Impressions de Vienne

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Impressions de Vienne
Revue des Deux Mondes7e période, tome 65 (p. 649-678).
IMPRESSIONS DE VIENNE


Juin 1921.

Vienne a perdu cet air de gaieté, de fête perpétuelle qui, naguère, la caractérisait. Les rues où trottinent les femmes en bas de soie, juchées sur les talons pointus de leurs souliers vernis, sont mal entretenues. Rares sont les maisons dont les fenêtres sont fleuries et si, au long des « rings » et sur les grandes places, les lampadaires sont encore cerclés de leurs jardinières, celles-ci sont vides : aucun géranium n’y met sa note vive. Certaines offrent aux regards un enduit souillé et si fortement endommagé qu’on se croirait dans une ville mitraillée. Pourtant, les magasins aux larges façades garnies d’immenses glaces sont achalandés aussi bion que les plus exigeants le peuvent souhaiter. Il y a de tout chez les marchands de « Delikatessen, » de tout chez les marchands de meubles, de tout et du plus élégant chez les bottiers, les chemisiers, les modistes et les lingères. Des « galanteries, » il y en a pour tous les goûts ; seulement, pour en acheter, il faut être étranger ou « profiteur de la guerre : » pour un Autrichien, c’est trop cher.

Je note des prix, au hasard, tels que les devantures me les présentent : un pain blanc, d’une livre environ : 60 couronnes ; un mètre de drap : 3 500 k[1] ; un réticule en cuir : 6 800 k ; une paire de gants de fil : 560 k une paire de bas de soie : 1 900 k ; un canif, un tout petit canif, en nacre, avec deux lames : 490 k ; une cravate verte à pois jaunes, cravate pour « enrichi de la guerre : » 1 000 k ; un chapeau de paille, pour hommes ; 2 000 k. — On peut s’en passer, heureusement. La mode, que beaucoup suivent ici par économie autant que par genre, veut qu’on aille nu-tête. — Une canne : 500 k ; un pyjama en soie : 10 000 k ; un costume complet : 40 000 k.

Cela vous semble exorbitant ? Attendez. A la devanture d’un marchand de meubles, les prix deviennent affolants : une chambre à coucher en acajou, composée, selon l’usage en pays germanique, de deux lits jumeaux, deux tables de nuit et une armoire à glace à deux vantaux : 350 000 couronnes. Vous vous récriez ? Que direz-vous de la salle à manger ? Huit chaises cannées, une table, un buffet et une vitrine pour l’argenterie, le tout moderne et "en noyer ciré : 850 000 couronnes.

Il faut dire que la couronne, — qui, avant la guerre, valait 1 fr. 05, — aujourd’hui ne vaut pas deux centimes. Que cotera-t-elle demain ? Chaque jour, pour elle, marque un nouveau fléchissement. Les plus pessimistes se réconfortent en pensant que, jamais, elle ne pourra tomber tout à fait à zéro ; elle sera à presque rien, mais elle conservera un pouvoir d’achat. Savoir. Dans les campagnes, les paysans marquent de la défiance pour tant de papier. Si importante qu’en soit la liasse, elle ne leur dit rien qui vaille. Beaucoup n’acceptent plus que des échanges en nature.

Les hôtels regorgent. Cependant, la moindre chambre coûte huit à neuf cents couronnes. Mais c’est que les « missions, » fort nombreuses à Vienne, sont, pour la plupart, installées dans les hôtels. Les étrangers affluent, Anglais, Américains, Italiens, Français, Tchèques ou Roumains, les uns venus pour affaires, les autres en touristes.

La crise du logement sévit à Vienne non moins qu’à Paris, à Londres, à New-York. Depuis 1914, on n’a rien bâti dans la capitale de l’Autriche, dont la population s’est soudainement augmentée de l’afflux des Galiciens, juifs pour la plupart, fuyant devant l’invasion. Ils étaient venus pour quinze jours : les jours se sont allongés, changés en mois ; les années ont passé : les Juifs galiciens sont encore à Vienne. Combien sont-ils ? Cinquante mille ? Cent mille ? L’Autriche voudrait s’en défaire, alléguant que, depuis les traités, ces Galiciens, sont devenus Polonais. Mais la Pologne refuse énergiquement de les recevoir. Il faudrait une loi pour les forcer à partir. En attendant qu’elle soit votée, ils demeurent dans Vienne où, par leurs spéculations sur le change et sur les marchandises, ils n’ont pas peu contribué à la cherté de la vie.

Pour remédier à la crise du logement, le gouvernement a eu recours à un moyen aussi énergique qu’arbitraire : la réquisition. Les socialistes, qui l’avaient établie, ont cédé le pouvoir aux chrétiens-sociaux ; mais la réquisition du logement a subsisté. Le propriétaire n’est plus maître de sa maison. Un appartement s’y trouve-t-il libre, il doit informer de ce miracle la commission du Wohnungsamt. Aussitôt, l’Arbeiterrat ou Conseil des ouvriers, qui est demeuré tout-puissant, procède à l’attribution du local. On m’assure qu’en ce moment trente-cinq mille personnes sont inscrites pour un gîte. Quand seront-elles pourvues ? L’Arbeiterrat a cependant pris des mesures draconiennes : chaque adulte n’a droit qu’à une pièce. Une pièce supplémentaire est attribuée par famille. Si l’on est quatre et que l’appartement comporte six pièces, on est tenu de déclarer qu’il y en a une de disponible. Qui l’Arbeiterrat y logera-t-il ? Par bonheur, il est avec la loi des accommodements. Quelques centaines de couronnes, adroitement glissées, exercent une grande influence sur la complaisance des employés de la Commission…

A voir la situation que les socialistes ont faite aux propriétaires autrichiens, combien de socialistes voudraient devenir propriétaires ? Ceux-ci n’ont le droit d’augmenter leurs loyers que si l’autorisation leur en est accordée par la Commission des logements. Il faut de longues discussions pour obtenir que le locataire paye 35, 40, 50 pour 100 de plus sur le taux d’un loyer qui, au cours qu’a atteint la couronne eu égard à l’enchérissement du reste de la vie, devrait être augmenté de deux à trois mille pour 100. Parfois la Commission est intransigeante. On me cite un propriétaire qui, pour un appartement de trois pièces, reçoit ce qu’il en touchait avant-guerre : 60 k. Par trimestre : vingt-quatre sous de notre monnaie ! Cependant, les propriétaires doivent faire les réparations indispensables et qui, obligatoirement, leur incombent. La plupart voudraient vendre, je le comprends. Ce que je comprends mieux encore, c’est que personne ne veuille acheter.

Néanmoins, ne nous hâtons pas d’envier les locataires viennois. Ils payent peu à leur propriétaire : que leur importe, si leur argent n’en sort pas moins de leur poche ? Cette année, la municipalité a frappé les locataires d’un impôt progressif. De cinq pour cent pour les petits loyers de 900 à 1 200 couronnes (loyers de la classe ouvrière), cet impôt atteint jusqu’à cinq cents pour cent pour les loyers au-dessus de 20 000 couronnes. De tels loyers sont rares, mais ceux de 10 000 couronnes sont nombreux et taxés à 140 pour 100 : c’est la classe moyenne, ici comme partout, qui est pressurée.


* * *

A l’Opéra. — Rien n’a été changé dans la salle, depuis la révolution. La vaste loge impériale a toujours ses lourdes tentures de peluche pourpre que surmonte une imposante couronne aux ors éclatants…

Taine disait : « Il n’y a pas de vraies soirées sans femmes en grande toilette. » Dans les loges découvertes faites pour que les diadèmes et les robes décolletées produisent tout leur effet, je n’aperçois que des blouses de linon. Depuis la guerre, l’usage s’est perdu de s’habiller pour l’Opéra : on s’y rend comme on est, en veston, en petite robe.

Le directeur de la grande scène viennoise me fait ses doléances :

— A présent, me dit-il, ce n’est plus la société, qui vient au théâtre : où trouverait-elle l’argent que coûte un fauteuil ? Cependant, tous les théâtres sont pleins. Il y a tant d’étrangers, tant d’enrichis de la guerre ! Songez, qu’actuellement, à Vienne, on ne compte pas moins de quatre à cinq cents milliardaires, oh ! en couronnes, naturellement. Au début, ces gens-là ne savaient pas se tenir. Ils parlaient haut pendant la représentation. Dans les loges, ils buvaient et déballaient des saucisses à la moutarde qu’ils mangeaient avec leurs doigts. Mais les « nouveaux riches, » comme vous les appelez, ont commencé à se décrasser ; s’ils manquent encore d’élégance dans leurs manières, du moins savent-ils écouter en silence, ne point importuner leurs voisins.

Il m’assure que notre musique est très goûtée de ses compatriotes.

— De tous les étrangers, ceux que nous préférons, évidemment, ce sont les Italiens, Puccini spécialement ; mais, tout de suite après, nous mettons les Français : Ambroise Thomas avec Mignon ; Gounod avec Faust et surtout Massenet avec Manon et Werther. Quoique cela vous puisse étonner, les Allemands ne sont pas ceux qui plaisent le plus au public. Je parle des modernes, car un Beethoven est toujours écouté religieusement ; mais Wagner lui-même est moins apprécié qu’un des vôtres.

La représentation de ce soir n’est pas de grand gala. Les vedettes ne chanteront pas. Le prix des places est en conséquence. Il n’est pas fixe, comme chez nous. Il dépend de la valeur des interprètes. La même loge de cinq places vaut 2 500 ou 5 000 couronnes. Le prix du « coupon » d’entrée qui donne juste le droit d’écouter debout, oscille de 16 à 30 couronnes.

On joue Mme Butterfly. Le spectacle de la salle m’intéresse plus que celui de la scène. Derrière le parterre, dans l’espace libre pour les occupants « debout, » spectateurs et spectatrices sont étroitement serrés l’un contre l’autre. Beaucoup de jeunes femmes, de jeunes filles. Elles suivent les péripéties, elles jouissent des chants, de la musique, avec une attention passionnée qui leur fait oublier la fatigue. Mais quand les dernières rumeurs de l’orchestre se sont tues, que les hautes lanternes japonaises longuement balancées sont devenues invisibles, les applaudissements crépitent, les acclamations montent avec les rappels.

La situation de directeur de l’Opéra de Vienne me paraît une charge peu enviable. L’Opéra est un théâtre d’État. Son budget a été considérablement augmenté. Cependant, le recrutement des artistes présente les plus grandes difficultés. Chacun d’eux demande un traitement d’au moins un demi-million de couronnes pour la saison, c’est-à-dire pour huit mois. Les vedettes sont plus exigeantes. Elles veulent être payées à la soirée. Si on leur refuse, elles se dépitent, parlent de s’en aller, de contracter des engagements à l’étranger. Ce ne sont pas toujours de vaines menaces. Beaucoup d’artistes viennois sont partis pour l’Amérique. Peu à peu, Vienne perd les chanteurs, les musiciens remarquables qui faisaient jadis sa réputation.

Pas de soirée au théâtre qui ne se termine par un souper. Souper modeste. Aux terrasses des cafés, la plupart des consommateurs se satisfont sagement d’une tasse de café au lait qui est presque assez sucré… Il est à peine dix heures. Hormis les trams, qui mènent grand bruit avec leurs triples voitures attelées en file, la ville est plus déserte, plus sombre que Paris à deux heures du matin.


Vienne a dansé, glissé, « fox-trotté, » cet hiver, avec une espèce de furie, avec une sorte de déchaînement. Les réceptions, dans l’aristocratie, ont été aussi nombreuses, aussi belles qu’autrefois. Les femmes faisaient assaut de toilettes. Certaines étaient parées de robes qui n’avaient pas coûté moins de 80 000 couronnes.

Cependant, dans la noblesse, on se défend de paraître prendre aucun plaisir. On veut faire croire qu’il n’y a que les Schieber[2]pour s’amuser. Si l’on cause avec un aristocrate, il se lamente parce qu’il a dû renoncer à son abonnement à l’Opéra, supprimer une partie de ses domestiques, faute d’en trouver et faute surtout de pouvoir les payer.

Il gémit : « Ici, la vie était si bonne, si douce, si facile ! Les théâtres, les concerts étaient à bon marché. On faisait du sport et il n’en coûtait presque rien. Toutes les jeunes filles, même celles de la petite bourgeoisie, montaient à cheval. On mangeait bien et finement. On était trop heureux ! »

Voilà le grand mot lâché. Le malheur, pour l’Autrichien, est d’avoir été trop longtemps trop heureux. Actuellement, il répète : « Pauvre Autriche ! » mais il ne veut pas renoncer à ses aises.


Le ministre d’une Puissance étrangère et neutre, personnalité bien connue du monde viennois, et fervent ami de la France, me donne son avis sur la situation de l’Autriche :

— Oh ! moi, je suis très pessimiste. Le moyen de ne pas l’être ! D’après le ministre des Finances, le déficit, pour les six mois qui viennent de s’écouler, est de cinquante milliards de couronnes. On en prévoit un égal, pour le second semestre. Afin de combler une partie du trou, le gouvernement va procéder à une nouvelle émission de 45 milliards de billets. A quoi cela le mènera-t-il ? L’Autriche est dans la situation d’un moribond qu’on ne soutient qu’avec de l’éther. Si on lui supprime son médicament, il meurt.

« Il y a ici deux grands partis politiques : les socialistes et les chrétiens-sociaux. Tous deux font fausse route. Les socialistes clament : « Confisquons le capital ! Cela nous permettra de diminuer la circulation du papier. La couronne remontera. » Les chrétiens-sociaux ripostent : « Obtenons de l’aide de l’étranger. Amenons l’Entente à nous ouvrir les crédits que, depuis si longtemps, elle nous promet. » Mauvais bergers ceux qui parlent ainsi. Un pays ne peut pas vivre d’emprunts et d’aumônes. Un peuple ne peut pas, infatigable quémandeur, demeurer la main tendue. La détresse économique de l’Autriche a son origine dans un mal moral. On peut donner à ce pays du charbon, des vivres, des vêtements ; ce qu’on n’a pas encore réussi à lui inculquer, c’est la volonté de s’aider lui-même. Ce peuple, à terre, se fait lourd pour ne pas être relevé.

— Alors, il n’y a pas de remède ?

— Je ne dis pas cela-Il y en a, et plusieurs : faire des économies, travailler. Mais jamais on n’a autant dépensé ; jamais on n’a voulu se donner moins de mal. On hausse les épaules : « Travailler ! pour gagner quelques centaines de couronnes ? ce n’est pas la peine. » Avez-vous remarqué le cireur de chaussures qui est sur un des rings ? Il y a toujours cinquante badauds occupés à le regarder manier ses brosses. Tout Vienne le connaît. Et tout Vienne en parle. On confesse : « Il n’y a que lui qui travaille ici ! » L’admirable est que ce cireur de bottes n’est pas Viennois, il est Turc !


* * *

La princesse Hélène de Metternich, fille de cette fameuse princesse Pauline, ambassadrice à Paris, dont les contemporains de Napoléon III ont si souvent cité les mois d’esprit, s’occupe activement d’œuvres de charité. C’est d’elle que je tiens sur la misère à Vienne ces précieux renseignements :

— Les enfants ne sont plus malheureux. Vous avez pu les voir dans les rues, dans les squares. Ils ont de bonnes joues. Ils sautent et rient comme tous les enfants de tous les pays. Grâce aux secours qui nous ont été donnés, nous avons pu leur refaire une santé. Ceux qui restent dans la détresse sont, non seulement ceux de la classe moyenne, du Mittelstand, mais ceux de la classe jadis aisée. Comment vivre, à présent, avec un revenu de cinq à six cent mille couronnes ? Ajoutez que la plupart avaient leur fortune placée en valeurs autrichiennes. Vous pouvez deviner ce que rapportent aujourd’hui nos obligations, nos actions. Vous le savez d’ailleurs : il n’est guère de Français qui ne possède des Chemins de fer du Sud de l’Autriche. Des milliers de rentiers autrichiens qui vivaient largement avec vingt-cinq à trente mille couronnes de rente, ont vu leurs revenus tomber à sept ou huit mille couronnes. A peine de quoi se nourrir quelques semaines.

« Je vous conduirais volontiers chez quelques-uns d’entre eux. A quoi bon ? Vous n’y verriez rien de frappant. Les intérieurs demeurent décents, la mise de la maîtresse de maison reste convenable ; mais, ouvrez les armoires, elles sont vides : le linge, les bijoux, l’argenterie ont été vendus. Aux murs, il n’y a plus un tableau ; sur les meubles, plus un objet d’art.

« Les familles les plus éprouvées sont celles des anciens officiers. A ceux-ci le gouvernement fait bien une retraite : environ dix mille couronnes pour un général. Ce n’est rien… Vous me direz : « Ces officiers peuvent chercher une situation. » Ils l’ont fait, ils le font encore ; mais les situations sont rares ; quand il s’en présente une, ce n’est pas à eux qu’on donne la préférence. On n’est pas bien disposé à leur égard. On les rend responsables de la défaite…

A l’appui des détails que me donne la princesse de Metternich, d’autres me reviennent à l’esprit, que je tiens de Mme Lefèvre-Pontalis, femme du ministre de France, de Mme Hallier, femme du général qui dirige notre mission militaire. Car, il faut qu’on le sache : après l’armistice, la France, blessée, meurtrie et ayant elle-même à réparer ses ruines, a eu cette générosité de venir en aide à ses ennemis de la veille. L’hiver dernier, Mme Lefèvre-Pontalis, présidente d’une œuvre de secours, a remis de la percale à trois femmes de feld-maréchaux qui venaient demander de quoi se faire des chemises. Mme Hallier m’a parlé d’un ancien colonel presque aveugle qui a accepté, avec reconnaissance, des boites de lait condensé, d’un général qui, pour gagner quelques centaines de couronnes, s’est fait porteur de charbon. Dans la rue, j’ai été frappée de l’aspect de décrépitude des vieillards d’une soixantaine d’années : petits rentiers, petits retraités qui, depuis des années, ne peuvent s’alimenter suffisamment…

Les employés de la municipalité viennoise : contrôleurs et conducteurs de tramways, balayeurs, cantonniers, etc. sont largement payés. Quand ils veulent une augmentation, ils se mettent en grève. Mais les fonctionnaires de l’Etat : professeurs à l’Université, magistrats, employés des chemins de fer, des postes et télégraphes, etc. ont des traitements qui, en dépit des augmentations accordées, demeurent tout à fait insuffisants.

Il faut se rendre compte, en effet, que, depuis 1914, la vie coûte, en moyenne, cent cinquante fois plus cher. Voici, à titre de document, un tableau comparatif de quelques-uns des prix d’avant-guerre et de ceux d’à présent :


Couronnes 1914 « 1921
Farine 1 kilo. 0,40 70
Bœuf « 2 300
Porc « 2,60 300
Veau « 2 300
Beurre « 2 400
Café « 3 440
Sucre « 0,80 138
Lait 1 litre 0,20 20
Un costume d’homme 120 16 000
Un chapeau 15 1 500
Une paire de chaussures 25 4 000

L’attaché commercial français a eu l’idée intéressante d’établir le budget d’un employé viennois pendant un mois. On trouvera, en regard, les prix du printemps et de l’automne de 1920, avec ceux du printemps de 1921 :


Printemps 1929 Automne 1920 Printemps 1921
Pour un célibataire 3 678 4 068 11 031
Si l’employé est marié 5 385 11 270 17 110
S’il a deux enfants 7 320 14 590 21 760

Actuellement (printemps de 1921), un employé célibataire gagne, par mois, de 4 800 à 1 000 couronnes. S’il est marié, il a de 6 000 à 7 000 couronnes ; s’il a deux enfants, il est payé de 8 600 à 12 000 couronnes.

La disproportion est considérable, on le voit, entre son traitement réel et celui qu’il lui faudrait pour subvenir aux dépenses indispensables. Ainsi, nous arrivons à cette conclusion : les gens de moyenne condition, même ceux qui travaillent, sont forcés de consacrer entièrement le peu qu’ils ont à se nourrir.


Au quartier des Juifs Galiciens. — C’est très loin, vers la banlieue. Une zone pelée où quelques chétifs acacias s’accordent à la tristesse du paysage. Des gîtes en tôle ondulée. Aucun parfum de fleurs ou de verdure. Rien que l’acre odeur d’herbes qu’on brûle dans un fossé. Coiffé d’un chapeau de paille crevé, un petit vieux, au bout d’une longue corde, paît une chèvre rousse. La bête tire sur sa laisse. Pour la retenir, le petit vieux n’a pas trop de toutes ses forces. Plus loin, encore des chèvres que gardent des enfants. Le lait de vache est devenu rarissime. Avant la guerre, Vienne absorbait, chaque jour, huit cent mille litres de lait. Cet hiver, elle en a reçu à peine trente mille. Nombre de Viennois consomment du lait condensé ; mais une boîte se vend 150 couronnes. Une chèvre coûte peu à nourrir : il suffit d’avoir le temps de la mener paître. Affaire aux vieux, aux tout petits. Dans les faubourgs, de véritables troupeaux de chèvres broutent le long des haies ou des talus : nouvel aspect de la Vienne d’après-guerre.

On a installé les Juifs Galiciens dans les baraquements d’un ancien camp de prisonniers de guerre. Des fils barbelés courent autour du terrain. Les fenêtres de la baraque qui servait de prison sont munies de barreaux de fer.

Occupées à des besognes ménagères, des femmes vont et viennent, pieds nus. Trois petits en robe de percale bleue, bras dessus, bras dessous, et serrés l’un contre l’autre, ainsi que grains dans une grenade, nous considèrent immobiles.

Aux fenêtres pendent des couvertures trouées qu’on a mises à sécher ; mais certaines ont des rideaux. Devant les baraquements, dans les jardinets aux minces allées en croix, des légumes poussent, des poules picorent, des oies se dandinent.

Ces familles de Juifs ne sont pas toutes dans le besoin. J’aperçois des chambres confortablement meublées : lits, commode et fauteuils. Beaucoup gagnent suffisamment leur vie ; ils ont trouvé des places chez des coreligionnaires, dans des maisons de commerce, dans des banques. Ils se sont faits camelots. D’autres, c’est le plus grand nombre, spéculent sur le change, sur les denrées. Installés dans les cafés, autour d’une petite table, ils passent leur journée à acheter, à vendre, à pousser, avec opiniâtreté, des marchandises dont, jamais, ils ne prendront possession.


* * *

On a souvent comparé le Prater à notre Bois de Boulogne. C’est aussi, du moins vers son entrée, quelque chose comme la foire de Neuilly. Jadis les archiducs ne dédaignaient pas d’y aller faire un tour ; mais les archiducs sont en exil. Aujourd’hui, parmi les piétons, il n’y a que du peuple, du tout petit peuple.) Sur le bord des allées, des marchandes débitent des gâteaux à la poussière et des saucisses à la moutarde. Il fait beau, des nuages légers, soyeux, voilent agréablement le soleil.

Les jeunes filles et les enfants se sont déguisées en Dirndl[3] ; c’est la mode, quand vient l’été : jupe à fleurettes Pompadour, boléro qui s’échancre sur une chemisette blanche et petit tablier de couleur éclatante : rouge coquelicot, vert pré, violet-évêque. Tout ce monde achète des confiseries et de la charcuterie. Aux « montagnes-russes, » les voitures sont prises d’assaut. Dans les descentes vertigineuses, les tabliers pourpre et leurs frères les tabliers épinard sont comme fous de joie et poussent des cris aigus… Demain, ce sera lundi bleu[4]. Le travail ne recommencera qu’à onze heures. La vie est courte. Amusons-nous… Cependant, rappel de la guerre, des soldats mutilés mendient ou vendent des allumettes. L’un exhibe son moignon, l’autre ses pieds articulés ; un troisième est aveugle. On leur donne, mais peu : la pitié s’émousse.

Nous nous engageons sous les marronniers de la grande allée. La lumière magnifique de cette journée de juin prête à ce qu’elle touche un merveilleux prestige. Des tilburys passent, attelés de fins trotteurs superbement harnachés. Leurs mors, leurs gourmettes étincellent. Sur leur poitrail ondulent d’étroites et longues courroies blanches.

La Suesse Mædel[5]se promène lentement avec son ami. La gentillesse de cette grisette anime les promenades. Sans elle, Vienne ne serait plus Vienne. Avec un rien, elle s’habille plaisamment… Mieux qu’aucun, Arthur Schnitzler, l’auteur dramatique, a su la dépeindre : « Elle a dix-sept ou dix-huit ans… Elle est blonde et encore mince… Elle n’est pas d’une beauté fascinante, elle n’est pas d’une intelligence transcendante ; mais elle a le charme d’un soir de printemps… » Toujours sentimentale, elle a, depuis la guerre, perdu sa qualité essentielle : le désintéressement. Schnitzler lui-même le reconnaît. Comme je lui parlais de la Suesse Mædel :

— Que voulez-vous ? me dit-il, la vie est chère… les bas de soie aussi…


* * *

Un grand éditeur, que j’interroge sur la question du livre français en Autriche, me répond :

— Le livre français ? madame, il me faut vous répondre au passé. Avant 1914, tous les écrivains français qui étaient admirés en France, l’étaient également ici. La France faisait la mode, en littérature, comme elle la faisait pour les robes et les chapeaux. Aux romanciers allemands ou anglais, le public préférait les vôtres. Vos livres sont mieux écrits, mieux composés, plus intéressants. Depuis la guerre, notre goût ne s’est pas détourné de vous : ce sont vos livres qui nous sont devenus inaccessibles. Comptez à quel prix il me faut vendre un roman qui, à Paris, coûte 7 francs.

— 420 couronnes.

— Un tel prix, vous vous en rendez compte, est prohibitif. Alors, les éditeurs autrichiens, moi le premier, se sont mis à imprimer des auteurs français tombés dans le domaine public.

A portée de sa main, sur une table, il prend quelques volumes, habillés d’une reliure souple : le Père Goriot ; la petite Fadette ; Vigny ; Amiel… Il me les tend. Je les ouvre. Le papier est fin et blanc. Les caractères sont nets. Ce sont en somme des volumes très présentables. Je demande leur prix de revient :

— Nous possédons ici un outillage perfectionné, nous avons le papier en abondance, une main-d’œuvre qui, comparée à la vôtre, est à très bon marché, — de 50 pour 100 moins chère. Aussi un ouvrage comme ceux que vous regardez me revient exactement à 1 fr. 25. C’est là qu’est le danger pour vous : vos éditeurs, qui vendent très peu ici, bientôt n’y vendront plus rien. Non seulement, le marché viennois leur sera fermé, mais le marché allemand, le marché suisse, celui des pays balkaniques et des pays nouvellement formés, Tchécoslovaquie, Yougo-Slavie. Par notre intermédiaire, votre pensée continuera de rayonner dans le monde, mais le bénéfice financier vous échappera.

Les Viennois sont justement fiers de leur Université.

De larges escaliers, de vastes amphithéâtres, des salles aérées, lumineuses, paisibles et, entre les bâtiments, un jardin plein de verdure et de chants d’oiseaux.

En l’absence du recteur, Herr Direktor me reçoit dans un vaste bureau à hautes boiseries, à tentures vert bouteille, ce qui, en tout pays, est la couleur « administrative. » Il se déclare heureux de recevoir ma visite. Hélas ! son français vaut mon allemand. Pendant quelques minutes, nous échangeons des propos qui, de l’un à l’autre, nous demeurent hermétiques. Herr Direktor a une inspiration. Il donne un coup de téléphone ; aussitôt, comme si ce fût un téléphone enchanté, paraît un petit homme tout barbu, tout riant et parlant le français, ma foi, parfaitement. Grâce à lui, je vais apprendre de l’Université tout ce qui m’intéresse. Je n’ai qu’à questionner : il traduira les réponses.

Quand la guerre a éclaté, le foyer de culture qu’était l’Université de Vienne semblait en plein développement. En 1900, l’Université comptait 6 000 étudiants et 347 professeurs. En 1914, le nombre des étudiants atteignait 11 000. On avait porté celui des professeurs à 750.

Je demande :

— A quelle nationalité appartenaient les étudiants ?

Le petit homme barbu et jovial me répond :

— Presque tous étaient d’Autriche-Hongrie. Il n’y avait que 500 étrangers : Allemands, Russes, Serbes ou Bulgares. Un seul, et le polit homme se met à rire dans sa barbe grisonnante, un seul était Français.

Cela lui semble infiniment comique, ce Français égaré à l’Université de Vienne, comme un spécimen unique de son espèce.

Mais Herr Direktor reprend la parole. Le petit homme reprend son sérieux. Le fait est qu’il n’y a plus de quoi rire :

— Aujourd’hui, le nombre des étudiants est toujours de 11 000, mais, depuis le traité de Saint-Germain, le mot étranger a pris, pour nous, un autre sens. Sont devenus « étrangers » les Tchèques, les Hongrois, les Transylvains, les Slovaques, les Croates… Il faut donc dire, à présent, que l’Université de Vienne compte plus de 4 000 étrangers. Parmi ceux-ci, quelques-uns sont Allemands, Russes, Polonais : fort nombreux, ces derniers, près de 2 500.

« 35 pour 100 des étudiants étudient la médecine ; 34 pour 100 la philosophie ; 30 pour 100 la jurisprudence. Beaucoup y cherchent un diplôme qui leur conférera la possibilité de devenir, non seulement magistrats, avocats ou autres gens de loi, mais aussi, mais surtout : fonctionnaires de l’État ! La théologie recrute peu d’adeptes : 1 pour 100 seulement du nombre des étudiants.

Tout à l’heure, en traversant les salles de la bibliothèque, j’ai été frappée d’y voir beaucoup plus de jeunes filles que de jeunes gens.

— C’est que les étudiantes suivent plus régulièrement les cours : cela leur est aisé, leur temps est libre. La plupart vivent dans leur famille et sont déchargées de tout souci matériel. Elles se dirigent surtout vers la philosophie et la médecine ; quelques-unes vers la jurisprudence.

« La plupart de nos étudiants sont pauvres. Ils n’ont pas de quoi acheter les livres d’études nécessaires. Presque tous appartiennent au Mittelstand et le Mittelstand est ruiné. Pour payer leurs inscriptions, subvenir à leur entretien, nombre d’entre eux exercent, non une profession, mais un métier manuel. Dédaignant les traductions, les copies de manuscrits, les leçons en ville qui sont peu payées, ils chargent du charbon, ils scient du bois, ils se sont faits commissionnaires : bons à tout, à porter une malle aussi bien qu’une lettre pressée. Ainsi arrivent-ils à gagner 2 ou 300 couronnes par jour.

Dans la mesure du possible, l’Etat prend une part de leurs dépenses. Pour eux, on a résolu le problème du logement. Avant la guerre, Vienne comptait deux asiles qui recevaient environ 200 pensionnaires. Aujourd’hui, la ville en a huit qui n’abritent pas moins de 1 000 jeunes gens.

Des œuvres, dont l’une est française et dirigée par la gênérale Hallier, ont organisé des « popotes. » Pour huit ou dix couronnes, les étudiants y trouvent des repas chauds. C’est encore une des formes sous lesquelles nous venons en aide aux Autrichiens : réponse aux calomnies des Allemands qui nous accusent de vouloir l’anéantissement des peuples que nous avons vaincus.

Le traitement des professeurs oscille entre cent mille et cent cinquante mille couronnes… Il faut s’habituer à jongler avec les chiffres : il faut se garder aussi de se laisser abuser par leur mirage… Cent cinquante mille couronnes, cela ne fait que 2 500 francs. De quoi vivre fort petitement.

A part un Hollandais et quelques Allemands, tous les professeurs de l’Université sont autrichiens ; mais, fort imbus de la supériorité des méthodes germaniques, c’est vers Berlin, vers Dresde que, d’un mouvement naturel, ils se tournent pour en recevoir la lumière. Aigris par la défaite, par leur vie difficile, ils se sont ralliés au parti de l’Anschluss. Recteur en tête, ils se sont laissés aller à de violentes manifestations pangermanistes.

Au moment où je quitte l’Université, des groupes de jeunes gens et de jeunes filles gravissent le grand escalier. Ils se rendent à quelque cours et s’entretiennent avec animation. Un peu à l’écart, un étudiant monte seul. C’est un aveugle de la guerre. Il va, le visage levé, frappant chaque marche de son bâton. Nul ne prend garde à lui. Les rappels de la guerre sont partout ici. Mais combien veulent les voir ?


* * *

Les fonctionnaires ! m’a dit avec un soupir Herr Direktor, il y en avait déjà trop au temps de Joseph II. Il y en a, maintenant, plus que sous le « vieil Empereur[6] ! » Dans tous les ministères, c’est une complexité inouïe de « compétences. »

Chaque parti qui s’est emparé du pouvoir s’est empressé de caser sa clientèle, mais en respectant celle qui occupait déjà les emplois publics. Aux fonctionnaires de l’Empire sont venus s’ajouter ceux des socialistes, auxquels se sont adjoints, à leur tour, ceux des « chrétiens-sociaux. » La petite Autriche du traité de Saint-Germain a les deux tiers des fonctionnaires de l’Angleterre. A Vienne, on compte un fonctionnaire pour neuf habitants. Dans le grand hôpital où l’on peut soigner 3 070 malades, il y a 3 015 employés : un employé presque par malade !


* * *

Visite à une fabrique de bière. Je recueille ces aperçus pleins de saveur sur les rapports des patrons et des ouvriers dans un régime socialiste :

— Sous la monarchie, l’Autriche n’était pas socialiste. En vérité, c’est une chose stupéfiante de voir comme il a fallu peu de temps à quelques meneurs pour gagner les masses à leurs théories. Ceux qui se sont emparés du pouvoir ont dit au peuple ; « Autrichiens, à présent, vous êtes libres ! » C’est la plus grande sottise et le mensonge le plus éhonté. Jamais il n’y a eu moins de liberté dans ce pays. Le socialisme bride chacun. En vertu d’une loi de mars 1919, chaque industriel qui occupe au moins, vingt travailleurs, doit constituer un Conseil d’ouvriers et d’employés. Ce Conseil ne traite pas seulement des questions de salaires et de salubrité : il a encore le droit de se faire représenter par deux de ses membres dans les conseils d’administration. Il peut examiner le bilan. Actuellement, il prétend exiger que nul employé, nul ouvrier, ne soit engagé sans son autorisation.

« Quant aux ouvriers, ils sont dans l’étroite dépendance de leurs syndicats. Au mois d’avril dernier, le Conseil des ouvriers me demande une augmentation de salaire. Je télégraphie à la maison-mère pour savoir si je puis l’accorder. La réponse ne me parvient qu’au bout de deux jours. Elle est favorable. Je pensais que les ouvriers allaient exulter, car ils répétaient qu’ils n’avaient plus une couronne en poche, que c’était un crime de les faire attendre. Trois jours passent. Aucun ouvrier ne vient toucher l’augmentation si impatiemment réclamée. J’avise l’un d’eux, intelligent et de bon sens. Je le questionne. Il me répond : « Le syndicat a changé d’avis. Il nous défend de passer à la caisse. » A noter que nos socialistes ne sont pas révolutionnaires. De caractère indolent, l’Autrichien ignore la violence qui arme une classe contre une autre. Actuellement, d’ailleurs, les ouvriers sont satisfaits. Ils ont la vie large et facile, et en vérité ils n’ont pas matière à nous jalouser, nous autres bourgeois. Comme chez vous, ce sont eux qui achètent les poulets, eux qui se payent une promenade en voiture, eux qui remplissent les « Kino. » On serait mal venu à leur parler d’économies. Une ouvrière reçoit 1500 couronnes par semaine ; un ouvrier en a 4 000 ; un contre-maître, 10 à 12 000. Il en peut gagner 16 000, s’il a des enfants ; car ici les salaires sont proportionnés non aux capacités, mais aux charges du travailleur.


* * *

Le portier de mon hôtel semble prodigieusement intéressé par mes faits et gestes. Il me surveille. Je n’ai garde de m’en étonner. Ainsi que tous les portiers, il est plus ou moins confident de la police.

Moins tracassière que sous l’ancien régime, la police n’en continue pas moins d’exercer son influence occulte. « L’Autriche n’a jamais eu de gouvernement, ai-je souvent entendu dire depuis mon arrivée ; elle n’a qu’une police admirablement organisée. »

Cette police surveille, espionne chacun des habitants du pays et, spécialement, chacun des étrangers qui y séjournent ou qui y sont de passage. Elle recrute ses agents dans tous les milieux.

Un Français, familier avec la Vienne d’avant et d’après-guerre, me confie avec une douce philosophie :

— Mon domestique va faire son rapport sur moi tous les jours ; il sait aussi bien que moi ce que je fais ; il y ajoute ce qu’il suppose que j’aurais dû faire. Je tiens cet honorable serviteur d’un colonel qui, en me le cédant, m’a averti… Soyez-en sûre, chacun ici à son « ange gardien. » Le concierge de la maison que vous habitez est mieux placé que personne pour être renseigné sur vous. Il lit les suscriptions de vos lettres. Grâce à la coutume de venir ouvrir la porte la nuit, — on ne tire pas le cordon, à Vienne, — il connaît le plus intime de votre vie privée. Son zèle peut être doublé par celui d’une de vos amies, d’une soi-disant amie qui écoute ce que l’on dit dans votre salon, qui vous « file, » au besoin, dans la rue…


* * *

« La guerre commerciale est aussi dure que la guerre militaire, écrit dans un de ses rapports l’attaché commercial français à Vienne ; on y compte moins de cadavres, mais on n’y fait pas de prisonniers. »

Démembrée, amputée des plus riches provinces qui formaient le territoire de l’ancienne monarchie, l’Autriche actuelle et Vienne en particulier conservent toujours leur valeur géographique. Carrefour des grandes voies internationales, point de croisement des grands intérêts économiques de toute l’Europe, Vienne demeure le lieu de rendez-vous où se traitent déjà, où se traiteront de plus en plus, — quand l’ordre sera rétabli en Russie, — toutes les transactions de l’Orient avec l’Occident. A Vienne, port franc de l’Europe centrale, viendront s’accumuler les marchandises transitant de l’Est vers l’Ouest et inversement.

Dès maintenant, quoiqu’elle manque de charbon, qu’elle doive s’adresser à la Tchéco-Slovaquie et à la Silésie pour en obtenir et qu’elle le paye, conséquemment, fort cher, l’Autriche commence à voir son industrie renaître.

On sait quelle était sa puissance métallurgique. Grâce à la présence, dans son sol, d’un excellent minerai, elle produisait des aciers de première qualité. Dans ses nombreuses usines ont été coulés, — ne l’oublions pas ! — les gros canons auxquels nous avons dû de subir nos premiers revers, d’avoir notre sol envahi, occupé, ravagé. Son minerai, l’Autriche l’a conservé. L’industrie de l’acier lui assure encore une excellente place sur le marché mondial. Dans ses usines, on construit des locomotives, des wagons, des automobiles, des machines de toute nature : spécialement des machines-outils et des machines agricoles ; par ailleurs, elle fabrique des socs de charrue, des faux, des faucilles ; elle a conservé la spécialité de tous objets en tôle émaillée.

L’industrie du papier est toujours florissante. Les deux tiers de ses anciennes usines lui sont demeurées. Quoique des coupes exagérées aient été, pendant la guerre, effectuées dans ses forêts, elle reste pourvue en bois, au point d’en pouvoir exporter. Elle a sous la main la matière première. On a calculé que la production à plein rendement des papeteries, autrichiennes donnera 12 000 wagons de pâte, 7 000 de carton et 18 000 de papier, dont 2 900 de papier d’emballage, 160 de papier de soie et à cigarettes, 4 700 de papier de journal, etc.[7].

L’industrie du meuble est en bonne situation ; 14 000 ouvriers sont occupés dans les fabriques et dans de nombreux petits ateliers. Les ébénistes autrichiens ont du goût, ils sont adroits. Beaucoup des ouvriers qui travaillaient naguère à Paris, au faubourg Saint-Antoine, venaient d’Autriche. Leurs travaux sont appréciés. L’Angleterre le sait, qui a recommencé de se pourvoir, à Vienne, de tous ses meubles de bureau.

Moins importante que les précédentes, l’industrie du cuir constitue une des spécialités les plus célèbres de l’Autriche : « outre les articles d’usage industriel ou courant tels que le cuir de semelle et les courroies, l’Autriche est susceptible d’exporter les malles, les valises, les chaussures et les articles de maroquinerie de luxe auxquelles on donne, à Vienne, le nom français de « galanterie[8]. »

Où l’artisan autrichien excelle, c’est dans les articles de fumeur et tous les articles de luxe : bijouterie, joaillerie, fourrures, dentelles, plumes, fleurs artificielles, appareils d’éclairage, etc. L’an passé, en septembre, les industriels de la couture et de la mode ont produit un grand effort qui ne tend à rien de moins qu’à faire, de Vienne, la ville où il sera de bon ton de s’habiller pour les peuples des Balkans et de l’Orient, particulièrement l’Egypte où toutes les maisons importantes de Vienne ont leurs succursales. Une « semaine de la mode » a été organisée ; quantité de modèles ont été exposés ; des catalogues, des brochures ont été envoyés, à profusion.

Néanmoins, à cause des fluctuations incessantes de la couronne, l’Autriche ne peut vivre qu’au jour le jour. L’incertitude y bloque tous les efforts individuels et collectifs, spécialement avec nos commerçants trop timorés, peu enclins au crédit et attachés aux vieilles formules aujourd’hui surannées.

Il est vrai que, de la part du gouvernement autrichien, nos compatriotes se heurtent à un boycottage systématique. Tout de suite après l’armistice, l’effort des commerçants français s’est porté vers l’Autriche, que l’on savait totalement dénuée. Mais le gouvernement autrichien s’est empressé de mettre un veto d’importation sur tous les articles de luxe, et les produits manufacturés français sont, par lui, désignés comme tels.

Comparée à l’importation des produits tchéco-slovaques, italiens et surtout allemands[9], — ces derniers étant offerts en masse et à bas prix, — la place que nous occupons est infime. Qu’on en juge par ce tableau :


Importations en Autriche


Quintaux «
France Allemagne
Produits coloniaux 331 1 463
Tabac 0 12 708
Sucre 0 1 232
Céréales, malt, farineux, fruits secs 1 261 373 669
Bois, charbon 112 19 441 712
Papiers et articles en papier 82 49 888
Quincaillerie (coutellerie, serrures, objets pour le bâtiment) 4 491 412 004
Machines et appareils 155 122 514
Sel 0 176 060
Produits chimiques 0 372 638

En Autriche, tout le commerce est centralisé : Centrale de la graisse, Centrale des sucres, Centrale des spiritueux et liqueurs, etc. Ces Centrales prétendent faire du commerce avec la France un acte unilatéral, au bénéfice de la seule Autriche. Ce sont elles qui font obstacle à l’entrée de nos produits, car nos produits concurrencent les leurs. Voici, par exemple, la Centrale des spiritueux et liqueurs. Elle s’oppose formellement à l’importation des produits français. La raison s’en explique facilement. Toutes nos liqueurs, tous nos vins sont contrefaits ou imités en Autriche. Les fabricants autrichiens de « faux Champagne, » de « faux bourgogne, » ou de « bordeaux » frelaté, ne veulent pas que nos produits viennent, sur place, établir leur supériorité. Ils préfèrent, en usant de l’étiquette française, se réserver un monopole fructueux, car les vins français, uniformément appréciés, sont vendus très cher.

Ce n’est du reste pas seulement à nos vins que le marché autrichien est fermé, mais à nos soieries, à nos parfums, etc. Aux devantures s’étalent des produits italiens, hollandais, Scandinaves, suisses et allemands. Les seuls produits français qui’ soient en vente, sont des imitations et des contrefaçons[10].


Depuis la suppression de la monarchie, toute femme en Autriche est électrice et éligible. Le Parlement actuel compte cent soixante députés, dont dix femmes. Sur ces dix femmes députés, une seule appartient au parti des chrétiens-sociaux ; une autre est Gross-Deutsche[11], les autres sont socialistes. C’est le cas de Frau Popp.

Elle m’attend, ce matin, avant l’heure du Parlement. Je la trouve vêtue d’une robe de velours gris, en dépit de la chaleur, dans son petit appartement, au troisième étage, sur la cour. La pièce où l’on m’introduit, tient à la fois de la chambre à coucher, du bureau et de la salle à manger. Pas un bibelot, pas une fleur. Un lit, puisqu’il faut dormir ; une table, puisqu’il faut manger et écrire ; une suspension au-dessus de la table ; des chaises et une bibliothèque pour serrer quelques livres.

Frau Popp est une femme d’environ quarante-cinq ans. Sa face ronde, aux traits menus et rapprochés, n’a de particulier qu’une mâchoire puissante. Quand elle tient un morceau, cette mâchoire-là ne doit pas le lâcher. Robuste, ramassée sur elle-même, Frau Popp donne une impression d’énergie et de ténacité.

Elle est née dans une famille d’ouvriers, la plus jeune de quatorze enfants. Triste intérieur, espèce d’enfer comme il y en a beaucoup dans la classe ouvrière, quel que soit le pays. Le père rentre irrégulièrement, ne rapportant qu’une paye entamée. La mère crie, tempête. Des querelles, des scènes éclatent, si violentes que la femme, parfois, s’enfuit pendant plusieurs jours. Les enfants, délaissés, sont nourris par la charité des voisins. A sept ans, la petite Adélaïde est envoyée à l’école. A dix ans, elle commence à gagner sa vie ; elle tricote. Mais, le soir, à la maison, elle attrape un livre ; elle lit, elle étudie. Quelques années se passent. Elle entre dans une fabrique de bouchons, où elle gagne trois florins par semaine. Elle n’est pas malheureuse. C’est alors que son frère aîné, parti pour faire « son tour d’Autriche, » revient au logis, ramenant avec lui un camarade imbu d’idées socialistes. Adélaïde l’écoute avec passion les développer. Celui-ci, qui s’aperçoit du succès de sa propagande, lui donne à lire les numéros de l’Arbeiter Zeitung, lui prête des livres de son parti. Elle les dévore et commence d’ouvrir les yeux sur ce qu’elle appelle l’injustice de son sort. Elle va dans les réunions socialistes : elle y entend parler de l’exploitation des ouvriers par le patron ; elle remarque qu’il n’y est jamais dit un mut d’une exploitation beaucoup plus certaine et plus révoltante : celle de l’ouvrière. L’ouvrière n’est pas seulement victime du patronat ; elle l’est encore, et bien davantage, du milieu où elle vit et de ceux qu’elle y rencontre : ouvriers comme elle et contre-maîtres. C’est ce que, plus tard, Frau Popp résumera dans cette formule violente : « L’atelier est un lieu de prostitution sanctifié par la loi. »

Un heureux mariage va la tirer de la situation d’ouvrière. Elle épouse le directeur de l’Arbeiter Zeitung, beaucoup plus âgé qu’elle et qui, après quelques années, la laisse veuve avec deux petits garçons.

Sa vie publique a commencé à l’atelier, où elle s’efforçait de créer de l’agitation pour organiser des manifestations le 1er mai. Elle parle dans les réunions publiques, écrit des articles de journaux : un article en faveur de l’union libre lui vaut une condamnation à quinze jours de prison comportant, aggravation de peine, deux jours de jeûne. Dès 1892, elle réclame le vote et l’éligibilité des femmes. Quand la loi les lui accorde, après la révolution, elle se porte immédiatement à la députation. Elle est élue, sans concurrent. Au Parlement, c’est elle qui fait passer la loi portant abrogation des titres nobiliaires, et aussi la loi sur les domestiques. En vertu de cette loi, les domestiques ne doivent pas travailler plus de onze heures par jour. On ne peut leur faire commencer leur ouvrage avant six heures ; ils doivent le cesser à neuf heures. Ils ont droit à un après-midi de liberté, en semaine, chaque quinzaine, et à la journée du dimanche, deux fois par mois. On doit leur laisser la jouissance d’une chambre fermant à clé.

— À présent, continue Frau Popp, je lutte afin d’obtenir aux divorcés le droit de se remarier. Le divorce, sans la possibilité du remariage, mène, presque fatalement, à l’immoralité. En Autriche, le mariage religieux n’est pas précédé d’un mariage civil ; celui-ci n’existe que pour les fiancés qui ne se réclament d’aucune confession. Il s’ensuit que, l’Église ne reconnaissant pas le divorce, les divorcés n’ont pas le droit de se remarier.

Frau Popp parle d’une voix sourde, sans geste ; aucune exubérance, mais une espèce d’exaltation dure et concentrée. Brusquement, elle me déclare appartenir au parti de l’Anschluss :

— Non par animosité contre la France ; nous ne sommes pas comme les Allemands : nous n’avons aucune haine pour vous. Vous nous êtes plutôt sympathiques (sic) ; mais les questions de sentiment ne peuvent modifier les nécessités politiques et économiques. La France est trop loin, pour nous. Tout nous rapproche au contraire de l’Allemagne. Tant que le rattachement n’aura pas eu lieu, il y aura des troubles, en Autriche.


Schœnbrünn. — Pour aller à Schœnbrünn, il faut choisir une belle et chaude journée. Le contraste alors est délicieux avec la ville bruyante que tourmente un vent continuel, grand remueur de poussière.

A Vienne, on a soigneusement effacé ce qui, dans les rues, rappelait l’ancien régime. Les « K. K. » ont été supprimés à la porte des institutions qui étaient à la fois Königlich und Kaiserlich. Il n’y a plus de K. K. lotto, plus de K. K. Tabaktrafik, plus de K.K. Commission ; mais à Schœnbrünn, rien n’a été changé.

Tout ici parle encore du vieil empereur. Quand il revenait de Vienne, de chez Catherine Schratt, l’ancienne actrice du Burgtheater, chez qui il avait fait sa quotidienne partie de cartes, il rentrait par cette vaste cour, bien moins comme un souverain que comme un riche bourgeois, au grand trot de ses chevaux. Il montait dans ce palais à la façade d’un vilain jaune foncé sur laquelle tranche la teinte verte des persiennes, puisque, aussi bien, ces couleurs étaient réservées aux demeures « royales et impériales. »

A côté de moi, deux jeunes gens évoquent le « vieil Empereur. » Ils en parlent sur un ton affectueux. Redouté dans tout le reste de son empire, François-Joseph ne fut aimé que des Viennois, mais il en fut vraiment aimé. Ils étaient fiers de sa courtoisie, de ses manières d’autrefois : « C’était un gentilhomme, » m’a-t-on souvent répété. Le peuple ne le rendait pas responsable des sujets de mécontentement qu’il pouvait avoir : « L’Empereur ne sait pas… Ah ! s’il savait… disait-on. » Pourtant, quel souverain fut plus orgueilleux, plus dur que celui-là, plus imbu de cette idée : « Envers ses peuples, l’Empereur n’a pas de devoirs : ils ont tous les devoirs envers lui. »

Il ne faut pas moins d’une heure pour parcourir les hautes pièces d’apparat : cabinet des porcelaines, cabinet des laques dont le décor nous fut rendu familier par l’Aiglon de Rostand ; salons où d’élégantes et grêles guirlandes de feuillage et de roses fleurissent en sculptures d’or sur la blancheur des murs. Vision d’un « rococo » exquis, qui enchante la pensée comme un air de Gluck. Ailleurs, les tapisseries des Gobelins composent une décoration somptueuse. Le soleil, avide, ronge lentement leurs couleurs. Finement pâlies, elles s’atténuent selon la même gamme. Elles s’anémient, mais sans une discordance. Aussi belles que celles qui tapissent les murailles du vieux burg, à Vienne, elles sont l’un des trésors artistiques de l’Autriche. Quand les socialistes prirent le pouvoir, ils eurent cette idée de Vandales de les vouloir mettre à l’encan. « Le peuple, disaient-ils, a besoin de pain et non de vieilles tapisseries… » Informés de l’aubaine, les marchands d’antiquités du Nouveau Monde et de l’Europe occidentale s’abattirent sur Vienne ; mais ils voulurent trop gagner. Spéculant sur la détresse de l’Autriche, ils offrirent des prix dérisoires.


* * *

En quittant Schœnbrünn, nous avons voulu aller aux Capucins. Grand, robuste, tout ce qu’il y a de plus décoratif avec sa barbe d’or, longue, soyeuse et ondée, un Père nous ouvre les caveaux. Il tourne un commutateur. Les ampoules électriques abritées par des globes opalins répandent, autour de nous, une mystérieuse clarté.

Nous passons devant le mausolée en bronze de Marie-Thérèse. Nous voici dans la partie de la crypte où, à côté de celui de l’impératrice Elisabeth et de l’archiduc Rodolphe, se trouve le tombeau de François-Joseph. Il est d’une grande simplicité. Point d’anges gras, trop bien nourris, tenant des palmes ; point de pleureuses et de têtes de mort grimaçant sous la couronne fermée, dont on les a coiffées ainsi qu’au sarcophage de Marie-Thérèse. Une couronne seulement est déposée, faite de pommes et d’aiguilles de pin. Un ruban bleu de ciel la noue sur lequel des lettres d’or rappellent qu’elle fut offerte par les anciens officiers de l’Empereur et par les chrétiens-sociaux.

Aucune inscription pompeuse en l’honneur de celui qui, pour le malheur de son peuple, a vécu trop longtemps.


BUDAPEST — L’ÉQUIPÉE DU ROI CHARLES

François-Joseph est mort. Charles IV est en exil. Les Habsbourg remonteront-ils sur le trône ? L’occasion est bonne de retracer ici « l’équipée du roi Charles, » d’après les témoignages que j’ai pu recueillir sur place et les documents qui m’ont été communiqués à Vienne et à Budapest.

C’est, m’assure-t-on, dans les salons de l’aristocratie qu’est née l’idée d’une restauration des Habsbourg en Hongrie. Ce sont des femmes qui ont travaillé à la faire aboutir. Flattées d’avoir un rôle dans une affaire secrète et d’importance, elles ont voulu, comme d’autres chez nous aux XVIIe et XVIIIe siècles, jouer à la vie politique ; elles ont poussé le roi Charles à la plus folle des entreprises ; ce qui est plus grave, elles ont failli précipiter, de nouveau, les peuples dans la douleur et dans la ruine.


* * *

On est à la fin de la Semaine Sainte. Nul n’a été averti, parmi les plus fidèles partisans de l’ancien Roi. Secret absolu. On ne doit apprendre le retour de Charles IV que lorsqu’il sera rentré dans sa capitale et aura obligé les membres du Gouvernement à se retirer. Le président du Conseil, comte Téléki, est absent de Bude. Depuis le mercredi saint, 23 mars, il est en déplacement de chasse chez le comte Sigray, dont le château se trouve à quelque distance de Szombathely. Il y séjourne avec des amis et M. Graudsmith, commissaire américain à Budapest.

Brusquement, dans la nuit du 25 au 26, on vient le réveiller. Une carte lui est remise qui porte ces mots écrits à la hâte : « Venez vite ; un grand malheur est arrivé. » Téléki ne sait qu’imaginer. Lui-même dira par la suite : « Je pensais que l’amiral Horthy était mort… »

Un automobile attend. Téléki y monte avec le comte Sigray et se rend chez l’évêque Mikes où on lui a signalé que sa présence est indispensable. Là, on lui apprend que l’ex-roi Charles vient de débarquer. Son arrivée a stupéfié, l’évêque, ainsi que l’atteste formellement le chanoine Vass, ministre des cultes, qui, originaire de ce pays, est venu, de son côté, y faire, au moment de Pâques, une courte villégiature.

Le Roi est accompagné du comte Erdödy, dans le domaine duquel il semble bien qu’il vienne de passer quelques jours. Il est couvert de poussière. On a dit qu’il s’était maquillé : c’est faux. Mais sa casquette d’automobiliste, qu’il porte enfoncée jusqu’aux yeux, le rend méconnaissable. « Il avait raconte un témoin, l’air d’un commis-voyageur. » Le comte Téléki, invité à monter immédiatement chez le Roi, le croise dans un couloir mi-obscur et ne le reconnaît pas.

Le Roi paraît un peu agité, mais fort résolu. Sans préambule, il déclare au comte Téléki qu’il vient pour reprendre possession de son royaume, qu’il le confirme dans les fonctions de président du Conseil et va partir, dans un instant, pour Budapest.

Le comte Téléki fait aussitôt ressortir l’impossibilité d’une pareille entreprise. Il dit la menace d’une invasion étrangère immédiate si le Roi persiste dans son projet. Il l’adjure de retourner sur le champ en Autriche, afin de ne pas entraîner la Hongrie à une catastrophe certaine. Afin de le décider à partir, il use de tous les arguments. Ainsi que les personnes présentes, il promet le secret absolu sur cette équipée. Le Roi tient bon. Il est alors cinq heures du matin.

Devant la difficulté d’avertir le Régent Horthy, par téléphone, à une heure aussi matinale, et également dans la crainte d’ébruiter l’événement, le comte Téléki se décide à gagner lui-même Budapest. Grâce à la puissance de sa machine, il espère devancer le Roi ; mais le hasard est contre lui : une panne de moteur lui fait perdre du temps. Par surcroît, son mécanicien s’égare dans des chemins de traverse. Téléki n’arrive à Bude que vers trois heures de l’après-midi. Le Roi est entré au château, à une heure.

Il est maintenant en uniforme ; mais tout le monde, à Budapest, le croit si bien en Suisse que ceux même qui le croisent ne font à lui aucune attention. Il passe devant le palais de son cousin, l’archiduc Joseph. Celui-ci est à une des fenêtres :

— Le Roi, racontera l’Archiduc, m’a fait un signe amical de la main, comme pour me dire bonjour. Je pensais si peu à le voir, que je ne l’ai pas reconnu.

Tout semble se réunir pour favoriser l’entreprise. Le Roi entre au palais royal. A l’un des officiers de garde il se fait connaître, dit qu’il va gagner ses appartements privés. L’officier objecte :

— Ils sont fermés.

— Alors, menez-moi chez l’amiral Horthy…

Le gouverneur se mettait à table avec sa famille. Un aide de camp lui annonce le Roi.

— Quel roi ? demande brusquement Horthy.

— Celui qui était ici, avant.

Horthy hausse les épaules et d’un mot méprisant congédie l’officier :

— Vous êtes ivre.

Cependant, il se lève, quitte la salle à manger, se trouve en présence du Roi. Émouvant tête-à-tête. Facilement, on peut l’imaginer. L’ex-souverain exige que l’amiral lui remette immédiatement le pouvoir. Horthy écoute : sa bouche aux lèvres minces et comme rentrées demeure fermée. Sur son visage est peinte cette expression de fermeté qui, jamais, ne le quitte. Debout, on le sent respectueux, mais non comme un sujet prêt à déférer aux ordres d’un maître. Quelle lutte en lui ! Elevé par les soins de l’empereur François-Joseph dans une école militaire, ancien aide de camp impérial, très légitimiste, l’amiral Horthy n’en comprend pas moins l’immense péril qu’offre, pour la Hongrie, le coup de tête royal.

Pris entre deux serments, l’un premier en date, l’autre juré devant le Parlement, contraint de choisir entre son roi et sa patrie, Horthy ne saurait hésiter : « J’ai choisi ma patrie, persuadé que c’était, en même temps, agir au mieux pour le Roi… »

Mais la peine ou plutôt la douleur du Régent est réelle d’être contraint de dire : « Vous êtes le Roi et je dois vous supplier de vous en aller… »

— Jamais, m’a avoué l’amiral Horthy, au cours de l’entretien que j’ai eu avec lui, jamais je n’ai traversé d’instants plus cruels que ceux où je cherchais à connaître où était mon devoir. En mai 1917, j’ai soutenu contre les Anglais un violent combat. Les grenades tombaient autour de nous, sans répit ; c’était un orage de feu. Ce moment-là était agréable en comparaison de ceux que j’ai passés, alors…

Pour décider le Roi à se retirer, l’amiral Horthy reprend tous les arguments du comte Téléki. Il convoque quelques-uns des chefs du parti légitimiste, parmi lesquels le comte Andrassy. Tous sont du même avis : le Roi doit partir. Le Roi refuse. Comme les faibles quand ils ont une idée, il s’entête. Lorsqu’on lui demande :

— Mais, enfin, qui a pu vous décider à une entreprise aussi folle ?

Il répond :

— M. Briand lui-même[12].

Devant l’incrédulité que rencontre une assertion aussi invraisemblable, le Roi évite de la répéter ; il se dérobe et, évasif, parle de conseils que lui aurait donnés le prince Sixte.

Cependant, en ville, et quoique le Gouvernement se soit efforcé de tenir la nouvelle secrète, celle-ci n’a pas tardé à se répandre. C’est jour de Pâques. Il fait beau. L’air tiède, le ciel bleu invitent à la promenade. Tous les habitants sont dehors. Ainsi qu’ils en ont l’habitude, ils circulent sur le Corso ou prennent quelque consommation aux terrasses des cafés qui bordent la promenade. L’annonce de la présence du Roi ne produit aucune impression. On en parle comme d’un incident sans conséquence.

— Vous savez que le Roi est à Bude ?

— Je viens de l’entendre dire.

Pas de commentaires sur l’événement. Seuls quelques ardents royalistes affirment :

— Il est à Bude et il y restera.

Si on leur objecte que c’est impossible, ils répondent :

— S’il part, ce sera pour mieux revenir…

Le comte Téléki a fini par arriver au palais. Après d’âpres discussions, il obtient du Roi la promesse formelle de repartir pour l’Autriche. Promesse du bout des lèvres, que le Roi est résolu à ne point tenir. Il remonte en automobile avec deux jeunes officiers, mais, vivement, refuse la société du comte Téléki, lorsque celui-ci s’offre pour l’accompagner à la frontière.

Aussitôt mis en défiance, le président du Conseil part derrière le Roi dont il a deviné les intentions secrètes. Bien lui en prend. Sous prétexte d’une indisposition, Charles de Habsbourg s’arrête, de nouveau, à Szombathely.

Avertis des événements, les ministres de France, d’Angleterre et d’Italie se réunissent et, dès le lendemain, décident de faire une démarche auprès du Gouverneur, afin d’affirmer nettement la volonté des Alliés de ne pas tolérer la restauration du roi Charles. Quoique le Gouvernement hongrois parût sincère, il n’était pas, en effet, de toute certitude qu’il ne finirait pas par faiblir devant la volonté royale. D’autre part, il convenait de ne pas adresser de menaces intempestives ; il fallait prendre garde, également, de fournir aucun motif de surexcitation aux passions légitimistes que le retour du Roi avait pu ranimer. Aussi, les ministres des trois Puissances décident qu’un seul d’entre eux, leur doyen, M. Hohler, se rendra au palais, et fera une déclaration pour lui et ses collègues.

Peu après, le ministre de France, M. Fouché, est mandé au Palais royal. L’amiral Horthy le prie de l’aider à éclairer définitivement le roi Charles. M. Fouché écrit, sur le champ, une lettre au ministre des Affaires étrangères de Hongrie. Dans les termes les plus formels, il répète la volonté du Gouvernement français de s’associer à la décision de l’Entente.

Deux heures ne se sont pas écoulées que cette lettre est emportée à Szombathely par les comtes Andrassy et Bethlen. Ils la font lire au Roi. Avec un entêtement puéril, l’ex-souverain se refuse à rien entendre. Tantôt il maintient ses projets, tantôt il se déclare malade, dans l’impossibilité de voyager.

Pendant ces longues journées d’une attente énervante, le Gouvernement de Budapest doit agir pour empêcher l’opinion de s’émouvoir, maintenir la discipline dans l’armée, prouver l’inanité des bruits fantaisistes qui ne cessent de se répandre en ville. Les imaginations commencent à aller leur train. D’après les uns, le Roi va marcher sur Budapest, à la tête de la division du général Lehar dont la fidélité au Gouvernement ne s’est cependant pas démentie. Les autres disent que Charles IV est revenu incognito à Budapest et qu’un coup d’Etat va éclater le lendemain. Certains, encore, affirment que les Serbes sont sur le point de franchir la frontière.

Toutefois, il faut convenir que la population de Budapest continue à se montrer fort calme. Effroyablement éprouvée par le bolchévisme, elle n’aspire qu’au repos et redoute toute tentative qui risquerait de précipiter sur elle de nouveaux malheurs.

Enfin, l’équipée du Roi à Szombathely touche à son terme. Le Gouvernement envoie de Bude un médecin pour guérir une maladie, qui semble « de circonstance » plutôt que réelle. Les négociations avec l’Autriche pour assurer le passage de Charles jusqu’en Suisse sont en bonne voie. Le souverain signe la promesse de partir. Le président du Conseil fait expédier son wagon-salon, où les tapissiers travaillent depuis quarante-huit heures pour aménager la voiture qui doit emporter Charles de Habsbourg… Le Gouvernement hongrois ne pouvait deviner les difficultés qui allaient naître de cette prévenance. Plus d’une fois, on dut regretter de ne pas avoir fait partir le Roi, comme il en avait été question, en automobile, incognito.

A peine le train royal est-il en Autriche que le groupe parlementaire des socialistes s’oppose à le laisser traverser le pays. Il exige que des représentants du groupe, accompagnés d’une escorte de la Vehrmacht, dont on connaît les idées socialistes, montent dans le train. Finalement, et puisqu’il faut les subir, ces conditions sont acceptées ; mais, en même temps, pour éviter toute violence possible, les trois Puissances, France, Angleterre et Italie, envoient quelques officiers et des soldats qui prennent place dans une voiture proche de celle du Roi.

Puisqu’on avait cédé aux exigences des socialistes, il semblait qu’on dût compter sur leur bonne volonté. Il n’en est rien. Peu avant d’arriver à Brück, en pleine nuit, le train royal est obligé de stopper. La gare est envahie par des ouvriers de la région et par des cheminots. Ils sont plusieurs centaines, poussant des cris, proférant des injures. Ils se vantent, quand le Roi passera, de le forcer à descendre pour lui dire son fait. Les plus violents parlent de pendre le Habsbourg.

Plusieurs heures passent pendant lesquelles, dans l’entourage du Roi, on envisage toutes les possibilités : le faire partir, en automobile, par des chemins détournés ; le faire monter en avion ; le ramener à Vienne ; mais, alors, quelle situation ! l’ancien souverain sera prisonnier dans sa propre capitale !…

Après de longues et vives discussions, les députés socialistes qui étaient dans le train et dont la présence, alors, fut utile, finissent par obtenir des ouvriers et des cheminots qu’ils veuillent bien se retirer. Le train royal passe.

Cet incident fut le dernier du voyage. Il ne fut que pénible. Il aurait pu devenir tragique. Laissons-le méditer à ceux et à celles qui, si follement, ont lancé le roi Charles dans la plus téméraire, la plus vaine des aventures.


HENRIETTE CELARIE.

  1. K = couronne.
  2. Les nouveaux riches. Littéralement, ceux qui poussent la marchandise pour en faire monter le prix.
  3. Paysanne des Alpes.
  4. Tous les lundis sont bleus ; mais il n’y a qu’un dimanche doré : celui qui précède Noël, à cause des acquisitions qu’on y fuit ; et un seul jeudi vert : le jeudi-saint, parce que, ce jour-là, on ne doit manger que des légumes verts.
  5. Littéralement : la jeune fille sucrée.
  6. On désigne ainsi couramment François-Joseph.
  7. Voyez : Dunan, L’Autriche.
  8. Dunan, op. cit.
  9. Trop souvent, on le sait, l’Autriche consent à camoufler les produits faits en Allemagne. Elle les certifie : « autrichiens, » et nous les expédie.
  10. L’interdiction qui frappait les objets de luxe a été supprimée, le 15 juin dernier ; mais la situation n’en est pas plus favorable à nos commerçants. Les droits de douane sont devenus si élevés qu’ils sont prohibitifs : 3 000 couronnes par bouteille de Champagne.
  11. Parti qui veut le rattachement à l’Allemagne.
  12. Cette affirmation a été officiellement démentie : d’abord par notre ministre à Budapest, M. Fouché ; puis par M. Briand lui-même qui, dans une dépêche, a qualifié les paroles du roi Charles de : « pure invention. »