Insaisissable amour/05

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Décarie, Hébert & Cie (p. 45-58).

V


Pendant que s’éteignaient les derniers rayons d’un après-midi de février, Thomas Craik était étendu sur ses oreillers, le visage émacié et jaune comme de la cire, les yeux enfoncés et presque éteints. De courtes mèches de cheveux d’un gris sale erraient sur son front et sur ses tempes comme des herbes desséchées. Il n’avait pas de barbe et ses lèvres pincées dessinaient une bouche mince et fixe. Immobile dans son lit, aucun signe ne trahissait la terrible lutte qui se livrait dans son cerveau toujours actif. Il ressentait jusqu’à la fin, ce qu’il avait toujours été dans les grands moments de sa vie, froid et recueilli en apparence ; mais en réalité agité par de violentes passions contradictoires.

Deux médecins se tenaient debout, en silence, devant la cheminée, dans laquelle un feu de bois brûlait doucement avec un bruit sourd, monotone, presque musical.

Un domestique était assis dans un fauteuil au pied du lit, ne quittant pas le malade des yeux. L’ameublement de cette chambre était somptueux. Les hauts lambris en bois rares avaient été sculptés d’après les dessins d’un grand artiste français. Les murailles étaient tendues de cuir de Cordoue incomparable, provenant d’un palais italien. Le plafond était dû au pinceau d’un célèbre peintre espagnol. La cheminée était enrichie de vieux cuivres du Caire et de faïences exquises provenant d’une mosquée turque. Des tapis orientaux inestimables, dont le plus neuf avait un siècle, couvraient le parquet en marqueterie de bois. Diane de Poitiers avait dormi sous le baldaquin de ce lit princier ; on disait que Louis XIV avait mangé sur le guéridon, et que Benvenuto Cellini avait ciselé la sonnette d’argent qui était à portée de la main du malade. La grande valeur de chacun de tant d’objets disparates sauvait de la vulgarité l’effet de cet entassement et prêtait à l’ensemble quelque chose de la bizarre harmonie particulière à certaines collections.

De l’avis des deux docteurs, Thomas Craik était mourant. Ils avaient fait tout ce qui était possible pour le sauver, maintenant ils attendaient la fin. Ils avaient prévenu Mme Trimm qu’une issue fatale était à redouter à tout instant, et Totty, après avoir passé toute la journée à la maison, se proposait de revenir le soir.

De temps en temps on passait prendre des nouvelles, et chaque fois que le débile vieillard entendait le retentissement lointain de la sonnerie il s’informait de la personne qui était venue. À chaque réponse, il agitait tristement la tête.

Les docteurs étaient en train de se consulter à vois basse pour savoir lequel des deux passerait cette nuit-là, lorsque le tintement de la sonnette se fit entendre. Immédiatement Tom Craik se ranima et parut écouter attentivement. En jetant un regard sur le patient, un des médecins vit l’expression habituelle d’interrogation sur son visage et sortit vivement de la chambre. Quand il revint il tenait à la main une carte, qu’il porta au malade en lui disant à voix basse :

« M. George Winton Wood vient de venir prendre de vos nouvelles. »

Les yeux enfoncés de Tom Craik s’ouvrirent soudain et se fixèrent sur le visage du docteur.

« Il n’a rien dit ? demanda-t-il d’une voix très faible.

— Il a dit qu’il venait seulement d’apprendre votre maladie, qu’il en était bien fâché… et qu’il reviendrait. »

Une étrange expression de satisfaction se peignit sur la face décolorée du vieillard et un soupir étouffé s’échappa de ses lèvres lorsqu’il referma les yeux.

« Voudriez-vous le voir ? » demanda le médecin.

Le malade secoua la tête sans soulever les paupières et la chambre redevint silencieuse. L’autre médecin partit peu après et celui qui restait s’installa dans un fauteuil d’où il pouvait voir le lit et la porte. Pendant une demi-heure on n’entendit que le ronflement étouffé du feu de bois. Enfin le vieillard s’agita.

« Docteur… venez ici, dit-il d’une voix faible et rauque.

— Qu’y a-t-il, monsieur Craik ?

— Envoyez chercher Trimm tout de suite.

Mme Trimm, vous voulez dire ?

— Non… Sherry Trimm en personne… faire mon testament… Voyons… vite. »

Le médecin regarda un instant son malade avec une extrême surprise, croyant avoir raison de supposer que le testament de Thomas Craik devait être déjà fait et soupçonnant pendant un instant que l’esprit du vieillard était dérangé. Il hésita.

« Vous croyez que je ne suis pas en état, n’est-ce pas ? demanda Craik, son rauque chuchotement s’élevant jusqu’au grondement. Eh bien, vous vous trompez. Je ne suis pas encore mort ; dépêchez-vous de l’envoyer chercher. »

Le docteur quitta immédiatement la chambre, pour donner les ordres nécessaires. Quand il revint, M. Craik avait les yeux grands ouverts fixés sur le feu.

« Donnez-moi quelque chose à boire, si c’est possible ? » demanda-t-il avec un certain accent d’énergie qu’il n’avait pas eu ce jour-là.

Tout en donnant à son malade un breuvage qu’il venait de préparer, le docteur commença à croire qu’il n’était pas encore au plus mal. Craik but avidement et remua ensuite les lèvres comme si cette boisson lui avait fait plaisir.

« Je ne veux pas faire faux bond à la mort, marmotta-t-il, mais il faut que j’aille jusqu’à demain matin, n’importe comment. »

Près d’une demi-heure s’écoula avant que Sherry Trimm arrivât, mais pendant tout ce temps Craik ne ferma pas les yeux. Son visage avait moins l’apparence de la cire et sa vue paraissait avoir recouvré un peu de cet éclat qui s’était effacé peu à peu durant toute la journée. Le docteur l’observait curieusement se demandant ce qui se passait dans son cerveau, quel était ce dernier reste de passion non épuisée qui avait causé ce retour soudain d’énergie, si cette manifestation de force était la dernière lueur de la lampe mourante, ou si enfin Thomas Craik, pour se servir de ses propres expressions, allait faire faux bond à la mort, comme tant de fois, durant son existence agitée, il avait trompé d’autres adversaires.

La porte s’ouvrit et Sherrington Trimm entra. C’était un petit homme très vif, un peu gros, chauve et très replet vers le menton et le cou, avec des yeux bleus perçants, toujours en mouvement, et une moustache grisonnante, coupée très court. Ses mains étaient fines, ses pieds très petits, sa mise irréprochable. Il s’avança vivement vers le lit et prit une des mains décharnées de Craik dans la sienne, avec un air de sincère sympathie.

« Comment cela va-t-il, Tom ? demanda-t-il, en adoucissant un peu sa voix enjouée.

— Selon le docteur, grommela Craik en jetant un coup d’œil au médecin, j’aurais dû mourir cet après-midi. Je désire faire mon testament, préparez donc tout ce qu’il faut, Sherry. Laissez-nous seuls, je vous prie, » ajouta-t-il en s’adressant au médecin.

Ce dernier sortit suivi du domestique.

« Votre testament ! s’écria Sherry Trimm quand la porte se fut refermée derrière eux. Je supposais…

— Mauvaise habitude de supposer. C’est une erreur. Mettez cette tasse à ma portée… là. Il y a du papier sur la table. Asseyez-vous. »

Trimm vit qu’il valait mieux ne pas discuter et obéit. Il était vraiment très surpris de la tournure subite que prenaient les affaires, car il savait parfaitement bien que, quelques années auparavant, Tom Craik avait fait un testament par lequel il laissait la totalité de sa fortune à sa sœur unique. Impatient de connaître ce que son beau-frère avait l’intention de faire à présent, il se prépara vite à écrire sous sa dictée.

« Ceci est ma dernière volonté et le dernier testament fait par moi, Thomas Craik, » dit vivement le malade. Y êtes-vous ? Continuez. « Par le présent je révoque et annule tous les testaments que j’ai pu faire antérieurement. » C’est correct, n’est-ce pas ? Non ; je ne divague pas… pas le moins du monde…

Très importante, cette clause… très importante. Mettez en tête les dettes régulières et les frais de funérailles. Je n’ai pas besoin de dicter cela. »

Trimm se mit à écrire rapidement, anxieux d’arriver au point principal.

« Est-ce fait ? Bien. « Je lègue tous mes biens en ce monde, propriétés mobilières et immobilières de toutes sortes, » — continuez par les phrases d’usage — « y compris la maison, le mobilier, les objets d’art, et tout ce qui s’ensuit… »

La main de Trimm courait fébrilement sur le papier.

« À qui » ? demanda-t-il presque hors d’haleine, lorsqu’il fut arrivé à la fin de la phrase consacrée.

— « À George Winton Wood, » dit Craik avec un étrange claquement de lèvres. Son nom est sur cette carte, Sherry, à côté de vous, si vous ne savez pas l’orthographier. Continuez. « Fils de Jonah Wood, de New-York, et de Fanny Winton, décédée, aussi de New-York. » Pas d’erreur sur l’identité, hein ? Est-ce écrit ? » « Pour l’avoir et le posséder » … et le reste. À présent la signature… Vite ! N’oubliez pas la clause des témoins… c’est la plus importante… N’oubliez pas non plus de mettre « en notre présence et en présence de un tel et de un tel,» c’est de là que viennent toutes les difficultés pour les testaments enregistrés. Bon. Sonnez le docteur et nous aurons tout de suite les témoins. Mettez la date bien lisiblement. »

Sherrington Trimm n’était pas revenu de sa surprise lorsqu’il pressa le bouton d’argent de la sonnette. Le médecin rentra immédiatement.

« Pouvez-vous être le deuxième témoin, Sherry ? Non, peut-être ? Docteur, faites appeler Stubbs, je vous prie… Il fera l’affaire, n’est-ce pas ? »

Trimm approuva d’un signe, pendant qu’avec l’aide du médecin il avançait près du lit une petite table de malade, sur laquelle il étala le testament, dont l’encre n’était pas encore sèche. Trimm présenta la plume trempée d’encre à M. Craik.

« Laissez-moi boire d’abord, » dit celui-ci.

Il avala avidement une gorgée, puis jeta un regard autour de lui.

« Voulez-vous signer ? demanda Trimm très nerveux.

— Stubbs est-il là ? Attendez-le. Là, Stubbs… vous voyez… voici mon testament Je vais le signer, vous en êtes témoin.

— Oui, monsieur, » dit le maître d’hôtel d’un air grave.

Il s’avança avec précaution, de façon à voir le document et à le reconnaître si jamais il en était besoin.

Le malade se souleva pendant que le médecin passait son bras derrière les oreillers pour le soutenir. Il prit alors la plume et traça son nom en grosses lettres très nettes. Il ne quitta le papier des yeux que lorsque le médecin et le domestique eurent signé comme témoins. Alors sa tête retomba sur l’oreiller.

« Emportez-le, Sherry, et gardez-le, dit-il d’une vois faible, car ses forces l’avaient abandonné subitement. Vous pouvez en avoir besoin demain… ou un autre jour. »

Machinalement il posa ses doigts sur son pouls, puis resta complètement immobile. Sherrington Trimm lança un coup d’œil interrogatif au médecin qui se contenta de lever les épaules et s’éloigna. Après la manifestation d’énergie qu’il venait de constater il sentait qu’il était impossible de se prononcer. Les nerfs de Tom Craik pouvaient après tout prendre le dessus et il n’était pas impossible qu’il se rétablît. M. Trimm plia le testament avec soin, le mit dans une enveloppe, et le serra dans sa poche. Puis il se prépara à dire adieu et alla toucher doucement la main du malade.

« Bonsoir, Tom, dit-il en se penchant vers son beau-frère, de reviendrai demain matin prendre de vos nouvelles. »

Craik ouvrit les yeux.

« Avant ma mort ne dites à personne ce que j’ai fait, » répondit-il tout bas. Bonsoir. »

M. Trimm n’avait nulle intention de divulguer le contenu du testament. C’était un homme très fin, n’ayant jamais négligé ses intérêts, mais aussi scrupuleusement honnête, non seulement de cette honnêteté professionnelle qui n’est qu’intelligente, mais encore dans toutes ses pensées, même les plus intimes. Cette nouvelle disposition testamentaire était loin de lui être agréable. Lui et sa femme, il est vrai, étant déjà très riches, n’avaient nul besoin de l’argent de Craik ; mais il est également certain que depuis plusieurs années ils s’étaient attendus avec confiance à hériter de la fortune du vieillard. Trimm avait rédigé lui-même le testament par lequel sa femme était instituée légataire universel de ce que possédait Craik. Il y avait bien un beau legs en faveur de ce même George Winton Wood, mais tout le reste devait revenir à Totty. Et Trimm venait de voir que pendant les dernières minutes de sa vie, le vieillard avait, d’un trait de plume, changé l’aspect de l’avenir. Il savait que le testateur était en pleine possession de ses facultés et que l’acte était des plus valables. Consciencieux comme il l’était, s’il avait cru que Craik n’était plus sain d’esprit, il eût réclamé immédiatement le témoignage du médecin. Mais il était évident que Craik avait toute sa tête. Si le malade mourait, la chose était irrévocable. Sherry et Totty Trimm n’habiteraient jamais la somptueuse maison dont ils avaient si souvent parlé.

« Pas même la maison !… se murmura-t-il en lui-même tandis qu’il descendait l’escalier. Pas même la maison !… »

Il ne tenait du reste pas à un legs. Quelques milliers de dollars n’étaient pas une affaire pour lui et il différait de sa femme en ce sens qu’il n’aimait pas l’argent. La totalité ou même la moitié de la fortune de Craik, ajoutée à ce que le couple possédait déjà, n’aurait produit dans leur vie que la différence entre le luxe et la splendeur ; mais il attachait une réelle importance à la possession de la maison avec ce qu’elle contenait. Il se pouvait que Tom Craik se rétablit et fit un troisième testament. Trimm savait par expérience qu’un homme qui a changé d’avis une fois, peut en changer une douzaine de fois s’il en a le temps. Mais Craik était très malade et il paraissait peu probable qu’il se remît jamais sur pieds.

Trimm avait été très au courant des affaires de son beau-frère pendant les vingt dernières années et il était moins surpris que bien des gens l’eussent été de la façon dont il venait finalement de les terminer, avant de quitter la vie. Il savait mieux que personne que Craik n’avait pas aussi mauvais cœur qu’on le croyait généralement, et qu’à mesure que cet homme vieillissait il éprouvait de violents accès de remords quand il pensait à Jonah Wood. Il haïssait Wood, il est vrai, mais il désirait en même temps lui faire une sorte de restitution, non certes par principe, ni par respect pour aucune loi, humaine ou divine, mais pour calmer le trouble de son âme superstitieuse. Et dans ce sens, il ne pouvait rien faire ouvertement sans implicitement reconnaître la dette tacite. Le seul moyen de sortir de cet embarras se trouvait dans la disposition de sa fortune après sa mort. Mais, tout en souffrant de quelque chose qui ressemblait beaucoup à du remords, il haïssait trop cordialement Jonah Wood pour insérer son nom dans son testament. Il n’y avait donc qu’à laisser l’argent à George. Un legs de cent mille dollars lui avait semblé suffisant pour recouvrer la paix de l’esprit, et, une fois cet arrangement pris, il n’y avait plus songé.

Mais pendant cette maladie, qu’il croyait être la dernière, un nouveau courant de pensées lui avait fait envisager les choses différemment. Aussi méfiant que rusé, l’extrême sollicitude manifestée par sa sœur avait attiré son attention. Ils avaient toujours vécu en excellents termes, et il n’était pas étonnant qu’elle se montrât affectueuse pour son frère et lui donnât ses soins ; il était même de son devoir de rester à son chevet au moment du danger et de presser les docteurs de questions. Mais Tom avait cru remarquer que dans son attitude et dans sa voix il y avait quelque chose de faux, de forcé, de « pas naturel », qu’il ne pouvait pas bien définir, mais qui réveillait en lui toutes les forces de résistance qui l’avaient rendu célèbre pendant sa vie. Sa maladie offrait cette particularité que ses facultés mentales étaient restées absolument intactes et se trouvaient même pour ainsi dire affinées par ses souffrances physiques et son inquiétude sur son état. Le doute sur la sincérité de Totty une fois entré dans son esprit, il avait concentré sur elle toute son attention, l’étudiant et s’appliquant à se rendre compte de ses plus minimes actions et de ses paroles les plus insignifiantes. En moins de vingt-quatre heures, le soupçon était devenu une conviction et Craik était certain que Totty exagérait ses démonstrations affectueuses pour mieux dissimuler la joie qu’elle éprouvait à la perspective de la mort de son frère.

Mais entre la conviction que Totty ne tenait qu’à son argent et la résolution de la priver de cet argent, il y avait une longue distance à franchir pour l’esprit du vieillard. Il était assez juste pour admettre que dans une position semblable il eût pensé comme elle, bien qu’il eût joué son rôle plus adroitement. Et après tout, Totty était sa sœur, sa plus proche parente, la seule avec laquelle il ne se fût jamais querellé. Et puis, si ce jeune George Wood, qu’il n’avait pas vu depuis qu’il était enfant, se trouvait à la place de Totty, que penserait-il et que ferait-il ? Il souhaiterait sans doute que Tom Craik mourût promptement et ses yeux s’animeraient assurément à la pensée d’entrer dans la somptueuse maison un mois après les funérailles. Ce n’était là que la nature humaine — la nature humaine toute simple, sans ornement, celle de tous les jours. Mais ce jeune homme ne supposait pas qu’il eût la moindre chance de rien avoir et n’aurait même pas eu l’idée qu’il valût la peine de sonner à la porte pour demander des nouvelles de son parent mourant. Et pourtant, pensait le morose vieillard, si George Wood pouvait deviner combien il est près de devenir millionnaire, avec quel empressement il viendrait tirer la sonnette. Vraiment, si par un hasard quelconque il lui venait à l’esprit de s’informer, il y aurait là certes un bel exemple de bons sentiments et de désintéressement, Mais il ne le ferait jamais. Pourquoi alors lui donner l’argent plutôt qu’à Totty ?

Cette idée s’était emparée de l’actif cerveau du vieillard et ne pouvait plus en sortir. Sans être religieux, Thomas Craik était à ce moment loin d’être athée, et à mesure qu’il réfléchissait à cette restitution, il lui semblait qu’il mourait plus tranquille si elle pouvait être faite à George Wood ; peut-être alors lui serait-il réservé un meilleur sort dans l’autre monde ? Totty, elle, avait participé aux bénéfices et n’avait rien de plus à réclamer. Il avait dirigé les affaires de sa sœur et l’avait enrichie en s’enrichissant lui-même avec ce qui avait appartenu à Jonah Wood et à un grand nombre d’autres personnes. Dans tous les cas, s’il laissait tout à George, personne ne pourrait l’accuser plus tard de n’avoir pas tout fait pour réparer le mal qu’il avait causé.

Ce fut pendant que Tom Craik était au milieu de ces réflexions que George se présenta à sa porte.

Alors le vieillard n’hésita plus, et il agit sans perdre de temps, ainsi qu’il avait toujours agi dans les affaires.

Il est probable que si George avait deviné l’importance de l’acte qu’il accomplissait en venant s’informer de l’état de son parent, il fût rentré chez lui directement et se fût mis à réfléchir sur la marche à suivre. Mais, quoiqu’il pût parfois affecter un ton cyniquement pratique en parlant des affaires des autres, il eût été incapable de chercher à tirer un profit quelconque de ce qu’il aurait considéré comme une hypocrisie.

Il avait eu la tentation de demander des nouvelles, parce qu’il espérait sincèrement que le vieillard en était à son dernier soupir, et même qu’il comprendrait que cette démarche était dictée par tout autre chose que de l’affection, s’imaginant, de plus, et non sans plaisir, que cette pensée remplirait de remords les derniers moments du moribond. Il n’y avait rien là de contraire aux sentiments de George qui, cependant, eût rougi de honte à l’idée qu’il devait être mal compris, et que ce qui avait l’intention d’être un suprême reproche dût être récompensé par une fortune splendide. Très probablement aussi, il y avait au fond de cet acte un sentiment de contradiction dont il ne se rendait pas bien compte lui-même. Il n’aimait pas les conseils et Constance Fearing avait paru très désireuse qu’il ne fît pas ce qu’il avait annoncé. Très jeune encore, il lui semblait absurde qu’une jeune fille qu’il connaissait à peine, et qu’il n’avait vue que deux fois, vînt se mettre en travers de sa volonté.

Enfin, quoi qu’il en fût, George Wood se sentait dans une disposition toute nouvelle en sonnant à la porte de Tom Craik. Son cœur battait avec une agréable vivacité et son esprit était extraordinairement net.

En rentrant, il trouva son père en train de lire devant le feu.

« Ne peux-tu fermer cette porte, George ? » dit Jonah Wood sans lever les yeux de dessus son livre et sans remuer un muscle.

George fit ce que lui demandait son père et s’approcha lentement. Il resta un moment immobile devant la cheminée, les mains étendues vers la flamme.

« Tom Craik est mourant, » dit-il enfin en regardant son père.

Les mains vigoureuses qui tenaient le livre tressaillirent imperceptiblement. Une très légère rougeur se montra sur le visage du vieillard. Mais ce fut tout. Les yeux restèrent fixés sur le livre, qui ne bougea pas.

« Eh bien, dit la voix monotone de M. Jonah Wood, ne devons-nous pas tous mourir un jour ou l’autre ? »