien tendrement ! Fatigues, soucis, veilles prolongées, tortures, j’ai tout enduré pour eux. L’ingratitude est trop souvent la récompense de mes soins. Je m’y habitue. Mais pourquoi faut-il que mes fils que j’ai le plus aimés soient aujourd’hui mes persécuteurs ? Fatalité ! On dorlote les enfants, puis, un beau jour, ils vous poussent hors de votre demeure, et l’on part, l’esprit contrit, l’âme éteinte, le front plissé de rides. L’on part, et la dernière prière est encore pour eux. Le cœur des pères est sublime ou lâche !

Et là-dessus, cet homme étrange, devant qui j’étais sur le point de trembler deux minutes auparavant, cet homme se mit à fondre en larmes et à déplorer ses calamités.

— Mes chers enfants ! s’écriait-il, vous ne pouvez renier votre naissance. Vous m’avez aimé ; vous m’avez servi. Revenez à moi. Je vous pardonne !

Satrebil est un de ces rares discoureurs qui font réfléchir. Je finis par m’habituer à sa conversation brusque, figurée, âpre dans certains moments, mais forte au fond.

Évidemment, c’était un honnête homme ; il péchait peut-être par trop de radicalisme. Rien n’est absolu dans le monde. Quand bien même l’esprit s’efforce d’y arriver, les faits n’y parviennent jamais. Tout est mariage, tout est fusion, tout est mélange. L’absolu est un mythe.

L’imagination ardente de Satrebil l’entraînait toujours trop loin ; dès le début d’une discussion, il était porté au paroxysme de l’exaltation. En ne ménageant pas sa puissance, il s’épuisait et tombait ensuite dans une sorte de prostration. — De là, ses plaintes et ses pleurs.

N’importe ! L’expérience qu’il avait des peuples et du système politique des principaux gouvernements d’Europe m’instruisit beaucoup. Je regrettai sincèrement qu’il fût obligé de nous quitter avant notre arrivée en France.

Lorsque, après avoir franchi l’Égypte, nous eûmes repris un bâtiment à Alexandrie, Satrebil m’annonça qu’il nous abandonnerait en Grèce, d’où il prendrait son vol pour le nord de la Turquie. — Il tint parole. L’heure de la séparation étant venue, et les rivages grecs se déployant à l’horizon, il nous fit ses adieux, nous promit de nous revoir, jura même de me rencontrer dans mes voyages en Europe, et, nous ayant serré fraternellement la main, il s’élança à la mer par-dessus le pont du vaisseau. Nous poussâmes un cri d’effroi, mais il nous rassura bientôt et nous dit qu’un poète anglais, également passionné pour la liberté, en avait fait bien d’autres. Puis il battit l’eau de ses mains et s’éloigna.