Insaisissable amour/07

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Décarie, Hébert & Cie (p. 70-80).

VII


Peu de temps après ces événements les Fearing quittèrent New-York pour tout l’été et George fut laissé à ses méditations, à la société de son père, et à l’étouffante chaleur de la grande cité. Il avait revu Constance plusieurs fois avant son départ et s’était séparé d’elle dans les meilleurs temps. Du reste, depuis la subite révélation de la violence de son caractère il avait pin davantage à la jeune fille. Sa colère très vraie avait jusqu’à un certain point dissipé le nuage de doute qui lui semblait toujours suspendu au-dessus des mobiles du jeune homme. Le doute lui même n’avait pas disparu et ne pouvait facilement disparaître, car sa cause permanente était sa propre fortune.

Quant à George, il se considérait comme engagé, conditionnellement bien entendu, à épouser Constance Fearing. Elle lui avait répété, sur ses pressantes sollicitations, que si jamais elle l’aimait elle l’épouserait, il n’avait rien pu obtenir de plus. Lui, de son côté, avait déclaré avec beaucoup d’énergie que, quand bien même elle l'aimerait, il ne l’épouserait pas avant d’être débarrassé de tout souci d’argent et avant de s’être fait un nom. En somme, rien ne semblait moins probable que la réalisation de ce mariage. La distance qu’avait à parcourir le jeune homme pour arriver à être l’un des rares écrivains à succès du jour était considérable. Et puis, une amitié qui dure depuis plusieurs mois n’est-elle pas généralement une mauvaise base pour bâtir des espérances d’amour ? L’intimité même des relations interdit ces surprises auxquelles l’amour paraît se complaire.

Peut-être l’effet le plus immédiat et le plus visible de ses dernières entrevues avec Constance se fit-il sentir surtout dans son travail. George commençait à se rendre compte qu’il ne pouvait plus désormais effacer son individualité et contenir ses opinions personnelles. Maintenant ses articles excédaient la longueur prescrite, il faisait de malicieuses citations, glissait des épigrammes, des remarques aussi dures qu’injustes sur d’éminents écrivains ; il n’y avait pas un alinéa qui ne contînt un paradoxe, et, de la sorte, il causa un vif mécontentement dans les journaux qui l’employaient.

Plusieurs directeurs lui firent des reproches sérieux et l’avertirent que s’il ne revenait pas à son ancienne façon de faire, ils seraient dans la nécessité de ne plus le charger des comptes rendus de livres.

Il alla chez un autre journaliste, le seul qu’il connût un peu intimement, un jeune homme énergique et travailleur infatigable qui avait obtenu toutes sortes de distinctions dans les universités d’Angleterre et d’Allemagne, un critique de véritable talent qui s’était rapidement élevé à sa position actuelle par son incontestable supériorité. George J aimait et l’admirait. Ne travaillant pas dans un grand journal’, ses appointements n’étaient pas brillants ; il s’arrangeait cependant avec ce qu’il gagnait pour soutenir sa mère et deux jeunes sœurs.

« Voyez-vous, Wood, lui dit-il, la critique n’est pas dans votre nature. Essayez autre chose, écrivez un article.

— C’est ce que tout le monde me dit, répondit George, sans m’indiquer la manière de faire accepter mes articles. Avez-vous une recette, Johnson ? »

« Le jeune journaliste ne répondit pas tout de suite.

« Je ne peux pas promettre beaucoup, dit-il enfin, mais voici ce que je ferai pour vous. Si vous voulez écrire un article ou une histoire courte — mettons de cinq à huit mille mots — je lirai votre manuscrit et vous donnerai mon opinion sincère. Si votre travail me paraît bon, je le recommanderai, et il pourra passer quelque part. S’il ne me plaît pas, je vous le dirai et ne ferai rien. Il faudra essayer de nouveau. Je vous le répète, vous êtes à mon avis plutôt un auteur qu’un critique.

— Merci, » dit George avec reconnaissance.

Il savait ce que valait la promesse d’un homme comme Johnson, qui aurait à sacrifier son temps à la lecture du manuscrit. En tout cas, son opinion était bonne à avoir.

« Pouvez-vous me donner un peu de travail pour cette semaine ? » demanda-t-il avant de prendre congé.

Johnson le regarda tranquillement, comme s’il cherchait ce qu’il allait dire.

« J’aime mieux pas. Vous ne faites pas aussi bien qu’autrefois, et je suis responsable. Si je puis faire autre chose pour vous… »

Johnson s’arrêta en détournant les yeux et il rougit jusqu’à la racine des cheveux.

« Je voulais dire… si vous aviez besoin de vingt dollars d’ici à ce que votre article soit fait, je puis… »

George éprouva une émotion toute particulière et sa voix était un peu étranglée quand il prit la main de son ami.

« Merci, Johnson, mais je n’en ai pas besoin. Vous êtes vraiment trop bon. Jamais personne n’en a fait autant pour moi jusqu’à présent. »

Quand il sortit de la chambre, la rougeur n’avait pas encore disparu du front du directeur et l’émotion étreignait toujours la gorge de George. Si Tom Craik lui avait offert un prêt de vingt dollars, il lui eût tourné le dos et adressé une réponse désagréable. C’était tout différent quand Johnson, pauvre et écrasé de travail, mettait la main à sa poche et lui offrait tout ce qu’il avait pu mettre de côté. Pendant une minute George oublia tous ses désappointements et tous ses ennuis dans la gratitude qu’il éprouvait et jamais il ne perdit le souvenir de cette offre amicale.

Mais pendant qu’il se dirigeait lentement vers sa demeure, l’amertume de son cœur commença à se manifester dans une direction différente. Il pensa aux remontrances réitérées et aux nombreux conseils qu’il avait reçus pendant les derniers jours, il pensa à sa pauvreté, à ses insuccès, et il compara tout cela à ses aspirations. Non seulement il voulait épouser Constance Fearing, mais il lui fallait encore acquérir une situation littéraire qui le rendit indépendant de sa fortune à elle.

À la pensée du temps qu’il lui fallait pour arriver à cette situation, dix ans peut-être, il désespéra un moment de jamais pouvoir atteindre au but. Il n’avait plus qu’à s’abandonner aux ailes de son imagination et à rêver de Constance jusqu’au jour où elle en épouserait un autre, alors qu’il serait sans doute enseveli sous les ruines de ses projets ; mais jusque-là au moins, il entretiendrait son illusion.

Et quelle illusion ! si énorme qu’elle l’épouvantait. Presque sans le sou ; ayant besoin, pour vivre, du secours de son père ruiné lui-même, déçu de tous côtés ; sachant par expérience qu’il n’avait aucun des moyens de succès qu’il croyait avoir. Telle était la liste de ses avantages à mettre dans la balance en face de ceux que possédait Constance Fearing. George riait amèrement en lui-même en poursuivant son chemin à travers les rues encombrées par la foule. Il fut frappé de l’idée qu’il était un homme singulièrement malheureux et se demanda ce que devaient éprouver ceux à qui la fortune souriait perpétuellement, qui n’avaient jamais connu les heures de travail acharné pour gagner un dollar, à qui l’argent semblait un élément aussi commun et aussi nécessaire que l’air. Il se souvenait, certes, du temps où, étant enfant, il avait connu le luxe et vécu dans le bien-être, et ce souvenir ajoutait une nouvelle amertume à sa situation présente. Néanmoins il n’était pas découragé ! Si de travers que le monde le regardât, il le regardait plus de travers encore, et il ferait rougir les joues de la fortune en la frappant de la bourse vide qu’elle lui avait jetée au visage. Il accélérait sen pas, et les doigts lui démangeaient de tenir la plume. C’était un de ces hommes que la défaite enhardit et qui réservent le luxe des désespoirs et des abattements pour les heures de succès.

Sans la plus légère hésitation il se mit à l’œuvre. À peine s’il savait comment il s’était décidé à écrire un article sur la critique et les critiques ; mais lorsqu’il s’assit devant sa taille l’idée était déjà présente et des phrases cruelles s’accumulaient dans son cerveau. Tout à coup, il comprit à quel point il haïssait la besogne qu’il avait faite jusque-là ; à quel point il se méprisait de l’avoir faite, à quel point il détestait ceux qui lui avaient réparti sa portion de chaque jour. Quelle satisfaction que « d’abattre de la copie, » comme disent les reporters ! Quelle joie que de déverser son trop-plein d’injures sur quelqu’un et sur quelque chose, et principalement sur lui-même, en sa qualité de critique ! Vouer la profession tout entière à un éternel mépris, s’offrir comme une cible à la colère publique, cracher dessus, la fouler aux pieds, la mettre en pièce et en disperser les lambeaux aux quatre vents de la réprobation ! Les phrases couraient comme des feux follets sur le papier à mesure qu’il s’échauffait sur son travail, et qu’il tirait d’anciens anathêmes des profondeurs de sa mémoire pour renforcer la première grêle d’injures. « Anathema maranatha » ! Maudite soit la critique ! maudits soient les critiques ! Que tout soit maudit !

Peut-être est-ce un peu violent, se dit-il avec un sourire mauvais, en relisant ce qu’il avait écrit. Je me fais un peu l’effet de Wellington revisitant Waterloo ! »

Certes, d’après cet article, on aurait dû supposer que George avait publié au moins une douzaine de volumes, et que tous les critiques du monde civilisé s’étaient élancés pour le déchirer l’un commun accord. La violence de ses attaques défiait toute comparaison. Les mots étaient entassés, pour ainsi dire, sur le parcours de sa charge meurtrière ; il s’était pendu, écartelé, et pour sa propre satisfaction il s’était plusieurs fois coupé en morceaux qu’il avait attachés au gibet de toutes les pages. Dans sa fureur et son inextinguible soif de vengeance, il avait cité des passages entiers d’articles qu’il avait écrits rien que pour les mettre en pièces et, de leurs restes, allumer des feux de joie

« Je crois que je ferai bien d’attendre un ou deux jours, » se dit-il en pliant le manuscrit et en le mettant dans un tiroir de sa table.

Après avoir écrasé et éreinté tous les critiques passés, présents et futurs de la façon la plus complète, George Wood mit la main sur les nouveaux volumes qu’il avait récemment apportés et s’acquitta pendant plusieurs jours de son travail de comptes rendus. C’est là un des traits caractéristiques et une des nécessités de la profession. En outre, il fit la besogne beaucoup mieux que de coutume. Les deux directeurs de journaux qui lui avaient donné du travail cette semaine-là furent surpris de voir qu’il était revenu avec un tel succès à son ancienne manière d’écrire. Ils furent plus surpris encore quand un article intitulé « Critique à son marché » et signé de son nom parut environ six semaines plus tard dans une revue bien connue. Ils en furent très peu satisfaits. George avait revu le manuscrit plus d’une fois après en avoir à regret enlevé tout « le trop raide, » et il l'avait porté à Johnson.

« Je n’aurais pas cru qu’on pût être aussi violent sans jurer, dit Johnson, saisissant une phrasé par-ci par-là en parcourant le manuscrit des yeux.

— Vous le trouvez violent ? demanda George, enchanté d’avoir laissé son travail plus accentué qu’il ne l’avait supposé. J’aurais voulu que vous vissiez la première copie ! Celle-ci à côté paraît une prière ou une méditation.

— Si vous priez dans ce style-là, remarqua Johnson, vos prières ne sont peut-être pas exaucées, mais à coup sûr elles doivent être entendues. Elles attireront l’attention d’une manière ou d’une autre, peut-être de la mauvaise. »

Le visage de George s’allongea.

« Si vous trouvez que c’est trop chauffé à blanc, je ferai des corrections sur épreuves, répondit George.

— C’est la manière la plus coûteuse de réparer les fautes. Je vais lire ceci avec soin et je vous écrirai un mot demain pour vous dire ce que j’en pense. »

Johnson, qui avait beaucoup plus d’influence que George ne l’imaginait, envoya le manuscrit avec un mot de recommandation, et au grand étonnement de George l’article fut accepté tout, de suite, imprimé, et les épreuves lui arrivèrent. En outre, dès que parut le numéro de la Revue dans lequel était inséré l’article, il reçut un chèque.dont le montant prouvait immédiatement la supériorité pratique d’un écrit original sur une critique de livres.

Quant à l’attention qu’attira son article, George fut cruellement désappointé. Il attendait avec impatience les journaux quotidiens dans lesquels on donne généralement un compte rendu des matières contenues dans les périodiques et il espérait au moins un article de chacun.

Dans le premier qu’il prit, après une notice fort bien faite sur des articles d’écrivains connus, il trouva ligne suivante :

« M. George Winton Wood expose dans ce numéro ses idées sur la critique. »

C’était tout. Pas d’observation, pas une allusion au contenu de l’article, rien pour rompre la glaciale ironie de cet énoncé. Il pesa longtemps les mots, puis jeta le journal au panier. Le soir, il trouva un autre journal.

« Un auteur inconnu donne un article sur la critique, » disait l’oracle sans autre commentaire.

C’était, s’il est possible, pire encore. George aurait bien écrit au directeur pour demander que son nom fût mentionné, mais c’était assez difficile, car il avait fait des comptes rendus pour ce même journal pendant les deux dernières années et était bien connu dans les bureaux. La troisième observation se trouvait dans une de ces macédoines d’esprit publiées sous le titre de « Causerie. »

« À propos, demandait le journaliste, quel est ce M. George Winton Wood ? Et pourquoi en veut-il tant aux critiques ? Ils n’ont pourtant jamais parlé de lui. »

Une demi-douzaine d’observations semblables eurent pour effet de refroidir considérablement les espérances de renommée de George. Elles lui firent probablement du bien… Il s’était jusque-là imaginé qu’en travaillant à des revues bibliographiques il avait connu ce qu’il y avait de plus aride dans le bagne littéraire, oubliant que tout ce qu’il écrivait paraissait sous le couvert de l’anonyme et qu’il s’abritait lui-même sous l’égide d’un journal très répandu. Il ignorait qu’un débutant est généralement déçu, pour me servir d’une expression vulgaire, comme un chien dans un jeu de quilles, à moins qu’il ne soit traité avec cette froide indifférence plus difficile à supporter que toute autre attaque.

Sans se laisser abattre, George supposa qu’il lui serait désormais plus facile d’obtenir de faire imprimer quelques-uns de ses anciens travaux. Il avait dans un tiroir quatre ou cinq choses, en assez bon état, qui avaient été refusées. Il les en tira et les envoya de nouveau aux revues, sans consulter son ami Johnson. Elles lui furent toutes retournées sans commentaires.

« Allez demander quelque chose à faire, dit l’omniscient Johnson quand il apprit cet échec. On ne prend généralement pas d’articles sur des sujets généraux à moins qu’ils n’aient beaucoup d’intérêt ou ne soient d’actualité. C’est aux directeurs qu’il faut s’adresser. Je vous présenterai à la plupart d’entre eux. Allez les trouver et dites-leur

: « Je suis un jeune homme remarquable,

quoique vous sembliez ne pas le savoir. J’écrirai tout ce qu’on voudra sur n’importe quel sujet ; le sanscrit, la botanique et le calcul différentiel sont mes points forts, mais le Pôle Nord a de grands attraits pour moi ; je suis fort en théologie et en économie politique, et, au besoin, je ferai une description des îles Fidji plutôt que de ne pas écrire. Si pour le moment vous n’avez rien de ce genre à me donner à faire, il y a la musique et le grand art, sur lesquels je suis ferré. J’ai du goût pour l’architecture et je comprends très bien la pratique de la pêche au homard. Avez-vous quelque chose ? « Voilà la manière de parler à ces gens-là, ajouta Johnson avec un sourire. Essayez-en.

— Mais ce n’est pas sérieux, objecta George en riant.

— Très sérieux. Et si vous vous mettez jamais à écrire quelque chose qui soit digne d’être lu, il faudra que vous voyiez davantage et pensiez moins. Ne lisez plus de livres pendant quelque temps. Lisez les choses et les gens. Trop penser sans voir, c’est comme de trop manger… cela met de la bile dans ce qu’on écrit. Essayez de tout, vous dis-je. Remuez-vous. Il va un âge où il vaut mieux user la semelle de ses souliers que des plumes… où la sueur du front vaut une douzaine de bouteilles d’encre. Ne vous asseyez pas devant votre bureau pour exhaler votre mécontentement pendant que votre cerveau se rouille. Envoyez promener tout cela ! c’est la volonté qu’il faut, le mouvement, l’énergie, frappez à toutes les portes. Croyez-vous que je sois arrivé où je suis sans de rudes combats ? Prenez tout ce qui se trouvera sur votre route, faites-le aussi bien que vous pourrez le faire. Vous obligerez les gens à vous apprécier malgré eux. »

Les yeux bleus du jeune journaliste étincelaient, les veines se détachaient sur ses poings fermés, il y avait comme un sourire de triomphe sur son visage et un accent de victoire dans sa voix. Il avait lutté et avait triomphé par son travail, son talent, et surtout par son incessante et infatigable énergie, et il en était fier.

Dans sa pauvreté George Wood trouvait que c’était en somme très peu de chose d’être directeur littéraire d’un journal quotidien. Ce n’était pas la position qu’il lui fallait obtenir s’il voulait épouser Constance Fearing.