Insaisissable amour/Texte entier

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Décarie, Hébert & Cie (p. 3-311).

I


Les projets que Jonah Wood avait, de tout temps, formés pour l’avenir de son fils, ne s’étaient point réalisés. Pendant vingt-cinq ans, il avait anxieusement épié, en cet autre lui-même, l’éclosion des qualités qui seules, à son avis, peuvent mener un homme au succès.

Il fallait s’y résigner : George n’aurait jamais l’instinct des affaires. Si encore il eût consenti à entrer comme commis dans une banque, comme comptable dans une grande maison de finance ! Mais non : comme si le jeune homme avait juré de désespérer son père, il avait audacieusement énoncé l’idée de se vouer à la littérature.

Beaucoup de parents comprendront ce regret : M. Wood avait pourtant des raisons particulières pour ne pas en exagérer l’amertume. Avait-il le droit de vouloir, à toute force, pousser un fils dans la voie où il avait échoué lui-même.

Son histoire était bien simple. Issu d’une bonne famille de la Nouvelle-Angleterre, il était venu tout jeune à New-York avec un petit capital, du courage, de l’intelligence, et une absolue intégrité. La chance l’avait d’abord favorisé et, à quarante ans, il se trouvait à la tête d’une maison de banque dont la réputation était faite. Il avait alors épousé une jeune fille à laquelle il était attaché depuis des années et qui l’avait attendu avec une touchante fidélité. Elle était d’un rang social plus élevé que le sien, confinant même à la noblesse, mais de fortune médiocre. Un an après elle mourait, donnant le jour à George.

Cette terrible secousse troubla sans doute la lucide raison de Jonah Wood ; car ce fut à cette époque qu’il commença de se lancer dans les spéculations aventureuses. En même temps, il se liait étroitement avec un cousin de sa femme, un certain Thomas Craik, qui, par l’ascendant de son audace et par la supériorité de son expérience, arriva bientôt à le dominer.

Sur ses conseils, Wood s’intéressa pour une grosse somme dans l’établissement d’une nouvelle ligne de chemin de fer, inventée tout exprès pour faire concurrence à une ancienne compagnie qu’on jugeait incapable de soutenir la campagne. Or le résultat fut tout autre que celui qu’on attendait : la guerre de tarifs qui s’engagea ne fit qu’appauvrir la vieille compagnie tandis qu’elle ruinait la nouvelle. Celle-ci fut mise en faillite et ses titres vendus à vil prix.

C’était probablement ce qu’avait calculé Thomas Craik, car il se hâta d’acheter, sous main et pour son compte personnel, toutes ces actions et obligations discréditées, — y compris celles du pauvre Jonah Wood, — et fit annoncer l’intention de continuer l’exploitation de la ligne, qui désormais ne lui coûterait presque rien, puisqu’il n’était plus tenu de servir les intérêts du capital.

L’ancienne compagnie sentit la menace et s’exécuta, en rachetant fort cher cette seconde ligne dont tous les fondateurs demeuraient ruinés.

Jonah Wood laissa toute sa fortune dans cette catastrophe — et même quelque chose de sa réputation. Beaucoup de personnes en effet se refusèrent à croire qu’il fût totalement étranger au piège organisé par son parent et supposèrent qu’il simulait la pauvreté en attendant l’apaisement du scandale. En réalité il avait sacrifié à peu près tout ce qu’il possédait, dans la liquidation de sa banque et ne conservait, à cinquante-sept ans, que l’humble dot de sa femme et la petite maison qu’il habitait.

Peu à peu, on en vint à lui rendre justice, mais quand il fut bien acquis qu’il était le plus honnête homme de la terre, c’était déjà un vieillard, qui n’avait plus ni le courage ni la force de recommencer la vie.

Et puis, si son honneur était lavé de tout soupçon, ne restait-il pas la bévue colossale qui l’avait perdu ? Qui désormais eût pu s’en fier à son jugement ?

Il trouva donc plus simple de vivre modestement avec son fils, dans sa petite maison, de ses deux mille dollars de revenu, loin du monde et de ses anciennes relations.

Eh bien, malgré tout, il eût vu avec plaisir que son fils rentrât dans la carrière qui lui avait été si fatale ! Mais de ce côté George était inébranlable. Ses souvenirs d’enfance restaient liés à un désastre financier, et il en garda contre tout ce qui était « affaires » une invincible répulsion. Souvent, pendant les longues soirées d’hiver, tous, deux seuls, en face l’un de l’autre, Wood revenait sur la vieille histoire de ses infortunes, reprenant tous les détails de la combinaison qui l’avait perdu. Le jeune homme montrait une patience infinie, écoutait avec un calme apparent les longues explications techniques, l’interminable kyrielle de chiffres, et l’agaçante cadence des phrases connues, toutes terminées par le mot « dollars. » Mais ces conversations lui étaient aussi pénibles que l’est le son faux d’un violon pour un musicien : elles l’énervaient et lui causaient comme une souffrance physique. Le seul mot d’ « argent » l’exaspérait, et quand, dans la soirée, il avait été question de la grande faillite, ce souvenir venait hanter ses rêves pendant la nuit et gâtait toute sa journée du lendemain.

Sans avoir confiance en son fils, qu’il blâmait en toutes choses, Jonah Wood l’aimait pourtant, à sa manière, et les craintes qu’il éprouvait pour son avenir venaient mêler d’amertume les rares plaisirs qui lui restaient encore.

Il n’avait jamais compris la vie sans argent, et, puisque George ne pouvait souffrir même qu’on en parlât, il avait renoncé à fonder sur lui aucune espérance. Il gardait d’ailleurs la religion de l’autorité paternelle et ne pardonnait pas à son fils de résister à ses projets.

Pour George, le respect n’entraînait point l’annihilation de la personne, et l’obéissance ne devait point tourner au sacrifice des plus légitimes aptitudes.

Il n’avait pas délibérément choisi la carrière littéraire ; il était trop modeste pour se juger d’avance capable d’y réussir. La solitude où il vivait l’avait d’abord conduit à écrire ce qu’il sentait et pensait, seul moyen d’expression qui le garantît des critiques de son père. Puis, il s’était mis à rédiger son opinion sur quelques livres nouveaux qui lui étaient tombés sous la main. Il s’y était complu, ne pouvant s’empêcher de juger qu’il n’y avait pas trop mal réussi. Un beau jour, il s’était hasardé à offrir le dernier venu de ces essais à un directeur de journal, ensuite à un autre, à un autre encore, jusqu’à ce qu’il en eût finalement rencontré un qui, se trouvant de loisir et bien disposé, jeta un coup d’œil sur l’article.

« Votre chronique n’est pas sans valeur, répondit l’autocrate ; mais elle arrive trop tard : tout le monde a lu ces livres-là depuis des mois, avez-vous envie de gagner un peu d’argent en faisant des comptes rendus ? »

George accepta avec un empressement qu’on devine, et, après avoir reçu du directeur quelques indications générales, il emporta deux volumes récemment publiés.

On inséra le quart de son article dans la partie littéraire du journal : il ne savait pas encore se limiter à un certain nombre de lignes, pratique vulgaire, mais d’importance capitale avec le régime de la presse quotidienne.

Le premier sentiment de répugnance que lui inspira ce travail se dissipa vite à la pensée de gagner véritablement quelque chose, si peu que ce fût. Avec le temps, il acquit les « ficelles » nécessaires et fit juste ce qu’on demandait de lui.

Ses journées se passaient dans ce travail banal et fatigant, sans qu’il songeât même à en sortir. L’idée d’écrire un livre ne lui était pas venue : il ne se sentait aucun des dons qui permettent à l’artiste « d’inventer », tandis qu’il croyait posséder, au plus haut degré, les qualités du « critique ». Sa plus haute ambition était de réunir en un volume ses articles sur les œuvres des autres, et il rêvait d’v déployer un talent qui s’imposerait à l’opinion.

Personne cependant n’avait prêté la plus légère attention à ses efforts, et ses meilleurs essais étaient allés au rebut. N’importe : il croyait et espérait, et la tâche si modeste qu’il était parvenu à s’attribuer lui suffisait pour justifier à ses yeux le mépris de la vie commerciale.

Parfois, cependant, il se sentait un doute sur la portée du travail où il s’enfermait et rêvait de quelque « ouvrage sérieux » où il donnerait mieux sa mesure. Il y était poussé aussi, quoi qu’il en eût, par les regrets évidents de son père. Celui-ci ne se bornait pas à désirer que son fils entrât dans les affaires : il eût voulu le voir en tout et partout au premier rang. Dès le collège, George avait déçu cet espoir : jamais un seul prix, des notes faibles aux examens. À vrai dire, ses maîtres ne le jugeaient point médiocre, mais tous semblaient le croire appelé à suivre une autre voie que celle où ils l’avaient vu marcher : le professeur de grec estimait que George aurait pu se distinguer en latin ; le professeur de latin le croyait doué pour le grec : tous deux pensaient qu’il avait des dispositions pour les mathématiques, tandis que le mathématicien conseillait de le vouer à l’étude des lettres.

Comment Jonah Wood n’eût-il pas ressenti quelque inquiétude de voir son fils, portant encore le fardeau de ces appréciations, se jeter dans la mêlée littéraire ? Comment ne se fût-il pas affligé de le voir confiné — irrémédiablement, à coup sûr — dans les besognes infimes de la presse à bon marché ?

George sentait tout cela et s’enfonçait de plus en plus dans la solitude. Tout le lui conseillait d’ailleurs. Non pas que les malheurs et la pauvreté de Jonah Wood l’empêchassent de garder le contact avec les anciennes relations de sa famille : l’intégrité du vieillard avait été si hautement démontrée qu’elle constituait un brevet d’honneur pour son fils. Mais George était aussi fier que son père, et plus impressionnable que lui. Il se rappelait fort bien l’expression de cruauté enfantine, de mépris ironique qu’il avait saisie dans les yeux de quelques-uns de ses camarades, alors qu’il était encore sur les bancs de l’école. Aussi, plus tard, quand le désintéressement de son père avait été reconnu, quand ses anciens condisciples lui avaient tendu la main pour réparer le mal, les avait-il accueillis avec hauteur.

Jonah Wood l’avait su et s’en était réjoui. Il l’avait vu sans peine renoncer au monde, et, malgré son indifférence affectée, tout en lui l’encourageait à persévérer dans cette attitude.

En voilà sans doute assez pour introduire le récit et présenter notre héros : les caractères se définissent mieux par les actes que par les analyses. Lui-même, au moment où commence cette histoire, ne se rend compte ni de ses qualités ni de ses défauts. Il ne songe pas même à considérer la vie comme un problème dont la solution est laissée à sa volonté. Il est plein de contradictions, mais il ne s’en doute pas. Il est oppressé par son entourage, mais serait incapable de dire ce qu’il ferait de la liberté. Il dédaigne l’argent, mais il travaille pour un morceau de pain et aspire à toutes les joies que donne la fortune. Il aime son père et trouve intolérable la société de l’excellent homme. Il fuit le monde et rêve d’y jouer un rôle. Il se croit sceptique et n’est que chimérique. Il est, en un mot, dans cette période d’obscure transition, qui précède l’éclosion de la personne morale, et où l’on s’imagine entrevoir l’avenir alors qu’on s’éclaire seulement des reflets du passé. Dans la nuit où il se débat, il ne pressent pas encore l’aube qui se lève.


II


C’est bien triste, observa Mme Sherrington Trimm d’un air pensif. Leur mère est morte à Londres l’automne dernier, et elles se trouvent à présent toutes seules… personne avec elles qu’une tante, ou quelque chose comme cela…, pauvres filles ! C’est encore heureux qu’elles soient riches. Vous devriez faire leur connaissance.

— Moi ? demanda le visiteur qui buvait son thé de l’autre côté de la cheminée. Vous savez bien que je ne vais pas dans le monde.

— Ces jeunes filles ne vont nulle part non plus. Elles sont encore en deuil. Vous devriez faire leur connaissance. Qui sait ? vous pourriez peut-être en épouser une.

— Je n’épouserai jamais une fortune.

— Ne dites donc pas de bêtises, George ! s’écria Mme Trimm avec un petit rire.

— J’espère n’en jamais dire, répondit George d’un ton convaincu.

— Oh ! ce sont les gens intelligents qui en disent le plus, riposta sa cousine. D’ailleurs, je ne pensais pas sérieusement à vous marier.

— Je l’avais deviné rien qu’à vous entendre, observa tranquillement le jeune homme.

Mme Trimm le regarda un moment, puis se remit à rire.

« Voulez-vous insinuer que je ne pense jamais sérieusement à ce que je dis ?

— Allons, parlez-moi de ces jeunes filles, dit George en évitant de répondre. Riches comme elles sont, il faut pour ne s’être pas mariées, qu’elles soient vieilles et hideuses…

— Ni l’un ni l’autre…

— Des enfants, alors…

— Oui, elles sont plus jeunes que vous.

— Pauvres petites ! Je comprends,… vous voulez que je les fasse jouer. Quels sont les appointements ? Je suis prêt à accepter une position honorable, quelle qu’elle soit. Ma vieille nourrice serait peut-être préférable ? Il est vrai qu’elle est borgne et boite un peu, mais elle serait moins exigeante sur la question d’argent, et offrirait un rabais en raison de ses infirmités.

— Écoutez, au lieu de rire : je désirerais vous mettre en relation avec elles.

— Ai-je donc l’air d’un homme qui perd son temps à plaisanter ? demanda George avec une imperturbable gravité.

— Non… Vous avez d’autres moyens d’arriver au même résultat.

— Merci. Vous êtes toujours aimable. Quand dois-je commencer à amuser vos petites amies ?

— Aujourd’hui, si vous voulez. Nous pouvons aller chez elles tout de suite. »

Instinctivement George Wood jeta un regard sur ses vêtements avec le souci de l’homme pauvre qui n’est pas toujours sûr d’être présentable. Sa préoccupation n’échappa pas à la cousine Totty, dont la finesse pénétra vite sa pensée et y trouva un stimulant de plus pour mettre à exécution ses bienveillantes intentions. Quelle honte, qu’un de ses parents, à elle, soit obligé de songer à de si misérables détails. Pour le moment, du reste, George était vêtu très correctement, mais Totty se souvenait de l’avoir quelquefois entr’aperçu alors qu’il était assez râpé. Comme cette pensée était un peu triste, elle l’éloigna vite, suivant l’habitude qu’elle avait de ne pas s’arrêter aux choses désagréables, et se persuada que son projet de marier richement son cousin lui acquerrait des droits à une gratitude éternelle.

Cependant George, après s’être assuré que son extérieur pouvait subir l’examen et se rendant compte que Totty avait deviné son regard, lui demanda immédiatement son opinion.

« Est-ce suffisant ? » dit-il avec une pointe comique de timidité et en jetant un coup d’œil sur la manche de sa redingote, comme pour expliquer ce qu’il voulait dire, tout en reconnaissant l’inutilité d’une explication.

Totty, qui l’avait examiné des pieds à la tête avant de lui proposer de sortir, fit alors semblant de le regarder pour la première fois.

« Certainement,… parfait…, dit-elle après quelques secondes. Attendez-moi un instant, je vais m’apprêter, » ajouta-t-elle.

Puis elle se leva et sortit.

La parenté entre les deux interlocuteurs n’était pas très proche. La mère de George Winton Wood était une cousine issue de germain de Mme Sherrington Trimm, et les deux femmes n’avaient jamais été en très bons termes. En outre, Mme Trimm se souciait fort peu du vieux Jonah Wood, qui de son côté se refusait à toute relation avec elle. Néanmoins elle appelait le fils par son petit nom et ce dernier l’appelait ordinairement « Cousine Totty. » L’examen du certificat de baptême de Mme Sherrington Trimm eût révélé qu’elle s’appelait Charlotte, mais la tendresse de ses parents s’était vite fait sentir, et avant d’avoir un an elle était déjà gratifiée de ce ridicule diminutif qui s’était attaché à elle depuis quarante-cinq ans.

Tel quel, il convenait du reste assez bien à l’extérieur de Mme Trimm, car c’était une petite femme douce, blonde, bien faite, avec de jolies petites mains, de jolis petits pieds, des yeux bleus très vifs, un sourire perpétuellement obligeant, un tout petit nez pointu, des lèvres de corail, et des dents parfaites. Ses aimables dons ne dissimulaient certes pas tout à fait son âge, mais l’excusaient en partie d’avoir vieilli.

Mme Sherrington Trimm portait sur toute sa personne et dans son attitude l’empreinte d’une vie aisée. À défaut de talents, elle possédait une généalogie et une fortune et considérait la culture intellectuelle comme une maladie héréditaire, qui, sans être contagieuse, devait offrir des dangers et nécessairement produire un certain malaise dans une société bien organisée.

Le cousin George ne comprenait pas encore très bien cette manière de voir, mais commençait à soupçonner que « Totty et ses amis, » ainsi qu’il désignait généralement la société, devaient agir d’après quelque principe semblable. Il n’avait que vingt-cinq ans et ne pouvait guère connaître les dessous d’une vie qu’il n’avait entrevue que de loin ; mais il différait de « Totty et de ses amis » par son intelligence et son imagination, par ses aspirations, ses ambitions et ses rêves, aussi par sa pauvreté et par sa naissance, fils d’un père ruiné, sans trace de parenté avec aucun îles gentilshommes qui avaient signé la Déclaration d’indépendance, combattu pendant la Révolution, ou aidé à rédiger la Constitution des États-Unis, George, il est vrai, possédait ces précieux ancêtres du côté de sa mère, et sous une forme encore présente grâce à la situation de Totty : mais celle-ci commençait à craindre que, si elle lançait son cousin dans le monde, le fardeau de son mérite ne fût peut-être trop lourd à porter pour elle. Sa perspicacité était assez vive et elle avait tout de suite vu la fatale différence qui existait entre George et les autres. Il avait une habitude de faire des questions et de dire des choses sérieuses qui serait intolérable à un dîner de cérémonie. Il était trop fort pour être négligé, et pas encore assez important pour qu’on en fît parade.

Le mari de Totty, avocat distingué, invitait de temps en temps George à dîner à son club et avouait généralement, en rentrant chez lui, qu’il ne comprenait pas ce garçon-là ; mais comme M. Trimm était naturellement curieux, il fut poussé à renouveler ses invitations à des intervalles plus rapprochés. Il avait craint d’abord que le visage sombre et sérieux du jeune homme, son maintien grave, ne cachassent l’âme d’un fat en herbe ; mais il découvrit bientôt que ces appréhensions étaient sans fondement. De temps en temps son convive émettait bien une opinion surprenante, une phrase d’un cynisme glacial retournées évidemment dans sa cervelle depuis longtemps, mais qui forçaient l’intelligence exercée de M. Trimm à penser plus sérieusement que d’habitude. Certainement les remarques de George étaient souvent paradoxales, mais elles ne déplaisaient point à son auditeur. Enfin, ayant réussi dans sa profession, il flairait de loin la capacité du succès chez les autres. Familiarisé par les habitudes et les travaux de sa vie active, à juger rapidement les hommes et les choses, il reconnut en George, et sous une autre forme, la force à laquelle il devait lui-même sa réputation, sans songer pour cela à s’immiscer dans la manière précise d’employer cette force. Plus d’une fois, cependant, il avait demandé à George ce qu’il comptait faire, et celui-ci avait répondu, avec une expression de résolution un peu inopportune, qu’il ne se croyait bon à rien et que, lorsqu’il n’y aurait plus à manger à, la maison, il trouverait sans doute son vrai niveau en grimpant à de longues échelles avec une charge de briques sur l’épaule. En ces occasions M. Trimm exprimait ordinairement son incrédulité par un sourire aimable et versait un autre verre de vin à son jeune convive. Il était convaincu que George ferait quelque chose et le jeune homme, qui ne rencontrait guère de sympathie dans sa vie, appréciait ce tacite encouragement avec reconnaissance.

Mais Mme Trimm, peu éloignée de penser de son cousin ce que celui-ci en pensait lui même, était prête à croire que si on ne lui venait en aide, il pourrait véritablement être réduit à un travail manuel pour vivre. Néanmoins, sans avoir la moindre confiance dans le mérite de George, elle sentait qu’elle devait s’occuper de lui. Il y avait une bonne raison pour justifier cette bienveillante disposition : son frère unique n’avait-il pas été l’auteur principal de la ruine qui avait surpris Jonah Wood quand George n’était encore qu’un enfant, et elle-même n’en avait-elle pas partagé les bénéfices avec son frère ? Il est vrai que les détails de l’affaire n’avaient jamais été bien connus ; mais Mme Trimm avait un peu plus de conscience que la majorité de son courage. Si elle aimait l’argent et s’il lui en fallait beaucoup, c’était qu’elle désirait vivre comme les autres, et non qu’elle fût avare. Néanmoins, elle tenait à garder ce qu’elle avait, quoiqu’une partie en eût été mal acquise et eût dû appartenir à George. Si elle souhaitait que son frère, Thomas Craik, conservât jusqu’à sa mort toute sa fortune et la fit son héritière, elle désirait également que George reçut une compensation pour la perte subie par son père. Et le moyen le plus simple et le moins dispendieux de lui procurer l’argent qu’il n’avait pas, n’était-il pas de l’aider à faire un riche mariage ? Il ne pouvait épouser Mamie, sa fille unique, bien que cette jeune personne manifestât une inquiétante sympathie pour lui. Ce mariage n’aurait abouti qu’à une simple transmission de fortune sans addition ni multiplication, ce qui n’était pas dans les principes de la cousine Totty. Il y en avait du reste bien d’autres à épouser. Totty avait eu la chance de trouver deux jeunes orphelines qu’elle savait jolies et qu’on disait admirablement douées ; toutes deux étaient majeures et jouissaient en pleine indépendance d’un gros patrimoine qu’elles avaient récemment hérité. C’est donc avec la résolution de les mettre an rapport avec son cousin qu’elle avait envoyé chercher celui-ci.

Quand George fut seul, il se renversa dans son fauteuil et jeta les yeux sur les objets familiers qui l’entouraient avec une expression d’ennui. Il n’aurait pu s’expliquer pourquoi il venait voir sa cousine, car, après ces visites, il rentrait généralement chez lui avec un vague sentiment de regret. Il s’accusait de venir chez Totty comme d’une défection, n’ignorant pas que le vieux Thomas Craik avait été la cause de la ruine de son père et devinant que Totty avait dû bénéficier de la même catastrophe, puisque son frère administrait sa fortune. Sa cousine ne lui semblait même pas aussi inoffensive qu’elle en avait l’air, et, tout en s’étonnant de sa propre hardiesse, il la soupçonnait d’aimer beaucoup l’argent.

Très jeune, il avait peur de s’en rapporter à son propre jugement sans cesser pour cela d’être convaincu que son instinct était juste. En somme, il était forcé d’admettre vis-à-vis de ni même qu’il y avait beaucoup de raisons contre ses visites chez les Trimm et il était tout prêt à reconnaître que ce n’était ni la personnalité, ni la conversation de Totty qui l’attiraient dans la maison. Pourtant, alors qu’il s’étalait sur le fauteuil capitonné qu’il avait élu, les pieds perdus dans l’épais tapis, et respirait cette atmosphère indéfinissable qui imprègne tous les coins d’une maison véritablement luxueuse, il s’avouait qu’il serait très difficile de renoncer à l’habitude de jouir de tout cela. Mais il ne se souciait pas d’analyser de trop près ses mobiles personnels, car il était pénible pour son orgueil de s’apercevoir qu’il attachait tant d’importance à ce qu’il désignait sous le nom collectif de mobilier et de table. Un peu humilié de lui-même et faisant tout son possible pour ne pas augmenter cette humiliation, un abattement extrême s’empara de lui. Il fut pris de l’envie de s’échapper de la maison, de renoncer à la visite projetée, de retourner chez lui, et là, de remettre ses plus vieux habits et de retravailler furieusement à quelque chose, n’importe à quoi. Sans le retour opportun de sa cousine, il serait parti.

Elle était en toilette, et souriante comme de coutume. L’expression de George avait, changé en entendant remuer la serrure, et il aurait fallu que Mme Sherrington Trimm fût plus fine encore qu’elle n’était pour deviner ce qui s’était passé dans l’esprit du jeune homme. Elle était loin du reste d’être en humeur d’observation, tout entière au sentiment d’orgueil que lui inspirait sa propre habileté dans la direction de l’âme de son cousin. George prit son chapeau et se leva vivement. Il n’y avait, en somme, rien d’essentiellement désagréable pour lui dans la perspective d’être présenté à deux jolies sœurs, qui sans doute étaient prévenues de sa visite, et il oublia vite ses vieux habits et le travail auquel il songeait tout à l’heure.

Le soleil de l’après-midi répandait sa lumière en larges plaques dorées à travers l’Avenue des rues de l’Ouest. C’était encore l’hiver, mais l’air contenait déjà la promesse du printemps, et une légère brume s’étendait sur les rangées de constructions qui semblaient interminables. Les arbres étaient encore loin de bourgeonner, mais les branches dénudées n’avaient plus l’air d’être mortes, et, sous la nouvelle sève, les petites brindilles commençaient à s’arrondir, reluisantes. Totty pendant la route ne cessa de saluer et de sourire, rencontrant à chaque instant des promeneurs de sa connaissance qui regardaient généralement George avec une certaine curiosité. Celui-ci en avait déjà vu quelques-uns, mais n’avait jamais parlé à aucun, et se trouvait même assez honteux de ne pas connaître tout le monde. Quand il était seul, cette pensée ne lui venait pas, mais les sourires et les saluts incessants de sa cousine lui prouvaient vivement la différence qui existait entre la position sociale de Totty et la sienne. Il se demanda si jamais l’abîme serait comblé, et si dans un temps à venir tous ces gens qui le regardaient alors d’un œil curieux seraient aussi désireux de le connaître et d’être reconnus de lui qu’ils semblaient à présent satisfaits de connaître Totty et d’être salués par elle.

« Franchement, vous souvenez-vous réellement des noms de tous ces gens-là ? demanda-t-il bientôt.

— Pourquoi pas ? Je les connais presque tous depuis mon enfance. Vous apprendriez leurs noms bien vite si vous vouliez vous en donner la peine.

— Pourquoi faire ? Je ne ferai jamais partie de leur existence.

— Qui sait ? Cela ne tient qu’à vous. Je ne cesse de vous le dire. Le monde ne recherche jamais qui ne le recherche pas, et il ne donne que pour recevoir.

— Il me faudrait des raisons pour aller dans le monde… »

Mme Trimm se mit à rire, baissa son ombrelle, et tourna la tête de façon à voir la figure de George.

« Des raisons ! s’écria-t-elle. Personne ne vous demandera vos raisons, pourvu que vous ayez de bonnes manières.

— Alors, un aventurier pourrait être reçu partout ? objecta George.

— Certes… Cela arrive constamment. Et l’aventurier n’aura même pas de désagréments, à moins qu’il ne fasse la cour dans le mauvais sens à quelque femme ou qu’il n’emprunte de l’argent sans le rendre. Malheureusement ce sont là deux choses que font le plus ordinairement les aventuriers et c’est ainsi qu’ils s’attirent des ennuis. Un homme est admis dans le monde selon sa propre évaluation, jusqu’à ce qu’il commette un crime social, et encore, faut-il qu’il soit découvert.

— Rien ne s’opposerait donc à ce que j’allasse dans le monde si l’envie m’en prenait ?

— Rien, absolument, si vous vous conformiez à une ou deux règles très simples.

— Et qui sont ? demanda George qui commençait à s’intéresser à ce bavardage.

— Voyons un peu… D’abord… Mon Dieu ! comme c’est difficile à expliquer ces choses-là ! D’abord, ne jamais faire une question sur une personne à moins de connaître d’avance la réponse et de savoir si la personne à qui l’on parle sera bien aise de traiter le sujet. Il faut éviter, par exemple, de parler à un homme de sa femme, si elle vient de demander le divorce. Mais si la sœur de cet homme est officiellement fiancée à un duc et pair d’Angleterre, on peut lui en parler. Cette conversation lui sera toujours agréable.

— Vous êtes très amusante, dit George. Donnez-moi donc encore d’autres conseils.

— Ne dites jamais rien de désagréable sur quelqu’un que vous connaissez.

— C’est au moins charitable.

— Évidemment ; et, à présent que j’y pense, la charité est vraiment la base de toute bonne société, continua Mme Trimm d’une voix très douce.

— Il ne s’agit, n’est-ce pas, que d’un silence charitable ?

— Non, pas toujours. Il est charitable aussi de parler avec bienveillance des gens qu’on hait.

— C’est ce que j’appelle mentir, » observa George.

Totty parut choquée d’une aussi rude sincérité.

« C’est une expression beaucoup trop forte, répondit-elle d’un air onctueux.

— Mensonge gratuit, reprit son compagnon. Le mot « mentir » n’est pas, je m’imagine considéré comme un juron ?

— Non… Mais après tout, George, continua Mme Trimm avec une ferveur subite, il y a souvent de très bonnes choses à dire sur des gens que nous n’aimons pas, et il est certainement charitable et magnanime de les dire en dépit de nos sentiments personnels. On peut très bien ne pas tenir compte des choses désagréables.

— Satan est un ange déchu. Vous le haïssez, bien entendu. Si par hasard il se trouvait dans le monde, vous supprimeriez le détail de la chute et vous diriez que c’est un ange. Est-ce bien cela ?

— À peu près, dit en riant Totty, moins choquée de parler du diable que d’entendre appeler le tact un mensonge. Je crois que vous réussirez dans le monde. À propos, encore un point important. Il ne faut jamais parler de culture intellectuelle, de livres, et autres choses de ce genre, à moins que quelque célébrité reconnue ne commence. Cela va de soi, d’ailleurs : car vous n’aimeriez pas, je suppose, sentir que vous abordez des sujets que les autres ne comprennent pas ?

— De quoi parlerai-je alors ?

— Oh !… de bien des choses,… d’autrui… de chevaux… de canotage, de modes, et de tout ce qu’on fait en général.

— Mais, objecta George, je connais bien peu de monde, je ne suis pas monté à cheval depuis mon enfance, je n’ai jamais mis le pied sur un yacht, et ne suis guère au courant des modes.

— Vraiment ? alors, vous feriez peut-être mieux de parler très peu jusqu’à ce que vous soyez en état de parler de tout cela.

— Peut-être bien. Peut-être ferais-je mieux encore de ne pas aller du tout dans le monde.

— Oh ! voilà qui est ridicule ! s’écria Mme Trimm qui ne se souciait pas de décourager son élève. Voyons, George, soyez bon garçon, et ne vous mettez pas d’idées aussi absurdes dans la tête. Vous allez commencer aujourd’hui même.

— Moi ? demanda le jeune homme d’un ton qui ne promettait pas grand’chose.

— Mais bien sûr. Et ce sera facile, car les jeunes Fearing sont instruites….

— Cela veut-il dire que je puis causer avec elles d’autres choses que de chevaux, de modes, et de canotage ?

— Vous prenez tout à la lettre, George. Ce n’est pas précisément ce que j’ai voulu dire. Oui, je sais bien… Vous allez me demander si je pense jamais à autre chose. Eh bien, oui, quelquefois… Là, maintenant soyez gentil et comportez-vous comme un être civilisé. Nous y voilà. »

Ils étaient arrivés à une grande maison ancienne, dans Washington Square, qui souvent avait attiré l’attention de George. Mais il avait toujours ignoré par qui elle était habitée. Il aimait ce tranquille quartier, si proche de la partie la plus bruyante de la ville et pourtant si complètement isolé. Souvent il était venu s’asseoir tout seul sur un banc, pour rêver sous ces arbres. Quelques instants après, dans un salon sombre et tristement meublé, il saluait les deux jeunes filles auxquelles Mme Trimm le présentait.

« M. George Winton Wood,… mon cousin. Vous avez reçu mon billet ? Oui… Vous êtes bien aimables d’être restées chez vous. Mlle Constance Fearing… Mlle Grâce… George. Merci, non,… nous venons de prendre le thé. Oui… Nous sommes venus à pied. Le temps est vraiment délicieux ; maintenant parlez-moi de vous, ma chère Conny ! »

Sur ce, Mme Trimm fit asseoir Constance Fearing à côté d’elle, lui prit affectueusement la main, et se lança dans une conversation animée entremêlée de sourires et de questions, laissant George s’occuper de la plus jeune sœur.

À première vue il paraissait y avoir une grande ressemblance entre les deux jeunes filles, qu’augmentait encore leur costume de deuil fait exactement de la même manière. Elles étaient presque du même âge, Constance ayant à peine vingt-deux ans et sa sœur juste vingt, quoique Mme Trimm eût dit que toutes deux avaient atteint leur majorité.

C’étaient en effet de grandes et gracieuses jeunes filles, très bien faites, avec beaucoup d’aisance dans le maintien, et parfaitement bien élevées. Mais il y avait en réalité une différence marquée entre elles. Constance était blonde, Grâce était brune. L’aînée était plus délicate que la cadette et ses yeux bleus étaient plus calmes, ses sourcils moins accusés, ses lèvres moins fermes. Des deux, elle était évidemment la plus douce et la plus féminine. Il était aisé de voir que Constance serait la plus impressionnable et Grâce la plus obstinée et la plus sûre d’elle-même.

De prime abord George fut agréablement impressionné par toutes deux, et surtout par le singulier contraste qu’elles formaient, si jeunes et si fraîches, dans ce cadre de salon, si sévèrement meublé. Après quelques secondes d’hésitation, il s’assit près de Grâce.

« Aimez-vous les chevaux, le canotage, les modes, et en général ce que l’on fait, mademoiselle ? demanda-t-il.

— Non, monsieur, » répondit Grâce, en fixant sur lui ses yeux noirs avec une expression de froide surprise.


III


Le regard ébahi avec lequel Grâce Fearing accueillit cette singulière façon de commencer une conversation décontenança un peu George, bien qu’il s’y fût à moitié attendu. Il avait fait cette question encore sous l’impression du bizarre conseil de Totty, incapable de résister plus longtemps à l’envie de communiquer ses sentiments à quelqu’un.

« Vous semblez surprise, dit-il. Je vais m’expliquer. Toutes ces choses me sont complètement indifférentes, mais, en venant ici, ma cousine m’a fait une conférence sur la conversation mondaine.

— Et elle vous a conseillé de nous parler de chevaux ? demanda Grâce en commençant à sourire.

— Non. Pas à vous. Elle m’a donné à entendre que vous étiez toutes deux fort instruites ; mais elle m’a donné une liste des choses dont un homme doit parler dans le monde et je me flatte d’avoir assez bien retenu le catalogue.

— Oui, certes. »

Cette fois Grâce rit de bon cœur.

« Eh bien, à présent que nous avons mis de côté les chevaux, les yachts et les modes, d’un consentement mutuel, allons-nous parler de choses moins importantes ?

— Certainement. Par où commencerons-nous ?

— Par ce que vous préférez. Qu’aimez-vous le plus au monde ?

— Ma sœur, répondit vivement Grâce.

— Cela répond à la question : Qu’aimez-vous le mieux au monde ?…

— Parfaitement ; et vous, monsieur Wood, qu’aimez-vous le mieux ?

— Moi-même, naturellement. C’est ce que nous aimons tous le plus, excepté ceux qui ont des sœurs comme vous.

— Vous êtes donc égoïste ?

— Pas par intention. La faute en remonte à la destinée qui a négligé de me donner une sœur.

— N’avez-vous pas de proches parents ? demanda Grâce.

— J’ai mon père.

— Et vous ne l’aimez pas plus que vous-même ?

— C’est ce que j’avais d’abord pensé. Mais comme mon père, qui est un excellent homme possédant une grande expérience, prétend que je m’aime plus que n’importe qui, je suis bien obligé de le croire. Du reste, comment savez-vous que vous aimez votre sœur plus que vous-même ?

— Je sens que je sacrifierais plus pour elle que pour moi.

En vous sacrifiant pour elle, vous ne feriez que satisfaire votre sentiment d’affection : c’est encore une sorte d’égoïsme. Dans ce cas et dans d’autres l’égoïsme est une vertu.

— Une vertu mortelle, rétorqua Grâce.

— Peut-on appeler mortel ce qui procure à l’homme de quoi vivre ? demanda George.

— Tout cela est du sophisme… du galimatias de sophistes, et rien de plus.

— Les sophistes primitifs gagnaient très largement leur vie, objecta George. Ne vaut-il pas mieux gagner sa vie comme sophiste que de mourir de faim ?

— Est-ce ainsi que vous gagnez votre vie ?

— Non, je ne suis pas avocat et les temps sont changés depuis Gorgias.

— J’aime mieux vous dire tout de suite, ajouta Grâce, que Mme Trimm m’a calomniée. Je ne suis pas savante et j’ignore ce qu’était Gorgias.

— Je vous demande pardon d’en avoir parlé. Je voulais sottement faire parade de mon savoir. Il n’a aucune importance…

— Si, il doit en avoir : puisque vous avez parlé de ce personnage, dites-moi ce qu’il était.

— Un des premiers sophistes. Il a cherché à prouver qu’Hélène de Troie fut un ange de vertu, et s’est ainsi engraissée des produits de ses discours et de ses écrits jusqu’à l’âge de cent ans. Cela ne réussirait plus maintenant. Plusieurs individus ont récemment défendu Lucrèce Borgia, sans s’engraisser beaucoup. C’est pour cette raison que je voudrais être avocat. Les avocats défendent des clients vivants et sont bien payés. Voyez Sherry Trimm, le mari de ma cousine. Le connaissez-vous ?

— Oui.

— Il est gros et gras. Et John Bond… le connaissez-vous aussi ?

— Naturellement, répondit Grâce avec un froncement de sourcils presque imperceptible. Il va bientôt être l’associé de M. Trimm.

— Eh bien ! quand il aura quarante ans, il sera aussi rond et aussi frais que Sherry Trimm.

— Vraiment ? demanda la jeune fille avec une certaine froideur.

— Probablement, puisqu’il sera riche et heureux. La rotondité morale et physique est l’attribut naturel de la richesse et du bonheur. Ce sera même regrettable pour Johnnie qui est un très bel homme.

— Il y a des choses qu’on ne peut éviter, dit Grâce avec indifférence. Mais qu’entendez-vous par la rotondité morale ?

— L’art spirituel d’avoir toujours raison. »

À cet instant Totty, qui avait dit tout ce qu’elle avait à dire à Constance et ne désirait plus que le répéter à Grâce, fit un mouvement et un signe de tête à son cousin.

« Venez prendre ma place, George, dit-elle, je prends la vôtre. »


George se leva bien à contre-cœur et traversa le salon. Il y avait quelque chose dans les manières de Grâce qui lui donnait du courage et il s’était senti tout de suite à l’aise avec elle. Il fallait cependant aller rompre de nouveau la glace avec l’autre sœur. Différent de Mme Trimm, il n’éprouvait pas le besoin de se répéter et était un peu embarrassé de la façon dont il allait entamer la conversation. À sa grande surprise, cependant, sa nouvelle compagne le soulagea de toute responsabilité à cet égard.

« Que faites-vous, monsieur Wood ? demanda Constance Fearing lorsqu’il fut assis auprès d’elle.

— Rien… » et pas même gracieusement.

Constance ne se mit pas à rire en le regardant, car il y avait quelque chose de sérieux et d’amer dans la façon dont il parlait.

« Pourquoi ne faites-vous rien ! demanda-t-elle.

Tout le monde travaille aujourd’hui. Vous n’avez pas l’air cependant d’un oisif. Vous avez probablement voulu dire que vous étudiez encore pour entrer dans une carrière !

— Pas précisément. Mes études peuvent, je crois être considérées comme terminées. Quelquefois j’écris un peu.

— Est-ce là tout ? Ne publiez-vous jamais rien ?

— Oh ! si, une infinité de choses.

— Vraiment ? Je crains de ne pouvoir me rappeler avoir vu…

— Mon nom imprimé ? Non. Il n’existe qu’un unique exemplaire de mes œuvres et il est en ma possession. Les pages ont une apparence assez irrégulière et sentent la colle. Vous ne comprenez pas ? Mes précieux travaux paraissent de temps à autre dans un journal. Je les découpe quand je ne suis pas trop paresseux et je les conserve dans un album.

— Alors vous êtes journaliste ?

— Non pas ; au point de vue du journaliste, je ne suis qu’un collaborateur.

— Je ne comprends pas. Si vous pouvez être ce que vous appelez un collaborateur, pourquoi ne pas être journaliste. Quelle est la différence ?

— L’un est professionnel, l’autre amateur. Je suis l’autre.

— Pourquoi ne pas être professionnel, alors ?

— Parce que je n’aime pas la profession.

— Qu’aimeriez-vous être ? Vous devez certainement avoir une ambition.

— Aucune, je vous l’assure. »

Il y avait dans les yeux de George une singulière expression qui n’était pas tout à fait d’accord avec sa réponse.

« Je préférerais vivre de la vie d’un étudiant puisqu’il faut vivre d’une vie quelconque. Je voudrais être toujours mon seul maître et, si on me donnait le choix, il y a une foule de choses que j’aimerais. Mais je ne puis les avoir.

— Ne sommes-nous pas presque tous dans les mêmes conditions ? dit Constance d’un air un peu rêveur.

— Il existe donc au monde quelque chose que vous désirez et ne pouvez avoir ?

— Oui. Bien des choses…

— Je n’entends pas parler, bien entendu, reprit George en insistant, des aspirations morales et intellectuelles que vous devez forcément avoir. Vous aimeriez à être une héroïne, une sainte, la présidente d’une grande œuvre de charité ; vous aimeriez à être une savante, une historienne, une romancière, et vous seriez certainement heureuse d’être un grand poète. Vous aimeriez évidemment à conduire la mode d’une façon recherchée, car je vous accorde bien un peu de vanité avec tant de vertu. Oui, mais tout cela n’est pas ce que je veux dire. Quand je parle de désirs, je parle de désirs se rapportant à la vie réelle. N’avez-vous pas tout ce que vous désirez, ou ne pourriez vous pas tout avoir ? Si vous n’aimez pas New-York, ne pouvez-vous aller vivre en Sibérie ? Si vous n’aimez pas votre maison, qui vous empêche de la mettre sens dessus dessous et de la décorer d’ailes de perroquets verts, si cela vous plaît ? Si vous avez des besoins, ils sont moraux et intellectuels.

— Mais toutes ces choses dont vous parlez ne dépendent uniquement que de l’argent, dit Constance d’un air un peu timide. Ce ne sont là que des besoins matériels…, même pas… des caprices.

— Mon désir de mener la vie tranquille d’un étudiant n’est ni un caprice ni un besoin matériel ; cependant l’accomplissement de mon désir dépend beaucoup de l’argent et de très peu d’autre chose. »

Constance lança un regard furtif sur son visiteur, assis devant elle les mains croisées, paraissant contempler ses chaussures. Il avait parlé très tranquillement, mais son ton marquait un profond dédain, soit pour lui même, soit pour la richesse qu’il était assez faible pour désirer. Constance sentait qu’elle était en présence d’une nature qu’elle ne comprenait pas, mais qui, jusqu’à un certain point, l’intéressait et l’attirait. Il est très difficile à ceux qui possèdent tout ce que peut donner la fortune, et qui ont toujours possédé cette fortune, de comprendre l’effet de la pauvreté sur une nature délicate. Constance n’avait, en réalité, aucune idée de la situation de fortune de George Wood. Il pouvait être véritablement pauvre ou seulement dans une position relativement médiocre. Et c’est vers cette dernière hypothèse qu’elle inclinait en partie, parce qu’il n’avait pas cet air malheureux qu’on suppose appartenir à un homme pauvre, et en partie à cause de son empressement à parler de ce qu’il désirait. Une personne d’intuitions moins fines eût été probablement repoussée par ce qu’elle aurait pu prendre pour du mécontentement vulgaire ou de la cupidité. Mais Constance avait plus de délicatesse dans ses observations. Elle comprenait instinctivement que George n’était pas ce qu’il affectait d’être, qu’il n’était ni faible, ni égoïste, ni paresseux. Elle ne répondit cependant pas à ses dernières paroles, et il y eut un silence de quelques instants.

Alors George se mit à parler du retour de Constance à New-York et tomba dans la conversation banale, qu’il soutint avec effort et une certaine sensation d’embarras.

Totty, ayant terminé la seconde édition de sa petite causerie, se leva bientôt et commença à faire longuement ses adieux, pendant lesquels George, son chapeau à la main, attendait, prêt à partir.

« On vous reverra, j’espère ? demanda Constance en lui donnant la main.

— Vous êtes bien aimable, mademoiselle, dit-il.

— Nous sommes généralement chez nous à cette heure-ci. »

Totty finit enfin par s’arracher à ses amies et sortit, suivie de son cousin. Washington Square s’empourprait des flots de lumière qui l’inondaient.

« Eh bien, George, quelle est votre impression ? dit Mme Trimm quand ils furent arrivés au coin de l’Avenue.

— Elle est profonde.

— Dans quel sens ? Voyons, faites-moi vos confidences.

— Eh bien, je crois que les parents de ces jeunes filles devaient être très riches, très ennuyeux, et très respectables. Je n’ai jamais rencontré une pareille solidité de mobilier. »

Totty ne savait jamais si George était sérieux ou s’il se moquait d’elle.

« Avez-vous passé votre temps à contempler les fauteuils ? demanda-t-elle un peu vivement.

— Presque. En tout cas, je n’ai pu m’empêcher de les voir. Mais j’ai causé un peu aussi, je crois.

— J’espère que vous n’avez pas dit de sottises. De quoi avez-vous parlé ? Je ne pense pas que les Fearing soient capables d’apprécier beaucoup le genre d’esprit dont vous me favorisez généralement.

— Il est inutile de me faire des reproches, cousine Totty, j’ai la conviction d’avoir été convenablement agréable.

— Oh ! s’écria Mme Trimm.

— Vous pensez que je me flatte, n’est-ce pas ? Je le crois aussi. L’opinion de ces demoiselles aurait du reste plus de valeur que la mienne. Dans tous les cas, ma conscience ne me reproche pas d’avoir été plus ennuyeux que de coutume, et quant au mobilier, vous admettez bien qu’il était très capable de me faire beaucoup d’impression.

— Allons, soupira Totty, vous avez une étrange manière de voir les choses. »

Elle ne savait pas exactement ce qu’elle aurait désiré de lui entendre dire, mais elle était certaine qu’il ne l’avait pas dit, et que ses réponses étaient peu satisfaisantes, Ils marchèrent un moment en silence.

« Je suis fatiguée, dit-elle enfin quand ils furent arrivés au coin de Brewoort House. Je vais rentrer en voiture. Adieu. »

George ouvrit la portière de l’un des nombreux coupés stationnés devant l’hôtel et aida sa cousine à y monter. Elle lui fit un signe de tête presque indifférent en s’éloignant et le laissa un peu interloqué de sa mauvaise humeur subite. Dans n’importe quelle autre circonstance elle l’eût certainement engagé à monter en voiture jusque chez elle pour le rapprocher de son quartier. Le jeune homme resta immobile un moment, puis tourna dans Clinton Place et se dirigea rapidement du côté du Métropolitain.

C’était en toute sincérité qu’il venait de dire que cette visite avait produit sur lui une profonde impression, mais il était conforme à son caractère de garder cette impression pour lui. Il ne se sentait pas attiré par l’une des deux sœurs plus que par l’autre, n’était pas devenu amoureux à première vue, et n’avait pas perdu son cœur dans une vision de béatitude qui venait de prendre un nom. Mais, tout en marchant, il voyait constamment devant lui les deux gracieuses jeunes filles en simples robes noires, pleines de la fraîcheur et de la beauté de la première jeunesse, dans le contraste vigoureux de leur courage suranné. C’était tout ; mais ce tableau éveillait en lui cette inquiète et troublante aspiration à quelque chose d’indéfini, comme la continuation logique de deux existences entrevues, qui n’appartient qu’aux imaginations supérieures, et qui, tôt ou tard, les pousse à écrire des livres, comme la seule satisfaction possible à un besoin impérieux.

Tout en marchant, George Wood continua ses méditations, et le vivant souvenir de Constance et de Grâce Fearing ne le quitta pas jusque chez lui.

La petite maison qu’il habitait avec son père était des plus simples. À l’intérieur, rien qui ressemblât à du luxe ou à un embellissement. Les tapis bien balayés montraient la corde, les meubles soigneusement époussetés étaient très communs ; contre les murs aux teintes neutres, nul tableau. On y voyait peu de livres, sauf dans la chambre de George, contrastant avec le reste de la maison, surtout par son désordre qui, dans l’opinion de celui nui l’occupait, semblait l’ordre le plus parfait. Là, tout était en bois blanc : le plancher sans tapis, les chaises, des tablettes garnies de livres, une immense table, sur laquelle s’empilaient de nouveaux volumes aux reliures brillantes, et couraient épars des imprimés, des feuillets de manuscrits, des épreuves, et des coupures de journaux. Un porteplume usé était posé en travers d’une page à moitié écrite et, au milieu de cette confusion, émergeait, écarlate, le bouchon d’une bouteille d’encre rouge.

George entra dans ce sanctuaire, et avant de faire quoi que ce soit, il quitta les habits qu’il portait et les remplaça par des vêtements râpés de différentes époques. Puis il alla à la fenêtre avec quelque chose qui ressemblait à un soupir de soulagement. La vue n’avait rien pourtant qui pût l’inspirer, mais l’aspect des choses familières évoquait sans doute dans son esprit un courant de pensées agréables. Il ne resta, du reste, qu’un moment en contemplation devant cette perspective de l’étroite cour briquetée derrière laquelle s’étendaient les étages supérieurs d’une grande maison et une rangée de toits à la Française que rougissaient les derniers rayons du soleil d’hiver. Lorsqu’il se retourna, il alluma une lampe à essence, et la vision de Constance et de Grâce Fearing se dissipa pour faire place à des réflexions plus pratiques. Il s’assit et prit un livre nouveau, en cherchant instinctivement de l’autre main son couteau à papier parmi le fouillis désordonné qui l’entourait.

Après avoir coupé une vingtaine de pages, il se mit à chercher la lettre du rédacteur en chef du journal dans lequel il écrivait. Les volumes lui étaient envoyés pour en faire le compte rendu, accompagnés du billet habituel fixant avec un cynisme odieux le nombre de mots qu’il devait consacrer à la critique de chaque ouvrage.

« Environ cent mots par volume, » écrivait le rédacteur de la partie littéraire ; « et renvoyez-les-moi avec les notices pour lundi à midi au plus tard. »

On était au jeudi, et il y avait dix volumes qu’il fallait lire, digérer, et dont il fallait parler. George fit un rapide calcul. Il fallait qu’il en fît deux par jour, le vendredi, le samedi, et le dimanche, afin de se garder la marge du lundi matin en cas d’accidents. Six volumes, six cents mots, ou plutôt une demi-colonne du journal. Cela représentait cinq dollars, car ce travail était bien payé, comme exigeant du jugement et du goût. Il n’y avait, dans ce tas de reliures éclatantes, rien d’important, rien qui justifiât un article sérieux, et rien que George se souciât de lire deux fois. Néanmoins les exigences de la librairie devaient être satisfaites, les notices devaient paraître et les rédacteurs en chef des journaux devaient trouver des personnes désireuses et capables d’écrire ces notices à des prix variant de cinquante cents à un dollar le volume.

Là n’était pas la difficulté, car George savait qu’il y avait des douzaines de vieilles filles mourant d’inanition et de jeunes gens affamés qui auraient fait cette besogne pour moins et l’auraient peut-être faite aussi bien que lui. Il n’était pas non plus disposé à discuter les conditions qui lui laissaient un temps si court pour l’accomplissement d’une pareille tâche. Au contraire, il considérait cette fournée de publications avec une grande satisfaction, car la régularité avec laquelle de semblables paquets étaient arrivés pendant les quelques derniers mois était une preuve qu’il faisait bien et lui donnait l’espoir que, dans le cours de l’année suivante, on pourrait lui confier des travaux plus importants. Une ou deux fois déjà on lui avait donné des instructions pour écrire une colonne, et c’étaient là des jours marqués de blanc dans ses souvenirs. Il sentait qu’avec un engagement permanent de produire une colonne par semaine, il se tirerait très bien d’affaire, mais il savait combien la chose était difficile à obtenir.

George Wood compta trente pages du volume qu’il tenait à la main, puis il alla à la fin et coupa en revenant en arrière, il retourna ensuite à l’endroit où il était arrivé la première fois, et coupa au milieu du volume. C’était son système invariable et il s’en trouvait bien.

« Ce n’est pas bien fait, se dit-il à lui-même, mais c’est fait tout de même. En tout cas, c’est suffisant pour cinquante cents. »


IV


Bien des jours se passèrent avant que George songeât à renouveler sa visite à Washington Square et n’eût la tentation de revoir Mme Trimm. Sans s’en rendre compte, il traitait les demoiselle Fearing comme les livres qu’il avait l’habitude d’examiner, de critiquer, et de ne plus regarder. Cependant, si la vision des deux jeunes filles qui lui avaient tenu compagnie pendant qu’il regagnait sa demeure s’était amoindrie, le souvenir ne s’était pas complètement effacé de son esprit, et lui revenait de temps en temps suffisamment agréable pour lui donner envie de les revoir. Et un jour qu’il n’avait rien à faire, il se décida à une nouvelle visite, ce qui, pour lui, était une entreprise importante.

Il se rendit à pied à Washington Square. Il n’était pas revenu dans cette partie de la ville depuis sa première visite avec sa cousine et, en approchant de sa destination, il se prit à regretter d’avoir laissé passer plus de quinze jours sans essayer de revoir ses nouvelles connaissances. Constance Fearing était seule chez elle. Il fut fâché de l’absence de la plus jeune des deux sœurs, ayant trouvé avec celle-ci la conversation plus facile et plus sympathique.

La maison lui parut moins sévère que la première fois ; la disposition du mobilier avait été changée, il y avait des fleurs dans les vieux vases et plus de livres et de petits bibelots épars sur les tables.

« Je commençais à craindre de ne plus vous revoir ! » s’écria la jeune fille en lui tendant la main.

Cet accueil avait quelque chose de simple et de franc qui mit George à son aise.

« Vous êtes trop bonne, répondit-il, mais j’avais peur même aujourd’hui de venir trop tôt.

— Au contraire, répliqua Constance.

— Le calcul est cependant bien simple. À une visite par quinzaine, cela donne, au bout de l’année, un total de vingt-six, avec une fraction en plus pour l’année bissextile. Cela ne vous épouvante-t-il pas ?

— Je n’ai pas la bosse des mathématiques et ne regarde pas si loin. D’ailleurs, comme nous nous absentons pendant six mois d’été, vous ne nous en feriez pas tant.

— J’oubliais que tout le monde ne reste pas en ville toute l’année. Vous irez probablement encore à l’étranger ?

— Pas cet été, » répondit Mlle Fearing un peu tristement.

George lui jeta un rapide coup d’œil, il avait compris la raison de cette mélancolie et trouva assez naturel que le souvenir de la mort récente de leur mère empêchât pendant quelque temps les deux sœurs de retourner en Europe. Il se demanda alors combien il y avait de véritable chagrin derrière la tristesse de la jeune fille, tout en étant un peu étonné lui-même de se sentir entraîné dans un aussi étrange calcul psychologique. Il n’était pas prompt à croire au mal, mais trouvait difficile de croire à un bien absolu. Il y eut un silence de quelques instants, pendant lequel George, un peu penché en avant dans son fauteuil, regardait bêtement ses mains croisées sur son genou, tandis que Constance, renversée dans les profondeurs de sa bergère, observait son profil énergique se détachant nettement sur la brillante clarté de la fenêtre.

« Êtes-vous confiante, mademoiselle Fearing ? demanda George un peu à brûle-pourpoint.

— Comment l’entendez-vous ?

— Quand vous rencontrez une personne étrangère, votre premier mouvement est-il de vous fier à elle ?

— Il n’est pas facile de répondre à cette question. Je ne crois pas y avoir beaucoup réfléchi. Et vous, quel est votre premier mouvement ?

— Vous êtes méfiante alors, dit George d’un ton convaincu.

— Pourquoi ?

— Parce que vous répondez à une question par une question.

— Est-ce une preuve ? Comme on devrait faire attention à ce qu’on dit ! Eh bien… je vais essayer de répondre franchement. Je crois que je n’ai pas de préventions, mais j’aime à observer le visage avant de fixer mon opinion sur quelqu’un.

— Et quand vous avez décidé, changez-vous facilement ? N’avez-vous pas une première impression arrêtée à laquelle vous revenez en dépit de votre jugement et en dépit de vous-même ?

— Je ne sais pas… non, du moins j’espère que non. Mais pourquoi me demandez-vous cela ?

— Par curiosité. La vie serait si triste sans ce défaut, que je n’ai pas honte d’être curieux. On ne pourrait plus embarrasser son prochain.

— Mais vous ne devriez pas chercher à l’embarrasser, puisque vous devez l’aimer, suggéra Constance.

— Nous devons aimer aussi nos ennemis. Que d’amour il nous faut déjà pour ceux-là ?

— Heureusement que « amour » est un mot vague.

— Avez-vous jamais essayé de le définir ? demanda le jeune homme.

— Je ne me sens pas assez habile pour cela, mais vous pourriez peut-être ? »

George regarda vivement la jeune fille. Il n’était pas disposé à croire qu’elle faisait cette réponse par coquetterie, mais il n’était pas assez âgé pour comprendre qu’une pareille remarque pouvait s’être échappée de ses lèvres sans la plus légère intention.

« La définition s’arrête là où l’amour commence, dit-il après un instant de silence. Tout amour procédant par expérience, la définition est généralement le résultat de beaucoup d’expériences.

— Procède par expérience ?…

— Oui. Ne connaissez-vous pas de nombreux exemples de gens ayant tenté l’expérience et qui ont échoué ?

— Je n’aurais pas cru que l’amour par expérience eût une grande valeur, dit Constance avec une ombre d’embarras et pendant qu’une légère rougeur colorait ses joues : mais je demanderai là-dessus l’avis de Mme Trimm. À propos, l’avez-vous vue aujourd’hui ?

— Je ne l’ai pas vue depuis que nous sommes venus ici ensemble.

— Je croyais que vous la voyiez très souvent. J’ai reçu un mot d’elle hier. Je pense que vous savez…

— Je ne sais rien. Qu’y a-t-il ?

M. Craik est très malade… mourant même. C’est votre cousine qui me Ta écrit pour s’excuser de ne pas venir. »

Les yeux de George brillèrent soudain d’un éclat inaccoutumé. Cette nouvelle inattendue lui causait une réelle joie, car il haïssait Thomas Craik d’une haine sincère et désintéressée, et la pensée que le monde allait en être enfin débarrassé lui était indiciblement délicieuse.

« Il est mourant, vraiment ? demanda-t-il d’une voix contrainte.

— Vous paraissez bien aise de l’apprendre, dit Constance en le regardant avec une certaine curiosité.

— Moi ? oui…, je n’en suis pas absolument fâché. »

Son rire était dur et faux.

« Vous ne vous attendiez pas à me voir verser des larmes… Si vous étiez au courant des malheurs de mon père…

— Oui, j’en ai entendu dire quelques mots. Mais je suis fâchée de vous avoir appris cette nouvelle.

— Pourquoi ? puisque je vous en suis reconnaissant.

— Oui, je le sais, et c’est précisément cela qui me contrarie. Je ne m’attendais pas à ce que vous fussiez désolé, mais je n’aime pas à voir un homme si heureux à la nouvelle du danger d’un autre. Et, quoique vous connaissant à peine, je ne puis m’empêcher de vous dire que si vous éprouvez de la joie, vous ne devriez pas, en tout cas, la laisser paraître.

— Comment voulez-vous, mademoiselle, que je sois suffisamment maître de moi pour dissimuler les sentiments que j’éprouve en ce moment ? Vous ignorez que le vieux Tom Craik a ruiné mon père ? Vous ignorez qu’après cela, il a laissé attaquer sa réputation, quoique mon père fût aussi honnête que la lumière du jour, et que lui, Craik, fût le voleur ? Cela peut vous sembler mélodramatique, mais n’en est pas moins l’exacte vérité. Vous attendez beaucoup trop de la nature humaine, mademoiselle, et je regrette d’avoir été dans l’obligation de tromper votre attente.

— Vous devez évidemment ressentir tout cela fortement… J’ignorais ces détails, autrement je n’aurais rien dit. Je voudrais que tout le monde pût pardonner… C’est si bon de pardonner !

— Oui… assurément, avoua George. Pardonnez-moi d’abord, je vous en prie, puis dites-moi ce que vous savez de ce digne M. Craik.

Mme Trimm semble penser que c’est une maladie nerveuse… maladie à la mode aujourd’hui.

— Est-elle vraiment désolée ? demanda George avec un air d’intérêt.

— Elle m’écrit qu’elle ne le quitte pas.

— Elle ne le quittera pas… jusqu’à… »

George s’arrêta court.

« Qu’alliez-vous dire ?

— J’allais faire une remarque sur les volontés humaines en général et sur celles des mourants en particulier. Mais c’est aller contre vos ordres.

— Je crois qu’en tout cas elle héritera de la fortune, observa Constance en réprimant un sourire, comme si elle sentait qu’il ne serait pas d’accord avec le ton qu’elle avait pris auparavant.

— Puisque vous abordez le côté pratique de la question, je pense effectivement que Totty héritera. Allons…, je lui en fais mon compliment. Mais cela me donne envie d’aller aujourd’hui prendre des nouvelles de M. Craik. Ne serait-ce pas témoigner ainsi d’un admirable esprit de charité et d’oubli des injures ?

— Vous ne parlez pas sérieusement ! s’écria précipitamment Constance.

— Ce serait une preuve que j’ai profité de votre leçon.

— Non. Ce serait de l’hypocrisie inconvenante en ce moment.

— Vous trouvez ? Il me semble que ce n’était que de la politesse.

— D’après ce que vous m’avez dit, on ne doit guère s’attendre dans cette maison à des politesses de votre part.

— Suis-je obligé de dire au domestique le motif qui me guide, quand je viens m’informer de la santé d’un parent mourant.

— Vous pouvez tout aussi bien vous en informer chez Mme Trimm.

— La maison de M. Craik est sur mon chemin… celle de Totty n’y est pas.

— J’espère que vous…, mais après tout, c’est absurde de ma part, vraiment ! Ce n’est pas mon affaire. »

George ne trouva rien à répondre à cet aveu, mais l’expression d’amusement qui parut sur son visage n’échappa pas à Constance et elle se mit à rire, un peu agacée.

« Vous êtes obligé d’admettre que ce n’est aucunement mon affaire, vous voyez bien, dit-elle.

— Je suis dans la position d’un homme qui ne peut donner son assentiment sans être grossier, et qui pourtant ne peut avoir une opinion différente sans être en contradiction avec la vérité.

— C’est très bien, monsieur Wood, ajouta Constance. Je n’ai plus rien à dire.

— Alors je n’ai plus qu’à prendre humblement congé, dit George en se levant.

— Mais vous ne me comprenez pas ! s’écria la jeune fille en souriant. N’allez pas croire…

— Il se fait tard et M. Craik peut avoir rejoint ses ancêtres avant que je sois allé sonner à sa porte pour demander de ses nouvelles.

— Oh ! ! je vous en prie, ne parlez plus de ce pauvre homme !

— Et j’en parlerais forcément en restant ici. Puis-je revenir un de ces jours, mademoiselle, si vous ne m’en voulez pas trop ?

— Votre originalité vous fait presque pardonner. Venez toutes les fois qu’il vous plaira. Nous serons toujours charmées de vous voir et j’espère que, la prochaine fois, ma sœur sera là. »

George espérait vaguement qu’elle n’y serait pas. Après avoir salué, il quitta le salon. Il était beaucoup plus satisfait de cette visite que Constance, car tandis que la conversation du jeune homme avait un peu troublé le délicat sentiment des convenances de celle-ci, la sienne avait procuré à George des sensations délicieuses. Le courant de ses pensées avait changé, il éprouvait un intérêt nouveau et surtout une bizarre et inexplicable sensation de bien-être physique qui semblait venir de la région du cœur, comme si son corps eût été ranimé, son sang réchauffé, et sa circulation stimulée par l’assimilation de bonnes et douces choses.

Pendant qu’il remontait l’Avenue, il ne se demanda pas quelle était l’impression qu’il avait pu produire sur Mlle Fearing ; ce qu’il éprouvait lui suffisait, et il fut surpris de découvrir qu’une sensation pouvait être aussi agréable. Il sentait qu’il levait la tête plus haut que vie coutume, que son regard était plus commue, et sa marche plus facile, mais il ne rapportait directement aucun de ces phénomènes à sa visite à Washington Square. Peut-être une vague idée flottait-elle dans son cerveau que s’il admettait la relation il serait forcé de se traiter d’imbécile et que par conséquent il était beaucoup plus sage de jouir de l’état dans lequel il se trouvait, sans s’enquérir trop minutieusement de ses causes immédiates ou éloignées.

Il est probable aussi que si cet état de satisfaction générale eût résulté plus clairement du souvenir de la jeune fille qu’il venait de quitter, il eût éprouvé le désir de lui plaire en faisant ce qu’elle voulait : en d’autres termes, il serait rentré chez lui ou serait passé chez Totty pour prendre des nouvelles, au lieu de mettre à exécution son dessein de sonner à la porte de M. Craik.

Mais, avec son esprit de contradiction très développé, il y avait à aller s’informer en personne de la santé de M. Craik un grain d’ironie cruelle qui rendait cette idée irrésistiblement attrayante.

George Wood n’aurait pu être que flatté s’il avait su quel était le sujet des pensées de Constance Fearing pendant la plus grande partie de l’heure qui suivit son départ, et il eût été très surpris surtout s’il avait deviné que l’esprit de la jeune fille était troublé par le souvenir de sa propre conduite à elle.

Elle regrettait beaucoup de s’être laissée aller à critiquer la conduite de George et d’avoir exprimé son opinion sur lui. C’était la première fois qu’elle faisait semblable chose et s’étonnait de sa propre hardiesse. Elle répétait que ce n’était pas du tout son affaire de s’occuper de ce que faisait M. George Wood et encore moins de s’ériger en juge de ses pensées, et pourtant elle était enchantée d’avoir parlé comme elle l’avait fait. Ce jeune homme avait de très justes motifs de ressentiment, contre Thomas Craik ; mais il y avait dans sa satisfaction évidente à la perspective de la mort du vieillard quelque chose qui révoltait ses sentiments les plus délicats, et elle n’avait pu s’empêcher de le lui dire. Elle ne croyait assurément pas que sa mission fût de réformer George Wood, de lui rendre les vertues religieuses de la foi, de l’espérance et de la charité ; mais il était certain, en tout cas, qu’elle prenait un incontestable intérêt à sa conduite et à ses actions, ce qui, vu le peu qu’elle connaissait de lui, l’étonnait grandement. Si elle eût été plus âgée, moins religieuse, et moins ignorante de ses propres instincts, elle se fût demandé si elle ne commençait pas déjà à aimer George plus que la rectitude irréprochable de ses sentiments moraux. Mais chez elle, la religiosité de la jeune fille avait tellement pris le dessus, qu’elle attribuait son inquiétude au doute sur sa propre conduite plutôt qu’à un secret attrait commençant déjà à faire sentir son influença.

Il était à prévoir que Constance n’aimerait pas facilement, l’amour le plus innocent du monde trouve souvent une barrière dans cette espèce de sentimentalité religieuse qui la dominait, car les scrupules morbides ont le pouvoir de détruire toutes les spontanéités, entre autres l’amour, qui est la première ou qui devrait l’être. Constance ne ressemblait pas à sa sœur Grâce qui avait aimé John Bond quand ils étaient encore tous deux des enfants et qui avait l’intention de l’épouser le plus tôt possible. Son tempérament plus froid perdait son temps à faire des calculs au lieu de jouir du bonheur présent. Il existait aussi au fond de son cœur un germe de tristesse, l’habitude de douter, qui s’était développée par suite de sa défiance de ses propres intentions. Elle était très riche. Qu’un prétendant pauvre se présentât, pourrait-elle s’empêcher de redouter qu’il ne cherchât son argent, quand elle avait de la peine à trouver de la foi en elle-même sur l’intégrité de ses plus insignifiantes intentions ? Elle ne pensait jamais à Grâce sans admirer sa confiance absolue dans l’homme qu’elle aimait.


V


Pendant que s’éteignaient les derniers rayons d’un après-midi de février, Thomas Craik était étendu sur ses oreillers, le visage émacié et jaune comme de la cire, les yeux enfoncés et presque éteints. De courtes mèches de cheveux d’un gris sale erraient sur son front et sur ses tempes comme des herbes desséchées. Il n’avait pas de barbe et ses lèvres pincées dessinaient une bouche mince et fixe. Immobile dans son lit, aucun signe ne trahissait la terrible lutte qui se livrait dans son cerveau toujours actif. Il ressentait jusqu’à la fin, ce qu’il avait toujours été dans les grands moments de sa vie, froid et recueilli en apparence ; mais en réalité agité par de violentes passions contradictoires.

Deux médecins se tenaient debout, en silence, devant la cheminée, dans laquelle un feu de bois brûlait doucement avec un bruit sourd, monotone, presque musical.

Un domestique était assis dans un fauteuil au pied du lit, ne quittant pas le malade des yeux. L’ameublement de cette chambre était somp- tueux. Les hauts lambris en bois rares avaient été sculptés d’après les dessins d’un grand artiste français. Les murailles étaient tendues de cuir de Cordoue incomparable, provenant d’un palais italien. Le plafond était dû au pinceau d’un célèbre peintre espagnol. La cheminée était enrichie de vieux cuivres du Caire et de faïences exquises provenant d’une mosquée turque. Des tapis orientaux inestimables, dont le plus neuf avait un siècle, couvraient le parquet en marqueterie de bois. Diane de Poitiers avait dormi sous le baldaquin de ce lit princier ; on disait que Louis XIV avait mangé sur le guéridon, et que Benvenuto Cellini avait ciselé la sonnette d’argent qui était à portée de la main du malade. La grande valeur de chacun de tant d’objets disparates sauvait de la vulgarité l’effet de cet entassement et prêtait à l’ensemble quelque chose de la bizarre harmonie particulière à certaines collections.

De l’avis des deux docteurs, Thomas Craik était mourant. Ils avaient fait tout ce qui était possible pour le sauver, maintenant ils attendaient la fin. Ils avaient prévenu Mme Trimm qu’une issue fatale était à redouter à tout instant, et Totty, après avoir passé toute la journée à la maison, se proposait de revenir le soir.

De temps en temps on passait prendre des nouvelles, et chaque fois que le débile vieillard entendait le retentissement lointain de la sonnerie il s’informait de la personne qui était venue. À chaque réponse, il agitait tristement la tête.

Les docteurs étaient en train de se consulter à vois basse pour savoir lequel des deux passerait cette nuit-là, lorsque le tintement de la sonnette se fit entendre. Immédiatement Tom Craik se ranima et parut écouter attentivement. En jetant un regard sur le patient, un des médecins vit l’expression habituelle d’interrogation sur son visage et sortit vivement de la chambre. Quand il revint il tenait à la main une carte, qu’il porta au malade en lui disant à voix basse :

« M. George Winton Wood vient de venir prendre de vos nouvelles. »

Les yeux enfoncés de Tom Craik s’ouvrirent soudain et se fixèrent sur le visage du docteur.

« Il n’a rien dit ? demanda-t-il d’une voix très faible.

— Il a dit qu’il venait seulement d’apprendre votre maladie, qu’il en était bien fâché… et qu’il reviendrait. »

Une étrange expression de satisfaction se peignit sur la face décolorée du vieillard et un soupir étouffé s’échappa de ses lèvres lorsqu’il referma les yeux.

« Voudriez-vous le voir ? » demanda le médecin.

Le malade secoua la tête sans soulever les paupières et la chambre redevint silencieuse. L’autre médecin partit peu après et celui qui restait s’installa dans un fauteuil d’où il pouvait voir le lit et la porte. Pendant une demi-heure on n’entendit que le ronflement étouffé du feu de bois. Enfin le vieillard s’agita.

« Docteur… venez ici, dit-il d’une voix faible et rauque.

— Qu’y a-t-il, monsieur Craik ?

— Envoyez chercher Trimm tout de suite.

Mme Trimm, vous voulez dire ?

— Non… Sherry Trimm en personne… faire mon testament… Voyons… vite. »

Le médecin regarda un instant son malade avec une extrême surprise, croyant avoir raison de supposer que le testament de Thomas Craik devait être déjà fait et soupçonnant pendant un instant que l’esprit du vieillard était dérangé. Il hésita.

« Vous croyez que je ne suis pas en état, n’est-ce pas ? demanda Craik, son rauque chuchotement s’élevant jusqu’au grondement. Eh bien, vous vous trompez. Je ne suis pas encore mort ; dépêchez-vous de l’envoyer chercher. »

Le docteur quitta immédiatement la chambre, pour donner les ordres nécessaires. Quand il revint, M. Craik avait les yeux grands ouverts fixés sur le feu.

« Donnez-moi quelque chose à boire, si c’est possible ? » demanda-t-il avec un certain accent d’énergie qu’il n’avait pas eu ce jour-là.

Tout en donnant à son malade un breuvage qu’il venait de préparer, le docteur commença à croire qu’il n’était pas encore au plus mal. Craik but avidement et remua ensuite les lèvres comme si cette boisson lui avait fait plaisir.

« Je ne veux pas faire faux bond à la mort, marmotta-t-il, mais il faut que j’aille jusqu’à demain matin, n’importe comment. »

Près d’une demi-heure s’écoula avant que Sherry Trimm arrivât, mais pendant tout ce temps Craik ne ferma pas les yeux. Son visage avait moins l’apparence de la cire et sa vue paraissait avoir recouvré un peu de cet éclat qui s’était effacé peu à peu durant toute la journée. Le docteur l’observait curieusement se demandant ce qui se passait dans son cerveau, quel était ce dernier reste de passion non épuisée qui avait causé ce retour soudain d’énergie, si cette manifestation de force était la dernière lueur de la lampe mourante, ou si enfin Thomas Craik, pour se servir de ses propres expressions, allait faire faux bond à la mort, comme tant de fois, durant son existence agitée, il avait trompé d’autres adversaires.

La porte s’ouvrit et Sherrington Trimm entra. C’était un petit homme très vif, un peu gros, chauve et très replet vers le menton et le cou, avec des yeux bleus perçants, toujours en mouvement, et une moustache grisonnante, coupée très court. Ses mains étaient fines, ses pieds très petits, sa mise irréprochable. Il s’avança vivement vers le lit et prit une des mains décharnées de Craik dans la sienne, avec un air de sincère sympathie.

« Comment cela va-t-il, Tom ? demanda-t-il, en adoucissant un peu sa voix enjouée.

— Selon le docteur, grommela Craik en jetant un coup d’œil au médecin, j’aurais dû mourir cet après-midi. Je désire faire mon testament, préparez donc tout ce qu’il faut, Sherry. Laissez-nous seuls, je vous prie, » ajouta-t-il en s’adressant au médecin.

Ce dernier sortit suivi du domestique.

« Votre testament ! s’écria Sherry Trimm quand la porte se fut refermée derrière eux. Je supposais…

— Mauvaise habitude de supposer. C’est une erreur. Mettez cette tasse à ma portée… là. Il y a du papier sur la table. Asseyez-vous. »

Trimm vit qu’il valait mieux ne pas discuter et obéit. Il était vraiment très surpris de la tournure subite que prenaient les affaires, car il savait parfaitement bien que, quelques années auparavant, Tom Craik avait fait un testament par lequel il laissait la totalité de sa fortune à sa sœur unique. Impatient de connaître ce que son beau-frère avait l’intention de faire à présent, il se prépara vite à écrire sous sa dictée.

« Ceci est ma dernière volonté et le dernier testament fait par moi, Thomas Craik, » dit vivement le malade. Y êtes-vous ? Continuez. « Par le présent je révoque et annule tous les testaments que j’ai pu faire antérieurement. » C’est correct, n’est-ce pas ? Non ; je ne divague pas… pas le moins du monde…

Très importante, cette clause… très importante. Mettez en tête les dettes régulières et les frais de funérailles. Je n’ai pas besoin de dicter cela. »

Trimm se mit à écrire rapidement, anxieux d’arriver au point principal.

« Est-ce fait ? Bien. « Je lègue tous mes biens en ce monde, propriétés mobilières et immobilières de toutes sortes, » — continuez par les phrases d’usage — « y compris la maison, le mobilier, les objets d’art, et tout ce qui s’ensuit… »

La main de Trimm courait fébrilement sur le papier.

« À qui » ? demanda-t-il presque hors d’haleine, lorsqu’il fut arrivé à la fin de la phrase consacrée.

— « À George Winton Wood, » dit Craik avec un étrange claquement de lèvres. Son nom est sur cette carte, Sherry, à côté de vous, si vous ne savez pas l’orthographier. Continuez. « Fils de Jonah Wood, de New-York, et de Fanny Winton, décédée, aussi de New-York. » Pas d’erreur sur l’identité, hein ? Est-ce écrit ? » « Pour l’avoir et le posséder » … et le reste. À présent la signature… Vite ! N’oubliez pas la clause des témoins… c’est la plus importante… N’oubliez pas non plus de mettre « en notre présence et en présence de un tel et de un tel,» c’est de là que viennent toutes les difficultés pour les testaments enregistrés. Bon. Sonnez le docteur et nous aurons tout de suite les témoins. Mettez la date bien lisiblement. »

Sherrington Trimm n’était pas revenu de sa surprise lorsqu’il pressa le bouton d’argent de la sonnette. Le médecin rentra immédiatement.

« Pouvez-vous être le deuxième témoin, Sherry ? Non, peut-être ? Docteur, faites appeler Stubbs, je vous prie… Il fera l’affaire, n’est-ce pas ? »

Trimm approuva d’un signe, pendant qu’avec l’aide du médecin il avançait près du lit une petite table de malade, sur laquelle il étala le testament, dont l’encre n’était pas encore sèche. Trimm présenta la plume trempée d’encre à M. Craik.

« Laissez-moi boire d’abord, » dit celui-ci.

Il avala avidement une gorgée, puis jeta un regard autour de lui.

« Voulez-vous signer ? demanda Trimm très nerveux.

— Stubbs est-il là ? Attendez-le. Là, Stubbs… vous voyez… voici mon testament Je vais le signer, vous en êtes témoin.

— Oui, monsieur, » dit le maître d’hôtel d’un air grave.

Il s’avança avec précaution, de façon à voir le document et à le reconnaître si jamais il en était besoin.

Le malade se souleva pendant que le médecin passait son bras derrière les oreillers pour le soutenir. Il prit alors la plume et traça son nom en grosses lettres très nettes. Il ne quitta le papier des yeux que lorsque le médecin et le domestique eurent signé comme témoins. Alors sa tête retomba sur l’oreiller.

« Emportez-le, Sherry, et gardez-le, dit-il d’une vois faible, car ses forces l’avaient abandonné subitement. Vous pouvez en avoir besoin demain… ou un autre jour. »

Machinalement il posa ses doigts sur son pouls, puis resta complètement immobile. Sherrington Trimm lança un coup d’œil interrogatif au médecin qui se contenta de lever les épaules et s’éloigna. Après la manifestation d’énergie qu’il venait de constater il sentait qu’il était impossible de se prononcer. Les nerfs de Tom Craik pouvaient après tout prendre le dessus et il n’était pas impossible qu’il se rétablît. M. Trimm plia le testament avec soin, le mit dans une enveloppe, et le serra dans sa poche. Puis il se prépara à dire adieu et alla toucher doucement la main du malade.

« Bonsoir, Tom, dit-il en se penchant vers son beau-frère, de reviendrai demain matin prendre de vos nouvelles. »

Craik ouvrit les yeux.

« Avant ma mort ne dites à personne ce que j’ai fait, » répondit-il tout bas. Bonsoir. »

M. Trimm n’avait nulle intention de divulguer le contenu du testament. C’était un homme très fin, n’ayant jamais négligé ses intérêts, mais aussi scrupuleusement honnête, non seulement de cette honnêteté professionnelle qui n’est qu’intelligente, mais encore dans toutes ses pensées, même les plus intimes. Cette nouvelle disposition testamentaire était loin de lui être agréable. Lui et sa femme, il est vrai, étant déjà très riches, n’avaient nul besoin de l’argent de Craik ; mais il est également certain que depuis plusieurs années ils s’étaient attendus avec confiance à hériter de la fortune du vieillard. Trimm avait rédigé lui-même le testament par lequel sa femme était instituée légataire universel de ce que possédait Craik. Il y avait bien un beau legs en faveur de ce même George Winton Wood, mais tout le reste devait revenir à Totty. Et Trimm venait de voir que pendant les dernières minutes de sa vie, le vieillard avait, d’un trait de plume, changé l’aspect de l’avenir. Il savait que le testateur était en pleine possession de ses facultés et que l’acte était des plus valables. Consciencieux comme il l’était, s’il avait cru que Craik n’était plus sain d’esprit, il eût réclamé immédiatement le témoignage du médecin. Mais il était évident que Craik avait toute sa tête. Si le malade mourait, la chose était irrévocable. Sherry et Totty Trimm n’habiteraient jamais la somptueuse maison dont ils avaient si souvent parlé.

« Pas même la maison !… se murmura-t-il en lui-même tandis qu’il descendait l’escalier. Pas même la maison !… »

Il ne tenait du reste pas à un legs. Quelques milliers de dollars n’étaient pas une affaire pour lui et il différait de sa femme en ce sens qu’il n’aimait pas l’argent. La totalité ou même la moitié de la fortune de Craik, ajoutée à ce que le couple possédait déjà, n’aurait produit dans leur vie que la différence entre le luxe et la splendeur ; mais il attachait une réelle importance à la possession de la maison avec ce qu’elle contenait. Il se pouvait que Tom Craik se rétablit et fit un troisième testament. Trimm savait par expérience qu’un homme qui a changé d’avis une fois, peut en changer une douzaine de fois s’il en a le temps. Mais Craik était très malade et il paraissait peu probable qu’il se remît jamais sur pieds.

Trimm avait été très au courant des affaires de son beau-frère pendant les vingt dernières années et il était moins surpris que bien des gens l’eussent été de la façon dont il venait finalement de les terminer, avant de quitter la vie. Il savait mieux que personne que Craik n’avait pas aussi mauvais cœur qu’on le croyait généralement, et qu’à mesure que cet homme vieillissait il éprouvait de violents accès de remords quand il pensait à Jonah Wood. Il haïssait Wood, il est vrai, mais il désirait en même temps lui faire une sorte de restitution, non certes par principe, ni par respect pour aucune loi, humaine ou divine, mais pour calmer le trouble de son âme superstitieuse. Et dans ce sens, il ne pouvait rien faire ouvertement sans implicitement reconnaître la dette tacite. Le seul moyen de sortir de cet embarras se trouvait dans la disposition de sa fortune après sa mort. Mais, tout en souffrant de quelque chose qui ressemblait beaucoup à du remords, il haïssait trop cordialement Jonah Wood pour insérer son nom dans son testament. Il n’y avait donc qu’à laisser l’argent à George. Un legs de cent mille dollars lui avait semblé suffisant pour recouvrer la paix de l’esprit, et, une fois cet arrangement pris, il n’y avait plus songé.

Mais pendant cette maladie, qu’il croyait être la dernière, un nouveau courant de pensées lui avait fait envisager les choses différemment. Aussi méfiant que rusé, l’extrême sollicitude manifestée par sa sœur avait attiré son attention. Ils avaient toujours vécu en excellents termes, et il n’était pas étonnant qu’elle se montrât affectueuse pour son frère et lui donnât ses soins ; il était même de son devoir de rester à son chevet au moment du danger et de presser les docteurs de questions. Mais Tom avait cru remarquer que dans son attitude et dans sa voix il y avait quelque chose de faux, de forcé, de « pas naturel », qu’il ne pouvait pas bien définir, mais qui réveillait en lui toutes les forces de résistance qui l’avaient rendu célèbre pendant sa vie. Sa maladie offrait cette particularité que ses facultés mentales étaient restées absolument intactes et se trouvaient même pour ainsi dire affinées par ses souffrances physiques et son inquiétude sur son état. Le doute sur la sincérité de Totty une fois entré dans son esprit, il avait concentré sur elle toute son attention, l’étudiant et s’appliquant à se rendre compte de ses plus minimes actions et de ses paroles les plus insignifiantes. En moins de vingt-quatre heures, le soupçon était devenu une conviction et Craik était certain que Totty exagérait ses démonstrations affectueuses pour mieux dissimuler la joie qu’elle éprouvait à la perspective de la mort de son frère.

Mais entre la conviction que Totty ne tenait qu’à son argent et la résolution de la priver de cet argent, il y avait une longue distance à franchir pour l’esprit du vieillard. Il était assez juste pour admettre que dans une position semblable il eût pensé comme elle, bien qu’il eût joué son rôle plus adroitement. Et après tout, Totty était sa sœur, sa plus proche parente, la seule avec laquelle il ne se fût jamais querellé. Et puis, si ce jeune George Wood, qu’il n’avait pas vu depuis qu’il était enfant, se trouvait à la place de Totty, que penserait-il et que ferait-il ? Il souhaiterait sans doute que Tom Craik mourût promptement et ses yeux s’animeraient assurément à la pensée d’entrer dans la somptueuse maison un mois après les funérailles. Ce n’était là que la nature humaine — la nature humaine toute simple, sans ornement, celle de tous les jours. Mais ce jeune homme ne supposait pas qu’il eût la moindre chance de rien avoir et n’aurait même pas eu l’idée qu’il valût la peine de sonner à la porte pour demander des nouvelles de son parent mourant. Et pourtant, pensait le morose vieillard, si George Wood pouvait deviner combien il est près de devenir millionnaire, avec quel empressement il viendrait tirer la sonnette. Vraiment, si par un hasard quelconque il lui venait à l’esprit de s’informer, il y aurait là certes un bel exemple de bons sentiments et de désintéressement, Mais il ne le ferait jamais. Pourquoi alors lui donner l’argent plutôt qu’à Totty ?

Cette idée s’était emparée de l’actif cerveau du vieillard et ne pouvait plus en sortir. Sans être religieux, Thomas Craik était à ce moment loin d’être athée, et à mesure qu’il réfléchissait à cette restitution, il lui semblait qu’il mourait plus tranquille si elle pouvait être faite à George Wood ; peut-être alors lui serait-il réservé un meilleur sort dans l’autre monde ? Totty, elle, avait participé aux bénéfices et n’avait rien de plus à réclamer. Il avait dirigé les affaires de sa sœur et l’avait enrichie en s’enrichissant lui-même avec ce qui avait appartenu à Jonah Wood et à un grand nombre d’autres personnes. Dans tous les cas, s’il laissait tout à George, personne ne pourrait l’accuser plus tard de n’avoir pas tout fait pour réparer le mal qu’il avait causé.

Ce fut pendant que Tom Craik était au milieu de ces réflexions que George se présenta à sa porte.

Alors le vieillard n’hésita plus, et il agit sans perdre de temps, ainsi qu’il avait toujours agi dans les affaires.

Il est probable que si George avait deviné l’importance de l’acte qu’il accomplissait en venant s’informer de l’état de son parent, il fût rentré chez lui directement et se fût mis à réfléchir sur la marche à suivre. Mais, quoiqu’il pût parfois affecter un ton cyniquement pratique en parlant des affaires des autres, il eût été incapable de chercher à tirer un profit quelconque de ce qu’il aurait considéré comme une hypocrisie.

Il avait eu la tentation de demander des nouvelles, parce qu’il espérait sincèrement que le vieillard en était à son dernier soupir, et même qu’il comprendrait que cette démarche était dictée par tout autre chose que de l’affection, s’imaginant, de plus, et non sans plaisir, que cette pensée remplirait de remords les derniers moments du moribond. Il n’y avait rien là de contraire aux sentiments de George qui, cependant, eût rougi de honte à l’idée qu’il devait être mal compris, et que ce qui avait l’intention d’être un suprême reproche dût être récompensé par une fortune splendide. Très probablement aussi, il y avait au fond de cet acte un sentiment de contradiction dont il ne se rendait pas bien compte lui-même. Il n’aimait pas les conseils et Constance Fearing avait paru très désireuse qu’il ne fît pas ce qu’il avait annoncé. Très jeune encore, il lui semblait absurde qu’une jeune fille qu’il connaissait à peine, et qu’il n’avait vue que deux fois, vînt se mettre en travers de sa volonté.

Enfin, quoi qu’il en fût, George Wood se sentait dans une disposition toute nouvelle en sonnant à la porte de Tom Craik. Son cœur battait avec une agréable vivacité et son esprit était extraordinairement net.

En rentrant, il trouva son père en train de lire devant le feu.

« Ne peux-tu fermer cette porte, George ? » dit Jonah Wood sans lever les yeux de dessus son livre et sans remuer un muscle.

George fit ce que lui demandait son père et s’approcha lentement. Il resta un moment immobile devant la cheminée, les mains étendues vers la flamme.

« Tom Craik est mourant, » dit-il enfin en regardant son père.

Les mains vigoureuses qui tenaient le livre tressaillirent imperceptiblement. Une très légère rougeur se montra sur le visage du vieillard. Mais ce fut tout. Les yeux restèrent fixés sur le livre, qui ne bougea pas.

« Eh bien, dit la voix monotone de M. Jonah Wood, ne devons-nous pas tous mourir un jour ou l’autre ? »


VI


Pendant plusieurs semaines, on avait considéré Thomas Craik comme perdu ; un jour, on fut donc très surpris d’apprendre qu’il était hors de danger, sauvé presque par miracle — un de ces miracles qu’opèrent quelquefois sur les riches les médecins qui ont du bonheur. Durant cette maladie, George, désappointé de voir qu’il y avait encore tant de vitalité chez son ennemi, vint fréquemment prendre des nouvelles, et M. Craik fut très sensible à ces démarches répétées.

Il n’échappa pas non plus au vieillard qu’à mesure qu’il allait mieux, l’espérance semblait abandonner sa sœur Totty, et qu’à ses accès de joie et à ses effusions exagérées à propos de sa guérison succédaient des périodes d’abattement pendant lesquelles elle paraissait considérer avec regret une vision de bonheur qui s’évanouissait lentement.

Mme Sherrington Trimm n’avait vraiment pas lieu d’être enchantée. La convalescence inattendue de son frère lui enlevait d’abord toute perspective immédiate d’héritage et elle soupçonnait encore que pendant sa maladie il avait dû faire certains changements dans ses dernières dispositions. Cette croyance s’était formée dans son esprit on ne sait comment, car son mari avait scru- puleusement gardé le secret à l’égard du testament.

D’ailleurs, le sentiment d’honneur de M. Trimm se trouvait satisfait du changement survenu dans les dernières volontés de son beau-frère. De telles dispositions existent beaucoup plus souvent chez les Américains que ne le pense la philosophie européenne. Pour elle, nous sommes une nation d’hommes d’affaires, mais elle oublie généralement, que nous ne sommes pas une nation de boutiquiers, et que, si nous estimons autant un négociant qu’un soldat ou un avocat, c’est que nous savons par expérience que les mains qui manient l’argent doivent rester aussi nettes que celles qui tirent le sabre ou tiennent, la plume. Chez les races fortes, l’homme ennoblit le métier, et le métier ne dégrade pas l’homme. Si Thomas Craik était malhonnête, Jonah Wood et Sherrington Trimm étaient tous deux des hommes d’honneur à toute épreuve. Il n’était pas au pouvoir de Jonah Wood de rentrer dans tout ce qui lui avait été pris par des pratiques échappant à la justice, les lois existantes n’ayant pas prévu de semblables cas, pas plus qu’il ne pouvait être dans les desseins de Sherrington Trim de peser sur la conscience de Tom Craik dans l’intérêt poétique d’une réparation. Mais l’honorabilité de Trimm était assez désintéressée pour qu’il se réjouit à la perspective de voir l’argent volé rendu à son propriétaire, au lieu d’être donné à sa femme, et la noblesse de son caractère était telle, que, même si sa situation personnelle eût été moins florissante, il eût éprouvé la même satisfaction de cet acte.

Totty pensait fort différemment sur tout cela. L’amour de l’argent — qui, dans l’acception américaine, signifie essentiellement l’amour de ce que l’argent peut donner — dominait son caractère et gâtait les bonnes qualités dont elle était incontestablement douée. Son instinct des plus fins l’avertissait que quelque chose avait dû être changé dans son atmosphère financière, et, comme elle savait qu’il était inutile d’interroger son mari, un élément de doute et d’inquiétude encore inconnu se glissait dans sa vie. Tom Craik soupçonnait que ce changement , qu’il remarquait sur sa figure, était le résultat de sa guérison, il ne regrettait donc pas ce qu’il avait fait et résolut de s'y tenir.

Pendant ce temps, George Wood variait l’aridité de sa vie de travail en allant à la maison de Washington Square aussi souvent qu’il l'osait, et bientôt ses visites prirent une régularité singulière. S’il avait encore éprouvé quelque incertitude sur ce qui se passait dans son cœur à la fin des premiers mois, il n’en éprouvait plus aucune à mesure que le printemps s’avançait. Il était amoureux de Constance. La jeune fille ne l’ignorait pas ni sa sœur non plus. Mais celle-ci désapprouvait ouvertement cet amour.

« Pourquoi ne congédies-tu pas ce jeune homme ? demanda Grâce un soir qu’elles étaient seules.

— Pourquoi le congédierais-je ? répondit Constance d’une voix calme, mais en changeant légèrement de couleur.

— Parce que tu flirtes avec lui, et qu’il ne peut en résulter rien de bon, répondit Grâce brusquement.

— Je flirte ?… Moi ?… »

La sœur aînée leva les sourcils d’un air d’innocence surprise. Cette idée évidemment nouvelle pour elle ne lui était nullement agréable.

« Oui, tu flirtes. Il n’y a pas d’autre mot. Il vient pour te voir,… voyons ! tu ne peux le nier. Ce n’est pas pour moi. Il sait que je suis fiancée : et d’ailleurs, je crois qu’il s’est aperçu qu’il ne me plaît pas… il vient donc uniquement pour te voir. Tu le reçois, tu lui souris, tu causes avec lui, tu t’intéresses à tout ce qu’il fait… Je t’ai même entendue lui donner des conseils l’autre jour. N’est-ce pas là du flirtage ? Il est amoureux de toi, ou fait semblant de l’être, ce qui est la même chose, et tu l’encourages.

— Il fait semblant ?… Pourquoi ferait-il semblant ? »

Constance faisait ces questions d’un air un peu rêveur, comme si elle se les posait à elle-même et en connaissait presque la réponse. Grâce se mit à sourire.

« Parce que tu en vaux tout à fait la peine, répliqua-t-elle. Te figures-tu qu’il viendrait aussi souvent si tu étais pauvre comme lui ?

— Ce que tu dis là est peu charitable, » observa Constance en reprenant son livre.

Il y avait très peu de surprise dans son ton, cependant, et Grâce fut bien aise de le constater. Sa sœur était moins naïve qu’elle ne l’avait supposé.

« Peu charitable ! s’écria-t-elle. Qu’est-ce que la charité a à voir là-dedans ? Crois-tu que M. Wood vient ici par charité ? Il veut t’épouser, ma chère. Comme ce mariage est impossible, il faut donc que tu le congédies.

— Si je l’aimais, je l’épouserais.

— Oui, mais tu ne l’aimes pas. D’ailleurs, c’est absurde ! Un homme sans situation de famille, sans fortune, surtout sans profession.

— La littérature est une profession.

— La littérature,… oui. Évidemment. Mais ses malheureux petits articles ne sont pas de la littérature. Pourquoi n’écrit-il pas un livre, ou n’entre-t-il pas dans un journal ?

— Il le fera peut-être. C’est le conseil que je lui donne toujours. En tout cas, c’est un gentleman, qu’il aime ou non à aller dans le monde. Son père était de la Nouvelle-Angleterre, je crois… et j’ai entendu notre pauvre papa en dire beaucoup de bien… Sa mère était une Winton, cousine de Mme Trimm. Il n’y a rien de mieux, je pense ?

— Oui, cette odieuse Totty ! s’écria Grâce d’un ton de mépris exagéré. C’est elle qui l’a amené ici dans l’espoir que l’une de nous s’amouracherait de son parent pauvre et l’aiderait à sortir de la misère. Oh ! cette femme ! c’est la plus sotte et la plus insipide créature que je connaisse !

— D’accord. Je ne suis pas folie d’elle. Mais tu es injuste envers M. Wood. Il a beaucoup de talent et travaille énormément.

— À quoi ?… à ces misérables petits articles ? J’en écrirais une douzaine à l’heure.

— Pas moi, car il faut commencer par lire les livres.

— Allons,… mets deux heures si tu veux, mais pas plus. Quel fatras, ma chère. Tu es éblouie par sa conversation, voilà tout. Il cause assez bien, quand il veut. Je l’admets.

— Enfin ! je suis charmée que tu veuilles bien lui accorder quelque chose, dit Constance. Quant à l’épouser, c’est une autre affaire. Je n’en ai pas la plus légère idée… Mais je t’avouerai en toute franchise que j’ai déjà pensé qu’il pourrait bien désirer ce mariage.

— Et pourtant tu le laisses venir ?

— Oui, je n’ai aucune raison pour lui dire de ne pas venir ici, et je l’estime trop pour vouloir le désobliger par une froideur ou une impolitesse calculées en vue de le congédier. Si jamais il parle, il sera temps de lui dire ce que je pense. S’il ne parle pas, cela ne lui fait pas de mal… ni à moi non plus, à ce que je crois.

— Je ne sais pas. Il me semble, en tout cas, qu’il y a une certaine indélicatesse à encourager un homme, pour le planter là ensuite quand il ne peut plus se taire.

— Je n’avais pas encore compris, ma chère, que tu discutais dans l’intérêt de M. Wood.

— Non, n’en crois rien, répliqua Grâce en riant. Je suis même assez cruelle pour espérer que tu seras désagréable avec lui avant qu’il se soit offert. Mais tu es une petite personne tout à fait impénétrable, Conny, et je donnerais je ne sais quoi pour découvrir ce que tu penses réellement. »

Constance ne répondit pas, mais sourit légèrement et se remit à lire, comme si elle ne se souciait pas de continuer la conversation. Grâce n’insista pas pour la renouer.

C’est vers cette époque que se passa un incident qui devait avoir une importance décisive sur la vie de George Wood. Un après-midi de mai, George descendait la Cinquième Avenue pour se rendre à Washington Square quand il se trouva tout à coup face à face avec le vieux Thomas Craik qui sortait d’un club.

Le vieillard n’était pas aussi droit qu’avant sa maladie, mais il était beaucoup moins cassé que George ne l’avait supposé. Il avait l’habitude, avec ses yeux perçants, de regarder curieusement le visage des passants et frappait à chaque pas sa canne par terre avec un coup sec. Avant que George eût pu éviter cette rencontre, comme il l’eût instinctivement fait s’il en avait eu le temps, il se sentit enveloppé par le regard inquisiteur de son parent. Il n’était pas sûr que ce dernier le reconnaissait, mais la chose était possible. Dans ces conditions, il ne pouvait se dispenser de saluer l’ennemi de son père, qui sans doute était instruit de ses nombreuses visites. George leva poliment son chapeau et allait passer outre, mais, à sa grande surprise, le vieux gentleman l’arrêta et lui tendit sa main fine, étroitement serrée dans un gant jaune-paille. Il se permettait certaines exagérations de toilette qui, toutefois, n’étaient pas trop déplacées chez lui.

« Vous êtes bien George Wood ? » demanda-t-il.

George fut frappé par le son désagréable de cette voix, que son interlocuteur avait pourtant l’intention évidente de rendre plus agréable.

« Oui, monsieur Craik, répondit le jeune homme encore un peu embarrassé par la soudaineté de la rencontre.

— Je suis aise de vous voir. Vous avez été bien bon de venir prendre de mes nouvelles quand j’étais malade ; je vous remercie. Cela dénote un bon cœur. »

Tom Craik était sincère et sur le parchemin qui recouvrait ses traits fatigués et dans cette voix cassée, George chercha en vain la trace d’un rire moqueur. Le jeune homme éprouvait un vif sentiment de remords. Ce qu’il avait voulu faire comme un reproche avait été mal compris et à présent on l’en remerciait.

« Je vous hais et j’ai demandé de vos nouvelles dans l’espoir qu’on m’annoncerait votre mort. »

Ces mots étaient dans son esprit, il s’entendait presque les prononcer, mais il ne pouvait les dire. Une rougeur de honte lui monta au visage.

« Il m’a paru tout naturel d’aller prendre de vos nouvelles, » dit-il après un moment d’hésitation. Cela lui avait semblé tout naturel, il s’en souvenait.

« Vraiment ? Eh bien, j’en, suis heureux, alors. Cela n’eût pas paru aussi naturel à d’autres jeunes gens dans votre position, bien le bonjour,… bien le bonjour. Venez me voir, vous me ferez plaisir. »

De nouveau la fine main gantée serra la main de George et il demeura seul sur le trottoir, écoutant le coup sec de la canne s’éloigner rapidement. Il resta un moment à la même place, puis continua à descendre l’Avenue.

Il était plus que contrarié, il était sincèrement affligé. S’il avait pu deviner quel était le résultat pratique de ses visites, il serait assurément revenu sur ses pas pour rattraper Tom Craik et lui expliquer avec une brutale franchise que c’était en ennemi mortel qu’il s’était présenté chez lui. Mais, comme il ne pouvait imaginer ce qui s’était passé, toute explication lui paraissait une brutalité parfaitement gratuite, il était peu probable qu’il rencontrât souvent le vieillard, il n'y aurait donc plus d’occasions d’un nouvel échange de politesses. Il souffrait d’autant plus dans son orgueil qu’il lui faudrait dorénavant accepter l’honneur d’avoir semblé généreux.

« Je viens de recevoir la récompense de mes iniquités, dit-il en entrant chez les Fearing, et en regardant le visage délicat de Constance.

— Que vous est-il arrivé ? demanda celle-ci en levant les yeux avec un intérêt évident.

— Vous rappelez-vous la première fois que je suis venu ici,… la seconde fois, veux-je dire,… quand Tom Craik était si mal, et que j’espérais qu’il allait mourir ? Vous rappelez-vous que je vous ai dit que j’allais mettre une carte et prendre de ses nouvelles, et que vous m’avez conseillé de n’en rien faire. J’y suis allé,… j’y suis même allé plusieurs fois.

— Vous ne me l’avez jamais dit. Du reste, cela ne me regardait pas.

— Je voudrais bien avoir suivi votre conseil. Le vieillard s’est rétabli, et tout à l’heure, en venant ici, je me suis heurté contre lui dans la rue. Le croiriez-vous ! il a pris mes visites au sérieux,… il s’est imaginé qu’elles étaient dues à une pure bonté d’âme,… il m’a remercié très aimablement et m’a engagé à aller le voir ! Je suis resté tout sot. »

Constance se mit à rire, et, pour une raison ou pour une autre, le timbre vibrant et musical de son rire ne causa pas à George autant de satisfaction qu’à l’ordinaire.

« Qu’avez-vous fait ? demanda-t-elle un instant après.

— Je ne sais trop. Je ne pouvais vraiment pas lui dire en face qu’il n’avait pas su apprécier mon genre de plaisanterie. Je crois que j’ai dit quelque chose de poli,… de honteusement poli, même. Ah ! vous m’avez mis là dans une jolie impasse !

— Je vous ai mis dans une impasse ?

— Certainement ! Je ne suis allé sonner à la porte de Tom Craik que par esprit de contradiction, parce que vous m’aviez conseillé de ne pas le faire,… voilà tout. Je ne vous connaissais que depuis très peu de temps, alors… et… »

Il s’arrêta et regarda fixement la jeune fille.

« Je savais très bien que j’avais tort de vous donner un conseil à cette époque, répondit Constance en rougissant légèrement au souvenir de sa conduite lors de ce mémorable après midi.

— Non. Vous aviez raison et j’aurais dû le comprendre. Si vous me donniez un conseil à présent…

— J’aime mieux ne pas vous en donner, interrompit la jeune fille.


— Je le suivrais, je vous assure, dit George d’un air sérieux. Il y a une grande différence entre ce temps-là et à présent.

— Vraiment ?

— Oui. Ne le sentez-vous pas ?

— Je vous connais mieux qu’alors.

— Et moi aussi, je vous connais mieux,… hier… bien… mieux.

— Alors, vous êtes disposé maintenant, à suivre les conseils sensés…

— Les vôtres seulement, mademoiselle.

— Les miens ? Mais je ne vous en donnerai plus jamais. Je vous en ai déjà beaueoup trop donné.

Constance posa l’ouvrage qu’elle tenait et regarda par la fenêtre. Il y avait une expression singulière sur son visage, comme si elle hésitait entre la crainte et la satisfaction.

— J’aimerais mieux des conseils… que rien, dit George à voix basse.

— Que pourrais-je vous donner ? »

Sa voix avait un accent de surprise Elle paraissait stupéfaite.

« Ce que vous ne me donnerez jamais, j’en ai peur,… ce que j’ai bien peu le droit de demander. »

« Monsieur Wood, dit-elle soudainement, vous allez me faire une déclaration…

— Précisément, répondit-il avec une singulière rudesse.

Puis tout à coup sa voix s’adoucit complètement.

« Je m’y prends mal… pardonnez-moi… J’ai pu résister jusqu’ici,… mais je ne le peux plus. Permettez-moi de m’exprimer une seule fois,… cette fois-ci seulement… Mademoiselle, je vous aime de tout mon cœur. »

Ce fut avec un grand soulagement que George prononça cet aveu qui l’étouffait depuis longtemps, mais dans la chaleur même de sa voix il y avait encore du calme. Il l'aimait, c’est vrai, mais d’un amour qui tenait plus de l’admiration que de la passion. Les perceptions plus délicates de la jeune fille devinaient cette différence sans la comprendre.

Constance ne répondit rien, mais elle se leva, après un moment de silence, et alla regarder les objets qui se trouvaient sur la cheminée. George se leva aussi, et s’approchant d’elle pour essayer de voir son visage :

« Êtes-vous fâchée ? demanda-t-il doucement. Vous ai-je offensée ?

— Non, je ne suis pas fâchée, répondit-elle. Mais… mais… pourquoi avoir parlé ?

— Vous ne m’aimez donc pas du tout ? Vous ne tenez pas à ce que je vienne, alors ? »

Elle eut pitié de lui, car son désappointement était sincère et elle savait qu’il souffrait, quoique ce ne dût pas être grand’chose.

« J’ignore ce qu’est l’amour, dit-elle d’un air pensif. Je suis heureuse de vous voir,… je m’intéresse à ce que vous faites,… mais je n’éprouve pas… ce qu’on doit éprouver quand on aime

— Peut-il se faire qu’un jour vous ayez de l’amour pour moi ?

— Peut-être. Je ne saurais dire. Je vous connais depuis bien peu de temps.

— Il me semble qu’il y a longtemps ; mais vous me donnez plus que je n’avais le droit de demander, … vous me permettez d’espérer. Je vous remercie de tout mon cœur.

— Il n’y a guère de quoi me remercier. Je n’en pense pas plus que je n'en dis… »

Puis, tournant la tête et Je regardant fixement :

« Et je ne vous promets rien.

— Que pourriez-vous me promettre, puisque vous ne m’épouseriez pas, même si vous m’aimiez comme je vous aime ?

— Vous avez tort. Si je vous aimais, je vous épouserais… si j’étais sûre que votre amour fût réel. Mais il ne l’est pas, Vous vous trompez vous-même… »

Le visage sombre du jeune homme sembla s’assombrir encore, et dans ses yeux il y avait de la passion à présent, mais ce n’était pas celle de l’amour. Sa nature extrêmement impressionnable avait déjà ressenti l’offense.

« Arrêtez, je vous prie, mademoiselle, dit George à voix basse et tremblant de colère. Vous en avez déjà trop dit. »

Constance recula liés surprise et eut l’air de l’avoir mal compris.

« Pourquoi ?… qu’ai-je dit ? demanda-t-elle. Vous le savez bien. Vous êtes cruelle et injuste. »

Le premier mouvement de la jeune fille fut de quitter le salon, car la colère du jeune homme l’effrayait. Mais elle pensa qu’elle le connaissait trop peu pour laisser passer une pareille scène sans explication. Elle rassembla tout son courage et le regarda de nouveau en face.

Monsieur Wood, dit-elle avec une fermeté qu’il ne lui avait jamais vue, je vous donne ma parole que je n’ai eu aucune intention malveillante. C’est vous qui me jugez mal. J’ai le droit de savoir ce que vous avez compris dans mes paroles.

— Quelle pouvait être votre intention alors ? demanda-t-il froidement. Vous êtes, je crois, très riche, et tout le monde sait que je suis pauvre. En disant que mon amour n’est, pas réel…

— Bonté divine ! s’écria Constance, je n’ai jamais voulu dire cela… je ne l'ai jamais dit… je n’aurais pas même voulu le penser. »

Il y avait un peu d’exagération dans ces derniers mots. Elle l’avait pensé, et cela récemment, bien que ce ne fut, pas quand elle l’avait dit. Cela suffit cependant. George la croyait et le nuage disparut de son visage. Ce fut elle qui lui prit la main la première, et la chaleur de son étreinte fut presque affectueuse.

« Vous ne penserez jamais cela de moi ? demanda-t-il très sérieusement.

— Jamais ! Pardonnez-moi si une seule de mes paroles a pu sembler avoir une intention que je n’avais pas.

— Merci, répondit-il. Cela vient de ma sotte susceptibilité et c’est à moi qu’il faut pardonner. Les choses peuvent changer un jour.

— Oui, répondit Constance avec un peu d’hésitation,… un jour. »

Un instant après, George quittait la maison, avec la sensation d’un soldat qui est allé au feu pour la première fois.


VII


Peu de temps après ces événements les Fearing quittèrent New-York pour tout l’été et George fut laissé à ses méditations, à la société de son père, et à l’étouffante chaleur de la grande cité. Il avait revu Constance plusieurs fois avant son départ et s’était séparé d’elle dans les meilleurs temps. Du reste, depuis la subite révélation de la violence de son caractère il avait pin davantage à la jeune fille. Sa colère très vraie avait jusqu’à un certain point dissipé le nuage de doute qui lui sem- blait toujours suspendu au-dessus des mobiles du jeune homme. Le doute lui même n’avait pas disparu et ne pouvait facilement disparaître, car sa cause permanente était sa propre fortune.

Quant à George, il se considérait comme engagé, conditionnellement bien entendu, à épouser Constance Fearing. Elle lui avait répété, sur ses pressantes sollicitations, que si jamais elle l’aimait elle l’épouserait, il n’avait rien pu obtenir de plus. Lui, de son côté, avait déclaré avec beaucoup d’énergie que, quand bien même elle l'aimerait, il ne l’épouserait pas avant d’être débarrassé de tout souci d’argent et avant de s’être fait un nom. En somme, rien ne semblait moins probable que la réalisation de ce mariage. La distance qu’avait à parcourir le jeune homme pour arriver à être l’un des rares écrivains à succès du jour était considérable. Et puis, une amitié qui dure depuis plusieurs mois n’est-elle pas généralement une mauvaise base pour bâtir des espérances d’amour ? L’intimité même des relations interdit ces surprises auxquelles l’amour paraît se complaire.

Peut-être l’effet le plus immédiat et le plus visible de ses dernières entrevues avec Constance se fit-il sentir surtout dans son travail. George commençait à se rendre compte qu’il ne pouvait plus désormais effacer son individualité et contenir ses opinions personnelles. Maintenant ses articles excédaient la longueur prescrite, il faisait de malicieuses citations, glissait des épigrammes, des remarques aussi dures qu’injustes sur d’éminents écrivains ; il n’y avait pas un alinéa qui ne contînt un paradoxe, et, de la sorte, il causa un vif mécontentement dans les journaux qui l’employaient.

Plusieurs directeurs lui firent des reproches sérieux et l’avertirent que s’il ne revenait pas à son ancienne façon de faire, ils seraient dans la nécessité de ne plus le charger des comptes rendus de livres.

Il alla chez un autre journaliste, le seul qu’il connût un peu intimement, un jeune homme énergique et travailleur infatigable qui avait obtenu toutes sortes de distinctions dans les universités d’Angleterre et d’Allemagne, un critique de véritable talent qui s’était rapidement élevé à sa position actuelle par son incontestable supériorité. George J aimait et l’admirait. Ne travaillant pas dans un grand journal’, ses appointements n’étaient pas brillants ; il s’arrangeait cependant avec ce qu’il gagnait pour soutenir sa mère et deux jeunes sœurs.

« Voyez-vous, Wood, lui dit-il, la critique n’est pas dans votre nature. Essayez autre chose, écrivez un article.

— C’est ce que tout le monde me dit, répondit George, sans m’indiquer la manière de faire accepter mes articles. Avez-vous une recette, Johnson ? »

« Le jeune journaliste ne répondit pas tout de suite.

« Je ne peux pas promettre beaucoup, dit-il enfin, mais voici ce que je ferai pour vous. Si vous voulez écrire un article ou une histoire courte — mettons de cinq à huit mille mots — je lirai votre manuscrit et vous donnerai mon opinion sincère. Si votre travail me paraît bon, je le recommanderai, et il pourra passer quelque part. S’il ne me plaît pas, je vous le dirai et ne ferai rien. Il faudra essayer de nouveau. Je vous le répète, vous êtes à mon avis plutôt un auteur qu’un critique.

— Merci, » dit George avec reconnaissance.

Il savait ce que valait la promesse d’un homme comme Johnson, qui aurait à sacrifier son temps à la lecture du manuscrit. En tout cas, son opinion était bonne à avoir.

« Pouvez-vous me donner un peu de travail pour cette semaine ? » demanda-t-il avant de prendre congé.

Johnson le regarda tranquillement, comme s’il cherchait ce qu’il allait dire.

« J’aime mieux pas. Vous ne faites pas aussi bien qu’autrefois, et je suis responsable. Si je puis faire autre chose pour vous… »

Johnson s’arrêta en détournant les yeux et il rougit jusqu’à la racine des cheveux.

« Je voulais dire… si vous aviez besoin de vingt dollars d’ici à ce que votre article soit fait, je puis… »

George éprouva une émotion toute particulière et sa voix était un peu étranglée quand il prit la main de son ami.

« Merci, Johnson, mais je n’en ai pas besoin. Vous êtes vraiment trop bon. Jamais personne n’en a fait autant pour moi jusqu’à présent. »

Quand il sortit de la chambre, la rougeur n’avait pas encore disparu du front du directeur et l’émotion étreignait toujours la gorge de George. Si Tom Craik lui avait offert un prêt de vingt dollars, il lui eût tourné le dos et adressé une réponse désagréable. C’était tout différent quand Johnson, pauvre et écrasé de travail, mettait la main à sa poche et lui offrait tout ce qu’il avait pu mettre de côté. Pendant une minute George oublia tous ses désappointements et tous ses ennuis dans la gratitude qu’il éprouvait et jamais il ne perdit le souvenir de cette offre amicale.

Mais pendant qu’il se dirigeait lentement vers sa demeure, l’amertume de son cœur commença à se manifester dans une direction différente. Il pensa aux remontrances réitérées et aux nombreux conseils qu’il avait reçus pendant les derniers jours, il pensa à sa pauvreté, à ses insuccès, et il compara tout cela à ses aspirations. Non seulement il voulait épouser Constance Fearing, mais il lui fallait encore acquérir une situation littéraire qui le rendit indépendant de sa fortune à elle.

À la pensée du temps qu’il lui fallait pour arriver à cette situation, dix ans peut-être, il désespéra un moment de jamais pouvoir atteindre au but. Il n’avait plus qu’à s’abandonner aux ailes de son imagination et à rêver de Constance jusqu’au jour où elle en épouserait un autre, alors qu’il serait sans doute enseveli sous les ruines de ses projets ; mais jusque-là au moins, il entretiendrait son illusion.

Et quelle illusion ! si énorme qu’elle l’épouvantait. Presque sans le sou ; ayant besoin, pour vivre, du secours de son père ruiné lui-même, déçu de tous côtés ; sachant par expérience qu’il n’avait aucun des moyens de succès qu’il croyait avoir. Telle était la liste de ses avantages à mettre dans la balance en face de ceux que possédait Constance Fearing. George riait amèrement en lui-même en poursuivant son chemin à travers les rues encombrées par la foule. Il fut frappé de l’idée qu’il était un homme singulièrement malheureux et se demanda ce que devaient éprouver ceux à qui la fortune souriait perpétuellement, qui n’avaient jamais connu les heures de travail acharné pour gagner un dollar, à qui l’argent semblait un élément aussi commun et aussi nécessaire que l’air. Il se souvenait, certes, du temps où, étant enfant, il avait connu le luxe et vécu dans le bien-être, et ce souvenir ajoutait une nouvelle amertume à sa situation présente. Néanmoins il n’était pas découragé ! Si de travers que le monde le regardât, il le regardait plus de travers encore, et il ferait rougir les joues de la fortune en la frappant de la bourse vide qu’elle lui avait jetée au visage. Il accélérait sen pas, et les doigts lui démangeaient de tenir la plume. C’était un de ces hommes que la défaite enhardit et qui réservent le luxe des désespoirs et des abattements pour les heures de succès.

Sans la plus légère hésitation il se mit à l’œuvre. À peine s’il savait comment il s’était décidé à écrire un article sur la critique et les critiques ; mais lorsqu’il s’assit devant sa taille l’idée était déjà présente et des phrases cruelles s’accumulaient dans son cerveau. Tout à coup, il comprit à quel point il haïssait la besogne qu’il avait faite jusque-là ; à quel point il se méprisait de l’avoir faite, à quel point il détestait ceux qui lui avaient réparti sa portion de chaque jour. Quelle satisfaction que « d’abattre de la copie, » comme disent les reporters ! Quelle joie que de déverser son trop-plein d’injures sur quelqu’un et sur quelque chose, et principalement sur lui-même, en sa qualité de critique ! Vouer la profession tout entière à un éternel mépris, s’offrir comme une cible à la colère publique, cracher dessus, la fouler aux pieds, la mettre en pièce et en disperser les lambeaux aux quatre vents de la réprobation ! Les phrases couraient comme des feux follets sur le papier à mesure qu’il s’échauffait sur son travail, et qu’il tirait d’anciens anathêmes des profondeurs de sa mémoire pour renforcer la première grêle d’injures. « Anathema maranatha » ! Maudite soit la critique ! maudits soient les critiques ! Que tout soit maudit !

Peut-être est-ce un peu violent, se dit-il avec un sourire mauvais, en relisant ce qu’il avait écrit. Je me fais un peu l’effet de Wellington revisitant Waterloo ! »

Certes, d’après cet article, on aurait dû supposer que George avait publié au moins une douzaine de volumes, et que tous les critiques du monde civilisé s’étaient élancés pour le déchirer l’un commun accord. La violence de ses attaques défiait toute comparaison. Les mots étaient entassés, pour ainsi dire, sur le parcours de sa charge meurtrière ; il s’était pendu, écartelé, et pour sa propre satisfaction il s’était plusieurs fois coupé en morceaux qu’il avait attachés au gibet de toutes les pages. Dans sa fureur et son inextinguible soif de vengeance, il avait cité des passages entiers d’articles qu’il avait écrits rien que pour les mettre en pièces et, de leurs restes, allumer des feux de joie

« Je crois que je ferai bien d’attendre un ou deux jours, » se dit-il en pliant le manuscrit et en le mettant dans un tiroir de sa table.

Après avoir écrasé et éreinté tous les critiques passés, présents et futurs de la façon la plus complète, George Wood mit la main sur les nouveaux volumes qu’il avait récemment apportés et s’acquitta pendant plusieurs jours de son travail de comptes rendus. C’est là un des traits caractéristiques et une des nécessités de la profession. En outre, il fit la besogne beaucoup mieux que de coutume. Les deux directeurs de journaux qui lui avaient donné du travail cette semaine-là furent surpris de voir qu’il était revenu avec un tel succès à son ancienne manière d’écrire. Ils furent plus surpris encore quand un article intitulé « Critique à son marché » et signé de son nom parut environ six semaines plus tard dans une revue bien connue. Ils en furent très peu satisfaits. George avait revu le manuscrit plus d’une fois après en avoir à regret enlevé tout « le trop raide, » et il l'avait porté à Johnson.

« Je n’aurais pas cru qu’on pût être aussi violent sans jurer, dit Johnson, saisissant une phrasé par-ci par-là en parcourant le manuscrit des yeux.

— Vous le trouvez violent ? demanda George, enchanté d’avoir laissé son travail plus accentué qu’il ne l’avait supposé. J’aurais voulu que vous vissiez la première copie ! Celle-ci à côté paraît une prière ou une méditation.

— Si vous priez dans ce style-là, remarqua Johnson, vos prières ne sont peut-être pas exaucées, mais à coup sûr elles doivent être entendues. Elles attireront l’attention d’une manière ou d’une autre, peut-être de la mauvaise. »

Le visage de George s’allongea.

« Si vous trouvez que c’est trop chauffé à blanc, je ferai des corrections sur épreuves, répondit George.

— C’est la manière la plus coûteuse de réparer les fautes. Je vais lire ceci avec soin et je vous écrirai un mot demain pour vous dire ce que j’en pense. »

Johnson, qui avait beaucoup plus d’influence que George ne l’imaginait, envoya le manuscrit avec un mot de recommandation, et au grand étonnement de George l’article fut accepté tout, de suite, imprimé, et les épreuves lui arrivèrent. En outre, dès que parut le numéro de la Revue dans lequel était inséré l’article, il reçut un chèque.dont le montant prouvait immédiatement la supériorité pratique d’un écrit original sur une critique de livres.

Quant à l’attention qu’attira son article, George fut cruellement désappointé. Il attendait avec impatience les journaux quotidiens dans lesquels on donne généralement un compte rendu des matières contenues dans les périodiques et il espérait au moins un article de chacun.

Dans le premier qu’il prit, après une notice fort bien faite sur des articles d’écrivains connus, il trouva ligne suivante :

« M. George Winton Wood expose dans ce numéro ses idées sur la critique. »

C’était tout. Pas d’observation, pas une allusion au contenu de l’article, rien pour rompre la glaciale ironie de cet énoncé. Il pesa longtemps les mots, puis jeta le journal au panier. Le soir, il trouva un autre journal.

« Un auteur inconnu donne un article sur la critique, » disait l’oracle sans autre commentaire.

C’était, s’il est possible, pire encore. George aurait bien écrit au directeur pour demander que son nom fût mentionné, mais c’était assez difficile, car il avait fait des comptes rendus pour ce même journal pendant les deux dernières années et était bien connu dans les bureaux. La troisième observation se trouvait dans une de ces macédoines d’esprit publiées sous le titre de « Causerie. »

« À propos, demandait le journaliste, quel est ce M. George Winton Wood ? Et pourquoi en veut-il tant aux critiques ? Ils n’ont pourtant jamais parlé de lui. »

Une demi-douzaine d’observations semblables eurent pour effet de refroidir considérablement les espérances de renommée de George. Elles lui firent probablement du bien… Il s’était jusque-là imaginé qu’en travaillant à des revues bibliographiques il avait connu ce qu’il y avait de plus aride dans le bagne littéraire, oubliant que tout ce qu’il écrivait paraissait sous le couvert de l’anonyme et qu’il s’abritait lui-même sous l’égide d’un journal très répandu. Il ignorait qu’un débutant est généralement déçu, pour me servir d’une expression vulgaire, comme un chien dans un jeu de quilles, à moins qu’il ne soit traité avec cette froide indifférence plus difficile à supporter que toute autre attaque.

Sans se laisser abattre, George supposa qu’il lui serait désormais plus facile d’obtenir de faire imprimer quelques-uns de ses anciens travaux. Il avait dans un tiroir quatre ou cinq choses, en assez bon état, qui avaient été refusées. Il les en tira et les envoya de nouveau aux revues, sans consulter son ami Johnson. Elles lui furent toutes retournées sans commentaires.

« Allez demander quelque chose à faire, dit l’omniscient Johnson quand il apprit cet échec. On ne prend généralement pas d’articles sur des sujets généraux à moins qu’ils n’aient beaucoup d’intérêt ou ne soient d’actualité. C’est aux directeurs qu’il faut s’adresser. Je vous présenterai à la plupart d’entre eux. Allez les trouver et dites-leur

: « Je suis un jeune homme remarquable,

quoique vous sembliez ne pas le savoir. J’écrirai tout ce qu’on voudra sur n’importe quel sujet ; le sanscrit, la botanique et le calcul différentiel sont mes points forts, mais le Pôle Nord a de grands attraits pour moi ; je suis fort en théologie et en économie politique, et, au besoin, je ferai une description des îles Fidji plutôt que de ne pas écrire. Si pour le moment vous n’avez rien de ce genre à me donner à faire, il y a la musique et le grand art, sur lesquels je suis ferré. J’ai du goût pour l’architecture et je comprends très bien la pratique de la pêche au homard. Avez-vous quelque chose ? « Voilà la manière de parler à ces gens-là, ajouta Johnson avec un sourire. Essayez-en.

— Mais ce n’est pas sérieux, objecta George en riant.

— Très sérieux. Et si vous vous mettez jamais à écrire quelque chose qui soit digne d’être lu, il faudra que vous voyiez davantage et pensiez moins. Ne lisez plus de livres pendant quelque temps. Lisez les choses et les gens. Trop penser sans voir, c’est comme de trop manger… cela met de la bile dans ce qu’on écrit. Essayez de tout, vous dis-je. Remuez-vous. Il va un âge où il vaut mieux user la semelle de ses souliers que des plumes… où la sueur du front vaut une douzaine de bouteilles d’encre. Ne vous asseyez pas devant votre bureau pour exhaler votre mécontentement pendant que votre cerveau se rouille. Envoyez promener tout cela ! c’est la volonté qu’il faut, le mouvement, l’énergie, frappez à toutes les portes. Croyez-vous que je sois arrivé où je suis sans de rudes combats ? Prenez tout ce qui se trouvera sur votre route, faites-le aussi bien que vous pourrez le faire. Vous obligerez les gens à vous apprécier malgré eux. »

Les yeux bleus du jeune journaliste étincelaient, les veines se détachaient sur ses poings fermés, il y avait comme un sourire de triomphe sur son visage et un accent de victoire dans sa voix. Il avait lutté et avait triomphé par son travail, son talent, et surtout par son incessante et infatigable énergie, et il en était fier.

Dans sa pauvreté George Wood trouvait que c’était en somme très peu de chose d’être directeur littéraire d’un journal quotidien. Ce n’était pas la position qu’il lui fallait obtenir s’il voulait épouser Constance Fearing.

VIII


L’été s’écoula rapidement sans apporter un changement bien appréciable dans la vie de George. Cependant, en suivant une partie des conseils de Johnson il trouvait à présent du travail et sa position s’était améliorée, bien que ses écrits n’eussent pas encore réussi à attirer la moindre attention. Il s’était figuré qu’il n’y avait qu’un pas de la rédaction d’articles à l’élaboration d’un roman, mais il s’aperçut bientôt de son erreur.

En attendant, ses pensées s’arrêtaient longuement sur Constance, et, chose étrange, l’absence de la jeune fille fut un soulagement pour lui. Elle rendait la futilité de ses espérances moins apparente et elle lui donnait du temps pour faire au moins un pas dans la voie du succès. Il lui écrivait aussi souvent qu’il l’osait, et deux fois, dans le courant de l’été, elle lui répondit de courtes lettres dans lesquelles il crut s’apercevoir d’une certaine bienveillance à son égard plutôt que de tout autre sentiment affectueux. Néanmoins ce furent de grands jours dans son calendrier que ceux où arrivèrent ces billets qui furent lus, relus, et placés en lieu sûr.

Depuis peu, cependant, George attendait le retour de Mlle Fearing avec la plus grande anxiété. L’hostilité de sa sœur était un des nombreux et en apparence un des insurmontables obstacles qui lui barraient la route et il redoutait que l’influence de Grâce, agissant sur l’esprit de Constance, pendant ce long été, ne fît rompre le mince fil qui l’unissait à lui. Il ne se trompait pas sur les intentions de Grâce. Elle n’avait perdu effectivement aucune occasion de desservir le jeune homme auprès de Constance. Et la conversation entre les deux sœurs, à ce sujet, avait parfois dégénéré presque en querelle. Mais l’insistance de Grâce était loin de remplir le but qu’elle se proposait. Dans la nature, en apparence, douce de Constance, il y avait un élément d’opposition qui s’éveilla bientôt. Les deux billets avaient été écrits après des conversations au cours desquelles Grâce avait été particulièrement injuste envers George. Constance s’était figurée qu’elle devait à celui-ci une réparation pour les mauvais traitements de sa sœur et de là venait en partie cette saveur de bienveillance que George avait remarquée dans ses lettres.

Les deux sœurs restèrent par bonheur rarement seules pendant la fin de l’été et les occasions de n’être pas d’accord ne furent pas nombreuses. Elles n’avaient pas en réalité autant d’affection l’une pour l’autre qu’elles paraissaient en avoir. Leurs natures étaient trop dissemblables et la différence n’était pas de celles par lesquelles chaque caractère semble suppléer à ce qui manque à l’autre. Au contraire, les points par lesquels elles différaient étaient précisément ceux qui froissaient le plus les sentiments de l’autre. Elles ne s’étaient encore jamais querellées sérieusement ; mais en réalité elles étaient très loin de vivre en bonne harmonie.

Les craintes qu’avait George de baisser dans l’opinion de Constance sous l’influence de Grâce étaient donc sans fondement.

Aussitôt qu’elle fut de retour à New-York en automne, Constance fit venir George, et pendant cette première entrevue elle fut surprise de voir combien la comparaison avec les hommes qu’elle avait rencontrés pendant l’été lui était favorable.

Grâce avait tant parlé de l’infériorité de George, de la gaucherie de sa tenue, et généralement de tous ses défauts, que Constance avait presque redouté de trouver qu’elle s’était trompée et qu’il y avait un peu de vérité dans ce que lui répétait sa sœur. Un regard, un mot de lui suffirent pour mettre son esprit en repos. Il avait peut-être des singularités, mais elles n’étaient pas apparentes dans sa manière d’être. Il était absolument ce qu’il devait être et elle éprouva un vif plaisir à reprendre ses relations avec lui au point où elles avaient été interrompues plus de quatre mois auparavant.

L’hiver qui suivit fut exempt d’événements à tous égards. George Wood travaillait le plus qu’il pouvait et produisait sur une grande diversité de sujets des articles fort estimables qui lui attirèrent peu à peu une certaine notoriété. Cependant, le succès après lequel il courait lui semblait encore très loin dans les brumes de l’avenir, quoique bien des gens le crussent déjà proche. Constance Fearing était de ceux-là. Pour elle il y avait une immense différence entre l’écrivassier anonyme de petites notices, qu’elle avait connu un an auparavant, et le jeune auteur d’à présent : il lui paraissait avoir déjà une réputation, parce que la plupart de ses amis savaient maintenant qu’il existait, avaient lu un ou plusieurs de ses articles, et étaient heureux de se trouver avec lui quand l’occasion s’en présentait. Elle sentait bien qu’il n’avait pas encore donné la mesure de son talent, mais son instinct lui disait que ce talent ferait bientôt explosion et surprendrait tout le monde par son éclat.

Après Constance, les Sherrington Trimm étaient les plus bruyants dans leurs éloges des travaux de George. Totty ne parlait pas d’autre chose quand elle venait à Washington Square, et son mari lisait tout ce qu’écrivait George et le félicitait après chaque nouvel effort. Le père de George lui-même, auquel plusieurs anciennes connaissances avaient fait des compliments sur son fils qui « allait si bien, » commençait à fléchir et à revenir de ses préventions contre la littérature. L’air morne disparaissait peu à peu de son visage, faisant place à quelque chose qui ressemblait à du bonheur.

C’était George qui appréciait le moins son propre succès. Johnson même, qui pourtant était en général sobre d’éloges, écrivait dans son journal, sur l’œuvre de son ami, de fréquents entrefilets flatteurs contenant souvent quelques critiques délicates ou des remarques érudites, qui leur donnaient du poids et les faisaient reproduire dans d’autres journaux.

Le mois de mai était revenu. George avait trouvé Constance seule chez elle un après-midi, presque un an après lui avoir pour la première fois avoué son amour. Leurs relations depuis avaient continué d’être fort agréables, quoique George ne fût pas aussi souvent en tête-à-tête avec elle que dans les premiers temps. Le deuil de leur mère était fini pour les jeunes filles et il menait beaucoup de monde chez elles. George lui-même avait peu à peu fait des nombreuses connaissances et menait une vie plus mondaine que jadis, trouvant de l’intérêt, ainsi que Johnson le lui avait prédit, à observer les autres au lieu de se fatiguer les yeux à parcourir les livres.

« Voulez-vous sortir un peu ? » demanda le jeune homme à Constance.

Celle-ci leva les yeux et sourit comme si elle comprenait sa pensée. Il avait peur que Grâce ne rentrât et ne lui gâtât sa visite, comme cela était arrivé plus d’une fois, et Constance éprouvait la même crainte. Leur intimité s’était si bien développée que Constance ne faisait plus mystère de désirer rester seule avec lui.

« Oui. Nous pouvons faire un tour dans le Square, dit-elle. Il y fera plus frais… »

Un doux sourire sembla expliquer son hésitation et George se trouva très heureux.

Quelques minutes plus tard ils se promenaient ensemble sous les grands arbres. Instinctivement ils se tenaient hors de vue de la maison qui donnait sur le Square… Grâce pouvait par hasard être à la fenêtre.

« Il y a déjà presque un an, dit soudain George.

— Quoi ?

— Que je vous ai dit que je vous aimais, Votre opinion sur moi est différente, à présent, n’est-ce pas ?

— Un peu différente, peut-être, » répondit Constance.

Puis, sentant qu’elle rougissait, elle détourna la tête et reprit rapidement :

« Oui et non. Je pense mieux de vous… voilà tout… Vous avez beaucoup fait pendant cette année. Je commence à voir que vous êtes plus énergique que je ne l’imaginais.

— Vous semble-t-il que ce que j’ai fait nous ait rapprochés l’un de l’autre ?

— Je ne vois pas tout à fait ce que vous voulez dire. »

La rougeur avait disparu et elle paraissait embarrassée.

« Je veux dire que j’ai commencé… rien que commencé… à me faire quelque chose comme une position. Si je réussis, j’espère que nous nous rapprocherons de plus en plus… jusqu’à ne plus nous séparer du tout…

— Non seulement nous nous sommes rapprochés, mais je crois que nous sommes devenus plus chers l’un à l’autre, dit Constance en rougissant de nouveau.

— Si je disais que vous me faites une déclaration… aujourd’hui, comme vous me l’avez dit il y a un an… me répondriez-vous que telle était votre intention… comme je le fis alors ?

— Quelle impertinence ! s’écria Constance riant un peu.

— Non… Mais le diriez-vous ?

— Je ne veux pas dire ce que je ferais, dans le cas où vous me diriez une extravagance de ce genre.

— Je vous aime ! Est-ce donc extravagant et impertinent ?

— N… on. Vous le dites très bien… trop bien même.

— Et vous, comment le diriez-vous, si vous étiez obligée de le dire ? »

Constance hésita tandis qu’ils s’arrêtaient dans leur promenade et que George la regardait bien en face.

Elle vit quelque chose dans ses yeux qui n’y était pas la première fois qu’il avait parlé, un an auparavant. Il avait paru froid alors, même à son inexpérience. À présent il y avait à la fois de la tendresse dans son regard et de la tristesse sur son visage…

« Vous m’aimez maintenant, dit-elle doucement. Je le vois.

— Et vous, ne voulez-vous pas dire ce petit mot ? »

De nouveau elle hésita. Puis elle tendit la main et toucha très doucement celle de George.

« Je vous hais, monsieur, dit-elle. Mais elle prononça ces syllabes avec une douceur et une délicatesse infinies, et la mélodie de sa voix n’aurait pu être plus suave, si elle avait dit : « Je vous aime, mon ami. »

« Et moi je vous aime ! répondit George. Oui, je vous aime beaucoup… beaucoup… de tout mon cœur… Je vous aime tant, que je ne sais comment le dire. Ma vie est pleine de vous. Vous êtes partout. Vous ne me quittez jamais Dans tout ce que je fais depuis que je vous connais, j'ai pensé à vous. Je me suis demandé si cela vous plairait, si cela amènerait un sourire sur votre visage, si tels ou tels mots parleraient à votre cœur ou vous sembleraient doux. Vous êtes tout ce que le monde contient pour moi, le soleil qui brille, l'air que je respire. Sans vous, je ne pourrais ni penser, ni travailler. Si un homme peut devenir grand par la pensée de l’amour d’une femme, vous pouvez faire de moi l’un des plus grands ; si on meurt de chagrin, vous pouvez me tuer. Vous êtes tout pour moi… vie, souffle, bonheur. »

Constance gardait le silence. Il parlait avec passion, et l’accent de vérité que contenait sa voix allait au cœur. Pendant un moment, elle sentit presque qu’elle l’aimait, comme elle avait souvent rêvé d’aimer.

« Vous avez de l’amitié pour moi, reprit-il bientôt. Vous avez de l’amitié, vous avez même de l’affection pour moi ; vous m’avez souvent dit que je suis votre meilleur ami… celui à qui vous pensiez le plus. Vous me permettez de venir quand je veux, vous me laissez dire tout ce que j’ai dans le cœur, vous me laissez vous dire que je vous aime…

— C’est très doux à entendre, dit Constance à demi-voix.

— Et bien doux aussi à dire. Ah ! Constance, dites-le une fois… dites que c’est plus que de l’amitié, plus que de la sympathie, plus que de l’affection que vous éprouvez. Que peut-il vous coûter de le dire ?

— Cela vous rendrait-il très heureux ?

— Ce monde deviendrait le ciel pour moi. »

Constance s’éloigna un peu de lui et le regarda.

« Je vais le dire, dit-elle tranquillement. Je vous aime, oui, je vous aime. Non… ne tressaillez pas… entendons-nous bien, il ne faut pas avoir trop d’espoir. Je vais vous dire la vérité… comme nous sommes là… pas plus près. Ce n’est ni de l’amitié, ni de l’affection, ni simplement de la sympathie. C’est de l’amour, mais il n’est pas ce qu’il devrait être. Et si je vous parle avec cette franchise, c’est que je tiens trop à votre estime pour vous laisser croire que je suis une misérable coquette, pour vous laisser penser que je vous encourage et que je vous attire, sans que le cœur y soit pour rien. Je vous ai encouragé, je vous ai attiré, parce qu’il m’est doux de vous entendre dire ce que vous m’avez si souvent répété depuis peu, que vous m’aimiez. Et, savez-vous ? Je voudrais pouvoir vous dire les mêmes choses et les sentir. Mais je ne vous aime pas assez, je ne suis pas sûre de mon amour, il est plus grand un jour, moindre le lendemain, et je ne veux pas vous donner peu quand vous me donnez tout. Vous connaissez mon secret à présent. Vous pouvez espérer, si vous voulez. Je ne vous trompe pas. Je puis vous aimer de plus en plus, et le jour où je sentirai que mon amour est réel, complet, durable, invariable, je vous épouserai. Mais je ne veux rien promettre, alors que mon amour peut se changer encore en amitié la semaine prochaine… ou l’année prochaine… M’avez-vous comprise ?

— Je comprends vos paroles, ma chérie, mais non votre cœur. Je vous remercie.

— Non. Ne me remerciez pas. Allons, continuons à marcher, lentement. Savez-vous bien qu’il en a été de même pour vous, quoique vous ne vouliez pas l’admettre ? Vous ne m’aimiez pas il y a un an, comme vous m’aimez à présent, n’est-ce pas ?

— Non. C’était impossible. Je vous aime de plus en plus tous les jours, toutes les semaines, tous les mois.

— Il y a un an, il vous eût été parfaitement possible de m’oublier et d’aimer une autre femme. Vous ne me regardiez pas comme vous me regardez maintenant. Votre voix n’avait pas le même accent.

— C’est vrai… j’ai changé. Je le sens.

— Oui, et c’est parce que j’ai remarqué que vous changiez d’une manière que j’ai peur de changer de l’autre. »

George fut très surpris et en même temps très heureux de tout ce qu’elle lui avait dit. Soupçonnant la vérité, il n’eût pas été suffisant pour lui de l’entendre dire « je vous aime » du ton calme et réservé dont elle s’était servi ; mais, d’un autre côté, dans son aveu il y avait quelque chose d’infiniment loyal qui le remplissait d’espoir et de plaisir. Si une femme aussi sincère aimait une fois de tout son cœur, elle aimerait plus longtemps, mieux, et plus fidèlement que toute autre femme. C’est, du moins, ce que pensait George Wood, en marchant près d’elle sous les arbres de Washington Square et en jetant de temps en temps un coup d’œil sur son charmant visage rougissant.

« Je vous remercie, et de tout mon cœur, dit-il après un long silence.

— Il n’y a guère de quoi me remercier. Il me semble que je ne pouvais pas faire moins. Eût-il été honnête de ma part de laisser aller les choses comme elles allaient sans une explication ?

— Vous avez peut-être raison. Mais bien des femmes n’auraient pas agi avec la même franchise. Je vous comprends mieux maintenant, je crois,… si jamais un homme peut comprendre une femme.

— Je ne me comprends pas moi-même, répondit Constance d’un air rêveur. Promettez-moi une chose, ajouta-t-elle en levant vivement les yeux sur lui.

— Tout ce que vous voudrez, dit-il.

— Tout ? Alors promettez-moi que ce que j’ai dit aujourd’hui ne changera en rien nos relations et que vous vous conduirez absolument comme par le passé.

— Oui, certainement. Quel changement cela pourrait-il amener ? Je ne le vois pas.

— Si, cela pourrait en amener. Souvenez-vous que nous ne nous sommes pas engagés à nous marier…

— Oh ! cela… évidemment non. Je suis engagé vis-à-vis de vous, mais vous n’êtes pas engagée envers moi. Est-ce bien cela ?

— Mieux vaudrait ne penser à aucun engagement. À quoi bon ? Aimez-moi si vous voulez, mais ne vous considérez pas comme lié.

— Si vous voulez bien me dire comment je puis vous aimer sans me sentir lié à vous, peut-être essaierai-je d’obéir à vos ordres. Cela doit être bien compliqué.”

George riait d’un air heureux.

« Allons, faites comme vous voudrez, dit Constance. Seulement, soyez franc avec moi, comme je l’ai été avec vous. Si un moment arrive où vous sentiez que vous m’aimez moins, dites-le moi loyalement et que ce soit fini. Voulez-vous ?

— Oui. Je n’ai pas peur. Ce jour-là n’arrivera jamais.

— « Jamais » et « toujours » sont des mots surannés. Voulez-vous faire autre chose pour me faire plaisir… pour me récompenser de ma sincérité ?

— N’importe quoi… tout.

— Écrivez un livre, alors. Il est temps que vous en fassiez un. »

George ne répondit pas tout de suite. Il ne désirait rien plus réellement que de faire ce que Constance lui demandait, et pourtant, malgré des années de travail littéraire et de préparation incessante, il ne se sentait encore nullement prêt . Il se rendait bien compte que des fragments de romans lui passaient constamment dans la tête, que des scènes s’arrangeaient d’elles-mêmes, et que des conversations se présentaient spontanément à son esprit quand il s’y attendait le moins ; mais tout, était vague et indécis… Il n’avait ni le plan, ni l’action, ni les personnages, ni le théâtre, ni le commencement, ni le milieu, ni la fin. Promettre d’écrire un livre maintenant, cette année même, lui semblait de la folie. Et cependant, il commençait à craindre qu’à force de remettre cette tâche il fût bientôt trop tard. 11 était dans sa vingt septième année, et selon son jugement personnel il approchait terriblement de la trentaine.

« Pourquoi me demandez-vous de faire un roman à présent ? dit-il enfin.

— Parce qu’il est temps et que si vous continuez plus longtemps ces petits articles, vous ne pourrez jamais faire autre chose.

— Je ne les fais que comme préparation, que comme un acheminement. Franchement, je ne crois pas en savoir assez pour écrire un bon roman et je serais désolé d’en écrire un mauvais.

—Qu’importe ! Commencez. Cela ne peut pas vous faire du mal d’essayer. Vous avez beaucoup écrit ces temps derniers et vous pouvez bien laisser les revues en repos pendant un moment. Voulez-vous que je vous dise ce que je désire surtout ?

— Oui… Quoi ?

— Que vous écriviez votre livre et que vous m’apportiez les chapitres à mesure pour me les lire un à un.

— Vraiment, cela vous ferait plaisir ?

— Oui, un très grand.

— Alors, c’est entendu. J’essaierai, veux-je dire, car je suis sûr de ne pas réussir. Mais… vous n’y pensez pas… où pourrions-nous lire sans être interrompus ? Je ne vous offre pas de faire profiter votre sœur…

— Au Parc Central… quand il fera beau. Il y a des endroits tranquilles.

— Y viendrez-vous seule avec moi ? demanda George un peu surpris.

— Oui. Pourquoi ? Ne vous ai-je pas dit que je vous aimais un peu ?

— Et je vous en bénis, chère bien-aimée ! » dit George.

Ils se séparèrent ainsi.

IX


George se trouvait dans l’état d’un homme qui s’est engagé à prendre part à un concours public sans être convenablement préparé à la lutte. Il avait promis d’écrire un livre : la tâche lui semblait au-dessus de ses forces. Si au moins il avait pu revoir l’ouvrage, le corriger, le polir, avant de l’apporter à Mlle Fearing, il se serait consolé par la pensée que les erreurs du premier jet ne seraient connues que de lui. Mais il avait promis de lire les chapitres à Constance à mesure qu’il les écrirait, et cet engagement le terrifiait. La charmante perspective de nombreuses entrevues avec elle était gâtée par la crainte d’être ridicule à ses yeux. Le livre allait être écrit pour elle seule. Ce serait un échec et il n’essaierait même pas de le publier, mais la certitude que le public ne serait pas témoin de sa déconvenue ne lui apportait aucune consolation. Mieux vaudrait mille fois être conspué par les critiques que de voir une expression de désappointement dans les yeux de Constance. Néanmoins il considérait sa promesse comme sacrée. En somme, devant l’insistance de Constance, il avait protesté de son incapacité autant qu’il avait pu. Elle verrait qu’il avait eu raison et reconnaîtrait la sagesse qu’il y aurait eu à attendre un peu plus longtemps avant de faire la grande tentative.

Il eut d’abord la sensation d’un cauchemar, dans lequel il se serait engagé à sortir d’un labyrinthe obscur dans un temps donné. Ses nerfs l’abandonnaient pour la première fois de sa vie. Il était tout d’un coup brûlant et brusquement redevenait glacé.

Quand il cherchait à fixer sa pensée, de monstrueuses figures se dressaient devant lui dans l’obscurité et il entendait des fragments de conversation dans lesquels de longues phrases ne signifiaient rien. Il alluma une bougie et s’assit dans son lit, serrant son front dans ses mains et commençant à comprendre ce que c’était réellement que le désespoir.

Lorsque le jour parut, il se creusait encore la cervelle pour trouver un sujet. Et plus la lumière augmentait, plus il se sentait agité. Il n’avait pas l’habitude de remettre ce qu’il avait résolu de faire et il savait qu’il devait écrire ce jour-la les premiers mots de son premier livre ou perdre à jamais tout respect de lui-même. Son supplice devenait intolérable, il se trouvait dans la situation d’un condamné à mort sur le point d’être exécuté et auquel il ne resterait pour unique chance de grâce qu’à inventer un plan de roman. Il ne put supporter cela plus longtemps, et, se jetant à bas du lit, il ouvrit la fenêtre. L’air frais d’une matinée de mai emplit subitement la chambre de fraîcheur et son cerveau surexcité fut pris d’un nouveau sentiment de sa capacité. Sans songer à s’habiller il s’assit devant sa table et prit une plume. Une feuille de papier se trouvait devant lui et l’habitude d’écrire était trop forte pour y résister.

Il jeta un coup d’œil sur le calendrier. On était au 5 mai.

« Bon, dit-il tout haut, les nombres impairs portent bonheur. Va pour mon premier roman. »

Et là-dessus, à sa grande surprise, il se mit à écrire rapidement. Il ignorait ce qui allait venir, à peine s’il savait si son héros avait les cheveux noirs ou châtains, et il n’avait pas du tout songé à l’héroïne. Mais le héros c’était lui-même, passant une anxieuse nuit de désespoir dans la petite chambre d’une modeste maison de New-York. La raison de cette anxiété et de ce désespoir était encore un profond secret pour George, mais il pouvait toujours dépeindre l’état de son esprit, venant justement lui-même de passer une nuit semblable. Il riait malicieusement pendant que sa plume courait rapidement et que les phrases affluaient dans son cerveau. Il trouvait très comique de détailler toutes les souffrances de son héros sans avoir la moindre idée de leur cause ; mais, à mesure qu’il avançait, il trouva que son silence sur ce point important prêtait à son premier chapitre un air singulier de mystère, et son propre intérêt s’éveilla subitement.

Il oublia tout : l’heure, l’époque de l'année, sa toilette, le déjeuner, son père, et quand il se leva il avait écrit le premier chapitre de son roman. Il s’était instinctivement arrêté à cette première halte. Une heure de l’après-midi sonna. Il se frotta les yeux, car tout cela ressemblait à un rêve, à une vision du pays des fées, à une nuit passée au jeu. Sachant à peine ce qu’il venait d’écrire, il eût été absolument incapable de se rappeler les mots qui commençaient le premier alinéa. Mais il connaissait la dernière phrase par cœur, car elle résonnait encore dans son cerveau, et, chose étrange, il savait ce qui devait venir après, bien qu’il lui eût semblé ne pas le savoir tant qu’il avait écrit. Tout en s’habillant, le livre tout entier, confus dans ses détails, mais net dans son contour général, se présenta à sa pensée et il se dit qu’il pourrait l’écrire tel qu’il le voyait. Ce ne serait assurément pas un bon roman, il ne serait jamais publié, mais il tiendrait sa promesse à Constance, il descendit et trouva son père finissant de déjeuner.

« Ma foi, George, dit le vieillard, je croyais que tu ne te lèverais pas aujourd’hui.

— Je ne suis pas bien sur de m’être couché, répondit le jeune homme. Mais je sais que j’ai écrit depuis l’aube et que je n’ai pas déjeuné.

— C’est d’une mauvaise hygiène, dit Jonah Wood en hochant la tête. Tu t’abîmeras l’estomac.

— J’ai absolument oublié de manger. J’avais de la besogne à faire et j’ai voulu la finir.

— Encore des articles ? demanda son père avec un intérêt affectueux.

— Je crois que j’écris un livre, dit George. C’est une sensation nouvelle et très réjouissante, mais je ne puis rien t’en dire avant que je ne sois un peu plus avancé.

— Un livre ? Allons, je te souhaite bien du succès ! »

Trois jours après, George était assis auprès de Constance sur un banc du Parc Central, dans un coin écarté. Le temps était admirablement beau ; le soleil inondait l’univers de ses rayons, et les violettes embaumaient l’air de leur parfum. Tout était frais et paisible et le calme n’était interrompu que par les voix rieuses des enfants qui jouaient à cent pas de l’endroit où Constance et George s’étaient assis…

« À présent, commencez, dit Constance avec empressement lorsqu’elle vit George tirer de sa poche son manuscrit plié.

— C’est un horrible fatras, dit-il. Réellement je ferais mieux de ne pas le lire.

— Faut-il que je m’en aille ?

— Non. Restez.

— Lisez, alors. »

Le jeune homme fut pris en ce moment d’un accès de timidité qu’il ne pouvait s’expliquer, ayant souvent lu à Constance ses petits articles. Il laissa les feuillets pliés sur ses genoux et regarda au loin sans rien voir, souhaitant d’être à cent pieds sous terre. L’émotion le tenait à la gorge, le rendant incapable de lire. Puis tout à coup il se sentit glacé.

« J’attends, » dit-elle avec un doux sourire.

George se mit à rire.

« Je n’ai jamais eu si peur de ma vie, dit-il. Je comprends maintenant ce que c’est que le trac au théâtre. »

Constance le regarda et cette timidité lui plut davantage que la hardiesse qu’elle avait souvent admirée en lui. Elle sentit qu'elle l’aimait un peu plus et sa voix se fit très douce.

« Avez-vous peur de moi, mon ami ? » demanda-t-elle.

Le sang monta au visage de George. C’était la première fois qu’elle se servait d’une expression tendre en lui parlant.

« Non, plus maintenant, depuis que vous me l’avez demandé, » répondit-il en ouvrant les feuillets.

Et il se mit à lire les trois premiers chapitres sans qu’elle l’interrompît. De temps en temps il jetait un coup d’œil sur le visage de Constance.

Il était très sérieux et pensif et il eût été impossible de deviner ce qui se passait dans son esprit.

Lorsque George eut achevé, il replia vivement les feuillets et les remit dans sa poche sans regarder sa compagne. Il n’osait pas lui demander son opinion et il attendit qu’elle parlât. Mais elle ne dit rien et se renversa sur son siège, en ayant l’air de contempler les arbres.

« Voulez-vous marcher un peu ? » demanda George d’une voix mal assurée.

Il était convaincu qu’elle n’était pas satisfaite.

« Désirez-vous savoir ce que je pense de ces trois chapitres ?

— Oui, s’il vous plaît, répondit-il avec émotion.

— Ils sont très, très bons. Ils valent cent fois mieux que tout ce que vous avez fait jusqu’ici.

— Réellement ? s’écria George d’un ton de surprise et de ravissement sincères. Vous ne parlez pas sérieusement ?

— Très sérieusement, répondit Constance avec un peu d’impatience. Est-ce que je vous dirais une chose pareille si je ne le sentais pas ? Et vous-même, ne vous en doutiez-vous pas ?

— Non… Je pensais qu’étant écrit si vite, cela ne pouvait pas valoir grand’chose. Et vraiment je le pense encore… J’ai peur que vous ne soyez dans…

— Dans l’erreur ?

— Peut-être… entraînée par votre sympathie pour moi…

— Croyez-moi, ayez confiance en mon jugement ; je sens qu’il est juste. Mais promettez-moi de ne montrer ce livre à personne avant qu’il ne soit entièrement terminé. Voulez-vous ?

— Certes’oui. À qui pourrais-je le montrer d’ailleurs ? J’en aurais honte.

—Vous n’aurez pas à en avoir honte si vous continuez de cette façon-là. Quand en aurez-vous écrit davantage ?

— Donnez-moi trois jours… Cela vous donnera encore trois chapitres au moins et vous fera bien entrer dans l’histoire. Vous ne partez pas encore ?

— Je ne partirai pas avant que ce soit fini, » dit Constance d’un ton très résolu.

Elle pensait que George écrirait mieux s’il écrivait très vite, et elle désirait le presser le plus possible.

« Mais cela peut prendre beaucoup de temps, objecta-t-il.

— Non, répondit-elle. Vous aurez pitié de moi par cette chaleur.

— Je ferai de mon mieux, » dit George.

Il tint parole, et trois semaines après, aux premières heures du jour, il écrivait dans sa chambre la dernière page de son premier roman, il rassembla ses idées et relut la page attentivement jusqu’au bout pour voir s’il n’y fallait pas ajouter quelque chose. Non… il n’y manquait rien, et un seul mot de plus eût gâté le dénouement.

« Je ne sais pas comment cela s’est fait, se dit-il. Mais c’est la fin, il n’y a pas à en douter. Voilà ! George… Winton… Wood… 29 mai. »

Il repoussa le feuillet loin de lui.

Ce roman composé en vingt-quatre jours, pour plaire à Constance, l’avait satisfaite jusque-là ; aimerait-elle les trois derniers chapitres ? Évidemment oui. Il lui porterait le manuscrit complet et lui en ferait cadeau. Il ne pouvait être bon qu’à cela. Il ne fallait pas songer à publier une pareille extravagance, quand bien même il se trouverait un libraire disposé à faire cette folie. En somme, il aurait préféré jeter le tout au feu. Mais puisque cela faisait plaisir à Constance, elle l’aurait, à condition qu’elle ne le montrerait jamais à personne.

Là-dessus George se mit au lit et dormit profondément jusqu’à dix heures du matin ; il rassembla alors son manuscrit, l’attacha en un petit paquet bien propre, et partit pour aller retrouver Constance au lieu de leurs rendez-vous accoutumés, dans le Parc. Il y avait quelques passages très remarquables vers la fin du livre, et comme beaucoup des meilleurs discours étaient mis dans la bouche du héros et adressés à la dame de ses pensées, George trouvait très naturel de les lire à Constance, en donnant à sa voix une intonation très tendre. La jeune fille semblait comprendre l’intention évidente de lui faire la cour, elle l’appréciait, apparemment, car son visage changeait souvent de couleur et il y avait parfois dans ses yeux avec un peu d’humidité un éclat que ne produit pas le simple intérêt d’un roman ordinaire. George écrivait mieux qu’il ne parlait, comme la plupart des hommes nés écrivains. Il y avait de l’harmonie dans ses phrases, mais de l’harmonie naturelle, et non pas le rythme d’une prose étudiée. C’était là ce qui frappait le plus l’attention de la jeune fille pendant qu’elle buvait les mots qu’elle savait être à son adresse et qu’elle trouvait plus beaux que tout ce qu’elle avait entendu jusque-là.

Quoiqu’elle eût exprimé son admiration très franchement et très énergiquement, elle commençait pourtant à douter de son aptitude à juger l’œuvre. Si le talent de George était réellement aussi grand qu’il lui semblait alors, comment était-il resté si longtemps caché ? Plus il avait lu, plus elle avait été étonnée de sa connaissance des hommes et des choses, de sa facilité, de sa souplesse, de la puissance qu’il déployait dans les parties les plus dramatiques de son livre et elle restait certaine que le livre serait lu et goûté par les gens de son milieu. Ce qu’en diraient ou penseraient les critiques, c’était une autre affaire.

Elle s’était préparée à quelque chose de bien pour la fin, mais elle n’avait pas prévu le dénoûment… ce dénoûment qui avait tant surpris l’auteur lui-même dans son inexpérience de ses propres moyens. La voix de celui-ci tremblait en lisant la dernière page sans penser à être honteux de se montrer si ému sur les créations de son imagination. Il était comme dans un rêve, sentant la petite main de Constance serrée étroitement dans la sienne tandis qu’il lisait, puis, quand sa voix s’arrêta, il sentit sa tête tomber sur son épaule. Il ne pouvait apercevoir son visage, mais, en regardant les jolies boucles blondes qui le lui cachaient, il vit une larme de cristal rouler sur la manche de son habit et étinceler au soleil de mai. « Vous avez laissé tomber un diamant, » dit-il à demi-voix.

Elle leva les yeux vers lui avec un doux sourire. Son visage était très près de celui du jeune homme, et quoique celui-ci se rapprochât encore, elle n’éloigna pas le sien. George oublia les bonnes et les enfants qui étaient dans le lointain, et ses lèvres touchèrent la joue de la jeune fille, non pas timidement ni brusquement non plus, bien qu’il sentît que son sang était en feu. Elle se recula alors vivement et retira sa main de la sienne.

« C’est très mal de ma part, dit-elle. Je ne vous aimerai peut-être jamais assez pour cela.

—M’aimez-vous plus maintenant… m’aimez-vous seulement un peu plus ? demanda George très tendrement.

— Je ne sais pas. Je suis très sotte. Votre livre m’a émue… C’est vraiment beau, la dernière partie surtout.

— Je suis bien aise que ce roman vous plaise autant. Il a été écrit pour vous amuser et il y est arrivé. Le voilà. Emportez-le, si vous en avez envie. » Constance le regarda avec surprise, ne comprenant pas ce qu’il voulait dire.

« Certainement que j’en ai envie, répondit-elle, rapportez-le-moi, quand il sera imprimé.

— Imprimé !… s’écria George d’un ton dédaigneux. Croyez-vous donc que quelqu’un voudrait le publier ? Pensez-vous que je voudrais même l’offrir ?

— Vous ne parlez pas sérieusement ? dit la jeune fille en ouvrant de grands yeux.

— Je parle très sérieusement. Croyez-vous qu’on puisse bâcler un bon roman en trois à quatre semaines, mais il faut au moins six mois pour écrire un livre !

— Comment appelez-vous donc ceci ? demanda Constance se calmant tout à coup et lui prenant le manuscrit des mains.

— Ça ! c’est un barbouillage indigne d’être publié. »

Constance ne pouvait en croire ses oreilles. Elle ne savait pas si elle devait se fâcher de ce dédain persistant pour son opinion, ou être effrayée de l’éventualité qu’il pût avoir raison.

« Nous ne pouvons avoir raison tous les deux, dit-elle enfin avec une soudaine*énergie. L’un de nous doit se tromper… et… j’aime mieux croire que ce n’est pas moi ! »

George se mit à rire et essaya de reprendre le manuscrit, mais elle le mit derrière son dos et le regarda en face.

« Qu’allez-vous en faire ? demanda-t-il quand il vit qu’elle était résolue à le garder.

— Je ne vous le dirai pas. Vous l’avez écrit pour moi, n’est-ce pas ?

— Oui, mais pour vous seule.

— Pas du tout. C’est ma propriété et j’en ferai l’usage que je voudrai.

— Je vous en prie, ne le montrez à personne, dit-il très sérieusement.

— Je ne promets rien. C’est à moi d’en disposer comme je le jugerai bon.

— Laissez-moi du moins le revoir… Je suis sûr qu’il est rempli de fautes, il y a un tas de mots passés, et la ponctuation est défectueuse.

— Non ; je ne veux pas. Vous pourrez faire vos corrections sur les épreuves. Vous me parlez toujours de ce que vous faites sur les épreuves.

— Constance ! Pour l’amour du ciel, rendez-le-moi et n’y pensez plus.

— Je ne vous rendrai rien du tout.

— Je vous en prie…

— Si vous n’êtes pas parti avant que j’aie compté jusqu’à cinq je vous haïrai. Je commence… un… deux…

— Eh bien, voici une satisfaction, dit George renonçant à la lutte : si vous l’envoyez à lire à un éditeur, vous ne le reverrez jamais et vous n’en entendrez plus parler.

— Je serai sur son dos jusqu’à ce qu’il le lise, dit Constance en riant. Voulez-vous être assez bon pour me conduire jusqu’à ma voiture ?… »

George l’accompagna et l’aida à monter dans le coupé qui l’attendait à une petite distance de l’endroit où ils s’étaient assis. Il était complètement abasourdi par la nouveauté de la situation et n’essaya même pas de parler.

La voiture partit. Constance n’avait pas décidé de ce qu’elle ferait de sa prise, mais elle ne fut pas longtemps à prendre un parti. George lui avait souvent parlé de son ami Johnson comme d’un homme très sûr sous tous les rapports.

C’était à lui qu’elle s’adresserait.

Elle donna donc ordre au cocher de la conduire aux bureaux du journal auquel Johnson appartenait.


X

Constance ne trouva pas Johnson sans avoir plusieurs fois demandé son chemin et sans l’avoir perdu presque aussi souvent, dans l’immense bâtiment où étaient situés les bureaux du journal. Son apparition ne manqua pas non plus d’exciter la surprise et l’admiration des nombreux reporters, commissionnaires, et autres employés de l’administration qui la virent passer rapidement de corridor en corridor. Johnson se trouvait heureusement dans son bureau.

« Entrez ! dit-il d’un ton bref, sans lever les yeux. Voyons… qu’est-ce encore ? Oh ! fit-il en voyant la jeune fille debout devant lui, je vous demande pardon, madame !

— C’est à M. Johnson que j’ai le plaisir de parler ? » demanda Constance.

Elle commençait à être surprise de son audace et regrettait presque d’être venue.

« Oui, madame, et mon temps est à votre service, dit le journaliste en avançant son meilleur fauteuil.

— Merci. Je ne vous importunerai pas longtemps. Voici le manuscrit d’un roman… »

Johnson l’interrompit brusquement.

Excusez-moi, madame, mais pour éviter tout

malentendu, je vous dirai franchement que nous ne publions jamais de romans…

— Je le sais, interrompit Constance. Permettez-moi de vous expliquer… »

Johnson inclina la tête et prit une attitude attentive.

« L’auteur de ce livre est M. George Winton Wood,… un de vos amis, continua la jeune fille.

— Je le connais très bien. »

Johnson se demanda pourquoi George n’était pas venu lui-même et s’étonna surtout qu’il disposât d’une si jeune et si belle ambassadrice.

« Oui, il m’a souvent parlé de vous, dit Constance. Eh bien, il ne trouve pas ce roman digne d’être publié. Je l’ai lu et suis d’un avis tout différent. Je désire vous demander une grande faveur. Voulez-vous le lire ? »

Le jeune homme hésita. Il était foncièrement consciencieux et craignait qu’il n’y eût quelque chose de singulier dans cette affaire.

« Pardon, dit-il, mais M. Wood sait-il que vous me l’avez apporté ?

— Non, certes. Et je ne voudrais pas pour rien au monde qu’il le sût !

— Alors j’aimerais autant ne pas…

— Mais c’est superbe, s’écria Constance avec chaleur. Et il veut le brûler. Ce livre fera sa réputation, j’en suis convaincue ! Et c’est pour cette raison que je n’ai pas voulu lui promettre de ne pas le montrer. Je vous en prie, je vous en prie, monsieur Johnson…

— Mon Dieu ! si vous m’affirmez qu’il n’y a pas eu de promesse.

— Vous pouvez en être sûr. Je vous serais obligée de me donner votre opinion très vite. Si vous commencez à le lire, vous ne pourrez plus le quitter. »

Johnson sourit à la pensée des centaines de manuscrits qu’il avait lus pour les éditeurs et qu’il avait cependant quittés sans beaucoup de difficulté.

« C’est certain, continua Constance. Ce roman est très beau. Il y a des années qu’on n’a rien publié d’aussi bon.

— Parfaitement, madame, donnez-moi le manuscrit, je le lirai. Quand faudra-t-il le renvoyer, ou aimez-vous mieux ?… »

Il s’arrêta, ne sachant pas si elle désirerait donner son nom. Constance hésita aussi et rougit légèrement.

« Je suis Mlle Fearing, dit-elle. Je demeure dans Washington Square. Voulez-vous prendre l’adresse par écrit ? Venez me voir, je vous prie, si vous n’êtes pas trop occupé.

— Je vous reporterai le manuscrit après-demain, mademoiselle.

— Oh ! oui, s’il vous plaît. Pas trop tard, parce que je ne voudrais pas partir avant d’avoir votre avis et je voudrais être à Newport le plus tôt possible. N’est-ce pas ?… si ce n’est pas vous donner trop d’embarras.

— Pas le moins du monde, mademoiselle, » dit le journaliste avec empressement.

Il pensait que pour le plaisir de causer avec une aussi jolie personne ;, il se donnerait beaucoup plus d’embarras qu’il n’y en avait à s’arrêter à Washington Square qui était sur son chemin.

« Merci. Vous êtes bien bon. Au revoir, monsieur. »

Elle tendit la main, mais Johnson prit son chapeau et se disposa à l’accompagner.

« Permettez-moi de vous reconduire, mademoiselle, dit-il.

— Je vous remercie, mais j’ai une voiture, dit Constance. Si vous voulez seulement me montrer le chemin… jusqu’en bas ; il m’a paru très compliqué.

— Certainement, mademoiselle. »

Constance n’avait pas à première vue été aussi impressionnée par cet homme qu’elle s’y était attendue. Il n’avait en somme rien dit de remarquable, ce qui n’était guère étonnant d’ailleurs, car il n’avait pas eu, dans cette courte conversation, beaucoup d’occasions de faire de l’esprit. Il appartenait à un milieu qui ne lui était pas familier et elle ne put s’empêcher de se demander si George n’avait que des amis de ce genre. Non qu’il y eût rien de commun ni de vulgaire en ce Johnson dont George faisait tant d’éloge. Il parlait tranquillement, sans aucun accent particulier, et tout à fait sans affectation. Il était habillé avec une simplicité et un goût parfaits, et il n’y avait rien de gauche en ses manières. Constance eût même vaguement désiré qu’il montrât un peu plus de gaucherie et de timidité. C’était évidemment un homme bien élevé et George disait que c’était un homme de la plus haute érudition. Mais lorsque Constance lui donna la main et qu’il eut fermé la portière du coupé, elle fut vivement frappée par l’impression que M. Johnson n’était assurément pas un homme qu’elle inviterait à dîner.

Elle était persuadée que si elle le rencontrait dans le monde elle éprouverait une vague surprise de l’y voir, bien qu’il lui eût été impossible de dire pourquoi il n’y pourrait pas être. D’un autre côté, n’ignorant pas qu’elle s’était mise jusqu’à un certain point à sa discrétion, puisqu’il était impossible qu’il ne devinât pas le motif de l’intérêt qu’elle portait à George Wood, elle préférait pourtant s’être confiée à cet étranger plutôt qu’à aucune des personnes de sa connaissance.

À cinq heures, le jour fixé, Johnson se rendit chez Mlle Fearing.

« Que vous êtes aimable ! » dit Constance lorsqu’il entra.

Il tenait le manuscrit à la main.

« Et qu’en pensez-vous ? Avais-je raison ?

— Je suis excessivement surpris, dit le jeune écrivain. C’est un livre remarquable, et il faut le faire publier tout de suite. »

Constance était certaine de la réponse, mais elle rougit de plaisir, ce qui n’échappa pas au calme examen de Johnson.

« Vous trouvez réellement que M. Wood a du talent ? demanda-t-elle, uniquement pour entendre un autre mot d’éloge.

— Il y a plus de talent dans une seule de ces pages que dans la plupart des ouvrages qui réussissent couramment, répondit Johnson avec énergie.

— Que je suis heureuse de votre appréciation,… oui, bien heureuse. Et quelle est la première chose à faire pour que ce soit publié ? Je vais à présent réclamer votre aide, après vous avoir demandé votre avis.

— Voulez-vous me laisser l’affaire en main, mademoiselle ? »

Constance hésita. Il n’y avait personne qui fût plus à même de mener cette affaire à bien, et cependant elle réfléchit qu’elle ne connaissait rien ou presque rien de l’homme qui était devant elle, en dehors des éloges que George lui avait faits de son intelligence.

« En admettant qu’un éditeur acceptât le livre, dit-elle prudemment, que donnerait-il à M. Wood.

— Dix pour cent sur le prix marqué, répondit Johnson sans hésiter.

— De chaque exemplaire vendu, bien entendu, dit Constance qui avait une tête remarquable pour les affaires. Ce n’est pas beaucoup, n’est-ce pas ?

— C’est ce que donnent généralement les éditeurs, répondit-il.

— Et aucun d’eux ne voudrait faire plus pour ce livre ? Vous devez être au courant, naturellement. Avez-vous jamais publié quelque chose vous-même ? Pardonnez mon ignorance.

— J’ai publié jadis un volume d’essais critiques, répondit Johnson.

— Sous quel titre ? Il faut que je le lise. Dites-le-moi, je vous prie.

— Cela n’en vaut pas la peine, je vous assure. Le titre était : “Essais Critiques,” par William Johnson.

— Merci. Je m’en souviendrai. Et en faisant de votre mieux pour le livre de M. Wood, croyez-vous qu’il puisse être publié dans une quinzaine ?

— Une quinzaine ! s’écria Johnson stupéfait de cette énormité. Trois mois, vous voulez dire.

— Trois mois ! mon Dieu, que c’est long ! »

Johnson lui promit de faire tous ses efforts pour hâter la publication du roman, tout en la prévenant de ne pas en attendre de nouvelles avant plusieurs mois. Ensuite il prit congé d’elle.

Une demi heure plus tard Constance était chez son libraire.

« Je voudrais un volume intitulé « Essais Critiques, » par William Johnson, dit-elle. L’avez-vous, monsieur Popples ? »

Elle attendit quelque temps avant qu’on le lui apportât. Puis elle feignit de le parcourir attentivement.

« Cela vaut-il la peine d’être lu ? demanda-t-elle négligemment.

— Excellent, mademoiselle Fearing, » répondit le libraire.

Il connaissait Constance depuis son enfance, alors qu’elle était passionnée pour les livres d’images.

« Excellent, répéta-t-il avec conviction. Un peu aride, peut-être, mais vraiment excellent.

— Savez-vous si cela a eu du succès.

— Oui, je le sais, mademoiselle Fearing, répondit M. Popples avec un sourire à double entente. Je le sais très bien. Il m’est revenu aux oreilles que le livre n’a pas couvert les frais d’impression.

— L’auteur n’a-t-il pas même touché dix pour cent du prix marqué ? » demanda Constance. M. Popples la regarda un moment, se demandant évidemment où elle avait ramassé cette phrase. Il la soupçonna immédiatement d’avoir commis quelque méfait littéraire en un volume.

« Non, mademoiselle Fearing. J’ai su par hasard que M. Johnson n’avait pas touché dix pour cent sur le prix marqué ; il ne lui a même rien rapporté du tout, excepté une quantité d’articles très flatteurs. Mais, excusez-moi, mademoiselle Fearing, si vous songiez à vous risquer à publier quelque chose… »

Sa voix s’abaissa à une intonation confidentielle.

« Moi ? s’écria Constance.

— Mon Dieu, mademoiselle Fearing, cela pourrait se faire très discrètement. Rien qu’un petit volume de jolis vers ? Est-ce cela, mademoiselle Fearing ? Je crois que cela ferait du bruit dans la société, et s’il vous plaisait de vous adresser à moi, je connais un éditeur…

— Mais, monsieur Popples, interrompit Constance se remettant assez vite de l'amusement qu’elle éprouvait pour interrompre le cours des offres engageantes du libraire, je n’ai jamais rien écrit de ma vie. Je vous demandais cela par pure curiosité. »

M. Popples sourit doucement, sans la moindre apparence de désappointement.

« Tant mieux, mademoiselle Fcaring, dit-il. Ces petites tentatives littéraires de jeunes demoiselles tournent rarement à bien ? ”

Le vieillard enveloppa le volume des « Essais Critiques » par William Johnson et le tendit pardessus la table à Constance.

«Y a-t-il autre-chose pour votre service, mademoiselle Fearing ? Un ou deux romans pour le mois de mai ? Non ? Permettez-moi de porter cela à votre voiture.

— Merci. Je suis à pied, je vais l'emporter. Bonsoir.

— Bonsoir, mademoiselle Fearing. Voici votre ombrelle. Bonsoir, mademoiselle Fearing. »

Constance avait ce qu’elle était venue chercher. Si William Johnson, auteur des « Essais Critiques », un journaliste et un homme très probablement au fait des tenants et aboutissants de la librairie, n’avait rien gagné avec son livre qui avait eu du succès, George ferait une très bonne affaire en recevant dix pour cent du prix marqué de chaque exemplaire de son roman. Constance sentit alors qu’elle avait fait tout ce qu’elle pouvait faire, et en conséquence elle fit ses préparatifs de départ.

Elle était bien aise de partir, afin de s’étudier elle-même. Sa nature éminemment scrupuleuse craignait de commettre quelque méprise qui pourrait gâter la vie de George et la sienne. Elle était dans l’appréhension continuelle de se laisser emporter par l’impulsion du moment à dire quelque chose qui pourrait l’obliger à l’épouser, avant d’avoir senti qu’elle l’aimait autant qu’elle désirait l’aimer. En se reportant en arrière, elle regrettait amèrement de lui avoir permis de lui embrasser la joue ce matin-là dans le Parc. Elle se trouvait alors sous l’influence d’une forte émotion, produite par le dénouement de son livre, et, à ses yeux, il lui semblait qu’elle avait très mal agi. Si elle avait été capable de pousser plus loin son analyse, elle eût découvert que derrière cette défiance d’elle-même, il y avait une persistante défiance de George. Une année auparavant, elle avait cru possible qu’il fût attiré par sa fortune. À présent elle eût repoussé cette idée, si elle se fût présentée, quoiqu’elle persistât néanmoins sous une forme plus subtile.

« Il m’aime sincèrement, se disait-elle. Il m’épouserait à présent, même si j’étais pauvre. Mais m’eût-il aimée dès le début si j’avais été pauvre ? »

Cette question la tourmentait perpétuellement en lui suggérant bien des doutes malfaisants. Mais elle restait pourtant convaincue de deux choses. D’abord, qu’elle était singulièrement influencée par la présence de George à dire et à faire des choses qu’en d’autre temps elle n’eût jamais ni dites ni faites, et ensuite, qu’elle l’aimât vraiment ou non, elle ne croyait pas pouvoir aimer quelqu’un autant. Dans ces conditions, il valait évidemment mieux qu’elle ne le vît pas pendant un certain temps. Elle se retirerait ainsi de la sphère de son influence directe, et aurait le loisir d’étudier et de peser ses propres sentiments avant d’arriver à une décision. Néanmoins, elle envisageait d’avance le moment de se séparer de lui avec presque du chagrin. Contrairement à son attente l’entrevue fut très calme.

Ils causèrent un peu du roman, Constance affectant un air de mystère relativement à son avenir, George en parlant avec la plus grande indifférence. Quand il se leva pour partir, elle lui posa la main sur le bras.

« Vous ne me croyez pas complètement insensible, n’est-ce pas ? demanda-t-elle, les yeux fixés sur un certain bouton de sa redingote.

— Non, répondit George. En tout cas, je vous crois très sincère. Je voudrais même que vous oubliez parfois d’être aussi sincère vis-à-vis de vous.

— Je serais très coupable, en commettant ainsi une déloyauté et une injustice envers vous. Supposons… supposons seulement… que je me décide à vous épouser et que je découvre trop tard que je ne vous aimais pas. Ne serait-ce pas affreux ? N’est-il pas préférable d’attendre encore un peu ?

— Vous ne pouvez m’accuser de vous avoir pressée de prendre une décision, dit George, trahissant d’un mot sa jeunesse, son ignorance des femmes, et son empressement presque extravagant à obéir à Constance en tout et pour tout.

— Vous êtes très généreux, répondit-elle, les yeux toujours fixés sur le bouton de sa redingote. Mais je ne veux pas sentir que je gâte votre vie…, non, laissez-moi parler… Dans six mois, vous serez célèbre. Je le sais. Vous pourrez alors épouser qui vous voudrez. Je ne veux pas vous épouser maintenant. car je ne vous aime pas assez. Vous êtes donc libre ; rien ne vous engage. Vous voyagerez cet été, puisque vous avez plusieurs invitations à la campagne. Si vous voyez quelqu’un qui vous plaise plus que moi, ne vous croyez lié par aucune promesse. Cela ne me ferait pas mourir de chagrin si vous en épousiez une autre. »

Malgré son calme, il y avait dans sa voix un léger tremblement qui n’échappa pas à l’oreille de George.

« Je n’en aimerai jamais une autre, répondit-il simplement.

— Rien ne vous empêche cependant, ni moi non plus. Mais l’attente doit avoir une limite et…

— Là-dessus, je suis de votre avis, Constance, approuva George. Dites que si, au mois de mai prochain, vous ne m’aimez pas moins qu’à présent, vous serez ma femme.

— Non. Il faut que je vous aime davantage. Si je vous aime mieux qu’à présent, c’est que mon amour ne pourra désormais que croître, et je vous épouserai.

— En mai ?

— En mai, l’année prochaine. Mais ce n’est pas un engagement. Je ne fais pas de promesse et je n’en accepte aucune de vous. Vous êtes libre et moi aussi jusqu'au 1er mai…

— Je ne serai plus jamais libre, ma bien-aimée, » dit George avec joie, car il attendait de grandes choses de ce bizarre arrangement.

Il s’approcha d’elle très tendrement ; une seconde de plus, et ses lèvres allaient toucher sa joue, comme elles l’avaient déjà touchée une fois. Mais Constance se rejeta vivement en arrière.

« Non… non… dit-elle en riant, cela ne fait pas partie de l’arrangement. Cela engage beaucoup trop. »

Le visage de George devint triste. Il éprouvait un vif désappointement, qu’il n’essaya pas de dissimuler. Constance le regarda un instant.

« N’ai-je pas raison, voyons ? demanda-t-elle. —Vous avez toujours raison… même quand vous me faites de la peine, répondit-il avec une ombre d’amertume.

— Vous ai-je fait de la peine ?

—Oui.

— Quelque chose, dans mes manières, a-t-il pu vous faire supposer que je vous permettrais de m’embrasser pour me dire adieu ?

— Oui.

— Eh bien, je ne veux pas que vous vous en alliez avec l’impression que je vous ai déçu, » dit Constance en revenant à lui.

Puis, mettant ses deux mains autour du cou du jeune homme, elle l’embrassa doucement sur les deux joues.

« Pardonnez-moi, dit-elle. Je n’avais pas l’intention de vous causer du chagrin. Adieu… mon chéri. »

George quitta New-York vers la fin de juin. Il avait beaucoup écrit dans le courant de l’année et avait gagné assez d’argent pour se donner un peu de repos pendant les mois de chaleur. Il essaya de persuader à son père de l’accompagner. Mais celui-ci déclara que rien ne pourrait le décider à gaspiller de l’argent en voyages. Le vieillard était effectivement astreint à une sévère économie de tous les instants, mais il appréhendait surtout le manque de confort des hôtels. George partit donc seul.

Il avait déjà entamé un autre roman. Il ne considérait pas du tout son premier effort comme un véritable livre, mais à présent qu’il avait commencé de boire à la coupe d’imagination, la soif l’avait saisi, et il lui fallait l’apaiser. Cette fois-ci, cependant, il se mit résolument à l’œuvre pour faire de son mieux, s’efforçant de réprimer son ardeur et tâchant de se garantir de la fièvre qui menaçait de le pousser à l’extravagance. Il bornait rigoureusement son travail à quelques pages par jour, polissant chacune de ses phrases et les méditant longuement avant de les écrire. De cette manière, il était arrivé à produire environ la moitié d’un volume vers la fin d’août ; il se trouvait alors dans une charmante maison de campagne près de la mer, au milieu d’une nombreuse société. Il avait presque oublié son premier livre et ne se souvenait qu’obscurément de ce qu’il y avait mis. Il revoyait en pensée sa fiévreuse production comme une sorte de rêve délirant pendant lequel il avait divagué dans une langue qui lui était à présent étrangère.

Un après-midi, au milieu d’une partie de tennis, on lui apporta un télégramme.

« Rob Roy et Cie publient livre immédiatement Angleterre et Amérique. Garantissent redevance dix pour cent prix marqué. « Réponse télégraphique. C. F. »

George possédait un très grand empire sur soi, mais il arriva difficilement à maîtriser l’émotion que lui causait cette nouvelle. Il mit la dépêche dans sa poche et continua néanmoins de jouer, mais il perdit la partie d’une façon honteuse et fut accablé de reproches par sa cousine, Mamie Trimm, qui se trouvait être sa partenaire. Mamie Trimm et sa mère étaient invitées dans la même maison, au grand regret de Mme Sherrington Trimm qui trouvait que Mamie avait déjà beaucoup trop d’inclination pour George. C’était à dessein que la maîtresse de la maison les avait réunis, pensant que George aimait la jeune fille et trouvant cette union tout à fait convenable.

Il s’échappa dès que cela fut possible et alla au bureau du télégraphe. Le style d’affaires de la dépêche de Constance bétonnait, et il se demanda si derrière elle il n’y avait pas quelque autre personne. La phrase sur la redevance ne semblait pas être une expression de femme ; cependant, elle pouvait l’avoir copiée sur la lettre des éditeurs.

George s’était d’abord dit que si son premier roman courait réellement le risque d’être publié, il s’opposerait de tout son pouvoir à ce ridicule. À présent, il n’éprouvait plus la même crainte, MM. Rob Roy et Cie étaient de grands éditeurs très sérieux, dont le nom seul était pour un livre une véritable chance de succès, et George savait très bien qu’ils ne publieraient pas une chose sans valeur. Mais il ne s’enorgueillissait pas de cette nouvelle, quelque surprenante qu’elle pût être. Il était étrange, certes, qu’une maison d’un si bon jugement eût accepté son roman ; mais elle avait dû se tromper pour cette fois. En tout cas, il se ferait envoyer les épreuves et, avec de nombreuses corrections, tâcherait de rendre l’ouvrage présentable.

Sa réponse à la dépêche de Constance fut courte.

« Déplorable catastrophe. Plains public. Remercie éditeurs. « Accepte conditions. Où sont les épreuves ? G. W. »

Revenu à New-York pour corriger ses épreuves, il ouvrit le paquet de l’imprimeur et se mit à lire son roman avec un intérêt palpitant, il ne fit aucune correction ce jour-là. Le lendemain seulement, il fut en état de le parcourir avec calme.

George s’éveilla un matin pour se trouver sinon un homme célèbre, du moins le sujet de conversation du jour. Une semaine ne s’était pas écoulée que les journaux étaient remplis de comptes rendus de son livre, tous plus élogieux les uns que les autres.

Personne ne semblait s’apercevoir que George Winton Wood, le romancier, pouvait être le même homme que G. W. Wood, le signataire de tant de modestes articles dans les revues.

Il entra un jour dans la gare du chemin de fer et fut étonné de voir les murs couverts d’immenses affiches, de trois pieds carrés, portant son nom et le titre de son livre, alternativement, en énormes lettres noires sur fond blanc. George s’approcha du jeune commis de la bibliothèque.

« Ce livre se vend-il beaucoup ? demanda-t-il tranquillement.

— Comme des petits pâtés, répondit le vendeur en lui offrant sa propre œuvre. Un dollar vingt-cinq cents.

— Merci, dit George. Je ne veux pas donner ce prix-là pour un roman.

— Eh bien, il y en a d’autres qui les donneront, répondit le jeune homme. Rangez-vous un peu de côté, s’il vous plaît, et faites place à ces dames. »

George sourit et s’éloigna.


XI


Sherrington Trimm, assiégé par sa femme au sujet du testament de M. Craik, avait gardé longtemps le secret absolu, mais, un jour qu’elle insistait plus que d’habitude, il finit par s’impatienter.

« Autant que je puis savoir, ma chère, dit-il gravement, vous n’aurez jamais cet argent, vous ferez donc bien de ne plus y penser et vous contenter de ce que vous avez. »

Ni diplomatie, ni cajoleries, ni reproches ne purent arracher rien de plus précis des lèvres discrètes de Sherrington Trimm. Totty était au désespoir ; sa curiosité la tourmentait jusqu’à la torture.

D’un autre côté, depuis que le vieux Craik était rétabli, sa sœur s’était montrée plus désireuse de lui plaire qu’à l’ordinaire. En cela elle raisonnait comme son mari l’avait fait, disant qu’un homme qui a changé une fois son testament peut très vraisemblablement le changer de nouveau. Elle n’épargnait aucune peine pour le distraire et y arrivait même à son insu, car le vieux Tom, qui comprenait la raison du manège de sa sœur, s’en amusait beaucoup intérieurement.

Le vieillard suivait le succès croissant de George Wood avec un intérêt qui eût surpris celui-ci, s’il en avait été instruit. On eût dit qu’en lui assurant la fortune, Tom Craik l’avait poussé dans la bonne direction. Depuis ce moment, en effet, la chance de George avait commencé à tourner, et maintenant, tout en restant ignorant de la richesse qui l’attendait, il était déjà loin sur la route de la célébrité et de l’indépendance. Dans son isolement l’ancien spéculateur trouvait une nouvelle et vive émotion à suivre les efforts du jeune homme pour lequel il avait secrètement préparé une si ravissante surprise. Il s’amusait à se représenter l’avenir qui attendait son héritier. Et il y avait dans ses conjectures quelque chose de diabolique, car M. Craik connaissait bien le monde.

Sherrington Trimm tomba inopinément et gravement malade, durant le printemps qui suivit le premier succès de George Wood, et on lui ordonna de se rendre sans tarder à Carlsbad en Bohême. Totty trouva qu’il lui était absolument impossible de raccompagner, à cause de l’état précaire de la santé de son frère, qu’elle ne pouvait décemment quitter dans un pareil moment. Sherrington Trimm eut beau exprimer la croyance que Tom passerait l’été et peut-être plusieurs étés, sa femme, hochant la tête et citant doucereusement trois ou quatre autorités médicales, l’assura que l’état de Tom était loin d’être satisfaisant. Mamie pouvait aller avec son père, si cela lui faisait plaisir, mais Totty ne quitterait pas le navire prêt à sombrer.

Sherry s’embarqua donc seul pour l’Europe et laissa John Bond pour diriger les affaires à sa place. John Bond était un brave garçon, très consciencieux, et M. Trimm partit sans inquiétude. John était, enchanté d’avoir l’occasion de montrer ses capacités et il se promettait d’épouser Grâce Fearing pendant l’été, sa position devant être alors suffisamment assurée. Il était beaucoup trop intelligent pour se faire scrupule, étant pauvre, d’épouser une femme riche, mais il était aussi trop indépendant pour profiter de la fortune de Grâce. Comme elle était bien jeune, il avait remis le mariage jusqu’à ce qu’il gagnât suffisamment pour ses besoins personnels. Il estimait que le mariage ne pouvait être heureux là où l’un des époux dépendait de l’autre et que la paix domestique n’était assurée que par l’exclusion de toute question d’argent entre le mari et la femme. John Bond était grand, blond, de bonne mine, bien portant, vif, énergique et fin. Il n’avait jamais eu une heure de contrariété sérieuse et avait commencé la vie avec un joyeux entrain. Chez lui, il n’y avait ni sentimentalité malsaine ni développement inutile de l’imagination, pas de nervosité, pas de timidité, pas de fatuité. C’était en somme le plus habile, le plus laborieux, le plus loyal, le plus sûr, le plus intègre homme de loi de New-York.

Avant de partir, Sherrington Trimm avait demandé à Tom Craik s’il devait parler à son jeune associé de l’existence d’un testament en faveur de George Wood. M. Craik hésita avant de répondre.

« Ma foi, Sherry, dit-il enfin, en raison de l’incertitude de la vie humaine, vous ferez mieux de le lui dire. Mais que ce soit en confidence.

— Bien entendu, dit M. Trimm. J’ai presque autant de confiance en John Bond qu’en moi-même. »

Le même jour il communiqua le secret à son associé. Celui-ci hocha la tête d’un air grave, puis tomba dans un accès de rêverie excessivement rare chez lui. Il était très au courant des relations qui existaient entre Constance et George, et avec sa franche défiance d’homme de loi, il avait partagé les convictions de Grâce au sujet des mobiles du jeune homme.

Totty était de ces personnes qui éprouvent du soulagement à faire des questions même lorsqu’on n’y répond pas. Son mari lui manqua plus qu’elle ne l’avait cru possible. Elle trouvait une espèce de satisfaction à le tourmenter relativement au testament, conservant toujours l’espoir qu’il pourrait à un moment se départir de sa discrétion dans un accès d’impatience et révéler le secret qu’elle désirait tant apprendre. Sa curiosité n’avait par conséquent plus d’issue et elle commença à subir l’oppression d’une continuelle anxiété. A la fin, elle imagina un plan pour découvrir la vérité ; il était si simple qu’elle se demanda comment elle n’y avait pas songé plus tôt.

Rien, en effet, n’était d’une exécution plus facile que ce qu’elle projetait. Son mari serrait dans un pupitre de sa chambre les clés des coffres de son étude. Elle pourrait aisément s’emparer du trousseau. Les coffres étaient renfermés dans une chambre de sûreté donnant sur un petit couloir qui allait du cabinet particulier de Sherrington Trimm aux bureaux des clercs. Totty avait là son coffre personnel, près de celui de son frère. En qualité de femme du principal associé, elle n’aurait aucune difficulté à entrer seule dans la chambre de sûreté, sous prétexte d’y déposer un acte, ce qui lui était arrivé souvent du reste. Si son frère avait fait un nouveau testament, il devait être dans ce coffre quii ne renfermait que des actes importants. Un seul coup d’œil lui suffirait pour voir tout ce qu’elle désirait savoir et délivrerait son esprit de la fatigante anxiété qui lui rendait alors la vie presque insupportable.

Après s’être munie de la clef qui ouvrait le coffre de son frère, il était encore nécessaire de tenir à la main un papier ayant l’apparence d’un acte comme prétexte, pour entrer dans la chambre de sûreté. En déposant une enveloppe vide, cachetée, comme si elle contenait quelque chose de valeur, c’était laisser derrière soi une trace qui pouvait un jour se retourner contre elle. Il ne fallait pas songer à enlever le document de l’étude, pour le remettre le lendemain : John Bond pouvait s’apercevoir de sa disparition. Il n’y avait donc qu’à se procurer un acte quelconque. Après avoir réfléchi pendant quelques minutes, Totty alla chez un courtier qui faisait quelquefois des affaires pour elle et son mari, et lui acheta une action de cent dollars, qu’elle tint à payer immédiatement.

Dix minutes plus tard elle était dans l’étude de son mari. Son cœur battit plus vite quand elle demanda à John Bond de lui ouvrir la chambre de sûreté.

« Voulez-vous me permettre de vous aider ? » dit-il en y entrant avec elle.

La chambre de sûreté était éclairée d’en haut par un petit châssis vitré au-dessous d’une solide avant pour qu’elle pût l’ouvrir plus facilement, qui faisaient le tour de la pièce. John Bond alla tout droit à celui de Totty et le tira un peu en avant pour qu’elle pût l’ouvrir plus facilement. Elle tenait avec ostentation son enveloppe d’une main et de l’autre cherchait la clé dans sa poche. Elle pouvait reconnaître celle de son frère, qui portait une étiquette, alors que la sienne n’en avait pas.

« Je vous remercie, c’est inutile, dit-elle en tournant la clé dans la serrure et en ouvrant le couvercle. J’ai un tas de choses à voir, afin de mettre ce que j’ai apporté à sa vraie place.

— Allons…, si je ne puis vous être d’aucune utilité… dit John. J’ai beaucoup de travail aujourd’hui… Quand vous aurez fini, veuillez m’appeler pour fermer la porte. »

Restée seule, Totty respira plus librement. Par un mouvement rapide et furtif, elle glissa l’autre clé dans la serrure du coffre de Tom Craik, la tourna, et souleva le couvercle. Son cœur battait violemment.

Le testament, étant l’acte le plus récent, se trouvait au-dessus des autres. L’épaisse enveloppe bleue était cachetée et portait le mot : « Testament » avec la date. Totty pâlit quand elle le tint dans ses mains. Elle n’avait pas l’intention de le détruire, quoi qu’il pût contenir, mais briser seulement, le cachet lui paraissait ressembler à une action criminelle. D’un autre côté, quand elle se rendait compte qu’elle tenait là dans sa main la réponse à toutes ses incertitudes et que, d’un mouvement, elle pouvait satisfaire sa curiosité sans bornes, elle n’essaya pas de résister à une pareille tentation. Elle voyait bien aussi qu’il ne lui serait pas possible de rétablir le cachet et qu’on s’apercevrait que quelqu’un s’était permis d’ouvrir le testament, mais cette pensée ne put la déterminer à renoncer à son projet. Elle essaya de soulever le cachet avec une épingle à cheveux ; mais elle ne réussit qu’à l’endommager. Il n’y avait plus qu’à déchirer l’enveloppe. Elle fendit un des deux bouts avec son épingle et en tira l’acte.

Quand elle eut pris connaissance du contenu, son visage exprima une surprise sans bornes. Il ne lui était jamais venu à l’idée que Tom pût laisser sa fortune à George Wood.

« Ai-je été bête ! » s’écria-t-elle à demi-voix. Alors elle se mit à réfléchir aux conséquences de ce qu’elle avait fait, et, sa curiosité satisfaite, ses craintes commencèrent à prendre de sérieuses proportions. Était-ce un acte criminel qu’elle venait de commettre ? Il était impossible de remettre dans le coffre le testament privé de son enveloppe, sans que son mari s’en aperçut la première fois qu’il aurait l’occasion de regarder dans les papiers de Tom Craik. L’enveloppe du moins devait disparaître tout de suite. Elle la chiffonna et la mit dans sa poche. Elle la brûlerait en rentrant chez elle. Mais que faire du testament lui-même ? C’était chose plus difficile. Elle n’osait pas le détruire, c’eût été un vol manifeste. Et puis, son frère pouvait le demander à tout moment, et si on ne pouvait le représenter, son mari se trouverait dans une mauvaise situation. Tom soupçonnerait tout de suite Sherrington Trimm d’avoir détruit le testament pour que sa femme puisse hériter, en qualité de plus proche parente. En attendant, et dans le cas où Tom mourrait avant que Sherrington fût de retour. Totty pourrait mettre l’original en lieu sûr, où elle pourrait le faire retrouver au besoin… derrière un des coffres, par exemple, dans un coin quelconque de la chambre de sûreté. Rien de ce qui était enfermé entre ces quatre murs ne pouvait se perdre. Ce plan était le seul moyen qu’elle eût d’éviter de commettre un crime et de se dispenser d’avouer à son mari sa coupable faiblesse.

Elle plia le papier et chercha des yeux un endroit où elle pourrait le cacher. Pendant qu’elle regardait, elle crut entendre le pas de John Pond. Elle n’avait pas de temps à perdre. Le laisser sur une des planches eût été insensé, car on pouvait l’y trouver à tout instant. Elle ne voyait ni fente ni trou dans lequel elle pût le glisser, et John Bond arrivait. Dans son désespoir, Totty fourra le papier dans le corsage de sa robe, ferma bruyamment son coffre, et sortit.

Elle se figura que John Bond la regardait très curieusement, quoique cette impression pût bien n’être que le résultat de ses craintes. Surpris en effet de son extrême pâleur, il fut sur le point de lui demander si elle était malade, mais il pensa qu’elle avait pu prendre froid dans cette chambre glaciale et ne dit mot.

Le papier semblait la brûler et il lui tardait d’être rentrée chez elle, où elle pourrait au moins le mettre sous clef jusqu’à ce qu’elle eût pris une prudente décision à son égard. Elle s’appuya contre le fond de sa voiture en proie à une terreur folle. Qu’arriverait-il si par hasard John Bond faisait la découverte ? Il avait certainement connaissance de l’existence du testament, l’avait très probablement vu, et savait où il se trouvait placé. Il était étrange qu’elle n’eût pas pensé à cela. Si, par exemple, il arrivait qu’il eût besoin de regarder certains papiers de son frère, ce jour-là, ne s’apercevrait-il pas de la disparition et ne la soupçonnerait-il pas ? S’il connaissait le contenu du testament, il savait mieux que personne ce qu’elle avait à gagner à le détruire. Comme il eût été préférable d’avoir remis le papier à sa place même sans enveloppe ! Comme tout vaudrait mieux que la pensée de pouvoir être découverte par John Bond !

Elle était déjà dans le haut de la ville, mais dans son angoisse, ne reconnaissant pas son quartier, elle se pencha un peu pour regarder par la portière. Le sort voulu que la seule personne qui se trouvât près de la voiture fut George Wood, qui avait reconnu le cocher et tâchait d’entrevoir sa cousine. Quand il la vit, il la salua en souriant, comme il faisait toujours. Totty fit en toute hâte un signe de tête et se renversa sur ses coussins. Un sentiment de profond désespoir s’empara d’elle et elle ferma ses yeux.


XII


La réputation de George Wood se développa rapidement. Dès qu’il eut terminé son second livre, peu de temps après la publication du premier, il vendit facilement le manuscrit aux conditions qu’il voulut. Ce roman, d’un genre tout différent du précédent, obtint un immense succès. Le premier était un livre d’action et de passion, le second une histoire simple presque dépourvue d’intrigue, dans laquelle le jeune auteur avait prêté à ses personnages les plus délicates de ses pensées. Dans celui-ci, il avait mis le meilleur de son talent et en avait conscience.

Le temps était passé où il avait considéré son mariage avec Constance Fearing comme un déli- cieux et irréalisable rêve. Il avait maintenant un avenir devant lui, qui pouvait être brillant, et qui serait en tout cas honorable, et c’était avec grande confiance qu’il voyait approcher le 1er mai, s’attendant à recevoir ce jour-là une réponse définitive de Constance. Il y avait un an qu’elle lui avait avoué qu’elle l’aimait un peu, et, à présent, cette année, la seule qu’elle eût exigée comme période d’épreuve, s’était écoulée apportant à George le premier grand succès de sa vie. Sa réputation croissante était entre eux comme un lien dont ils avaient tissé ensemble toutes les cordes. Depuis quelque temps il s’était abstenu de l’interroger sur son amour. Elle était toujours la même Constance qu’il avait connue si longtemps… douce, sympathique, bienveillante, enthousiaste pour ce qu’il faisait, persuasive quand il était indécis, pensive lorsque son goût ne s’accordait pas avec le sien. En jetant un regard en arrière sur ses longs mois d’intimité, George reconnaissait qu’elle ne s’était jamais engagée, qu’elle n’avait jamais fait une promesse, jamais donné directement à entendre qu’elle consentirait à être sa femme. Et pourtant toute la vie de la jeune fille, depuis qu’il la connaissait, semblait à George n’avoir été qu’une seule promesse et il se fût accusé, comme d’une trahison, de suspecter sa sincérité.

Durant les derniers jours d’avril, Constance était devenue très perplexe, ne sachant encore quelle réponse elle pourrait donner à George. Elle lui avait écrit un mot pour lui dire qu’elle l’attendait, et, la veille du jour fixé, elle resta dans sa chambre pour livrer encore une fois avec elle-même un dernier combat. Elle regrettait à présent de n’avoir pas fixé l’époque à vieux ans, elle eût mieux su alors ce qu’elle voulait. Mais devant l’irrémédiable du lendemain, le labyrinthe se faisait plus confus, la lumière moindre.

« Je ne veux pas l’épouser… je ne peux pas… je ne peux pas ! » s’écria-t-elle enfin, absolument épuisée de fatigue et d’anxiété.

Et la nuit étant venue, elle se jeta sur ses oreillers, espérant trouver du repos, tandis que ces paroles résonnaient toujours à ses oreilles. Elle dormit un peu et répéta pendant son sommeil le même cri qui finit par devenir machinal et s’imposa à sa volonté. Quand le jour se leva, elle était décidée à ne pas épouser George et sa résolution était irrévocable ; mais il restait à la lui faire connaître.

Elle se sentit glacée à la pensée de la scène qui l’attendait, et comprit qu’il lui serait impossible de supporter un pareil effort. Elle s’était imaginée, que la décision à laquelle elle était arrivée était le résultat fie la lutte soutenue contre elle même. En réalité, elle avait succombée sous sa propre faiblesse, préférant faire quelque chose de négatif plutôt que de se soumettre à un esclavage auquel elle pourrait désirer se soustraire alors qu’il serait trop tard. Avec un peu plus de fermeté de caractère elle eût vu qu’elle aimait George très sincèrement et qu’elle n’avait nullement renoncé à l’espoir de devenir plus tard sa femme. Elle se serait même probablement conduite tout différemment si elle avait été certaine qu’elle brûlait ses vaisseaux et se coupait toute possibilité de retour. En somme, sa résolution n’était qu’une concession à son désir de gagner du temps.

Elle cherchait le moyen de prévenir George. Elle avait pensé d’abord à lui écrire ; mais cela n’eût-il pas été bien cruel, après une épreuve aussi longue ? Se trouver en face de lui, elle ne le pouvait pas. La seule personne qui pût se charger de s’acquitter de son message était Grâce.

Elle alla trouver sa sœur et l’aborda d’une manière exceptionnellement affectueuse ; Grâce devinant qu’il se passait quelque chose, la reçut souriante et cordiale.

« Ma chérie, commença Constance avec un peu d’hésitation, j’ai à te faire une confidence. Écoute-moi… Tu as toujours eu peur que je n’épouse M. Wood, n’est-ce pas ?

— Pas dernièrement, répondit Grâce avec un sourire aimable.

— Eh bien… après avoir réfléchi très sérieusement je me suis décidée à lui donner une réponse négative aujourd’hui. Jusqu’à ce jour, je l’ai peut-être encouragé… Oh ! que j’en suis désolée ! Je voudrais pouvoir défaire tout cela,… tu avais bien raison !

— Il n’est pas trop tard, » observa Grâce.

Puis, voyant des larmes dans les yeux de sa sœur, elle l’attira près d’elle et lui prit affectueusement les mains.

« Ne sois pas si malheureuse, » Conny, dit-elle d’une voix remplie d’une profonde sympathie.

— Oh ! le coup sera si dur pour lui.

— Si tu veux, ma chérie, je pourrais l’y préparer

— Oh ! Grâce, quelle chérie tu fais ! cria Constance en jetant ses bras autour du cou de sa sœur et l’embrassant. Je n’osais te demander ce service et je n’aurais jamais pu lui dire cela moi-même ! Mais tu le feras bien doucement, n’est-ce pas ? Tu sais comme il a été bon et patient. »

Il y avait un étrange sourire sur le visage de Grâce quand elle répondit, mais Constance n’était pas en état de remarquer quelque chose en ce moment.

« Compte sur moi, dit tranquillement la jeune fille. Je ne vais pas lui dire brusquement que tu m’envoies lui annoncer que tu ne veux pas l’épouser.

— Oh non ! s’écria Constance devenant subitement très sérieuse. Dis-lui que je reste pour lui ce que j’ai toujours été…

— Il trouvera probablement que c’est insuffisant, dit Grâce avec un sourire.

—Oh ! ne te moque pas de moi, dit Constance gravement, c’est très… très sérieux. J’ai une grande affection pour lui, je l’admire beaucoup, j’aime ses manières… et tout… et pourtant… je suis certaine que je ne l’ai jamais aimé réellement. Tu dois croire que je ne suis qu’une coquette, n’est-ce pas ? Oui, tu as raison, je n’aurais jamais dû l’encourager comme je l’ai fait. Mais il est si bon ! Je ne puis comprendre pourquoi tu l’as détesté dès le commencement.

— Ce n’était pas lui que je détestais, dit Grâce vivement, mais seulement l’idée « le son mariage avec toi. Je pensais qu’il était bon de lui faire voir qu’un membre de la famille désapprouvait cette union.

— Enfin, ma petite Grâce chérie, sois très bonne avec lui, oui… et s’il avait bien envie de me voir, après que tu lui aurais tout dit, je pourrais descendre un instant. J’aimerais tant à savoir qu’il ne me garde pas rancune.

— Si tu y tiens, tu peux le voir, mais je ne pense pas… Enfin, fais comme tu voudras,

— Je te remercie, ma chérie… Maintenant, je vais aller me reposer un peu. Je n’ai pas dormi de la nuit.

— Grande folle ! dit Grâce en riant et en l’embrassant sur les deux joues. Comme si cela en valait la peine ! »

Lorsque Grâce fut seule, elle s’approcha de la fenêtre pour respirer l’air frais du matin, et pendant un instant elle regarda dehors rêveusement.

« Je suis enchantée, dit-elle tout haut en se parlant à elle-même. Mais pour rien au monde, je ne voudrais avoir fait cela. J’aimerais mieux m’être coupé la main droite que d’avoir traité un homme de cette façon ! »

En ce moment, elle plaignait George de tout son cœur.

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

En entrant dans le salon, George fut surpris d’y trouver Grâce au lieu de Constance, et il eut de la peine à réprimer un mouvement de contrariété. Grâce, s’avançant pour le recevoir, lui prit la main et la garda dans la sienne un peu plus longtemps qu’il n’eût suffi dans des circonstances ordinaires. Sa figure était très sérieuse et ses yeux se fixèrent avec une impression de profonde sympathie sur ceux de son visiteur. George sentit son cœur se serrer sous l’appréhension d’une mauvaise nouvelle.

« Qu’y a-t-il, mademoiselle ? demanda-t-il anxieux ; votre sœur est-elle malade ? —Non, elle n’est pas malade. Veuillez vous asseoir, monsieur Wood. J’ai une communication à vous faire. »

George fut saisi d’un vif pressentiment de malheur.

« Qu’est-ce donc ? » demanda-t il haletant.

La jeune fille garda un instant la silence.

« Ma sœur m’a priée de vous recevoir, commença-t-elle de sa voix douce et grave. Elle est très malheureuse et n’est pas en état de supporter plus longtemps une situation équivoque. »

La figure de George s’assombrit : il savait maintenant ce qui allait suivre. Il ouvrit les lèvres. Il allait parler, mais il se contint, après avoir réfléchi qu’il ne connaissait pas encore jusqu’où allait la communication.

« J’en suis désolée, continua-t-elle d’un air sérieux. Je sais tout ce qui s’est passé. Constance devait nous donner une réponse définitive aujourd’hui. Elle n’a pas eu le courage de vous la donner elle-même. »

Grâce s’arrêta un instant et, si George ont été moins agité, il aurait vu ses lèvres se plisser un peu pendant qu’elle prononçait les derniers mots.

« Après avoir bien interrogé son cœur, ajouta-t-elle pour terminer, elle sait qu’elle ne vous aime pas ; jamais elle ne pourra être votre femme. »

Dans le premier moment, le cœur de George ne bougea pas. Puis il se mit à battre furieusement. Lui, resta immobile et calme d’apparence, pendant que son visage pâlissait lentement, que ses yeux étincelants se cerclaient de noir et que sa bouche dédaigneuse se faisait rigide comme la pierre. Il gardait le silence.

Grâce, se rendant compte de l’état de George, sentit qu’elle devait ajouter quelque chose.

« Je savais que cela en arriverait là. dit-elle doucement. Je connais Constance mieux que vous ne la connaissez. Il y a très longtemps que je lui ai dit qu’au dernier moment elle vous refuserait. Elle est très malheureuse et n‘a recommandé de vous dire qu’elle restait vis-à-vis de vous ce qu’elle avait toujours été, qu’elle espérait vous voir très souvent, qu’elle avait pour vous les sentiments d’une sœur.

— C’en est trop ! » s’écria George d’une voix basse et courroucée.

Puis, se levant brusquement, il se dirigea vers la porte.

Grâce fut debout aussi vite que lui.

« Arrêtez ! » s’écria-t-elle d’un ton qui en imposa à cet homme furieux.

Il se retourna et la regarda comme s’il était aux abois, mais les yeux de la jeune fille ne se baissèrent pas devant les siens.

« Vous ne vous en irez pas comme cela, dit-elle.

— Pardon, répondit-il, je crois que c’est ce que j’ai de mieux à faire.

— Je ne le crois pas, répliqua Grâce avec dignité.

— Que pouvez-vous avoir encore à me dire, mademoiselle… vous, surtout ? N’êtes-vous pas satisfaite ?

— Je ne vous comprends pas et, d’après votre ton, j’aime mieux ne pas vous comprendre. Votre colère est justifiée, je vous l’accorde. Mais vous avez tort de la diriger contre moi.

— J’ai du moins tort de le montrer, répondit George en reprenant un peu d’empire sur lui-même. Vous désirez que je reste ?

— Quelques minutes encore, si vous le voulez bien, répondit Grâce en se rasseyant, quoique George restât debout. Vous n’avez, monsieur Wood, aucune raison de m’en vouloir. Je n’ai fait que vous répéter, et aussi doucement que possible, les paroles de ma sœur.

— Vous avez raison et je vous accorde que votre mission était assez délicate. Mais pourquoi votre sœur ne m’a-t-elle pas dit elle-même la vérité ? A-t-elle peur de moi ?

— Elle a pensé qu’il vous serait moins pénible de l’apprendre par moi.

— C’est une erreur. De semblables paroles sont moins cruelles à entendre de ceux qu’on aime que de ceux qui nous détestent. Quand on doit briser un cœur, il est plus brave de le faire soi-même que d’employer une tierce personne.

— Vous ne savez pas ce que vous dites. Je ne vous ai jamais détesté.

— Mademoiselle, dit George en se contenant à peine, voulez-vous me permettre de me retirer ?

— Je ne vous ai jamais détesté, répéta Grâce sans s’arrêter à sa question. J’avais très mauvaise opinion de vous autrefois et je n’ai jamais craint de le laisser voir. Mais, à présent, j’ai changé d’avis. Je vous estime et beaucoup, parce que j’ai découvert que vous aviez plus de cœur que je ne le croyais. En tout cas, je vous affirme que depuis un an je n’ai rien dit ni rien fait pour influencer ma sœur. Me croyez-vous ? »

George commençait à être surpris du ton de Grâce, et la sincérité des manières de la jeune fille lui alla au cœur.

« Je vous crois, dit-il tout en s’étonnant de pouvoir répondre sincèrement à une pareille déclaration.

— Merci, vous êtes généreux. »

Grâce se leva de nouveau et tendit la main.

« Tenez-vous à la voir avant de partir ? demanda-t-elle en le regardant bien en face.

— Oui, répondit George après un moment d’hésitation,… si vous voulez bien. »

Il resta seul pendant quelques minutes. Quoique le soleil ruisselât par la fenêtre, il avait froid comme il n’avait jamais eu froid de sa vie. Sa colère était passée, croyait-il, et il restait anéanti. En tournant la tête, ses regards tombèrent sur le siège sur lequel Constance s’était si souvent assise durant leurs causeries. Alors il éprouva une douleur subite et s’appuya contre la table pour se soutenir. C’était comme s’il avait vu la belle jeune fille étendue morte à la place qu'elle affectionnait. Mais elle n’était pas morte. C’était pire. Alors sa colère se réveilla, faisant bouillonner le sang dans ses veines, et il regretta d’avoir demandé à la voir. Mais il était trop tard à présent, il ne pouvait plus éviter l'entrevue.

La porte s’ouvrit alors et Constance s’avança, pâle, avec des traces de larmes sur les joues. Elle posa doucement sa petite main sur son bras, en le regardant timidement. Il ne bougea pas et sa physionomie ne changea pas.

« Pouvez-vous me pardonner ? demanda-t-elle d’une voix tremblante.

— Non, répondit-il sèchement.

Je sais que je n’ai pas mérité votre pardon, dit-elle d’un air humble. Je vous ai fait du mal… beaucoup de mal… mais… mais je n’ai jamais eu l’intention de vous en faire…

— C’est une piètre consolation pour moi de savoir que telle n’était pas votre intention.

— Oh ! ne soyez pas si dur ! s’écria-t-elle avec des larmes dans la voix. Je ne vous ai jamais rien promis… non, jamais !

— Ce doit être pour vous une source de bien sincère satisfaction que de sentir votre conscience nette.

— Mais elle ne l’est pas… Je veux tout vous avouer… Grâce ne vous a pas dit… je vous aime autant que jamais…, il n’y a pas de différence… Je vous suis toujours très attachée, toujours, toujours !

— Merci.

— Oh ! George, êtes-vous donc de marbre ? Rien ne pourra-t-il vous émouvoir ? Ne voyez-vous pas comme je souffre ?

— Oui, je vois. »

Il ne bougea pas, il n’inclina pas la tête.

Elle leva les yeux sur lui et fut terrifiée par l’expression de sa physionomie.

Elle s’éloigna lentement, comme en proie à un désespoir sans bornes. Puis, par un mouvement subit, elle se jeta sur le canapé et enfonça sa tête dans les coussins, en même temps que de violents sanglots l’agitaient toute. George resta immobile, la regardant avec des yeux inexorables Pendant une grande minute, on n’entendit que le bruit de ses sanglots.

« Que vous êtes cruel ! dit-elle. Oh ! George, vous me fendez le cœur !

— Vous paraissez surtout dominée par la pitié pour vous-même, répondit-il d’une voix sourde. Si vous n’avez plus rien à me dire…

— Oh ! ne vous en allez pas… ne vous en allez pas… je vous en supplie ! » s’écria-t-elle en joignant les mains.

Il s’éloigna et alla à la fenêtre. Pendant quelques minutes, tout fut silencieux dans le salon

« George… » commença timidement Constance.

George se retourna vivement.

« Puis-je faire quelque chose pour vous ?

— Ne pouvez-vous pas me dire que vous me pardonnez ? Ne pouvez-vous pas me dire une bonne parole ?

— Vraiment, cela me serait très difficile. »

Constance, un peu remis, regardait à travers la chambre d’un air égaré, en même temps que ses larmes se séchaient lentement sur ses joues. Son courage et son orgueil avaient disparu et elle offrait la véritable image du repentir et du désespoir. Mais le cœur de George s’était singulièrement endurci pendant la demi-heure qu’il avait passée chez elle ce jour-là.

« J’ai été bien coupable, c’est vrai, mais voulez-vous essayer… seulement essayer de me pardonner ?

— Ne croyez-vous pas qu’il vaudrait mieux me permettre de me retirer, mademoiselle ? demanda George en s’avançant.

— Mademoiselle !… s’écria la jeune fille en soupirant. Il y a bien longtemps que vous ne m’appeliez plus ainsi ! mais je ne puis vous retenir. Encore ceci, cependant, pensez à moi avec bienveillance, quelquefois, et cherchez à vous souvenir un peu amicalement que je vous ai aidé… rien qu’un peu… à être ce que vous êtes. »

George se sentit ému malgré lui et sa voix devint plus douce.

« Pardonnez-moi mon emportement. J’ai été un peu troublé par cette… par cette circonstance. Adieu. »

Et il partit avant qu’elle eût le temps de le retenir. Pendant un moment, elle resta les yeux fixés sur la porte. Puis, de nouveau, elle tomba sur le canapé en sanglotant.

Oh ! je vois bien que j’aurais dû l’épouser, je vois bien que je l’aime réellement : » s’écria-t-elle en gémissant.


XIII


Si George eût été moins absorbé par ses pensées, s’il s’était aperçu qu’il gardait quelque chose d’inusité dans sa physionomie, il n’aurait pas remonté la Cinquième Avenue en quittant Washington Square.

Au coin encombré de la Quatorzième Rue, il s’arrêta sur le bord du trottoir, hésitant un moment sur lë chemin qu’il prendrait pour rentrer chez lui.

Justement alors, une voix familière se fit entendre derrière lui.

« Mon Dieu, George ! s’écria Totty Trimm. Quel air vous avez ? Que vous est-il arrivé ?

— Comment vous portez-vous, cousine Totty ? Je ne comprends pas. Ma figure a-t-elle donc quelque chose d’extraordinaire ?

— Je voudrais que vous puissiez vous voir dans une glace ! s’écria la petite dame, évidemment de plus en plus surprise de son expression. Vous êtes blanc comme un linge. D’où sortez-vous ?

— Moi ? Oh ! je n’ai fait qu’une visite chez les Fearing. C’est un peu de fatigue, sans doute.

— Chez les Fearing ? répéta Totty avec un aimable sourire. Comme c’est drôle ! j’y allais justement… Vous n’y revenez pas avec moi ?

— Merci, répondit George, parlant très vite et devenant, s’il était possible, plus pâle encore. Ce serait peut-être un peu trop. D’ailleurs, j’ai un tas de choses à faire.

— Bon… alors entrez donc voir Mamie en passant. Elle est toute seule… avec un affreux rhume, la pauvre enfant ! Elle sera enchantée de vous offrir une tasse de thé. Cela vous remettra. Vous avez une pauvre mine. Adieu, cher ami. »

Totty lui serra chaleureusement la main, lui jeta un bon et affectueux regard, et continua sa route d’un pas léger. George se demanda si elle avait deviné quelque chose.

« J’aurais dû mentir, se dit-il en traversant l’Avenue, et lui dire que je sortais du club. »

Totty Trimm n’avait pas seulement deviné quelque chose, mais elle avait encore instinctivement mis le doigt sur la vérité. Depuis longtemps elle s’était aperçue que George était amoureux de Constance, et elle en était enchantée. Durant ces derniers jours, cependant, elle avait changé d’avis et avait espéré qu’un incident quelconque viendrait rompre une union qui semblait imminente. Lorsqu’elle avait rencontré son cousin, elle n’avait pas la moindre intention d’aller chez les Eearing. Mais en voyant la figure de George et en apprenant qu’il sortait de Washington Square, elle s’était décidée tout de suite à aller voir Constance. Elle sonna et demanda si les jeunes filles étaient chez elles.

« Oui, madame, répondit le domestique, mais Mlle Constance n’est pas très bien, elle est rentrée dans sa chambre avec la migraine et Mlle Grâce a dit qu’elle ne recevrait personne.

— Je viens de rencontrer M. Wood, objecta Totty, et il m’a dit qu’il avait été reçu cet après-midi.

— Oui, madame, effectivement, et c’est depuis le départ de M. Wood que les ordres ont été donnés. Si vous voulez, je porterai votre carte…

— Non, c’est inutile. Dites seulement à ces demoiselles que je suis venue. »

Après cette démarche, tout devint joie et triomphe dans son cœur.

« Quelle petite sotte ! disait Mme Sherrington Trimm en poursuivant son chemin. Elle l’aime et cependant elle a refusé un des meilleurs partis de New-York, s’imaginant qu’il en voulait à son argent. »

Et elle pensa que si Mamie se trouvait dans la même situation, elle ne refuserait certainement pas George Winton Wood.

En tous cas, Totty était résolue à employer toute sa diplomatie pour amener la conclusion du mariage qu’elle rêvait maintenant pour sa fille. Pendant qu’elle faisait ces réflexions, George remontait l’Avenue à grands pas. Chose bizarre, l’idée d’aller voir Mamie, que lui avait insinuée Totty, lui paraissait plutôt agréable. ll ne se souciait pas de rester dans les rues, dans la crainte que d’autres personnes de sa connaissance ne s’aperçussent de son visage bouleversé. S’il rentrait chez lui, son père remarquerait sa mine et pourrait deviner la cause de son chagrin, car le vieillard n’ignorait pas que son fils était amoureux de Constance. Mamie serait seule ; elle ne savait rien de ses affaires ; c’était une bonne petite fille et il avait de l’affection pour elle. Elle parlerait la plus grande partie du temps et cela lui permettrait de respirer et de se remettre de la secousse qu’il avait reçue.

Quand il entra dans le salon, Mamie Trimm était assise dans une grande bergère, au milieu des fleurs près d’une fenêtre ensoleillée : elle tenait un livre à la main.

« Oh ! George ! s’écria-t-elle en rougissant de plaisir. Que je suis contente ; je suis toute seule.

— Et que lis-tu là toute seule au milieu des roses ? » demanda George avec intérêt.

Elle lui tendit le livre. C’était le dernier roman qu’il venait de publier.

Mamie Trimm était une de ces jeunes filles dont une description très minutieuse n’arrive pas à donner une impression exacte. Un signalement de passeport aurait indiqué qu’elle était un peu petite, qu’elle avait des cheveux très blonds, des yeux gris, un nez petit, une grande bouche, le teint clair. Tout cela n’aurait rien dit, car ce qui la distinguait particulièrement, était un charme indéfinissable de toute sa personne.

George la connaissait depuis qu’elle était au monde, et entre eux il existait cette sorte d’intimité qui n’est possible que si elle a commencé dès l’enfance. La supériorité protectrice de l’écolier a été satisfaite de l’admiration cramponnante de la petite fille ; la vanité encore en bouton du jeune étudiant a pris plaisir à « expliquer les choses » à la délicate enfant de quatorze ans, qui croit à toutes ses paroles et accepte toutes ses idées ; en ses efforts, en son travail opiniâtre, en ses luttes, le débutant a trouvé du soulagement dans l’amitié dévouée et incessante de la jeune femme qu’il considère toujours comme une enfant et qu’il traite en sœur, sans se rendre compte que la différence de sept années est autre chose que dans leur enfance, maintenant qu’ils ont vingt-six et dix-neuf ans.

Une amitié de ce genre ne se rompt pas facilement malgré les interruptions que la diversité des existences peut amener dans les relations. Un effet, Constance Fearing avait pris, et au delà, la place de Mamie Trimm dans la vie de George. Celle-ci, tout en voyant encore son cousin de temps en temps, avait senti qu’il n’était plus pour elle ce qu’il avait été,… que quelque chose qu’elle ne comprenait pas était venu se mettre entre eux. C’était précisément à ce moment qu’elle avait fait sa première apparition dans le monde, où elle s’était comportée avec tact et avait été accueillie avec enthousiasme. Après avoir dansé dans tous les bals, elle avait reçu plusieurs demandes de mariage, qu’elle avait systématiquement refusées, et était, en somme, dans toute la primeur de la carrière mondaine d’une jeune fille américaine. Après deux années de succès ininterrompus, elle était encore aussi innocemment attaché à son cousin que dans son enfance. Et dernièrment, lorsque la réputation croissante de George l’avait poussé dans le courant mondain, elle s’était aperçue pour la première fois qu’il se plaisait davantage dans la société d’une autre personne, un peu plus âgée qu’elle, que dans la sienne. Sa jalousie assoupie s’était alors éveillée. Il lui semblait qu’elle avait un droit de priorité sur les attentions de son cousin et elle n’aimait pas voir contester ce droit, surtout par quelqu’un d’aussi capable de défendre sa conquête que l’était Constance Fearing. Dans son innocence, elle s’était plus d’une fois plainte à sa mère que George la négligeât, mais jusqu’ici ses observations à ce sujet n’avaient trouvé aucune sympathie chez Mme Sherrington Trimm. Totty, tout en pensant qu’il était de son devoir de faire quelque chose pour George, n’aurait jamais permis qu’un homme sans le sou, fût-il homme de génie, épousât sa fille unique ; elle encourageait ses visites, mais elle prenait soin qu’il rencontrât Mamie aussi rarement que possible chez elle. Quant à Sherrington Trimm, il n’avait aucune idée préconçue. George pouvait aller et venir dans sa maison, il y serait le bienvenu, et, si Mamie l’aimait, elle était libre de l’épouser.

Mamie avait été très bien élevée, dans le sens où ce terme élastique est généralement employé, n aïs il serait plus exact de dire qu’elle avait reçu une éducation très coûteuse. Elle parlait assez couramment le français, possédait une vague connaissance de l’allemand, et savait une vingtaine de mots italiens. Après sept années d’études musicales, elle pouvait faire danser ou accompagner passablement une romance, dont le mouvement n’était pas trop vif. Dans un autre ordre d’idées elle dansait dans la perfection, montait bien à cheval, et jouait très habilement au tennis.

Son caractère représentait assez bien la combinaison de l’esprit mondain de sa mère avec la nature enjouée, généreuse et loyale de son père. Elle n’avait jamais songé à s’interroger elle-même, pas plus qu’elle n’eût pensé à arracher les ailes d’un papillon pour voir comment elles étaient attachées à son corps. Sa simplicité d’idées était mêlée d’une pointe de sentimentalité assez naturelle à son âge, mais dont elle était si honteuse qu’elle la cachait jalousement à son père et à sa mère, Les seuls signes visibles de cette sentimentalité se trouvaient dans un tiroir de son pupitre, sous la forme de deux ou trois fleurs desséchées, d’un bout de ruban, et d’un carnet de bal, sur lequel les mêmes initiales étaient griffonnées plusieurs fois. Elle n’ouvrait pas ce tiroir dans le profond silence de la nuit, ne couvrait pas les fleurs de baisers, ne pressait pas le ruban fané sur son cœur, pas plus qu’elle n’arrosait le carnet de ses larmes. Elle ne s’occupait guère de ce réceptacle que pour ajouter un nouveau souvenir à la collection, et si elle ne jetait pas les plus anciens, c’était qu’une sorte de commisération tendre lui faisait considérer ces objets comme des êtres vivants qui pourraient être blessés de cet irrespect. Sa coquette chambre contenait, du reste, plus d’un cadeau fait par George Wood, depuis un livre d’images portant la marque du temps et de l’usage jusqu’au dernier roman du jeune homme, depuis sa première raquette de tennis, à présent tout usée et à moitié détendue, jusqu’à une jolie pendule de voyage en argent ciselé que son cousin lui avait apporté à son dernier anniversaire de naissance, comme une sorte de sacrifice propitiatoire pour sa négligence. Il ne lui serait pas venu à l’esprit, cependant, de cacher rien de ce qu’elle avait reçu de lui dans le tiroir secret. Ses sentiments pour son cousin était des plus simples et des plus solides, elle trouvait qu’elle avait le droit d’aimer George et que ses cadeaux avaient le droit d’être vus.Pointant, plusieurs fois récemment, quand elle l’avait observé dans une soirée, causant très vivement avec Constance Fearing, Mamie avait senti au bout de ses doigts une démangeaison de prendre tout ce qu’il lui avait donné et de le jeter dans la rue ; mais elle avait toujours été heureuse le lendemain de n’avoir pas cédé à ce mouvement destructeur.

Si George avait éprouvé pour Mamie la moindre chose approchant de l’amour, il eût certes remarqué que Totty avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour les tenir éloignés l’un de l’autre pendant les trois dernières années, c’est-à-dire depuis que Mamie était en âge de se marier. Mais comme il lui avait toujours été absolument indifférent qu’on le laissât seul ou non avec elle, il ne fut même pas frappé ce jour-là de ce que Totty lui proposait pour la première fois d’aller passer une heure avec sa fille quand il n’y avait personne.

George Wood était donc assis près de Mamie et de ses fleurs, écoutant son babil, répondant un peu vaguement à ses remarques, et se demandant comment il se faisait qu’il fût en vie, et puisqu’il existait, pourquoi il se trouvait là.

« Tu as l’air fatigué, George, dit la jeune fille, en étudiant son visage. Tu as l’air malade.

— Moi ?… je vais très bien. J’ai eu beaucoup de travail ces temps-ci. Et toi, Mamie… qu’est-ce que tu as ? Ta mère vient de me dire que tu étais très enrhumée. J’espère que ce n’est rien de sérieux.

— Oh ! ce n’est rien du tout. J’avais envie de lire ton livre et je ne voulais pas faire de visites : j’étais juste assez enrhumée pour avoir une excuse. Un rhume est bien utile quelquefois… C’est absolument comme tes travaux ; ce sont de ces choses qui passent pour inévitables et vous permettent de faire tout ce qu’on veut. Mais vraiment tu as une mine affreuse… Veux-tu un peu de thé ?…

— Merci, répondit-il. Je n’ai besoin de rien, c’est un peu de fatigue seulement et quand ta mère m’a dit que tu étais seule à la maison, j’ai pensé que cela me ferait du bien de venir passer un moment avec toi.

—C’est bien aimable à toi. Je t’ai si peu vu depuis quelque temps. »

Il y avait un accent de regret dans sa voix.

« Quand te maries-tu, Mamie ?

— Quand quelqu’un me demandera, Monsieur… répondit en riant la jeune fille.

— Qui est ce quelqu’un ?

— Je ne sais pas, répondit Mamie avec un tout petit soupir. On m’a demandée en mariage, tu sais, ajouta-t-elle avec un autre rire, beaucoup de gens même.

— Mais pas le quelqu’un particulier qui hante tes rêves ? demanda George.

— Il n’a même pas commencé encore à me hanter. Mais c’est de toi que j’ai rêvé l’autre nuit.

— De moi ?… Comme c’est drôle !… Et quel est ce rêve ?

— Un rêve bien drôle… oui ! » dit Mamie en se penchant pour sentir les roses qui étaient près d’elle.

Il était étrange que la couleur rouge des pétales fût renvoyée sur son visage par les rayons du soleil.

« J’ai rêvé, continua Mamie, tenant toujours les roses, que j’étais fort en colère contre toi. Alors, j’ai pris tous les objets que tu m’as donnés, le livre d’images, la poupée cassée, la vieille raquette, la pendule… et je les ai jetés par la fenêtre. Naturellement tu passais juste à ce moment-là dans la rue et tu me les a rapportés dans une corbeille, bien arrangés dans du papier rose, et tu me les as offerts avec cet odieux sourire que tu as quand tu vas dire quelque chose de parfaitement désagréable.

— Et alors, qu’est-il arrivé ? demanda George, que cela amusait malgré lui.

— Oh ! rien. Je crois que je me suis réveillée à ce moment. J’en ai ri toute la matinée.

— Mais qu’est-ce qui t’avait mise si en colère contre moi ?

— Rien… c’est-à-dire… la manière dont tu te comportes toujours avec moi dans les soirées. Tu ne viens jamais me parler. »

George la regarda en silence pendant une seconde avant de reprendre la parole.

« Vraiment, tu tiens tant que cela à ce que je te parle au bal ! demanda-t-il.

— Mais bien entendu, j’y tiens ! s’écria la jeune fille. Quelle question !

— Je ne suis cependant pas bien amusant. Mais puisque cela te fait plaisir, dorénavant je causerai avec toi tant qu’il te plaira.

— C’est trop tard maintenant, répondit Mamie, posant les roses qu’elle avait tenues si longtemps. La saison est finie et tu n’auras plus d’occasions. »

Bientôt Mamie amena la conversation sur les livres de George et parla avec enthousiasme de son succès. Elle avait lu tout ce qu’il avait écrit, avec plus de soin et plus d’intelligence qu’il n’en attendait d’elle, et elle citait des passages entiers de ses romans, l’embarrassant quelquefois par ses questions, mais le charmant malgré lui par la sincérité de ses appréciations. Enfin il se leva pour la quitter.

« Tu t’en vas déjà ? dit-elle d’un ton de regret. Pourquoi ne pas rester ? Nous ne sortons pas ce soir, tu aurais dîné avec nous. »

C’était bien plus que George ne désirait. Il ne tenait pas à se trouver une seconde fois avec Totty ce jour-là.

« Alors reviens bientôt, dit Mamie. Ta visite m’a fait tant de plaisir ; nous ne partirons pas à la campagne avant quinze jours d’ici.

— Mais tu n’auras peut-être pas un autre rhume, Mamie, observa George.

— Oh ! j’aurais toujours un rhume, si tu veux venir causer avec moi, » répondit la jeune fille.

En arrivant dans sa chambre, George s’assit dans sa vieille grande bergère et se demanda si tous les hommes déçus en amour éprouvaient ce qu’il éprouvait. Il essaya de fumer, puis y renonça avec dégoût. Il se leva et se mit à arranger des papiers entassés sur la table, mais ses doigts tremblaient étrangement et il se sentait alternativement brûlant et glacé. Il ouvrit un livre et voulut lire, mais l’effort pour concentrer son attention l’eût rendu fou. Il lui semblait qu’il allait suffoquer dans cette petite chambre qui avait, toujours été un havre de repos jusque-là, et pourtant il ne savait où aller. Il ouvrit la croisée, et l’air frais qui lui soufflait au visage le calma un peu. Il resta là longtemps accoudé. Les étoiles commençaient à briller au-dessus de sa tête lorsqu’il se retira.

Il passa la soirée avec son père, circonstance assez rare depuis quelque temps. Le vieillard l’avait à plusieurs reprises observé pendant leur repas, mais n’avait rien dit de l’air soucieux et défait qu’il remarquait sur le visage de son fils. Il était près de dix heures lorsque Jonah Wood posa son livre et leva la tête.

« Qu’as-tu, George ? » demanda son père. George leva les yeux sur la lampe pendant quelques secondes. Il ne se souciait pas plus de la sympathie de son père que de celle d’aucun autre, mais en pensant qu’il lui serait impossible de dissimuler pendant longtemps son agitation et sa mauvaise humeur, dont son père devait supporter les conséquences, il jugea qu’il valait mieux parler.

« Ma santé est bonne, répondit-il, mais j’ai peur d’être une mauvaise compagnie pendant quelques jours. Mlle Fearing a refusé tantôt de m’épouser. Je l’aimais. Voilà ce qu’il y a, père. »

Jonah Wood décroisa ses jambes, puis les recroisa du côté opposé, ce qui était son habitude quand il était extrêmement surpris. Machinalement, il reprit son livre et finalement répondit d’une voix faible :

« Je suis fâché de ce que tu m’apprends là, George. Je pensais que c’était une bonne fille. Mais t’en voilà bien revenu. Je n’ai jamais eu bonne opinion des femmes en général, excepté de ta pauvre chère mère. »

Ce fut toute la consolation que George trouva auprès de son père, mais il le connaissait trop bien pour supposer que le vieillard prononcerait des paroles de condoléances, quoi qu’il pût ressentir. Il était du reste parfaitement évident qu’il éprouvait quelque chose, car bien qu’il tînt consciencieusement son livre devant ses yeux pendant la demi-heure qui suivit, il ne tourna pas une seule fois la page.

George dormit peu cette nuit-là. Le lendemain matin, on lui remit un billet dont l’adresse était de l'écriture fine, penchée et élégante de Totty Trim.

« Cher George, » écrivait Totty, « Je ne puis vous dire combien je suis étonnée et affligée. Il court un bruit dans tout New-York que Conny Fearing a agi avec vous comme une coquette, après avoir promis de vous épouser. J’espère qu’il n’y a pas un mot de vrai. Écrivez-moi pour me rassurer et venez me voir cet après-midi. Je ne sortirai pas. Je suis bien, bien désolée. En hâte,votre affectionnée

Totty. »


George, en lisant cette lettre, fut pris d’une grande colère. Il n’avait parlé de cette affaire qu’à son père ; il fallait donc que Constance ou Grâce eût dit ce qui s’était passé.


XIV


Totty n’avait pas perdu de temps pour répandre le bruit de la rupture entre George Wood et Constance Fearing et elle l’avait fait si adroitement que personne n’eût songé à lui attribuer cette histoire, même si elle se fût trouvée fausse. Elle s’était fort peu inquiété de ce que George pourrait penser de ce bavardage, bien qu’elle eût supposé tout de suite qu’il en rejetterait le blâme sur les Fearing. Les deux jeunes filles n’avaient pourtant aucune raison de mettre en circulation une nouvelle qui était loin d’être à leur avantage. Totty désirait d’abord que George sût qu’elle était au courant de sa position, afin de pouvoir jouer le rôle de consolatrice et de mériter ainsi de la reconnaissance. Elle ne pouvait le questionner directement et devait paraître avoir appris l’histoire par d’autres ; il était donc indispensable, pour arriver à ses fins, que les détails de i’affaire tombassent dans le domaine public. Ensuite, et ici l’instinct diplomatique de Totty se manifestait dans toute sa force, elle était décidée à s’arranger de façon que toute reprise de relations entre Constance et George fût désormais impossible. Dans vingt-quatre heures au plus tard, il fallait que Constance et Grâce apprissent que leur secret courait la ville. Comme naturellement elles n’en auraient parlé à personne, elles croiraient à une trahison de George dans sa colère et seraient furieuses contre lui. Si, ce qui était peu probable, une explication avait lieu, aucune des deux parties ne voudrait croire l’autre ; la querelle ne ferait que s’envenimer et la brèche s’élargir. Bien entendu, Totty prendrait le parti de George et, avec elle, la majorité de ses connaissances, il devait lui être reconnaissant d’un appui aussi amical dans un tel moment d’épreuve.

Les choses tournèrent à peu près comme l’avait prévu Mme Sherrington Trimm. Il y eut, il est vrai, une légère variante du programme, qu’elle ignora dans le moment, mais en eût-elle été informée qu’elle n’y aurait pas attaché d’importance. Il se trouva que Constance et Grâce Fearing ainsi que George Wood avaient été invités à dîner chez, un jeune ménage de retour depuis peu de son voyage de noce en Europe. Les invitations avaient été envoyées et acceptées le dernier jour d’avril, c’est-à-dire la veille du jour où Constance avait donné à George son refus définitif, et le dîner devait avoir lieu trois ou quatre jours après. Or les jeunes mariés, qui avaient acheté une petite propriété sur les bords de l'Hudson où ils désiraient se rendre le plus tôt possible, profitèrent de ces trois ou quatre jours pour aller aménager leur maison de campagne. Ils ne revinrent en ville que le matin de leur dîner, ignorant par conséquent le cancan qui avait couru pendant leur absence. Très tard dans l’après-midi, le mari en rentrant très ennuyé de son club, dit à sa femme que Constance Fearing avait rompu avec George Wood et qu’ils étaient dans des termes à ne plus se parler. Il n’était plus temps de changer leur invitation. Le pire de tout était que, d’après le choix des convives, George Wood devait inévitablement être placé à côté de Constance ou de Grâce. Le jeune ménage, au désespoir, se décida, après bien des hésitations, à mettre George à côté de Grâce et à affecter une complète ignorance des bruits qui couraient. Au dernier moment, cependant, la jeune maîtresse de la maison pensa qu’elle pourrait améliorer les choses en disant un mot à George dès son arrivée. Mais Constance et sa sœur entrèrent avant lui.

« Je suis bien désolée, dit, vivement la maîtresse de la maison à l’oreille de l’aînée en la tirant un peu à l’écart : M. Wood va venir. Nous étions absents et n’avons rien su de tout cela. J’espère que…

— Je suis très heureuse qu’il vienne, » répondit Constance.

Elle était très pale, et très calme.

« Oh ! mon Dieu ! s’écria la maîtresse de la maison en devenant très rouge. J’espère n’avoir rien dit…

—Rien du tout, dit Constance en la rassurant. Il y a, je crois, des bavardages absurdes dans l’air. Les faits sont bien simples. M. Wood est un de mes très anciens et très bons amis. Il m’a demandé de l’épouser et je n’ai pas accepté. Je l’aime beaucoup et j’espère que nous serons aussi bons amis qu’auparavant. Si dans cette affaire il y a quelque blâme à mériter, je désire le supporter. Le voici. »

La jeune maîtresse de la maison se sentit plus à son aise après cela, mais sa curiosité était éveillé, et, au moment où George entrait, elle alla à sa rencontre.

« Je suis bien désolée, dit-elle. Les Fearing sont ici et vous serez à côté de la plus jeune. Nous venons seulement d’apprendre… Je suis bien désolée. »

George Wood inclina un peu la tète. Il était très calme et très sérieux.

« J’aime mieux vous dire tout de suite qu’il n’y a pas un mot de vrai dans toute l’histoire qu’on raconte, dit-il. Je vous serais même très obligé de vouloir bien la démentir si vous en entendez parler devant vous. Il n’y a jamais eu aucun engagement, entre Mlle Fearing et moi.

— Ah ! je suis enchantée de l’apprendre. Pardon nez-moi, je vous prie, » dit la maîtresse de la maison.

George salua Constance de son air le plus impénétrablement courtois et ils échangèrent quelques mots qu’ils ne comprirent ni l’un ni l’autre et dont ils ne se souvinrent pas plus tard. Ils avaient parlé à voix basse et, aux yeux curieux qui les observaient, ils parurent être en bons termes, bien que légèrement embarrassés par le sentiment qu’ils faisaient l’objet de toutes les conversations.

À table, George se trouva à la droite de Grâce. Pendant quelque temps il causa avec son autre voisine ; puis se tournant, il s’informa de l’époque à laquelle Grâce et sa sœur devaient quitter la ville et de ce qu’elles avaient l’intention de faire pendant l’été. Elle, de son côté, tout en répondant à ses questions, le regarda d’un air de froide et dédaigneuse surprise. Bientôt la conversation devint générale et bruyante. Sous le couvert des voix nombreuses Grâce put lui faire une question.

« Quelle intention avez-vous en racontant une histoire comme celle que tout le monde répète sur ma sœur ? » demanda-t-elle.

Pendant un moment les yeux de George étincelèrent de colère, puis il répondit sèchement et brièvement :

« Vous feriez mieux de faire cette question à Mlle Constance… où à vous-même. Quant à moi, je n’ai rien dit.

— Mon intention n’est pas de discuter la chose ici, répondit Grâce d’un ton glacial. Si l’histoire était vraie, elle serait compromettante pour nous, et nous ne la raconterions pas. Mais c’est un mensonge, un indigne mensonge.»

Elle détourna la tête.

« Mademoiselle, dit George en se penchant un peu vers elle, je ne peux me laisser accuser de pareilles choses. Comprenez-vous ? Si vous voulez bien prendre la peine d’interroger la personne qui est à votre gauche, elle vous dira que j’ai constamment démenti cette histoire pendant ces quatre derniers jours. »

Grâce le regarda de nouveau et un changement s’opéra sur son visage. Elle allait répondre, quand la conversation générale, qui leur avait permis de causer à part, fut interrompue par un silence subit.

« Comment, mademoiselle, vous préférez Bar Harbour à New-port ? » demanda George d’un ton qui fit supposer à tout le monde qu’ils discutaient les mérites respectifs des villes d’eaux.

La jeune fille sourit en faisant une réponse banale. La présence d’esprit et le tact de George dans de semblables petites choses lui plaisaient. Il était imperturbable, vif, résolu, trois des qualités que les femmes préfèrent chez les hommes. Un peu plus tard une autre occasion d’échanger quelques mots se présenta de nouveau. Cette fois Grâce s’exprima moins brusquement et moins froidement.

« Si vous n’avez rien dit, qui donc a raconté cette histoire ? demanda-t-elle.

— Je n’en sais rien, répondit George en fixant sur elle ses yeux clairs. Si je le savais, je vous le dirais. C’est un indigne mensonge, comme vous dites, et il a dû être mis en circulation par une personne méchante… par quelqu’un qui nous déteste tous.

— Quelqu’un qui déteste ma sœur et moi, vous voulez dire. Cela ne peut en effet faire du tort qu’à nous seules.

— C’est vrai, dit George. Cela ne m’avait pas frappé tout d’abord, parce que j’étais trop en colère. Mais votre sœur se figure-t-elle que je suis pour quelque chose là dedans ?

— Oui, » répondit Grâce, dont les lèvres se plissèrent un peu.

George comprit son expression et se redressa avec quelque fierté. Grâce savait en effet que Constance s’accusait tous les jours d’avoir été inconsidérée et cruelle, et qu’en son humilité elle déclarait qu’alors même que George eut voulu raconter l’histoire il aurait eu jusqu’à un certain point le droit de le faire. Mais Grâce n’admettait pas cette résignation de sa sœur, qu’elle considérait comme une faiblesse.

À la grande joie des nouveaux mariés le dîner se passa très agréablement. Il n’y avait eu aucune froideur apparente de part ni d’autre et ils furent convaincus qu’il n’y en avait aucune.

« Voulez-vous être assez bonne pour répéter à votre sœur ce que je vous ai dit ? demanda George à sa voisine lorsqu’on se leva de table.

— Si vous voulez, répondit-elle avec indifférence. À moins que vous ne préfériez le lui dire vous-même. »

Le ton qu’elle mit à la dernière partie de la phrase montrait assez clairement quelle était son opinion.

« Vous avez raison, » dit-il.

Un peu plus tard dans la soirée, il s’assit auprès de Constance dans un coin du petit salon.

« Voulez-vous me permettre de vous dire quelques mots ? » demanda-t-il.

Elle le regarda avec une surprise mélancolique ; et s’il avait eu un peu plus de fatuité, George aurait vu qu’elle lui était reconnaissante de venir à elle.

« Je suis toujours bien aise de causer avec vous, dit-elle d’une voix légèrement tremblante.

— Vous êtes bien bonne, répondit-il d’un ton sec. Je ne vous importunerais pas si cela ne me paraissait pas nécessaire. J’ai déjà parlé de cette affaire à votre sœur pendant le dîner. Je désire que vous sachiez que je ne suis pour rien dans l’invention de l’histoire qui fait le tour de la ville. Je l’ai démentie à tout le monde et je continuerai à la démentir. »

Constance lui jeta un timide regard, puis elle poussa un soupir comme si elle était soulagée d’un fardeau.

« Je suis très contente que vous me l’appreniez, répondit-elle.

— Me croyez-vous ? demanda-t-il.

— Je vous ai toujours cru et je vous croirai toujours. Mais si vous aviez dit à quelqu’un ce que tout le monde répète, je ne vous en blâmerais pas. C’eût été presque vrai.

— Je ne dis pas des choses qui ne sont que presque vraies, » affirma George très froidement.

Le visage de Constance, qui avait repris un peu de ses couleurs naturelles pendant qu’elle lui parlait, redevint très pâle, sa lèvre trembla, et ses yeux se remplirent de larmes.

« Me traiterez-vous toujours ainsi ? » demanda-t-elle avec difficulté, un sanglot l’étouffant.

Si en ce moment une parole affectueuse fût sortie de la bouche de George, son existence et celle de Constance eussent été bien différentes. Mais la blessure qu’il avait reçue était encore trop fraîche et les pleurs qu’il sentait lui faisaient peur ; il fortifia son cœur.

« Je suis persuadé, répondit-il d’un ton glacial, que nous resterons toujours dans les meilleurs termes.

Un long silence suivit pendant lequel il fut évident que Constance luttait pour conserver une certaine apparence de calme. Dès qu’elle se fut un peu remise de son émotion, elle se leva et le quitta sans ajouter un mot. C’était la seule chose qui lui restât à faire. Elle ne pouvait se laisser aller à éclater devant tout le monde, et elle n’aurait pu rester où elle était sans fondre en larmes. Elle s’était humiliée, prête à offrir toutes les expiations en son pouvoir, et il l’avait accueillie avec un visage impassible et une voix tranchante comme l’acier.

Ce fut leur dernière entrevue avant la saison d’automne.

Les deux sœurs quittèrent subitement la ville le lendemain, et George resta abandonné à lui-même et aux tendres consolations que lui prodiguait Totty Trimm. Mais il n’était pas facile à consoler. À mesure que les jours se succédaient, son visage devenait plus soucieux et son humeur plus sombre. Il ne pouvait ni travailler, ni lire, et il préférait la solitude à la société des autres. Il n’aurait pas voulu alors épouser Constance, quand bien même elle l’eût supplié de la prendre pour femme. Il serait volontiers allé passer quelques mois à l’étranger, dans l’espoir d’oublier, au milieu des nombreux ennuis, des plaisirs et des intérêts du voyage. Mais il ne pouvait rompre certains engagements contractés, bien que, tout d’abord, il se crût incapable de les remplir. Il se promit de partir dès qu’il aurait terminé sa tâche, sans se donner la peine de préciser la direction qu’il prendrait. Pour le moment, il restait tristement à New-York, assis pendant des heures devant sa table sans parvenir à faire quoi que ce fût.

Pendant ce temps Totty cherchait à l’attirer chez elle aussi souvent que possible. Il était vaguement surpris qu’elle restât si longtemps à la ville, mais sans s’inquiéter de ses raisons, et comme il ne l’interrogeait jamais à ce sujet, elle ne lui donnait aucune explication. Elle eût trouvé du reste difficile d’en inventer une, si elle avait été pressée de le faire. La saison était plus chaude que de coutume et Mamie avait grand besoin de changer d’air. Totty ne pouvait chercher à faire croire que le seul désir de réaliser des économies la poussait à rester, et Tom Craik lui-même, dont la santé lui fournissait ordinairement des prétextes pour faire ce qu’elle voulait, était allé s’installer à New-port.

Depuis quelque temps elle paraissait avoir cessé de prendre intérêt à ses faits et gestes et se contentait, d’exprimer pieusement la croyance que le ciel pouvait seul intervenir avec succès quand on prenait de si téméraires libertés avec sa santé. M. Craik vivait cependant d’après le livre d’arithmétique comme Tybalt combattait ; — sa nourriture était pesée, ses heures de sommeil et ses demi-heures de repos étaient comptées et réglées par d’infatigables serviteurs, l’épaisseur de ses vêtements était prescrite à chaque saison par une grande autorité médicale, ses sorties et ses rentrées étaient consignées sur un registre pour être soumises à l’examen de cette même autorité ; les carrossiers inventaient des véhicules pour son usage, les tapissiers imaginaient des systèmes de ressorts et de coussins pour son repos, et il ne voyageait que dans un wagon particulier. Il eût été difficile de voir en quoi Totty pouvait lui être utile, puisqu’il ne se souciait pas de sa conversation et qu’il pouvait acheter de meilleurs soins que ceux qu’elle pouvait lui donner.

Si George avait soupçonné que Totty était responsable des bruits répandus sur lui et sur Constance, il n’eût jamais remis les pieds dans la maison de sa cousine, en dépit de sa vieille amitié avec Sherrington Trimm. Mais l’habileté et le tact de Totty n’avaient pas été en défaut. Elle se rendait compte qu’elle avait subi un échec et qu’elle s’était trompée, au moins une fois dans sa vie. N’ayant pas réussi à amener, son frère à changer son testament une seconde fois, elle avait commis une erreur très grave en ouvrant le testament dans la chambre de sûreté au lieu de l’apporter chez elle ; là, elle aurait soulevé le cachet avec un couteau chauffé et aurait pu le remettre ensuite sous son apparence première. Cette question du testament la troublait toujours, mais elle n’était pas timorée et surtout elle n’avait pas peur de son mari. Si les choses arrivaient au pire, elle lui avouerait franchement sa curiosité, et, pour soulager sa conscience, lui rendrait l’acte, en le laissant gronder tout à son aise. Il n’en parlerait jamais à personne. Totty ne craignait pas de faire de grands sacrifices personnels quand elle ne pouvait se tirer autrement d’une mauvaise situation. Pour le moment, le principal et le plus important était de plaire à George et de l’amener petit à petit à faire de sa maison la sienne autant que possible. Si en revenant Sherrington Trimm trouvait George, dont il connaissait l’avenir doré, prêt à épouser Mamie, il n’était pas dans la nature humaine qu’il en voulût à sa femme pour le rôle qu’elle avait joué. De remords, elle n en avait aucun. Elle regrettait seulement d’avoir assez oublie sa prudence habituelle pour avoir fait si maladroitement ce qu’elle avait fait. Elle ne voulait plus subir d’échecs et se refusait à commettre d’autres fautes.

Elle savait bien ce qu’elle voulait et savait aussi comment s’y prendre pour arriver à ses fins. Un homme dans la situation de George ne se laisse pas aisément influencer par des paroles, si habiles et si bienveillantes qu’elles soient. Il ne les entend pas, ne les remarque pas, ou n’y ajoute pas foi. Il est donc plus facile d’adoucir son humeur en le plaçant dans un milieu agréable que par des conversations.

George, quand il n’était encore que le parent pauvre de Mme Sherrington Trimm, avait déjà, durant les rares dîners auxquels il était invité, apprécié le luxe de la maison de Totty ; le moelleux des tapis, l’élasticité des fauteuils, l’harmonie de tous les détails lui avaient semblé délicieux, et, quoiqu’on ne s’occupât pas beaucoup de lui, sa cousine avait toujours été bonne et aimable. Mais il avait vu beaucoup de choses depuis deux ans et il n’était plus aussi facile à satisfaire qu’autrefois, alors que son unique habit de soirée était en réparation à l’état chronique. Il avait mangé des mets recherchés dans de la vieille porcelaine de Saxe, bu des meilleurs champagnes dans le cristal le plus pur, frayé avec des millionnaires et soupé avec des épicuriens délicats. Il avait vu tous les mondes et approché tous les luxes, toutes les splendeurs, toutes les élégances irréprochables. Néanmoins, après avoir dîné et passé la soirée chez Totty une demi-douzaine de fois en quinze jours, il était prêt à convenir qu’il n’était jamais allé dans une maison aussi parfaite sous tous les rapports. Totty et son mari étaient incontestablement riches, mais pas plus que des centaines de gens de leurs connaissances. Ce n’était pas l’argent seul qui produisait ces résultats, mais une sorte de principe artistique de jouissance qui arrivait à lui procurer une satisfaction infinie.

À la fin de la première semaine, il appréciait plus complètement tout ce qu’il mangeait, buvait, sentait, voyait dans la maison de sa cousine, et ce qu’il entendait n’était pas aussi ennuyeux pour son esprit qu’il l’avait supposé. Totty était beaucoup trop intelligente pour le flatter ouvertement ; elle s’était aperçue, avec sa finesse toute féminine, qu’il était de ces gens qui n’ont pas d’illusions sur leurs œuvres et qui ajoutent peu de foi au jugement des autres à leur sujet. Elle remarqua bien vite qu’il ne tenait pas à voir ses livres sur la table du salon et qu’il soupçonnerait une intention préconçue de flatterie si on les y laissait. Ils furent donc relégués dans la bibliothèque et on ne les revit plus. Mais quand George lisait les journaux ou une revue, — comme on l’encourageait constamment à le faire sans façon, — Totty, qui causait beaucoup mieux que la plupart des femmes, saisissait parfois l’occasion de glisser dans sa paisible conversation avec Mamie quelque expression ou quelque pensée dont il s’était servi ou qu’il avait développée dans ses écrits. Elle évitait les citations directes, qui auraient pu être suspectes de maladresse, et se contentait de laisser tomber de ses lèvres les idées favorites de George d’une manière qui semblait parfaitement naturelle. Bien qu’il ne fût pas supposé les entendre, ces remarques ne lui échappaient pas et il en était satisfait malgré lui. La subtilité de la flatterie ne pouvait aller plus loin.

Quant à Mamie, elle était parfaitement heureuse ; sans s’en rendre compte, elle était fort éprise de George, et le voir aussi souvent et dans une pareille intimité lui semblait délicieux. Elle éprouvait même du plaisir à le voir assis silencieusement dans son fauteuil, c’était pour elle un bonheur de l’entendre parler, une joie réelle de l’attendre. Pendant l’hiver, elle avait été plus troublée qu’elle ne se l’avouait de son amour évident pour Constance Fearing. Les commérages à propos du mariage rompu lui avaient causé une peine d’autant plus grande qu’elle supposait que Constance était absolument indigne de l’homme dont elle s’était jouée. Mais l’assurance formelle de George qu’aucun engagement n’avait jamais existé avait chassé les nuages de son ciel, bien que la conduite ultérieure du jeune homme eût pu réveiller ses soupçons. Cependant Totty avait pris grand soin de lui expliquer que ces bruits étaient assurément dénués de fondement et que le silence de George et ses airs sombres provenaient d’un excès de travail. Elle espérait, disait-elle, l’engager à venir passer l’été avec elle et à prendre un long repos.


XV


Mon cher George, dit Totty un soir vers la fin de mai, l’idée de partir et de vous laisser ici, par la chaleur, m’est bien pénible !

— C’est bien pénible, en effet, répondit George d’un air pensif en se retournant sur son fauteuil pour regarder sa cousine.

— Vous allez certainement tomber malade ici et il n’y aura personne pour vous soigner. Et pourtant… Vous voyez quelle mine a Mamie ! Je ne puis pas en conscience retarder plus longtemps son départ.

— Bonté du Ciel, Totty ne le retardez pas ! Vous ne voulez pas dire, j’espère, que vous avez attendu jusqu’ici à cause de moi ? »

Totty Trimm hésita, n’ayant pas prévu cette question. George avec son caractère n’aurait peut-être pas été flatté d’apprendre que depuis un mois il tenait en suspens la maison de Sherrington Trimm.

« N’importe ? » demanda-t-elle tout à coup en levant les yeux et lui souriant affectueusement.

C’était très bien trouvé. Les plus fortes affirmations n’auraient pas exprimé plus clairement son empressement à tout sacrifier pour son bien-être. George en fut touché.

« C’est trop de bonté pour moi, Totty. Je ne saurais assez vous en remercier. »

Il lui prit la main et la pressa chaleureusement.

« À quoi sert d’avoir des amis, s’ils ne sont pas là pour nous défendre ? » demanda-t-elle en lui rendant son serrement de main, en même temps que son visage devenait sérieux et triste.

Depuis qu’elle lui avait écrit son premier billet, après sa déception, elle n’avait jamais fait allusion à ses ennuis. Il lui avait répondu alors, comme à tout le monde, qu’il n’y avait jamais eu aucun engagement, et, depuis, il avait admiré le tact qu’elle avait montré en ne revenant jamais sur ce sujet. Son allusion présente, cependant, ne le blessa pas, lui semblant naturelle.

« Vous avez été plus qu’une amie pour moi, répondit-il. Vous avez agi comme une sœur,… seulement, si vous étiez ma sœur, je crois que je vous en serais moins reconnaissant.

— S’il en est ainsi, dit Totty avec un sourire de satisfaction amené par le succès de ses opérations, voulez-vous me faire plaisir… Voulez-vous me donner une preuve de votre reconnaissance ?

— Tout ce qui est en mon pouvoir…

— Venez passer l’été avec nous à la campagne.

— Mais, Totty, vous seriez bien vite fatiguée de moi… »

Des visions d’existence enchantée sur les bords de l’Hudson se levèrent devant les yeux de George. il était démoralisé et aspirait à un repos d’esprit. La perspective du bien-être matériel le tentait.

« Quelle idée ! s’écria Totty avec indignation. Si vous acceptiez ma proposition, la faveur sera pour moi et je vous en devrai de la gratitude. »

Elle se mit à sourire en pensant combien elle disait vrai, sans qu’il s’en doutât. Puis, voyant l’hésitation de son cousin, elle reprit vivement :

« Allons, George, c’est entendu, n’est-ce pas ? Sherry ne reviendra pas avant l’automne et là-bas, toutes seules, nous nous trouvons, Mamie et moi, bien abandonnées. Venez vous reposer, je vous en prie. Oui. n’est-ce pas ? Je savais bien que vous viendriez… oh que je suis contente… c’est un vrai soulagement de penser que vous serez avec nous ! »

C’était vrai ; George restant sous la surveillance personnelle de Totty avait peu de chances de retourner à son ancien penchant pour Constance.

De son côté, celui-ci voyait bien que les raisons de sa cousine n’étaient pas sérieuses, et d’après l’allusion qu’elle avait faite tout à l’heure, il pensa que-derrière le badinage de Totty se cachait son affectueux désir de l’aider à oublier.

« Tenez, voilà ce que je vais faire, dit-il. J’irai passer un mois…

— Non… je ne veux pas de vous pour un mois, ni pour deux,… l’été tout entier ou rien. »

George consentit à la fin et partit deux ou trois jours après avec [[Mme}} Sherrington Trimm et sa fille.

Pendant les premiers jours qu’il passa au milieu des parterres fleuris de cette maison de campagne assise sur les bords du grand fleuve, George, comme s’il eût été transporté dans une sorte de pays enchanté, se laissa aller à une oisiveté complète de pensées.qu’il n’avait jamais connue jusque-là.

Le voyage lui-même s’était accompli comme dans un rêve, sur le yacht de M. Craik, mis par le vieillard d’une façon permanente à la disposition de sa sœur. Ce bateau était si merveilleusement aménagé, contenait tant de luxe et de confort que George ne pouvait se rendre compte que le voyage fût déjà terminé, il n’avait jamais franchi de pareilles distances que dans la chaleur et la poussière d’un train bruyant ou sur le pont encombré d’un steamboat public. Sur ce yacht, il avait goûté à l’ambroisie et bu du nectar ; il avait joui du beau paysage, de deux jolies figures toujours placées devant ses yeux, et de deux voix harmonieuses qui l’avaient enveloppé de leur séduction.

À l’arrivée l’enchantement, ne fut pas rompu et la maison de campagne de Totty prolongea sans interruption les sensations exquises qui n’avaient été qu’intermittentes pendant le mois dernier à New-York. Si Totty avait eu l’intention de jouer le rôle de tentatrice, plutôt que celui de principale consolatrice, elle n’aurait pu le faire avec une habileté plus diabolique.

George tomba sous le charme sans même chercher à résister. Pourquoi, se demanda-t-il vaguement, résisterait-il à ce qui était bon en soi et inoffensif dans ses conséquences ? Sa vie devenait tout à coup pleine d’agrément. Trait-il désappointer Totty et faire de la peine à Mamie par une résolution injustifiée de retourner dans la fournaise de la ville ? Il pouvait tout aussi bien travailler là que partout ailleurs, mieux même, s’il est. vrai que l’esprit est plus actif quand le corps n’est pas sujet à la souffrance. Il avait assez connu l’ascétisme obligatoire, depuis sa dix-septième année, pour croire qu’un excès de luxe à présent ne pouvait pas lui faire de mal. Il finirait par s’en lasser, sans doute, et serait alors bien aise de retourner à la simplicité de son existence.

Cependant Totty était une épicurienne beaucoup trop accomplie pour permettre à son malade un excès en rien. Elle le surveillait de plus près qu’il ne le supposait et était toute prête à opérer un changement, non pas quand elle apercevrait des signes de fatigue, mais dès qu’elle verrait qu’il était satisfait. Elle jouait gros jeu et son attention ne se relâchait pas un instant. Mais il fallait, avant tout, que George s’éprit de Mamie.

Totty ne pensait pas que la beauté de sa fille fût suffisante pour séduire un homme récemment désappointé. Cette beauté ne suggérerait à George que des comparaisons dangereuses, ne réveillerait que des souvenirs et des regrets assoupis. Elle avait plus de confiance dans le charme subtil de Mamie, dans sa voix et ses gestes, que dans d’irréprochables perfections de lignes. Ce charme lui donnait une individualité propre que Constance Fearing n’avait jamais possédée, et qui ne ressemblait à rien de ce nue George avait remarqué chez les autres jeunes filles. Il pourrait sans doute se lasser de cela, aussi, comme de toute autre chose, mais Totty était encore plus soigneuse des effets qu’elle produisait avec Mamie que de ceux qu’elle amenait par son attention minutieuse à gouverner sa maison. C’est là qu’apparaissait sa plus grande habileté, car elle avait à jouer un rôle de duplicité à trois faces. Elle avait à plaire à George sans l’obséder, à régler les relations entre Mamie et lui, de façon à servir ses desseins, et à inventer des raisons pour que Mamie se conduisit selon ses" désirs, sans communiquer à la jeune fille un mot de ses intentions. Si George paraissait avoir éprouvé du plaisir à causer en tête-à-tête avec Mamie, il fallait l’empêcher de causer seul avec elle pendant au moins vingt-quatre heures, et même alors fallait-il s’arranger pour qu’il fût content de ce nouveau tête-à-tête. Le n était pas facile, car Mamie était pour L’instant éperdument éprise et si elle n’avait pas été surveillée, elle l'aurait probablement ennuyé par sa présence trop assidue. Le comble de la diplomatie était de la tenir éloignée de lui pendant assez longtemps pour qu’il désirât retrouver sa société. Ah ! si le hasard voulait que Mamie fût amenée à se confier à sa mère ( ce à quoi elle ne semblait pas trop disposée ), la situation eût été plus aisée ! Et dans cet ordre d’idées, quoique Totty eût beaucoup d’affection pour George, elle entretenait toutes sortes de criminelles espérances à son égard. Elle désirait qu’il fût jeté à bas de son cheval et rapporté à la maison sans être positivement blesse, mais au moins évanoui, ou que son canot chavirât dans l’Hudson sous les yeux de Mamie — bref, que quelque chose lui arrivât qui pût causer une violente émotion à la jeune fille et la jeter dans les bras de sa mère.

La Providence ne vint pas en aide à Totty dans ce sens, elle se montra pourtant jusqu’à un certain point favorable dans une circonstance fortuite. On parlait depuis longtemps du mariage projeté entre John Bond et Grâce Fearing, et Totty apprit un beau matin que la cérémonie devait avoir lieu sous peu. Comme elle ne voulait pas aller à la ville, au cœur de l’été, elle se borna à envoyer un magnifique cadeau à Grâce. Totty ne laissa pas, bien entendu, échapper l’occasion de parler de tout cela à Mamie, espérant ainsi arriver à connaître les idées de sa fille sur le mariage en général et sur le sien en particulier.

« Johnnie Bond est un bien beau garçon ! » dit Totty à sa fille après qu’elles eurent causé quelque temps.

Mamie convint que Johnnie Bond était en effet un beau garçon.

« Dis-moi, Mamie, reprit sa mère d’un ton à la fois enjoué et confidentiel, Johnnie Bond n’approche-t-il pas de ton idéal comme mari ?

— Bas le moins du monde ! » se hâta de répondre la jeune fille.

Totty parut très surprise.

« Non ?… Mamie, tu me parais difficile.

— Je ne suis pas difficile ; mais ce n’est pas du tout mon genre, maman.

— Quel est donc ton genre, comme tu dis ? »

Totty s’arrêta et parut attendre la réponse avec un profond intérêt. Mamie rougit et baissa la tête sur son ouvrage.

« Mon Dieu… dit-elle en parlant très vite, M. Bond, en dehors de son métier, ne s’occupe que de canotage, de tennis… en un mot de tous les sports. Je ne lui ai jamais entendu dire un mot spirituel de sa vie, quoique papa dise qu’il est aussi intelligent qu’un avocat peut l’être. C’est une de ces personnes atrocement sérieuses qui n’ont qu’un but : gagner de l’argent, comme si tout était dit par ce mot : « argent ». Oh ! je ne pourrais jamais prendre un mari parmi ces gens-là ! Et ils se ressemblent tous… aussi exactement que des machines à vapeur sorties de la même fabrique !

— Mon Dieu ! Mamie, dit en riant Mme Trimm, tu as des opinions bien arrêtées !

Grâce Fearing doit probablement avoir aussi des opinions bien arrêtées, mais dans un sens opposé ; sans quoi, elle ne l’épouserait pas. Du reste, c’est encore une personne que je n’ai jamais pu comprendre ; avec ses grands yeux noirs et son expression résolue… elle a l’air d’une jeune fille de roman, et je me trompe fort ou il n’y a pas plus de roman en elle que dans un carton à chapeau ! Sans cela elle n’aimerait pas M. Johnnie Bond… et pourtant, comme elle l’épouse, c’est qu’il lui plaît. Il faut donc qu’il y ait une raison qui m’échappe. —Mais cette raison-là est suffisante. Enfin, tu peux ne pas te soucier de John Bond, mais tu pourrais te soucier d’un autre. Tu ne m’as pas dit à quoi ressemblait ton idéal ?

— À quoi bon ? Tu devrais le savoir, maman, sans que je te le dise.

— Évidemment, je devrais le savoir, mon enfant… mais je suis si sotte. Serait-il brun ou blond ?

— Brun, répondit la jeune fille en se penchant sur son ouvrage,

— Et intelligent, je suppose ? Bien entendu. Élancé et avec un air romanesque ?

— Si tu veux bien, maman, nous parlerons d’autre chose.

— Pourquoi ? je ne suis pas sûre que nous ne puissions pas nous entendre sur l’idéal.

— Non ! s’écria Mamie avec un petit rire dédaigneux. Nous ne pourrions jamais nous entendre, car je préférerais qu’il fût pauvre.

— Tu peux te permettre d’épouser un homme pauvre si cela te plaît, dit Totty d’un air songeur. Mais n’aurais-tu pas peur qu’il t’aimât pour ton argent plutôt nue pour toi-même ?

— Non ! puisque je l’aimerais… c’est que j’aurais confiance en lui.

— Alors je ne vois pas pourquoi tu n’épouserais pas ton idéal. Voyons, ma chérie… nous savons bien toutes deux de oui nous parlons. Pourquoi ne pas nous le dire ? Je t’aiderais, alors. Je l’aime presque autant que tu l’aimes. »

Mamie rougit vivement, puis pâlit. Elle regarda sa mère d’un air méfiant.

« Tu ne parles pas sérieusement, maman, dit-elle, après une courte pause.

— Si vraiment, mon enfant, répondit Mme Trimm en soutenant hardiment le regard de sa fille. Crois-tu donc ne je ne voie pas tout depuis longtemps ? Et crois-tu surtout que je l'aurais amené ici si je n’avais pas été disposée à accepter ce mariage ? »

La jeune fille s’élança soudain et jeta les bras autour du cou de sa mère.

« Oh ! maman… maman ! C’est trop de bonheur,… trop de bonheur !

— Chère enfant ! s’écria Totty en l’embrassant affectueusement. Ton bonheur n’est-il pas toujours ma principale pensée ?

— Oui… je le sais, tu es bonne, dit Mamie, en s’asseyant près d’elle et en posant sa tête sur l’épaule de sa mère. Mais, vois-tu,… je croyais que personne ne s’en doutait, parce qu’on nous voit depuis si longtemps ensemble, Et puis je pensais bien que tu dirais ce que tu viens de dire… à propos de l’argent, tu sais,… mais ce n’est pas vrai,… non… il ne s’inquiéterait jamais de cela.

— Non. répondit Totty. Je ne le crois pas. Il est si loyal… tout comme ton papa. Mais, ma pauvre petite Mamie, crois-tu qu’il… ? »

Totty s’arrêta, achevant le reste de sa question au moyen d’un sourire plein de sympathique interrogation.

Mamie hocha la tête d’un air triste et baissa les yeux.

« J’ai peur qu’il ne veuille jamais, dit-elle à voix basse. Et pourtant, moi… oh, mère ! je l’aime tant… tu ne sauras jamais ! »

Elle cacha son visage dans ses mains et Totty l'embrassa affectueusement sur la tête. Son visage était rayonnant de joie, car elle sentait que la journée avait été bonne.

Après son aveu, Mamie se mit à suivre aveuglément les conseils de sa mère pour arriver à conquérir le cœur de George.

« Les hommes ont horreur d’être ennuyés, dit un jour Totty. Et on les ennuie très facilement, ma chérie. Ils aiment à ce qu’on fasse tout pour eux, mais leur satisfaction est amoindrie, s’ils s’aperçoivent que c’est spécialement pour eux. Les hommes ont un immense fond de traditions à soutenir, et ils les soutiennent en conservant autant que possible les apparences. Ils sont tous supposés braves, forts, honorables, endurants, et généreux, ils sont supposés ne jamais sentir la chaleur, dont, nous, nous souffrons, et ne jamais attraper de rhumes comme nous. Une partie de leur rôle est de n’avoir jamais peur de rien, et beaucoup sont plus timides que nous. Je ne veux pas dire que ce cher George n’ait pas toutes les qualités qu’un homme doit avoir. Loin de là. C’est même le garçon le plus accompli que j’aie jamais connu. Mais il ne tient pas à ce qu’on le remarque. Il veut qu’on le tienne pour dit. Voilà tout. Il serait désolé qu’on pensât qu’il pût jamais être ennuyé par toi ou par moi, mais pourtant il est convaincu que nous savons qu’il pourrait l’être, et il compte sur notre tact pour le laisser seul quelquefois, même pendant toute une journée. Il sera beaucoup plus content de nous revoir la première fois que nous le rencontrerons, et le prouvera en se donnant beaucoup plus de peine pour se rendre agréable. Il n’est pas vrai que si on se sauve, les hommes vous suivent. Ils sont beaucoup trop indolents pour cela. Il faut aller à eux, mais pas trop souvent. Ce qu’ils désirent le plus, c’est qu’il leur soit permis de faire ce que leur haute et puissante intelligence leur suggère, sans commentaires. Ne demande jamais à un homme où il est allé, ce qu’il a vu, ni ce qu’il a entendu dire. S’il a quelque chose à dire, il le dira, et s’il n’a rien à dire, on ne fait que l’humilier en découvrant le vide de ses pensées. Demande toujours son avis sur n’importe quel sujet. S’il n’en a pas lui-même, il connaît quelqu’un qui en a un. La différence entre les hommes et les femmes est très simple, ma chère. Les femmes ont l’air de plus grandes sottes qu’elles ne sont, et les hommes sont de plus grands sots qu’ils n’en ont l’air, sauf dans certaines choses qu’ils font, et celles-là, ils les font bien.

— George n’est un sot en rien ! » dit Mamie avec indignation.

Elle avait écouté avec beaucoup d’intérêt la leçon de sa mère.

« George, ma chère, répondit Totty, est très sot de ne pas être amoureux de toi en ce moment. Ou s’il l’est, il est très sot de le cacher.

— Oh ! ne parle pas comme cela, maman ! Je sens que je ne suis pas digne de lui. »

Néanmoins Mamie consultait sa mère et se laissait guider par elle. George voulait-il monter à cheval : raccompagnerait-elle ou le laisserait-elle aller seul ? Un mot, un regard décidaient la question, et George n’en savait rien. Il ne pouvait, cependant, s’empêcher de penser que Mamie devenait une jeune fille pleine de tact, en même temps qu’une très aimable compagne. Un jour qu’ils étaient ensemble en bateau vers le coucher du soleil, il ne put résister au désir de le lui dire.

« Comme tu es intelligente, Mamie, commença-t-il après un temps d’arrêt dans la conversation.

— Moi… intelligente ?

Le visage de la jeune fille exprima son innocent étonnement du compliment.

« Oui. Il est difficile de vivre avec une personne plus charmante que toi. Comment as-tu pu savoir que je désirais être seul hier et que je désirais que tu vinsses avec moi aujourd’hui ? dit George en riant. Est-ce que je ne te demande pas de m’accompagner chaque fois absolument sur le même ton ? N’ai-je pas toujours l’air d’avoir envie que tu viennes ? Comment peux-tu constamment tomber juste ?  »

Mamie sentit qu’elle rougissait plus que dans ses moments d’embarras ordinaires. Sa rougeur, dans le cas présent, avait en effet deux raisons distinctes. D’abord, elle avait été enchantée du compliment qu’il venait de lui faire, et puis, immédiatement après, pendant qu’il lui expliquait ce qu’il avait voulu dire, elle avait senti la honte lui brûler le visage. La veille, comme ce jour-là, elle avait aveuglément suivi le conseil de sa mère, donné par un mouvement presque imperceptible de la tête et des yeux qui avait indiqué un refus dans le premier cas et un consentement dans le second. Elle gardait le silence sans trouver un mot pour répondre à la question de George.

« Comment expliquer cela ? » insista-t-il, étonné de son embarras et ralentissant le mouvement de ses rames.

Les yeux de Mamie se remplirent soudain de larmes brûlantes, et elle se couvrit le visage de ses petites mains.

« Eh bien, ma chère Mamie, qu’est-ce qu’il y a ? demanda George se reposant sur ses avirons et se penchant en avant.

— Oh ! George, dit-elle en sanglotant, si seulement tu savais ! »

XVI


Cette étrange conduite de Mamie dans le bateau avait frappé George, et il étudia longuement le problème qu’elle présentait. À en juger d’après les apparences, la jeune fille devait être éprise de lui ; mais comme cette idée ne lui plaisait pas, il se donna les plus grandes peines pour la chasser de son esprit. Dans les dispositions où il se trouvait, ce ne pouvait être une agréable surprise de découvrir une affection nouvelle, là surtout où il ne l’attendait pas. En outre, s’il s’assurait une fois que Mamie l’aimait, il trouverait probablement de son devoir de s’éloigner au plus vite. Une telle décision l’eût privé de tout ce dont il jouissait dans l’heure présente, et son égoïsme la reculait autant que possible.

En ce moment, du reste, il était repris par de besoin de travailler, qu’il avait pu perdre seulement pendant quelques semaines. Il n’avait pas oublié Constance et la blessure qu’il avait reçue n’était pas encore guérie. Cependant, après s’être remis à la besogne, il s’aperçut vite que son amour pour le travail n’avait pas diminué et que ses facultés ne s’étaient pas affaiblies. Pour lui, si ce n’était pas un bonheur d’écrire, c’était au moins une satisfaction. À cette époque, ses hésitations du début avaient disparu et sa main avait toute ‘son activité. Il ne restait plus assis des heures devant une feuille de papier, les yeux fixés sur le mur, à se fatiguer le cerveau dans l’espoir qu’un personnage imaginaire allait subitement prendre forme et vie en sortant du chaos qu’il entrevoyait. Jusqu’à ce que les premières difficultés qui accompagnent les commencements d’un roman fussent surmontées, il avait encore eu un vague et inconscient soupçon qu’il ne pouvait rien faire de bon sans l’encouragement journalier et la critique infaillible auxquels Constance l’avait habitué lors de ses premiers efforts. Dès qu’il fut bien lancé, il se sentit fier d’être en état de travailler sans elle. Pour la première fois, il n’avait à compter que sur son propre jugement, comme il avait toujours compté sur ses propres idées, et son jugement décida que son travail était bon.

Dans ces conditions, la vie lui parut alors supportable et souvent pleine d’agrément. Peu à peu, à mesure que son attention s’absorbait en des créations imaginaires, le visage de Constance Fearing apparaissait moins souvent dans ses rêves et les notes mélancoliques de sa voix ne résonnaient plus continuellement à ses oreilles. Il n’oubliait pas, mais les impressions allaient en s’amoindrissant rapidement. Quelques mois après, quand le livre qu’il écrivait alors eut été publié, ce fut une surprise nouvelle pour ses lecteurs. Ses premiers essais avaient été remarquables pour leur beauté naturelle, son dernier roman était un chef-d’œuvre d’art « vécu ».

Pendant ce temps-là, et à son insu, son intimité avec Mamie allait croissant. Durant les nombreuses heures de la journée où il n’avait pas d’occupation fixe, il était presque constamment avec elle et leur conversation ne s’interrompait chaque soir que pour recommencer l’après-midi suivante, quand, après avoir achevé son travail, il sortait de sa chambre pour chercher un peu de délassement. Il n’avait jamais trouvé d’explication à l’embarras qu’elle avait manifesté le jour de la promenade en bateau sur l’Hudson, et depuis quelque temps il avait renoncé à en chercher une. Son cerveau était trop occupé d’autres choses, et quand il était avec elle il désirait surtout du repos, malgré sa curiosité à essayer de résoudre les petites énigmes de ces pensées de jeune fille. C’était une très agréable compagne, et cela lui suffisait. Elle apportait autour de lui une atmosphère de sincère et affecttueuse admiration qui lui donnait confiance en lui-même et calmait son imagination surchauffé par le travail.

Mamie, de son côté, était plus heureuse qu’elle ne l’avait jamais été. Elle n’avait plus l’humiliation de prendre conseil de sa mère sur la conduite qu’elle devait tenir et pouvait jouir de la compagnie de George sans sentir qu’il lui avait été recommandé d’en jouir dans un but intéressé. À mesure qu’elle apprenait à l’aimer davantage, elle devenait plus prompte à comprendre ses idées. Des signes qui lui avaient échappé autrefois, étaient à présent aussi distincts pour elle que les paroles elles-mêmes. Elle savait, presque avant qu’il le sût lui-même, s’il désirait sa société ou la solitude s’il préférait causer ou garder le silence, si telle question qu’elle pensait à faire lui serait agréable ou le contrarierait. Un jour, elle se hasarda à prononcer le nom de Constance.

George n’était jamais allé faire visite à la maison de campagne des Fearing et ignorait même, avant d’être venu chez sa cousine, qu’elles habitaient de l’autre côté du fleuve. De la rive des Trimm on ne voyait pas leur maison cachée derrière les arbres, à un endroit où l’Hudson avait près de deux kilomètres de large. Totty, cependant, qui cherchait toujours à éviter quelque chose de désagréable à George, lui avait bientôt appris ce détail, d’une façon indifférente, en lui montrant du doigt et en nommant les diverses maisons de campagne que l’on pouvait voir de chez elle. Aussi, lorsqu’il traversait le fleuve et ramait le long de l’autre rive, George avait soin, pour éviter jusqu’à la possibilité d’une rencontre, de rester éloigné de la propriété des Fearing. Or, une après-midi, il remontait lentement le fleuve en se dirigeant vers un endroit où le courant était faible et où il amarrait quelquefois le canot à un ancien débarcadère, pour se reposer et causer plus à l’aise avec Mamie. Celle ci, assise à l’arrière, confortablement appuyée sur les coussins, tenait les cordes du gouvernail. Quoiqu’elle sût très bien gouverner et même assez bien ramer, pour marcher contre un courant moyen, George, qui avait l’habitude d être seul en bateau, ne lui laissait jamais prendre les avirons. Mamie observait indolente le mouvement régulier des rames ; mais à un moment, son regard se porta le long du fleuve, vers l’autre rive, et elle essaya de découvrir le toit de la maison des Fearing au-dessus des arbres.

« George, dit-elle tout à coup, seras tu fâché si je… ?

— Je ne suis jamais fâché, répondit son cousin. Qu’est-ce que tu veux faire maintenant ? Si tu préfères descendre à terre, je t’arrangerai une ligne.

— Non ; je préfère rester dans le bateau. Mais j’ai bien peur que tu ne sois fâché tout de même. C’est quelque chose que je veux te demander et je suis sûre que cela ne te fera pas plaisir.

— Un moyen de ne pas se fâcher serait alors de ne pas faire ta question, observa George avec un calme sincère.

— Mais je voudrais tant te la faire ! » s’écria la jeune fille avec une expression si suppliante que le sourire de George se changea en un éclat de rire.

Il riait assez souvent depuis quelque temps et même très naturellement.

« Allons, dis, Mamie ! cria-t-il en plongeant vivement ses rames clans l’eau. Je ne me fâcherai pas, j’en suis sûr, et j’ai perdu y habitude de croquer les petites filles. Qu’est-ce que c’est ?

— Pourquoi ne vas-tu jamais voir les Fearing ? Tu y allais si souvent autrefois ! » La physionomie de George changea, mais il continua de ramer avec la même régularité. Son visage devint très grave, et, sans le vouloir, son regard se dirigea à travers le fleuve vers l’endroit où regardait Mamie.

« Je savais bien que tu serais fâché ! dit-elle d’un ton de repentir.

— Non, répondit George, je ne suis pas fâché ! Je réfléchis. »

Il se demandait, en effet, jusqu’à quel point la jeune fille savait la vérité, et il était assez méfiant pour s’imaginer qu'en faisant cette question elle pouvait avoir un but. Mais Mamie avait pas la diplomatie de sa mère. Ses pensées étaient simples et naturelles. Il lui jeta un coup d’œil et vit qu’elle était troublée par l’indiscrétion qu’elle venait de commettre.

« Ta mère ne t’a-t-elle jamais rien dit de tout cela ? demanda-t-il après une longue pause.

— Non. Je ne connais que ce que tout le monde a su,… au mois de mai dernier, quand on en a parlé. Je me demandais… voilà tout… je me demandais si tu avais été très chagrin à cause d’elle. »

Il y eut encore un long silence, interrompu seulement par le bruit régulier des rames et des gouttes d’eau qui s’en échappaient et retombaient dans la rivière.

« Oui, je l’ai été, répondit enfin George. Je l’aimais très tendrement. »

Il ne savait pas pourquoi il faisait cet aveu. Il n’en avait jamais dit autant à personne, excepté à son père. S’il avait deviné ce que Mamie éprouvait pour lui, il n’aurait assurément pas répondu de cette façon.

« Es-tu encore très malheureux ? demanda la jeune fille d’une voix rêveuse.

— Non. Je ne crois pas. Je ne suis plus le même qu’autrefois. Voilà tout… J’ai d’abord été malheureux, continua-t-il sans regarder sa compagne, dont il paraissait à peine se rappeler la présence. Oui, naturellement, je l’ai été. Je l’aimais depuis longtemps. J’avais cru qu’elle m’épouserait. Puis j’ai découvert qu’elle était indifférente. Je ne retournerai jamais la voir. Elle n’existe plus pour moi… C’est une autre personne, que je ne désire pas connaître. J’ai aimé et j’ai été déçu, comme l’ont été bien des hommes valant mieux que moi.

— Aimer et être déçu ! » répéta la jeune fille d’une voix très basse qui arriva à peine à l’oreille de George.

Elle avait les yeux baissés et nouait et dénouait nonchalamment le bout des cordes du gouvernail.

« Oui, c’est bien cela, dit-il, comme quelqu’un qui réfléchit à une chose passée depuis longtemps. Tu sais maintenant pourquoi je n’y vais plus. »

Puis il accéléra un peu son coup d’aviron, et son regard se remplit d’un feu sombre que Mamie ne put voir, car elle avait toujours les yeux baissés. Elle était contente d’avoir fait cette question en raison de la réponse qu’il avait donnée. Dans son ton il avait quelque chose qui lui disait qu’il ne se trompait pas sur lui même et que dans son cœur le passé était séparé du présent par une barrière qu’il serait difficile de renverser.

Crois-tu que tu pourras jamais aimer encore ? demanda-t-elle au bout de quelque temps en le regardant en face.

— Non, répondit-il en évitant ses yeux. Je n’aimerai jamais aucune femme… de la même manière, » ajouta-t-il après un temps d’arrêt.

Quand il la regarda, elle était très pâle. Il se souvint tout à coup comment elle avait changé de couleur et fondu en larmes quelques semaines auparavant, assise devant lui à cette même place. Quelque chose se passait dans son esprit qu’il ne comprenait pas. Il était très lent à s’imaginer qu’on pût l’aimer. Il était même si loin de le penser dans le cas présent, que tout à coup il lui vint à l’esprit qu’elle pouvait avoir plus d’affection pour Constance Fearing qu’il ne l’avait cru ; qu’elle était peut-être son amie, comme Totty, et que toutes deux l’avaient amené à leur maison de campagne dans l’espoir d’apaiser son ressentiment, de raviver ses espérances, et de lui faire renouer des relations avec la jeune fille qui l’avait refusé. Cette idée était ingénieuse dans sa folie, mais elle excita facilement sa colère.

« L’aimes-tu donc beaucoup, elle, Mamie ? » demanda-t-il en fronçant ses épais sourcils et d’une voix rude.

Le sang monta au visage de la jeune fille et ses yeux lançaient des éclairs quand elle répondit : « Moi… Je la hais ! »

George resta complètement atterré. Cette première explication de la conduite de Mamie s’était si soudainement présentée à lui qu’il l’avait acceptée comme bonne, sans essayer de la raisonner. Or elle était détruite en un instant par la réponse de la jeune fille. Quand une jeune femme dit qu’elle liait une autre, il est assez facile à son ton de juger de sa bonne foi. Quoiqu’il fût encore cruellement embarrassé, le nuage disparut du front de George aussi rapidement qu’il était venu.

« Voilà une révélation ! s’écria-t-il. Je croyais que ta mère et toi vous leur étiez très dévouées à toutes deux.

— Cela me ressemblerait bien, n’est-ce pas ? » Mamie appuya sur ses paroles avec un petit rire de colère.

« Cela ne te ressemble pas de haïr les gens, observa George en la regardant attentivement.

— Je haïrai toujours ceux qui te feront du mal… et je puis haïr de tout mon cœur !

— As-tu donc tant d’affection pour moi ? »

George trouvait que la jeune fille devenait à tout moment plus difficile à comprendre. Cette question lui avait paru toute naturelle puisqu’ils se connaissaient et s’amusaient comme frère et sœur depuis si longtemps. Mais il vit qu’il y avait autre chose. Les yeux gris de Mamie avaient un regard d’effroi qu’il ne leur avait jamais vu. comme si elle se trouvait tout à coup en présence d’un grand danger. Puis les contours de sa physionomie se détendirent soudain pour prendre une étrange expression de douceur. Elle n’avait jamais été jolie, sauf ses yeux et son teint d’albâtre : pendant un moment elle était devenue belle.

« Oui, dit-elle d’une voix hésitante, je t’aime beaucoup… plus que tu ne sauras jamais. »

Son secret venait de lui échapper. Alors, pour la première fois de sa vie, bien qu’il eût près de trente ans, George leva les yeux sur une femme qui l’aimait de tout son cœur et il sut ce que l’amour était chez une autre comme il l’avait su pour lui-même.

Le soleil descendait derrière les montagnes de l’ouest, et l’eau sombre, dans laquelle il replongea silencieusement ses avirons, était calme et unie. Pendant quelques minutes il continua de ramer sans parler. Mamie regardait l’eau, en laissant traîner sa main blanche dégantée dans ce miroir limpide.

« Je te remercie, Mamie, » dit-il enfin, très doucement et très affectueusement.

Le silence régna de nouveau pendant qu’ils avançaient rapidement par ce crépuscule empourpré.

« Et toi, m’aimes-tu ? » demanda la jeune fille en levant furtivement les yeux vers lui, puis rougissant et fixant encore ses regards sur les profondeurs du fleuve. George tressaillit légèrement. Il ne s’attendait pas à cette question.

« Oui, certainement, je t’aime, » répondit-il.

Il crut entendre un soupir dans la brise du soir.

« Je t’aime davantage tous les jours, » ajouta-t-il tranquillement, quoiqu’il sentît qu’il était très loin d’être calme.

Il disait vrai : chaque jour il s’attachait davantage à Mamie et elle commençait à prendre la place que Constance avait occupée dans ses actions sinon dans ses pensées. Mais dans cette affection croissante pour elle, il n’y avait pas une étincelle d’amour, et la découverte qu’il venait de faire le troublait extrêmement. Il n’avait jamais eu rien à se reprocher dans ses relations avec Constance Fearing, mais il s’accusa alors d’avoir trompé l’innocente jeune fille qui l’aimait et de lui avoir par une insouciante question arraché l’aveu de son amour. Il se rendit compte qu’il avait pris la place de Constance et que Mamie avait pris la sienne ; il avait été inconsidéré dans ses paroles et dans ses actions pendant les deux derniers mois, et, un jour, elle pourrait bien lui reprocher sa légèreté. Des incidents se présentèrent en foule à sa mémoire et s’accumulèrent dans son cerveau, amenant à leur suite mille piqûres à son sentiment d’honneur. Par inadvertance il avait causé un grand mal, depuis son arrivée à la campagne. Avant cela Mamie ressentait pour lui exactement ce qu’il ressentait pour elle, une simple affection à cœur ouvert. En se souvenant de la courte lutte qui s’était livrée dans son esprit avant d’accepter l’invitation de Totty, il s’accusait de ne pas avoir pensé à ce qui arriverait. Mais le plus surprenant, ce qui faisait perdre tout l’équilibre à son cerveau, c’est que Totty n’eût pas prévu cette catastrophe, la diplomatique Totty, la pratique Totty, l’avare Totty ! Cela dépassait sa compréhension. Cependant, malgré sa détresse, il eut peine à réprimer un sourire, en se figurant la fureur de Totty s’il arrivait à épouser Mamie. Sherrington Trimm lui. l’accepterait tout aussi bien que tout autre honnête homme, s’il était sûr de l’inclination de Mamie.

Il y avait cependant quelque chose à faire tout de suite. Il n’était pas comme Constance Fearing une faible créature hésitant pendant des mois et des années, pour finir par causer une déception cruelle. Il regrettait même les dernières paroles qu’il avait dites et qui n’étaient dictées pourtant que par un puéril désir de ne pas froisser les sentiments de la jeune fille. Il eût mieux valu qu’elles n’eussent pas été prononcées. Il fallait que la situation fût définie, le mal arrêté, s’il ne pouvait être défait, et, si c’était nécessaire, et ce le serait probablement, il quitterait la maison dès le lendemain matin. Il ouvrit la bouche pour parler, mais le sang lui monta au visage et il ne put articuler un mot. Il était accablé de honte et de remords, il aurait préféré subir toutes les humiliations, plutôt que celle-là. Mais ou bout d’un instant son énergique nature reprit le dessus, comme elle le faisait toujours on présence de grandes difficultés. Il regrettait déjà son hésitation comme une lâcheté.

« Mamie, » dit-il tout à coup.

Il s’étonna que sa voix pût être aussi douce.

« Mamie, je ne t’aime pas ! »

Il s’était attendu à tout, excepté à ce qui arriva. Mamie le regarda dans les yeux, puis de nouveau à la lumière du soir l’expression de son amour transfigura son visage et lui prêta une perfection de beauté qu’il ne lui avait jamais vue.

« Ne me l’as-tu pas déjà dit, mon cher George ? demanda-t-elle moitié tristement, moitié affectueusement. Ce n’est pas nouveau. Il y a longtemps que je le sais. »

George la regarda un instant.

« J’avais peur de ne pas l’avoir dit clairement, répondit-il à voix basse.

— Toutes tes paroles, toutes tes actions me l’ont dit. Ne le répète pas.

— Il faut que je m’en aille d’ici. Je partirai demain. »

Elle leva sur lui des yeux épouvantés.

« Partir ?… me quitter ?… Ah ! George, tu ne feras pas cela ! »

La situation était aussi étrange que nouvelle et George se sentait tout confus. Sa résolution resta. cependant, aussi inflexible qu’auparavant.

« Mamie, dit-il, il faut bien nous entendre. Les choses ne peuvent continuer à aller comme elles vont depuis si longtemps. Si je restais ici, saistu ce que je ferais ? J’agirais vis-à-vis de toi comme Constance Fearing a agi vis-à-vis de moi, seulement ce serait pire, parce que moi je suis un homme et que je n’ai pas le droit qu’ont les femmes de faire de semblables choses.

— C’est bien différent, dit la jeune fille en fixant les yeux sur l’eau.

— Non, ce n’est pas différent, insista George. Je n’ai pas le droit d’agir comme si je t’aimais, ni de te laisser croire seulement, d’après ce que je fais ou ce que je dis, que la chose est possible. Je suis brutal. Je le sais. Pardonne-moi, ma chère Mamie. Il vaut beaucoup mieux que la situation soit très nette. Nous nous connaissons depuis si longtemps et si bien que…

— Rien de ce que tu pourras dire ne me fera approuver ton départ.

— Soit ! néanmoins, si je ne pars pas comme l’exige mon devoir, je ne me le pardonnerai jamais…

— Je te pardonnerai.

— J’aurai horreur de moi-même…

— Je t’aimerai.

— Je me sentirai l’être le plus misérable de la terre.

— Je serai heureuse. »


XVII


George avait ramé jusqu’à une petite baie à l’abri du courant. La tentation de rester là, appuyé sur les avirons, le retenait avec une grande force. Qu’il le voulût ou non, l’expression qu’il avait remarquée deux fois sur le visage de Mamie pendant cet après-midi, le hantait et le fascinait.

Il subissait l’effet d’un charme tout nouveau pour lui. Il leva les yeux et regarda la jeune fille assise à l’arrière du bateau et, en même temps, il pensa à Constance en faisant des comparaisons avec un calme qui le surprit lui-même. Il ne se rendait pas bien compte de ce qui lui arrivait et ne se sentait pas en état de juger ses impressions ; mais son instinct lui disait de partir le plus vite possible et d’interrompre toute relation avec sa cousine, au moins pendant quelque temps. Elle avait discuté cette question avec lui à sa manière, et les réponses qu’elle avait trouvées à tout ne le satisfaisaient pas. Il était de son devoir de quitter Mamie, n’importe à quel prix, et il songeait à partir tout de suite.

« Ma chère Mamie, dit-il enfin, admirant toujours sa grâce, j’en suis désolé pour moi, mais il n’y a qu’un seul moyen. Je ne puis rester ici plus longtemps. »

Elle leva les yeux et le regarda sans sourciller.

« À cause de moi ? demanda-t-elle.

— Oui, et tu sais bien que j’ai raison.

— Parce que j’ai été assez sotte et… et… assez mal élevée, n’est-ce pas ?

— Chère enfant… que dis-tu là ? s’écria George. Je n’ai jamais rien dit de pareil ! »

Il était sérieusement embarrassé pour trouver une réponse.

« Naturellement tu ne l’as pas dit. Mais tu l’as probablement pensé, ce qui revient au même, et tu avais raison. Mais il y a si longtemps que je te connais, que je peux bien me permettre de te dire ce qui me passe par la tête.

— Oui, certes, répondit vivement George, heureux de pouvoir être d’accord avec elle en quelque chose. Il y a bien longtemps, comme tu dis… depuis notre enfance.

— Alors tu trouves qu’il n’y a rien de bien mal dans ce que j’ai dit ?

— C’était de l’étourderie… Il n’y avait certainement rien de mal là dedans ; en tout cas, tu ne t’en es pas rendu compte.

— Alors pourquoi veux-tu t’en aller ? demanda Mamie avec une logique et une candeur toutes féminines.

— Mon Dieu, parce que… »

George resta embarrassé.

« Tu ne vois donc pas que je me suis moquée de toi ? reprit Mamie. Te figures-tu que si j’étais amoureuse de toi je te le dirais ? Faut-il que tu sois fait !

— Et aussi, affirma George, quand je t’ai dit que je voulais m’en aller, je ne faisais qu’entrer dans ta plaisanterie et suivre ton idée »

Les choses prenaient une tournure très inattendue et sa résolution de partir commençait à s’affaiblir.

« Donc c’est bien entendu, tu restes, dit Mamie après une courte pause, comme si elle avait résumé l’affaire, délibéré, et rendu son arrêt.

— Je crois bien que oui, » répondit George d’un ton de regret tout en ayant de la peine à réprimer un sourire.

Mamie avait montré beaucoup de tact dans la façon dont elle s’était remise et George lui était involontairement reconnaissant de l’avoir sauvé de la nécessité d’un brusque départ : néanmoins il restait persuadé qu’elle avait été sérieuse.

« Cela a été très bien joué, dit-il après avoir débarqué et en traversant le jardin pour rentrer à la maison.

— Oui, répondit Mamie. Je ne suis pas trop mauvaise comédienne. On m’a toujours fait du succès dans les comédies de salon. »

Le crépuscule s’était fait nuit, mais la lune brillait déjà de tout son éclat. Mamie s’arrêta dans l’allée et cueillit une rose.

« Veux-tu que je te donne une petite représentation ? ajouta-t-elle en riant. Regarde-moi… là… à présent que la lune m’éclaire. »

Elle le regarda bien en face et, une fois encore, ses traits semblaient transfigurés. Elle posa une main sur son bras, de l’autre porta la rose à ses lèvres et y mit un baiser, les yeux souriants et toujours fixés sur lui, puis prononça doucement trois mots qui parurent envoyer comme un frémissement dans l’air calme.

« Je t’aime ! »

Elle fit ensuite le geste de vouloir attacher la fleur à la boutonnière de sa jaquette, et lui se pencha un peu pour l’aider.

Alors, d’un mouvement vif et gracieux, elle se recula et éclata de rire.

« Était-ce bien joué ? s’écria-t-elle en jetant la rose au loin.

— Admirablement, » répondit George.

George trouva très étrange qu’elle fût capable de prendre à point nommé une pareille expression et un semblable son de voix, s’il n’y avait pas d’amour réel dans son cœur.

Mais elle avait eu quelque chose de si parfaitement gracieux dans son attitude, de si séduisant dans son sourire, et son accent était allé si droit au cœur, que cet incident se grava dans sa mémoire comme un merveilleux tableau, à jamais inoubliable. Et dans ses rêves, cette nuit-là, il revécut cette journée ; la taille, la voix, les paroles, étaient bien celles de Mamie, mais le visage était celui de Constance Fearing avec une expression qu’il ne lui avait jamais vue. Le matin il rit de tout cela, n’étant que trop disposé à croire que Mamie s’était réellement moquée de lui.

À cette époque, John Bond et sa femme, après une courte excursion au Canada, arrivèrent à la vieille maison de campagne des Fearing pour y passer le reste de l’été.

Depuis leur mariage, ils n’étaient pas allés voir les Trimm. Il y avait eu un peu de froideur entre Totty et les Fearing depuis que le bruit de la rupture avait circulé, mais comme les apparences de politesse avaient néanmoins été gardées, M. et Mme Bond pensèrent qu’il était de leur devoir de rendre leur visite aussitôt que possible. Constance les accompagna et tous trois traversèrent la rivière assez tard un après-midi de dimanche. Les nouvelles franchissent difficilement l’Hudson, et comme Totty n’avait pas d’invités cette année, pour une raison bien connue d’elle, et qu’elle n’avait dit à personne que George Wood passait l’été avec elle, les trois visiteurs ne s’attendaient pas à le trouver là.

Depuis qu’elle était à la campagne, Constance Fearing était tombée dans un abattement d’esprit dont elle était à peine sortie pour aider aux préparatifs du mariage de sa sœur et, après la cérémonie, elle était revenue sur les bords de l’Hudson en la seule compagnie de sa vieille parente. Cet après-midi. Constance, tout aussi abattue que de coutume, avait accepté d’accompagner sa sœur et son beau-frère pour ne pas rester seule à la maison, mais son esprit n’était nullement à la visite qu’elle faisait.

Mme Trimm. sa fille, et George étaient assis sous une véranda dominant la rivière ; la température avait été très chaude et personne n’était disposé à parler. Tout à coup Totty poussa une exclamation de surprise.

« Mais ces gens-là viennent ici ! Qui est ce, George ?… pouvez-vous voir ? »

George fixa les yeux sur le débarcadère au bout du jardin et vit aborder un canot à voile. Quelques secondes après, trois personnes gravissaient l’allée du jardin.

« Je crois que c’est Mlle Fearing, répondit lentement George, avec sa sœur et John Bond. »

Il fut le seul qui ne changea pas un peu de couleur. Le front de marbre de Mamie devint plus blanc encore, et le joli visage de Totty un peu plus rose. Elle était contrariée d’avoir été prise à l’improviste et fâchée que George fût là. Les yeux de Mamie brillèrent et ses lèvres se serrèrent sur ses fines dents. Mais George était imperturbable et il eût été impossible de deviner ce qu’il pensait. Il observa curieusement les trois arrivants tandis qu’ils approchaient et trouva que Constance était pâle et amaigrie.

« Que je suis contente que vous ayez traversé la rivière ? s’écria Totty avec le manque de sincérité le plus hospitalier. Il y a un siècle que nous ne vous avons vus. »

Mamie donna la main à Constance avec quelques mots polis, tout en fixant sur elle ses yeux bleus, avec une persistance singulière un peu gênante même.

« George lui a parlé de moi. je suppose, » pensa Mlle Fearing en se retournant pour donner une poignée de main à George.

Grâce le regarda tranquillement et lui serra la main avec cordialité. Son mari échangea d’énergiques poignées de main avec les uns et les autres, s’informa chaleureusement de la santé de chacun, puis regarda la rivière, se sentant un peu mal à son aise de savoir que tout le monde était gêné.

En habile maîtresse de maison, Totty rompit vite la glace et la conversation générale s’engagea. George se trouvait entre Constance et Grâce.

« Il y a longtemps que vous êtes ici ? demanda Constance en se tournant vers lui.

— Depuis le 1er juin, » répondit George tranquillement.

Puis il retomba dans le silence, ne sachant que dire. 11 n’était pas aussi calme qu’il paraissait l’être et la soudaineté de cette visite avait légèrement troublé ses idées.

« Je vous croyais encore à New-York, dit Constance. Ne traverserez-vous pas la rivière pour venir nous voir ?

— Oh si ! répliqua George sans enthousiasme. Restez-vous là tout l’été ?

— Certainement… Ma sœur et John… M. Bond… y resteront aussi. Et peut-on vous demander si vous écrirez quelque chose en ce moment ? Vous savez que nous attendons tous votre nouveau livre avec impatience.

— Oui, dit-il en détournant un peu la tête, j’écris une vieille histoire, une histoire d’amour. Sur quoi peut-on écrire d’ailleurs ? L’amour n’est-il pas le seul sujet avant un éternel intérêt pour le public ?  »

Il acheva sa phrase par un rire sec désagréable à entendre.

“Vraiment ? demanda Constance avec un remarquable sang-froid. J’aurais cru qu’il y avait bien d’autres sujets plus intéressants et plus faciles à traiter.

— Plus faciles, oui, et même plus intéressants pour les écrivains ; néanmoins la grande majorité du genre humain aime et trouve plaisir à lire les amours des autres. »

Constance était pâle et évidemment agacée. Elle s’était montrée visiblement résolue à parler à George, mais il paraissait plutôt blessé de cette avance. Cependant elle fit une nouvelle tentative en cherchant à l’amener sur son propre terrain et ajouta :

« Et l’amitié ? N’est-elle pas un sujet de roman tout aussi bon que l’amour ?

— Ce serait un livre mortellement ennuyeux à lire.

— Vous n’avez pas une bien grande estime pour l’amitié, à ce qu’il paraît, dit Constance en essayant de rire.

— Je la connais très peu. »

Pendant ce temps Constance avait surmontée sa gêne et commençait à croire qu’elle pourrait en causant raviver quelque chose de l’ancienne confiance. Malheureusement pour ses intentions, Mamie, qui n’était probablement pas satisfaite de la manière dont allaient les choses, se leva et se rapprocha des deux interlocuteurs.

« Je suis sûre, dit-elle, que vous êtes en train de raconter à mon cousin les délices de votre existence à la campagne ?

— Nous parlions d’amitié, dit George en comparant mentalement au profit de Mamie la taille des deux jeunes filles.

— Ce doit vous êtes facile, s’écria Mamie d’une voix très mélodieuse, puisque vous avez été toujours si bons amis. »

Avec une méchante intention du mal qu’elle faisait, Mamie s’arrêta et les regarda tour à tour. Constance fronça les sourcils, mais le visage de George ne trahit aucune émotion.

« Les meilleurs des amis, dit-il avec calme. Et toi, Mamie, donne-nous ton avis. Mlle Fearing pense qu’on pourrait écrire un bon livre sur l’amitié, et moi je pense qu’il serait loin d’être du goût du public. Qu’en dis-tu ?

— Oh ! toi, George, tu es si habile, répondit-elle, que tu peux tout tenter. Ainsi je ne vois pas pourquoi, en somme, tu ne ferais pas un roman de votre amitié à tous les deux ; vous seriez charmants. »

Mamie se remit à sourire en regardant ses deux auditeurs.

« M. Wood pourrait tout aussi bien vous mettre que moi dans un roman, » dit Constance. George crut remarquer que les yeux de Mamie s’allumaient d’un feu sombre.

« Tu pourrais peut-être nous mettre toutes les deux dans le même livre, George, insinua-t-elle.

— Toutes les deux comme amies ? » demanda Constance haussant un peu ses sourcils en même temps que ses narines se gonflaient.

Cette fois-ci elle était tout à fait en colère.

« Oui, certainement ! s’écria Mamie avec un air de parfaite innocence. Que pensez-vous donc que je veuille dire ? Je ne crois pas que, même dans un roman, George se permît de devenir amoureux de l’une de nous deux. »

George, pour mettre un terme à cette conversation désagréable, se retourna vers Grâce et se mit à causer avec elle jusqu’à la fin de la visite.

« Comme je la hais ! » se dit Mamie quand Constance fut partie.

« Quelle méchante petite créature ! » pensa Constance en mettant le pied dans le bateau.

XVIII


George était assez mécontent de ce qui s’était passé pendant cette visite. Il avait espéré que Constance se contenterait d’échanger quelques mots banals avec lui, et au lieu de cela, par ses allusions directes au passé, elle s’était exposée à l’attaque de Mamie. Quoique celle-ci eût affecté un air de parfaite innocence, il n’y avait pas à douter que ses paroles eussent produit sur Constance une impression du reste visible, car, si elle avait fait de son mieux pour réprimer sa colère, elle n’avait pas réussi à la dissimuler complètement. Il était impossible de ne pas établir entre les jeunes filles une comparaison qui, en somme, au point de vue du sang-froid, était en faveur de Mamie.

« Tu as été un peu dure avec Mlle Fearing hier, dit George le lendemain après le déjeuner.

— Dure, moi ?… Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Mamie avec une surprise bien jouée.

— Mais… en insinuant que je devrais vous mettre toutes les deux dans le même livre. Oh ! je sais d’avance ce que tu vas dire. Tu n’avais aucune intention… tu n’avais pas réfléchi… tu n’aurais pas voulu pour tout au monde rien dire de désagréable. Néanmoins tu l’as fait et très calmement et tu as exactement produit ce que tu espérais… tu l’as blessée.

— Eh bien… qu’est-ce que cela te fait ? demanda Mamie avec une étonnante franchise.

— Tu lui as fait penser que je t’avais parlé d’elle.

— Et quel mal y a-t-il à cela ? Ne m’as-tu pas, du reste, un peu parlé d’elle il y a quelques jours ?… Et puis, monsieur George, quoi que tu fasses, tu ne pourras m’empêcher de détester ta bien-aimée Constance, ni de la blesser chaque fois que nous nous rencontrerons,… surtout si elle va s’asseoir à côté de toi pour essayer de te ramener à elle !

— Ne dis pas de ces choses-là, Mamie ; elles me déplaisent. »

Mamie se mit à rire et montra ses belles dents. Il y avait une lueur de malice dans ses yeux.

« Tu as envie d’être repris, je crois, dit-elle. Voyons, dis-moi la vérité… l’aimes-tu encore ? »

George la saisit soudain par les deux poignets et la tint devant lui. Il était contrarié, mais ne pouvait s’empêcher d’être amusé.

« Mamie, ne dis pas de sottises ! Tu es aussi méchante qu’un petit chat sauvage !

— Vraiment ? Eh bien, tant mieux, mais tu sais, tu ne me fais pas peur du tout avec tes grandes mains et tes yeux noirs. »

George se mit à rire et abandonna les poignets de sa cousine.

« Je crois, ma foi, que tu dis vrai ! s’écria-t-il.

— Mais, elle, crois-tu qu’elle soit aussi bonne que cela. Tiens, hier, elle était en colère et aurait voulu pouvoir me mettre en pièces avec ses grands ongles.

— Voyons. Mamie, tu me ferais plaisir en la laissant tranquille.

— Allons, voilà que tu vas te fâcher, aussi ! »

Puis elle ajouta :

« Est-ce que tu m’en veux ?

— Non. Mamie. Tiens, tu es une sorcière, » répondit George en riant.

Il y avait en effet quelque chose d’étrangement séduisant chez la jeune fille. Elle pouvait, lui dire des choses qu’il n’aurait pas supportées de sa propre sœur s’il en avait eu une.

« Je voudrais bien être sorcière ! Je ferais des poupées de cire ressemblant aux gens que je hais, puis, comme les magiciens, je leur enfoncerais des épingles dans le cœur.

— Que t’es-tu donc mis dans la tête ce matin, petite créature vindicative et meurtrière ?

— Il y a bien des choses dans ma tête, répondit-elle en changeant soudain de manières et parlant d’un ton singulièrement grave, les yeux baissés et les mains jointes.

— Même des choses qui ne devraient pas y être.

— Dis-moi, George : si, comme je te l’ai proposé hier, tu nous mettais toutes deux dans un livre. Conny Fearing et moi, laquelle aimerais-tu le mieux ?

— J’essaierais de vous faire bien semblables l’une à l’autre, quoique je ne sache pas exactement comment je pourrais m’en tirer.

— Ce n’est pas une réponse. Il est inutile de chercher à faire de l’esprit avec moi, comme je te l’ai dit souvent. M’aimerais-tu plus que Conny Fearing ? Oui… ou non ! Allons, j’attends ! Comme tu es long à répondre !

— Que veux-tu que je te dise ? Qu’importerait d’ailleurs la préférence que j’accorderais à l'une ou à l’autre, puisque ce ne serait que dans un livre ? Cela ne signifierait pas grand’chose.

— Oh !… si cela ne doit pas signifier grand’chose, je ne tiens pas à le savoir. Tu n’as plus besoin de me répondre.

— Tant mieux pour moi, dit George en riant. Adieu : je vais travailler. »

L’après-midi du dimanche suivant, George avait traversé le fleuve seul et était allé atterrir près d’un épais massif d’arbres, où il s’était installé à l’ombre, avec un livre et un cigare. Il ne savait pas au juste à qui appartenait le terrain sur lequel il se trouvait et il avait bien un peu la crainte qu’il ne fît partie de la propriété des Fearing. Mais comme la journée était chaude, il se sentait trop paresseux pour remonter plus haut et ne se souciait pas de descendre le courant, ce qui eût augmenté le trajet pour rentrer. Il espérait que, même s’il se trouvait réellement sur la propriété des Fearing, celles-ci ne sortiraient pas à cette heure par une chaleur aussi accablante.

Mais il arriva cependant que Constance, se trouvant plus agitée que de coutume, avait pensé qu’une promenade à pied la calmerait un peu. L’endroit où George était assis faisait effectivement partie du domaine suspect, et Constance, sachant qu’il y faisait généralement de la brise, s’était naturellement dirigée de ce côté. Il entendit un pas léger sur l’herbe et aperçut une femme vêtue de blanc à quelques pas de lui. Il la reconnut immédiatement et, se levant vivement, il laissa tomber son livre et son cigare. Constance tressaillit, mais ne recula pas, George fut le premier à parler.

« J’ai peur d’avoir violé une propriété, dit-il vivement. S’il en est ainsi, veuillez me pardonner.

— Vous êtes le bienvenu, répondit Constance en se remettant. C’est un des plus jolis endroits des environs, » ajouta-t-elle un moment après, les mains appuyées sur le long manche de son ombrelle et les yeux fixés sur l’eau ensoleillée.

L’entrevue était inévitable. Constance ne pouvait continuer sa promenade sans échanger quelques mots ; et lui, de son côté, ne pouvait pas sauter dans son bateau et s’éloigner à force de rames comme s’il avait peur, C’était elle, en somme, qui était la plus contente de cette rencontre fortuite. À la grande surprise de George, elle s’assit sur le gazon, en s’appuyant aux racines de vieux arbres.

« Je vous ai dérangé. Je suis désolée, dit-elle, rasseyez-vous, je vous en prie.

— Pas du tout, dit George en reprenant sa première attitude.

— Mais si ! je vous ai dérangé, et je vous dérange encore. Comme vous êtes dans mon jardin, par excès de politesse, vous vous considérez comme mon hôte. »

En essayant d’être trop naturelle, elle devenait confuse.

George sentit la note fausse. Elle était beaucoup moins à l’aise que lui et elle le laissait voir.

« Je me suis arrêté ici, par simple paresse, dit-il. Je ne me sentais pas le courage de remonter ce lourd bateau plus loin, et je ne tenais pas à allonger le chemin en descendant plus bas. J’ignorais que je fusse sur votre propriété. »

Constance ne dit rien pendant un instant, mais elle frappa le bout de son soulier avec son ombrelle d’un mouvement d’impatience.

« Vous n’auriez pas débarqué ici si vous avez pensé qu’il était possible de m’y rencontrer, n’est-ce pas ?

— Mais il me semble, répondit-il après avoir réfléchi quelques secondes, que, tout en avant peu de raisons pour chercher à vous rencontrer, je n’en ai aucune pour vous éviter.

— Je l’espère, répondit Constance à voix basse. J'espère même que vous n'essaierez jamais de m'éviter…

— Je ne l’ai jamais fait.

— Peut-être, dit la jeune fille sans le regarder. En tout cas, vous avez été peu aimable de ne jamais prendre la peine de venir nous voir pendant ces trois mois.

— Pensiez-vous, après ce qui s’est passé entre nous, que je continuerais à vous faire des visites régulières ? »

George avait dit cela sérieusement, sans élever la voix, et il attendit une réponse. Elle vint avec un peu d’hésitation.

« Du moins je pouvais croire que… au bout d’un certain temps, vous viendriez quelquefois. Et vraiment, je ne vois pas ce qui vous en empêcherait. Sommes-nous ennemis, ne redeviendrons-nous jamais amis ?

— Je ne comprends pas l’amitié, répondit George. Je crois vous l’avoir déjà dit l’autre jour quand nous avons abordé ce sujet.

— Oui. On a interrompu notre conversation. Votre cousine, je crois, dit Constance en rougissant légèrement. J’aurais voulu vous dire bien des choses alors, mais cela m’a été impossible devant tout ce monde. Puisque nous nous rencontrons, par hasard, voulez-vous m’écouter ? Si je dois vous importuner, répondez franchement et je m’en vais. Mais, je vous en prie, ne me dites rien de méchant ; cela me rendrait très malheureuse. »

Il y avait quelque chose de simple et de touchant dans son appel à sa patience, qui l’émut un peu.

« Je ferai tout ce que vous voudrez, » dit-il d’un ton qui lui rappela les jours d’autrefois.

Il croisa les mains sur un genou et se prépara à écouter les yeux fixés sur le fleuve.

« Merci ! Depuis notre dernière entrevue à New-York, j’espérais avoir une occasion de vous rencontrer pour vous parler d’amitié. Dimanche dernier j’ai abordé ce sujet, mais vous vous êtes moqué de moi.

— Je le regrette sincèrement. Je ne savais pas que vous parliez sérieusement.

— Si, et j’étais et suis encore de très bonne foi. C’est la seule chose à laquelle j’attache de la valeur.

— À l’amitié ? » demanda tranquillement George.

Il avait l’intention de se contenir et de ne rien dire qui pût la blesser.

« À votre amitié, répondit-elle. Parce que j’ai commis autrefois une grande erreur, n’y aurait-il pas de pardon ? Est-il donc impossible d’être bien ensemble, de nous voir souvent, et de causer comme nous le faisions dans ce temps-là ? M’accueillerez-vous donc toujours mal ? Ma faute fut-elle donc si grande ?

— Vous n’avez commis aucune faute. Mais ce que vous proposez ne me semble pas possible. Ce qui s’est passé entre nous rend de semblables expériences très difficile à tenter.

— Cela peut sembler difficile, mais ce n’est pas impossible, si vous voulez seulement essayer de penser à moi avec plus de bienveillance. Savez-vous quelle a été mon erreur ?… Où j’ai eu le plus tort, c’est de ne pas vous avoir dit… ce que je vous ai dit… une année plus tôt. Soyons francs ; déchirons le voile qui existe entre nous, quand ce ne serait que pour aujourd’hui. Vous m’avez aimée autrefois… moi, je n’ai pas pu vous aimer. Est-ce une raison pour que vous me traitiez comme une étrangère quand nous nous rencontrons ? Réfléchissez et considérez la question sous son vrai jour. Si je vous avais dit un an plus tôt… comme j’aurais dû vous le dire... que je ne pourrais jamais vous aimer assez pour vous épouser, auriez-vous été aussi furieux alors et m’auriez-vous quittée comme vous l’avez fait ?

— Non, dit George, mais il y avait cette différence…

— Attendez, laissez-moi achever ce que j’allais dire. Ce n’est pas ce que j’ai fait qui vous a blessé ; c’est que je l’ai fait beaucoup trop tard. Vous n’auriez pas cessé de venir me voir, si tout cela était arrivé il y a un an. Ma faute consiste à avoir attendu trop longtemps. C’est très mal. J’en ai été désolée. Il n’est rien que je ne fasse pour vous… Mes sentiments à votre égard sont absolument ce qu’ils ont toujours été… ils sont même plus vifs. Puis-je m’humilier davantage devant vous ? Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de femmes qui en fassent autant. Faut-il me faire encore plus humble ?

— Vous avez fait tout ce qu’une femme pouvait et devait faire, » dit George, sans amertume dans la voix.

Il lui semblait que l’ancienne Constance qu’il avait aimée rentrait lentement dans la personne de la jeune fille qu’il avait devant lui, celle qu’il avait récemment traitée en étrangère, et qui l’avait été si réellement à ses yeux.

« Et pourtant, vous ne voulez pas me pardonner ? » demanda-t-elle d’une voix basse et suppliante.

Il regardait la rivière et ne répondait pas. Il ne s’apercevait pas qu’elle observait attentivement son visage. Elle n’y voyait ni amertume, ni dureté, mais seulement une expression de perplexité. Le mot de pardon ne signifiait pas pour lui la moitié de ce qu’il signifiait pour elle. Elle y attachait une intention qui échappait à George. Elle était surexcitée et s’était formée une fausse idée de ce qui s’était passé entre eux. Lui, avec son esprit naturellement sain et fort, ne comprenait pas pourquoi elle attachait tant d’intérêt à ce qu’il considérait alors comme une phrase banale, quelle que fût l’importance qu’il y avait attachée dans la fureur de sa mémorable entrevue avec elle.

« Mademoiselle… » commença-t-il.

Il savait à peine pourquoi il l’appelait ainsi, à moins que ce fût parce.qu’il allait faire une déclaration catégorique. Cependant, ces syllabes n’étaient pas plus tôt sorties de sa bouche qu’il se repentait déjà de les avoir prononcées. Il vit une ombre de souffrance passer sur le visage de la jeune fille, et en même temps cela lui sembla un moyen puéril d’indiquer la distance qui les séparait désormais.

« Constance, reprit-il après une seconde d’hésitation, nous ne parlons pas la même langue. Vous me demandez de pardonner. Mais quoi ? Si quelque chose a besoin d’un pardon, je l’accorde très volontiers. J’étais très en colère, par conséquent je n’étais plus moi-même le jour où j’ai refusé de vous entendre. À présent, je suis de sang-froid. Ce que j’éprouve est très différent. Je ne vous en veux pas, je ne vous souhaite pas de mal. »

Constance garda le silence et détourna la tête. Ce qu’il lui offrait n’était pas ce qu’elle désirait.

« Puisque nous en sommes venus à ces explications, reprit George, je vais essayer de vous dire ce que j’éprouve. Je vous ai appelée Mademoiselle tout à l’heure. Savez-vous pourquoi ? Parce que cela me paraît plus naturel. Vous n’êtes pas la même personne que vous étiez autrefois, et quand je vous appelle Constance, je me figure appeler quelqu’un qui n’est plus, en prononçant le nom de votre ancien vous-même, de la Constance que j’ai aimée, et qui m’aimait… un peu.

— Ce n’est pas moi qui ai changé, dit la jeune fille en baissant les yeux. Je suis toujours la même Constance et vous toujours mon meilleur et mon plus cher ami.

— Il y a eu un changement et un grand changement, peut-être en moi. Je n’ai jamais été votre ami, comme vous l’entendez, et vous vous trompez en croyant que je l’étais. Je vous aimais. Ce n’est pas la même chose.

— Et maintenant, puisque je suis une autre personne… pas celle que vous aimiez… ne pouvez-vous pas être aussi bien mon ami que… que vous l’êtes des autres ? Pourquoi cela vous semble-t-il si impossible ?

— Il m’est même pénible d’y penser, dit George à voix basse. Vous ressemblez trop à l’autre, et pourtant vous en êtes trop différente. »

Constance soupira et tortilla un brin d’herbe autour de son doigt. Elle cherchait comment elle pourrait faire disparaître la différence qu’il sentait si vivement.

« Ne vous apercevez-vous jamais de mon absence ? demanda-t-elle après un long silence.

— Je regrette la femme que j’ai aimée, répondit George. Est-ce une satisfaction pour vous de le savoir ?

— Oui, car cette femme là c’est moi. »

Il y eut une autre pause, pendant laquelle George regarda à la dérobée le visage de la jeune fille. Il le trouva changé. Il était plus maigre et plus pâle qu’autrefois, et il y avait des ombres sous yeux et des petites lignes, pas encore de rides, de tristesse plutôt, autour de la bouche. Il se demanda si elle avait souffert et pourquoi. Elle ne l’avait jamais aimé. Était-il donc vrai qu’elle regrettât son intimité, ses conversations, son amitié, comme elle disait ? Sinon, pourquoi son visage était-il changé ? Et il n’arrivait pas à comprendre que la séparation pût être pénible là où il n’y avait pas d’amour. Néanmoins, sa colère étant, alors passée, il était attristé qu’elle eût souffert.

“Je suis heureuse que vous m’ayez aimée, dit-elle enfin.

— Et moi, j’en suis désolé !

— Ne dites pas cela. Si vous ne m’aviez pas aimée… plus que je ne le savais… vous n’auriez pas écrit, vous ne seriez pas ce que vous êtes. Ne pouvez-vous quelquefois envisager les choses à ce point de vue ?

— Quel avantage y a t-il à gagner le monde entier, si l’on perd le bonheur ? dit George avec amertume.

— Vous n’avez pas perdu le bonheur, répondit Constance. Vous n’avez pas le droit de désespérer. Un jour, vous trouverez une femme qui vous aimera, comme vous le méritez…

— Et que je n’aimerai pas, moi !

— Que vous aimerez comme vous m’avez aimée jadis. Vous serez heureux, alors. J’espère même que cela arrivera bientôt.

— Vraiment ? demanda George en se tournant vivement vers elle.

— Dans votre intérêt, je l’espère de tout mon cœur.

— Et vous ?

— J’espère que j’aurai beaucoup d’affection pour elle, dit Constance avec un rire forcé et en évitant de le regarder.

— Je crains que non, » répondit George presque malgré lui.

Ces mots tombèrent de ses lèvres comme une réponse à son rire forcé qui révélait trop clairement ses vraies pensées.

« Cela ne vous ennuie pas de causer avec moi ? demanda-t-elle tout à coup en changeant soudain de conversation.

— Non ; mais je trouve qu’il serait difficile, pour vous comme pour moi, de causer longtemps de ces choses-là.

— Pour n’avoir plus à y revenir… dorénavant, il vaut mieux épuiser aujourd’hui tout ce que nous avions sur le cœur. Et nous nous reverrons plus souvent désormais, voulez-vous ?

— Cela vous fait-il plaisir de me voir ? »

Il y avait une nuance de dureté dans son ton. Constance baissa les yeux et la rougeur couvrit son visage amaigri. Sa voix tremblait un peu quand elle prit la parole.

« Allez-vous encore être dur avec moi, ou désirez-vous réellement le savoir ?

— Je parle sérieusement. Cela vous fait-il plaisir de me voir ?

— George… Je viens de passer l’heure la plus heureuse que j’aie passée depuis le 1er mai !

— Êtes-vous donc impitoyable ? demanda George avec violence. M'aimiez-vous, puisque vous teniez à me voir ?… ou bien, cela vous amuse-t-il de me faire souffrir ? Tenez, je ne pourrai jamais vous comprendre. »

Constance fut effrayée par cette soudaine explosion de colère et pâlit.

« Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle d’une voix assurée.

— Croyez-vous que ce soit un plaisir pour moi de causer comme nous l’avons fait ? Supposez-vous que mon amour pour vous n’ait été qu’un vain mot, qu’une idée, qu’une imagination ? Vous figurez-vous qu’en trois mois j’ai oublié et cessé de penser, que j’ai appris à, parler de vous comme si vous étiez un personnage de roman ? De quoi croyez-vous donc que je suis fait ? »

Constance cacha sa tête dans ses mains et un long silence suivit. Elle ne pleurait pas, mais elle avait l’air d’essayer de rassembler ses pensées et, en même temps, de fuir un spectacle pénible. Enfin, elle leva les yeux et elle s’aperçut que la figure de George était empreinte d’une tristesse profonde. Elle le connaissait et savait que les impressions qu’il éprouvait devaient être bien fortes pour que ses traits trahissent ce qui passait dans son esprit.

« Pardonnez-moi, George, dit-elle d’une voix suppliante. Je ne savais pas que vous m’aimiez… que vous teniez toujours à moi.

— Cela n’est rien, répondit-il avec amertume. Cela se passera. »

La pauvre Constance sentit qu’elle avait perdu en un moment ce qu’elle avait gagné avec tant de difficulté… le renouvellement de rapports sans contrainte. Elle se leva lentement ; lui, resta assis, étant encore trop immédiatement sous l’influence de l’émotion qui l’avait envahi, pour faire attention à ses mouvements. Elle vint se placer devant lui et le regarda bien en face.

« George, dit-elle lentement et gravement, je suis très malheureuse ; plus malheureuse que vous ne pouvez le deviner. Vous m’êtes plus cher que tout ce qu’il y a sur la terre et pourtant je ne cesse de vous offenser et de vous blesser. Cette vie-là me tue. Dites-moi ce que vous voulez que je fasse et que je dise et je le ferai et le dirai… tout… comprenez-vous ?… tout, plutôt que d’être séparée de vous comme je l’ai été pendant ces trois derniers mois. »

Elle pensait véritablement ce qu’elle disait et, en ce moment, si George lui avait demandé d’être sa femme, elle y aurait consenti avec joie. Mais il ne comprit pas qu’elle voulait en venir là. Il parut hésiter un moment, puis il se leva vivement et se plaça près d’elle.

« Ne parlez pas ainsi, dit-il. Je vous dois beaucoup, Constance, beaucoup, quoique vous m’ayez rendu bien malheureux ! Je ne puis parvenir à vous comprendre, je ne sais pas pourquoi vous vous tenez tant à me voir, mais j’irai chez vous aussi souvent que cela vous fera plaisir, si vous consentez à ne plus parler de ce qui s’est passé. Essayons de causer de choses et d’autres, des affaires de tous les jours. Je rougis de paraître faire des conditions, mais dans l’intérêt de nos futures entrevues, je sens la nécessité d’en faire. Voulez-vous de moi comme cela ? »

Il lui tendit la main en prononçant les derniers mots et il y avait un bon sourire sur son visage.

« Venez quand vous voudrez et comme vous voudrez… seulement, venez ! » dit Constance dont le visage rayonna de joie.

Elle, du moins, était satisfaite et entrevoyait une perspective de bonheur dans l’avenir.

« Venez quelquefois ici dans l’après-midi ; cela ressemblera… »

Elle allait dire que cela ressemblerait au temps où ils se retrouvaient au Parc.

« Cela ressemblera à une espèce de partie de campagne. »

Elle rougit de n’avoir pu dire que cette banalité, pour racheter la maladresse qu’elle avait été sur le point de laisser échapper.

« Oui, dit George avec un sourire amer, cela ressemblera vraiment à une partie de campagne. Au revoir.

— Au revoir… quand viendrez-vous ? »

Constance ne put s’empêcher de laisser sa main dans la sienne tant qu’il voulut la garder.

« Dimanche prochain, » répondit vivement George.

Il avait réfléchi qu’il ne serait pas facile d’échapper à Mamie un autre jour que le dimanche, pendant qu’elle allait à l’église.

Un instant après, il était dans son bateau, ramant au milieu du courant. Constance, debout sur la rive, l’observait, désirant de tout son cœur de pouvoir être assise à l’arrière de la coquette embarcation, souhaitant surtout qu’il y désirât sa présence. Mais il ne la désirait pas. Cette entrevue lui avait même été pénible et il restait mécontent de lui-même. Elle lui avait montré, ce qu’il ne savait pas, qu’il aimait l’ancienne Constance aussi tendrement que jamais, bien qu’il persistât à ne pas la reconnaître dans l’étrange jeune fille qui ne l’aimait pas et lui assurait pourtant que leur séparation la tuait.


XIX


Quand George se retrouva avec Mamie ce soir-là, il espérait qu’elle ne l’interrogerait pas sur l’emploi de son après-midi, sachant que si elle découvrait qu’il l’avait passée avec Constance, elle lui ferait, selon toute probabilité, des observations désobligeantes sur celle-ci. Sans avoir bien défini la situation, il sentait que Mamie était jalouse de Constance et qu’elle le montrerait en toute occasion. En règle générale, sa cousine suivait les conseils de sa mère et ne lui faisait aucune question quand il était sorti seul. Mais ce soir-là sa curiosité fut éveillée par un changement presque imperceptible clans ses manières. Son visage était un peu plus sombre, sa voix un peu plus grave que de coutume. Après le dîner, Totty resta au salon pour écrire des lettres et les laissa tous deux sous la véranda.

Qu’est-ce que tu es devenu aujourd’hui ? demanda Mamie dès qu’ils furent seuls.

— J’ai fait quelque chose qui va te surprendre, répondit George. J’ai passé mon temps avec Mlle Fearing. »

Il avait aucune raison pour cacher la vérité ; c’eût été le comble de la folie. Il avait l’intention de retourner voir Constance, comme il le lui avait promis, et il trouvait que ce serait extravagant, de donner une apparence clandestine à leurs entrevues.

« Pourquoi es-tu allé la voir ?

— Je n’y suis pas allé. J’ai débarqué sur leur propriété sans le savoir et j’y étais à peine depuis un quart d’heure quand Mlle Fearing a paru tout à coup. Y a-t-il autre chose que tu désires connaître ?

— Là, te voilà fâché ! s’écria Mamie. Se ne suis pas naturellement curieuse, mais je voudrais bien savoir de quoi vous avez parlé.

— Bah ! dit George en riant avec un peu d’amertume. Nous n’avons pas parlé de toi… Alors, à quoi bon savoir…

— Oh ! je vois bien que mon ennemie a dû encore te faire de la peine pour que tu aies cet air sombre ce soir, s’écria Mamie.

— Laisse donc Mlle Fearing tranquille, si tu ne l’aimes pas. Elle ne t’a fait aucun mal et il n’y a pas de raison pour que tu la traites d’ennemie.

— Je n’aime pas t’entendre l’appeler Mlle Fearing. Je sais bien que tu l’appelles Constance quand tu es seul avec elle.

— Mamie, tu es une petite personne privilégiée, mais parfois tu vas trop loin. Peu t’importe la façon dont je l'appelle. Laissons cela et parlons d’autre chose, à moins que tu ne veuilles parler d’elle dans des termes convenables.

— Comptes-tu sur moi pour t’accompagner quand tu lui feras ta prochaine visite ?

— Je serais très heureux que tu y viennes, si tu dois t’y conduire raisonnablement.

— Comme l’autre jour quand elle est venue ici ? Est-ce comme cela qu’il faut me conduire ? » dit Mamie en riant.

George se tut pendant quelques minutes.

« Mamie, dit-il enfin, toujours sérieux, as-tu réellement autant d’affection pour moi que tu sembles en avoir ? Veux-tu faire quelque chose non pour me plaire, mais pour m’obliger ?

— Pourvu que ce soit facile et que cela me plaise à moi-même, dit Mamie en riant. Tu sais bien, George, que je ferai tout ce que tu voudras, ajout-elle un instant après d’un ton sérieux.

— Eh bien ! oublie ou fais semblant d’oublier que Mlle Fearing existe, ou bien va la voir et sois aussi bonne et aussi charmante avec elle que tu sais l’être.

— Tu me donnes le choix, n’est-ce pas ?

— Cela m’obligera si tu veux faire l’un et l’autre.

Il m’est pénible d’entendre parler d’elle avec malveillance et sans l’ombre d’une raison.

— Je trouve moi qu’il y a suffisamment de raisons, vu la façon dont elle t’a traité. Oh ! oui. je sais ce que tu vas dire… qu’il n’y avait jamais eu aucun engagement. C’est très beau de ta part et je vous admire beaucoup, vous autres hommes, de prendre les choses de cette façon-là. Mais nous le savions tous, et il est inutile de le nier.

— Tu ne me crois pas ? Je te donne ma parole qu’il n’y a jamais eu d’engagement. Comprends-tu ? Je m’étais monté la tête et quand j’ai fait ma demande, j’ai été désappointé. Elle était aussi libre de me refuser que tu l’es maintenant, si je te demandais de m’épouser. Est-ce clair ?

— Parfaitement, dit Mamie d’un ton un peu forcé. Puisque tu me donnes ta parole, c’est différent. Je me suis trompée. J’en suis très fâchée.

— Et feras-tu ce que je te demande ?

— Si tu me donnes le choix, j’irai la voir demain. J’irai pour te faire plaisir… quoique je ne comprenne pas en quoi cela peut t’obliger.

— Cela m’obligera tout de même et je t’en serai reconnaissant. »

Le résultat de cette conversation fût que Mamie traversa en effet la rivière le lendemain et passa une heure avec Constance, à la grande surprise de celle-ci, surtout quand elle vit que sa visiteuse était déterminée à être aimable, comme pour effacer l’impression qu’elle avait produite quelques jours auparavant.

Totty, tout étonnée qu’elle fut, supposa que Mamie avait fait cette visite parce que George le lui avait demandé et elle fut très satisfaite qu’il en fût à prier Mamie de faire quelque chose pour lui.

Quant à George, il envisageait avec peine sa prochaine entrevue avec Constance et souhaitait qu’il survînt un empêchement. Il ne savait pas si Constance parlerait à sa sœur de sa visite, mais il lui passa par l’esprit qu’il n’aimerait pas à être surpris par Grâce quand il serait assis sous les arbres avec Constance. Elle ne comprendrait assurément pas pourquoi il était là et il se trouverait dans une très fausse position.

Le dimanche suivant, George monta seul dans le bateau et s’éloigna sans donner d’explication de son départ ni à Mme Trimm ni à Mamie. D’ailleurs, il ne devait compte de ses actions à personne, s’était-il dit, et il ne blessait assurément aucune convenance. Il était parti de bonne heure, mais fut surpris de voir Constance arrivée avant lui au lieu du rendez-vous.

« Je vous ai suivi des yeux depuis votre départ, dit-elle en lui tendant la main. Mon beau-frère et Grâce sont sortis. Voyez-vous leur bateau là-bas ? Au-dessous de ce grand talus. Ils m’ont dit qu’ils iraient probablement chez votre cousine un peu plus tard. Maintenant, asseyez-vous. Je suis bien contente de vous voir, j’avais peur que vous ne vinssiez pas.

— Ne vous avais-je pas promis !

— Oui… je sais. Mais j’avais peur qu’un contre-temps ne vous en empêchât… et puis, quand on attend quelque chose pendant toute une semaine, généralement cela n’arrive pas.

— Vous voyez que ce n’est pas toujours vrai. Qu’avez-vous fait toute la semaine ? demanda George, sentant que puisqu’il était venu, c’était à lui de faire aller la conversation.

— Pas grand’chose. J’ai eu une surprise… votre cousine Mamie est venue mardi me faire une longue visite. Je ne l’attendais pas, je l’avoue, mais elle était de très bonne humeur et a causé d’une façon charmante.

— C’est une très gentille petite fille, dit George d’un air indifférent.

— Oui… je sais. Mais quand nous sommes allés chez elle l’autre jour j’avais trouvé… »

Elle s’arrêta soudain et regarda George.

« Est-ce un terrain défendu ? demanda-t-elle en changeant légèrement de couleur.

— Quoi ?… Mamie ?… Non. Pourquoi ne parlerions-nous pas d’elle ?

— Mon Dieu… je m’étais imaginée qu’elle ne m’aimait pas. Plie avait dit une ou deux choses qui, je le croyais, avaient l’intention de me blesser, et y sont arrivées. Je dois être très susceptible, probablement, car elle n’avait sans doute aucune mauvaise intention.

— Elle dit souvent des folies qu’elle ne pense pas, dit George après avoir réfléchi. Mais c’est une très bonne petite fille tout de même. Vous dites qu’elle a été aimable l’autre jour… de quoi a-t-elle parlé !

— Elle raffole de vous, dit Constance. C’est une de vos grandes admiratrices, le saviez-vous ?

— Je sais qu’elle a de l’affection pour moi, répondit froidement George. Sa mère est une vieille amie qui s’est toujours montrée très bonne à mon égard. Elle a vu que j’étais épuisé par le travail et a insisté pour que je vinsse passer l’été avec elles pendant, l’absence de Sherry Trimm. Ainsi Mamie est venue ici pour chanter mes louanges, dites-vous ?

— Oui, et elle les chante très bien. Elle est si enthousiaste que c’est un plaisir de l’écouter.

— Ce doit être un peu fatigant à la longue, dit George avec un sourire.

— Je ne l’ai pas trouvé. Mais, comme je vous le disais, j’ai été surprise de sa visite. Savez-vous ce que j’ai pensé ? Que c’était vous qui l’aviez envoyée, parce que vous aviez vu qu’elle m’avait contrariée l’autre jour. Cela vous aurait tant ressemblé.

- Vraiment ? Si j’avais fait ce que vous supposez, je ne vous le dirais pas. En tout cas, je suis très content qu’elle soit venue, car je désire que vous vous connaissiez mieux et que vous ayez de l’affection l’une pour l’autre.

— Si cela vous fait plaisir, dit Constance, je puis aller là-bas et l’inviter à venir ici ; en la voyant souvent je pourrais peut-être l’amener à m’aimer.

— Pourquoi vous donneriez-vous tant d’embarras pour une chose si peu importante ?

— J’aurais le plaisir de faire quelque chose pour vous, » répondit simplement la jeune fille.

George la regarda d’un air grave et vit qu’elle était de très bonne foi. L’empressement avec lequel elle offrait de s’imposer n’importe quels embarras, à la plus légère insinuation de sa part, prouvait qu’elle ne cherchait que l’occasion de lui témoigner son amitié.

— Vous êtes bien bonne, Constance, dit-il avec douceur. Je vous remercie beaucoup. »

Un silence suivit, interrompu souvent par le bruit du vent soufflant à travers les vieux arbres. Le ciel s’était couvert. Bientôt après, George se remit à parler et une heure s’écoula assez rapidement, beaucoup plus rapidement et plus agréablement qu’il ne l’aurait cru possible. Ils avaient beaucoup de pensées et d’idées communes et, la première contrainte une fois dissipée, il était impossible qu’ils fussent longtemps ensemble sans causer librement.

« Tiens, voilà le bateau de mon beau-frère, dit Constance tout à coup. Le voyez-vous là-bas ?

— Parfaitement. Diable ! je crois qu’ils amènent Mamie et sa mère. Il y a un tas de gens à bord.”

Il suivait des yeux la petite embarcation avec un peu d’inquiétude, craignant qu’on ne le trouvât assis sous les arbres avec Constance.

« Est-ce que vous croyez qu’ils vont venir ici ? » demanda-t-il en se tournant vers sa compagne.

Il semblait presque aussi naturel qu’autrefois qu’ils fussent d’accord pour ne pas désirer être interrompus par Grâce, ni par personne.

« Oh non ! répondit Constance. Le débarcadère est beaucoup plus bas, et ici John ne pourrait pas amarrer son canot au rivage.

— Cependant, je suis sûr qu’ils nous ont vus et qu’ils veulent aborder ici, » dit George d’un ton qui trahissait sa contrariété.

Tous deux observèrent le petit bateau en silence pendant quelques minutes.

« Vous avez raison, dit enfin Constance : ils viennent ici. Inutile de nous sauver, ajouta-t-elle très naturellement. Ils sont dû voir ma robe blanche depuis longtemps. Oui, les voilà. »

En ce moment le bateau était à moins de vingt mètres du rivage et à portée de la voix. C’était une petite embarcation légère, à demi pontée et gréé comme un cutter. John Bond tenait le gouvernail, et les trois dames étaient assises au milieu.

« Ohé ! Wood ! cria John Bond.

— Ohé ! répondit George en s’avançant sur le bord.

— Pouvez-vous mettre ces dames à terre dans votre bateau ?

— Parfaitement ! »

George sauta dans le petit canot, en prenant un câbleau avec lui et vint se mettre, en ramant, bord à bord avec l’autre bateau. En un instant, les trois dames eurent changé d’embarcation.

« Vous nous retrouverez à la maison, mon ami, n’est-ce pas ? dit Grâce à son mari au moment où George virait de bord pour regagner le rivage.

— Oui, dès que j’aurai pu ramener le bateau à son ancrage, » répondit John, qui tenait le gouvernail d’une main et bordait l’écoute de l’autre.

En ramant vers la terre, George pouvait voir ce qui se passait sur la rivière, mais les trois dames regardaient toutes dans la direction opposée. Le petit cutter tourna d’abord lentement, puis dans ce moment un souffle de bourrasque passa sur l’eau. George put voir que John essayait de lâcher la voile, mais la corde était serrée et la voile resta bordée. Le bateau avait peu de lest et il se trouvait allégé encore du poids des dames. George pâlit lorsqu’il vit le cutter couché sur le côté. Il cessa de ramer. Le petit vaisseau avait chaviré et flottait la quille en l’air. John Bond avait disparu.

« Votre mari sait-il nager ? » demanda-t-il vivement à Grâce.

Elle tressaillit violemment en voyant l’expression de ses traits, se retourna, aperçut la quille du canot à voile et poussa un cri.

« Sauvez-le !… Sauvez-le !… s’écria-t-elle au désespoir.

— Prends les avirons. Mamie ! » cria George en sautant par-dessus bord.

George, avait calculé qu’il atteindrait l’endroit où l’accident était arrivé beaucoup plus tôt en nageant que dans le canot, qui était long et aurait exigé un peu de temps pour virer de bord. C’était un nageur de premier ordre et il se fiait à sa vigueur pour surmonter le désavantage qui résultait de son habillement. En quelques secondes il atteignit le cutter. John Bond n’avait pas reparu. Sans hésiter il respira longuement et plongea sous le bateau. Le malheureux était empêtré dans les cordages et luttait en désespéré pour se dégager. George l’étreignit. au moment où il faisait un dernier effort convulsif. Mais il était trop tard. La voile et la corde détendue de l’écoute s’étaient, on ne sait comment, enroulées autour de lui. Il saisit le bras avec lequel George essayait de lui venir en aide et le serra comme l’aurait fait un étau d’acier. George lutta alors pour sa propre vie, essayant de se dégager de l’étreinte mortelle qui le retenait, mais en vain. L’effort pour retenir sa respiration ne pouvait aller plus loin… il ouvrit la bouche. Un délicieux sommeil plein de rêves sembla s’appesantir sur lui et il perdit connaissance.

Mamie avait mis sa mère et Grâce à terre, malgré leurs cris et leurs supplications, et elle cherchait à calmer tout le monde. Elle savait George excellent nageur et ne craignait rien pour lui. Il allait reparaître dans quelques secondes et ramènerait probablement John Bond. Les quatre femmes, serrées les unes contre les autres, fatiguaient leurs yeux à regarder le fleuve. Les violents efforts des deux hommes agitèrent la légère quille du cutter pendant quelques instants, puis tout redevint tranquille.

Les lèvres entr’ouvertes, les joues pâles, Constance avait les yeux fixés sur l’eau, appuyée contre l’arbre le plus près du bord. Grâce serait tombée à terre si Madame Trimm ne l’eut entouré de ses bras. Mamie demeurait immobile et pâle, s’attendant à chaque instant à voir la tête brune de George reparaître à la surface, convaincue qu’il ne pouvait pas se noyer.

En ce moment, un troisième bateau, conduit par quatre vigoureuses paires de bras, passa près de la pointe boisée avec une vitesse prodigieuse.

« Sautez sur la quille, cria une voix forte. Nous sommes quatre et nous pouvons le relever. Ils sont tous deux sous l’arrière ! »

Les quatre hommes se jetèrent à l’eau. En une seconde, sembla-t-il, le petit cutter fut couché sur le côté et les quatre femmes purent apercevoir enlacés les corps de John Bond et de George Wood enchevêtrés dans la voile. Mamie vit que les sauveteurs avaient besoin d’aide : elle était seule dans le canot et fut près d’eux en un instant. En moins d’une minute elle eut recueilli les corps des deux hommes, et deux des nouveaux venus ramèrent jusqu’à terre. Les autres regagnèrent le rivage en poussant leur embarcation devant eux.

Avec un cri qui sembla lui fendre le cœur, Grâce tomba sur le corps de son mari. Il était mort ! De l’autre côté les deux jeunes filles étaient à genoux auprès du corps de George Wood, toutes deux aussi pâles que lui, toutes deux silencieuses, toutes deux aidant de toutes leurs forces aux efforts faits pour le rappeler à la vie par les nouveaux arrivants, dont l’un était médecin. Une minute plus tard les paupières de George tremblèrent.

« Il vit… » dit Constance d’une voix étrange et heureuse.

Mamie ne dit rien, mais ses grands yeux gris se dilatèrent de joie. Puis tout à coup, poussant un cri étouffé, elle se jeta sur lui et l’embrassa passionnément, sans s’inquiéter de la présence des étrangers.

Constance la saisissant par le bras la repoussa loin de George avec une force qu’on n’eût pas soupçonnée chez elle.

« Que vous est-il donc ? » demanda-t-elle d’une voix tremblante de colère.

Les yeux de Mamie étincelaient de fureur lorsqu’elle se débarrassa de l’étreinte de Constance et releva la tête.

« Je l’aime, dit-elle fièrement. Et, vous, que lui êtes-vous-donc, pour venir vous mettre entre nous ? »

George ouvrit lentement les yeux.

« Constance ! »

À peine avait-il articulé ce nom, qu’il fut pris d’un violent accès de toux.


XX


L’accident qui avait causé la mort de John Bond laissa des traces profondes dans l’esprit de tous ceux qui en avaient été témoins. George Wood fut longtemps avant de pouvoir se remettre de cette violente secousse. La douleur de Grâce était immense. Trop énergique pour devenir folle, elle souffrait tout ce qu’une créature humaine peut souffrir. Constance conservait un sentiment d’orgueil de son triomphe sur sa rivale.

Totty, elle-même, qui n’était guère nerveuse, cependant, fut hantée la nuit par de terribles visions et resta un peu pâle et abattue pendant une quinzaine de jours. Mamie avait pris une étrange expression que ni George, ni sa mère ne pouvaient comprendre.

Il se passa du temps avant que Mamie ne fît allusion au premier mot prononcé par George en reprenant connaissance. Celui-ci avait appris bien vite qu’il devait son salut en grande partie à sa cousine. Le docteur qui lui avait donné les premiers soins, était venu le voir plus d’une fois depuis et lui avait dit que, même la tête hors de l’eau, si des secours immédiats ne lui eussent pas été donnés, il expirait quelques instants après. La présence d’esprit de la jeune fille autant que sa vi- gueur à le tirer dans le canot lui avaient réellement sauvé la vie. Sans elle, les quatre hommes, qui avaient agi avec tant de célérité pourtant, eussent été impuissants à relever complètement le cutter. Le docteur, du reste, n’avait pas manqué de faire des compliments à Mamie qui en avait rougi de joie.

La jeune fille finit donc par être persuadée que, sans son aide, il aurait succombé et elle l’aimait dix fois plus passionnément depuis lors. Quant à George, il se sentait attaché à sa cousine par un nouveau lien. Avant c’était de l’amitié qu’il avait pour elle, à présent tout son être était plein de gratitude et ses relations avec Constance Fearing commencèrent à prendre l’apparence d’une infidélité envers Mamie. Il ne se demandait pas s’il éprouverait jamais pour sa cousine ce qu’il avait éprouvé si fortement pour Constance ; mais, pensa-t-il, si les deux jeunes filles s’étaient noyées sous ses yeux, qu’il n’eût été possible que d’en sauver une, au secours de laquelle se serait-il porté ? Il n’y avait pas d’hésitation, Mamie aurait vécu, et Constance aurait pu mourir, quoique la pensée de sa mort lui traversât le cœur d’une vive douleur ; oui, Mamie la première, eût-il dû cent fois risquer sa vie pour sauver l’autre ensuite. Était-il donc amoureux des deux ? C’était là une impossibilité, une création de roman née de son imagination maladive.

Depuis, cependant, il était devenu très prudent et très réservé. Il jouait avec le feu des deux côtés. Car, il n’en doutait plus à présent, Mamie l’aimait de tout son cœur, et, en réfléchissant à la conduite de Constance, il ne pouvait arriver à l’expliquer par sa seule théorie de l’amitié. Il ne lui restait donc qu’un parti à prendre : s’éloigner.

En restant, il troublait paix d’esprit de Constance et il craignait de laisser échapper à tout moment quelque chose qui pût faire croire à Mamie qu’il l’aimait. Il devait trop à ces deux êtres sur lesquels se concentraient ses plus vives affections pour ne pas chercher à éviter à l’une et à l’autre un moment de chagrin.

Totty n’était pas sans appréhension. Quand elle fut un peu remise de l’émotion causée par l’accident, elle commença à trouver très singulier que George fût assis seul avec Constance sous les arbres ce dimanche-là. Se souvenant qu’il avait disparu mystérieusement aussitôt après le déjeuner, sans rien dire de ses intentions, elle en conclut qu’il n’avait certainement pas rencontré Constance par hasard et que, si la rencontre avait été convenue entre eux, il fallait qu’ils se fussent déjà vus.

Si, cependant, George éprouvait encore quelque affection pour la jeune fille, Totty sentait qu’elle aussi avait gagné quelque chose par suite de l’accident. Elle était convaincue que George ne devait son salut qu’à Mamie seule et que les quatre jeunes gens qui étaient arrivés si opportunément n’avaient été que des accessoires. Et au moment où George était encore en pleine gratitude, Totty songea à lui donner à entendre avec tout le tact possible, que Mamie était éperdument éprise de lui et qu’il serait le bienvenu à l’épouser. Elle hésitait, cependant, dans la crainte que George ne prit la fuite. Elle savait mieux que personne qu’en venant passer l’été sous son toit, il avait été plus attiré par le luxe et le calme de sa maison que par sa fille, et elle ne croyait pas que, depuis, Mamie lui eût inspiré une passion sincère.

Pendant ce temps, celles qui avaient été si récemment éprouvées par le malheur passaient par une de ces périodes de la vie sur lesquelles nous jetons plus tard les yeux avec étonnement, ne pouvant croire que nous avons pu tant supporter sans plier sous le faix. Grâce était folle de douleur. Après les premiers jours de sanglots éperdus, elle reprit un peu d’empire sur elle-même, mais, privée de l’issue des larmes, sa douleur profonde, implacable, lui devint plus cruelle. Pendant bien des jours, la malheureuse femme ne quitta pas sa chambre, assise du matin au soir dans la même attitude, immobile et les yeux secs, ne cessant de regarder l’endroit où le corps de son mari avait été étendu, et, dans cette même pièce, toute la nuit, sans dormir, elle épiait à la fenêtre le premier rayon du jour dans le fol espoir que tout cela n’avait été qu’un rêve et disparaîtrait avec le soleil du matin.

Constance ne la quittait pas au début, mais elle ne tarda pas à comprendre que cette femme forte préférait être seule. Une ou deux fois elle la supplia de quitter la campagne et de se laisser conduire à la ville, au bord de la mer, en Europe, n’importe où, loin de ce qui lui rappelait le passé. Mais Grâce l’avait regardée avec de grands yeux froidement étonnés.

« C’est tout ce qui me reste… le souvenir, » dit-elle.

Puis elle se replongea dans le silence. Constance consulta des médecins, mais tous lui dirent qu’il n’y avait rien à faire, et que, Mme Bond ayant résisté au premier choc, elle surmonterait probablement la crise. Ce fut effectivement ce qui arriva. Par une matinée de septembre, Constance, assise seule dans un coin du jardin, fut surprise par l’apparition soudaine de sa sœur, dont elle eut peine tout d’abord à reconnaître le visage. Elle était habituée à la voir dans l’obscurité d’une chambre, enveloppée d’amples vêtements sombres, et voici qu’elle se montrait habillée avec la simplicité qui convenait à son grand deuil, mais avec un goût parfait. La correction même de sa toilette ne servait qu’à faire ressortir les changements qui s’étaient opérés pendant les dernières semaines. Elle avait extraordinairement maigri et pâli, et la profondeur de ses yeux était accentuée par les cercles noirs qui les encadraient. Mais elle se tenait droite en marchant et portait la tête aussi fièrement que jamais. Son énergie n’était pas affaiblie, seulement elle paraissait à présent beaucoup plus âgée que sa sœur aînée.

Constance se leva vivement, poussant la première exclamation de joie qui fût sortie de ses lèvres depuis de longs jours.

« Dieu soit loué ! s’écria-t-elle. Enfin !… »

Mme Trimm avait souvent envoyé prendre des nouvelles, mais ni elle, ni Mamie, ni George ne s’étaient hasardés à s’approcher de la maison sur laquelle s’était abattue une si effroyable douleur. Ils avaient été surpris que les deux sœurs n’eussent pas quitté leur maison de campagne après la catastrophe, et ignoraient encore les raisons qui avaient pu les retenir sur les bords de ce fleuve qui aurait dû leur être odieux.

Un matin, pendant qu’ils étaient à déjeuner, on apporta à George un billet d’une écriture qu’il ne reconnut pas, mais qui lui était singulièrement familière par sa ressemblance avec celle de Constance.

« Voyez ce que c’est ! » s’écria Totty avant qu’il eût eu le temps de demander la permission de le lire.

Son visage n’exprima rien en parcourant les quelques lignes du billet, qu’il plia et mit dans sa poche.

« Mme Bond me prie d’aller la voir, expliqua-t-il. Je me demande pourquoi.

— C’est assez naturel, répondit Totty : elle désire probablement vous remercier de ce que vous avez fait.

— Je n’en vois pas la nécessité, vu le déplorable résultat, observa George d’un air pensif.

— Iras-tu aujourd’hui ? demanda Mamie dans l’espoir qu’il lui offrirait de l’emmener avec lui.

— Certainement, » répondit-il d’un ton bref.

Dès que le déjeuner fut terminé, il retourna à son travail, sans passer son quart d’heure de grâce, comme il l’appelait, à causer avec sa cousine.

En dépit de sa vigoureuse organisation, George était nerveux et impressionnable et il éprouvait une violente répugnance à revoir le théâtre du fatal accident. Il était cependant retourné plusieurs fois sur le fleuve depuis que Bond s’était noyé et avait emmené Mamie avec lui, pour vaincre tout de suite les premières impressions. Mais il ne se souciait pas de ramer dans l’eau même où Bond avait trouvé la mort et où lui-même avait été sur le point de perdre la vie. Bien que la petite pointe boisée fût plus près de la maison que le débarcadère, ce fut en ce dernier endroit qu’il aborda.

Il trouva Grâce dans le grand salon, et son aspect lui fit de la peine. Son visage était très grave, presque solennel, en son immobilité, et ses yeux paraissaient démesurément grands.

« Je crains de vous avoir donné beaucoup d’ennui, monsieur Wood, » dit-elle en posant sa main froide et amaigrie dans celle de George.

Il se rappela combien jadis son étreinte avait été chaleureuse et pleine de vie.

« Rien de ce que vous pourrez me demander ne me causera d’ennui, » répondit George d’un air sérieux.

Il avait l’idée qu’elle voulait lui demander de lui rendre un service, se rattachant en quelque façon à l’accident, mais il ne pouvait pas s’imaginer ce que cela pouvait être.

« Merci, » dit-elle.

Il remarqua qu’elle restait debout et qu’elle paraissait habillée pour sortir.

« Voici la raison pour laquelle je vous ai prié de venir. Je n’ai encore vu personne jusqu’ici et je tiens avant tout à vous remercier… c’est tout ce que je puis faire… de votre noble et courageuse tentative pour sauver mon mari. »

Sa voix ne trembla pas et son regard ne broncha pas quand elle parla du mort, mais George sentit qu’il ne s’était jamais imaginé une douleur comme la sienne.

« Je ne pouvais faire moins, dit-il d’une voix étranglée, car il trouvait difficile de parler.

— Personne n’aurait fait davantage dit gravement Grâce. À présent, voulez-vous me rendre un grand service… avoir pour moi une grande bonté ?

— Je me mets entièrement à votre disposition… répondit George avec empressement.

— Ce que j’ai à vous demander vous sera pénible, et à moi plus pénible encore. Voulez-vous venir avec moi sur le lieu du sinistre et me raconter en détail ce qui s’est exactement passé. »

George la regarda avec étonnement. Elle avait les yeux fixés sur lui et son expression n’avait pas changé.

« C’est le seul service qu’on puisse me rendre, » dit-elle simplement.

Puis, sans attendre une réponse, elle se dirigea vers la porte.

George la suivit, tout étonné de cette demande dont le résultat devait raviver la douleur de cette malheureuse femme. Ils sortirent de la maison et prirent la direction de la pointe boisée ; pendant le trajet, ils n’échangèrent pas un mot. lui moins de dix minutes ils furent arrivés. Grâce resta quelques instants sans parler, son visage portant son immuable expression de souffrance.

« À présent, racontez-moi tout. Dites-moi tout. N’ayez pas peur… je suis très forte. »

George rassembla ses pensées, puis il commença le récit de l’accident, le faisant aussi court que possible, sans pourtant rien omettre de ce qui était important.

Quand il eut fini, il regarda Grâce. Elle était, s’il est possible, plus pâle qu’auparavant, mais elle n’avait pas changé de position et tenait les yeux fixés sur l’eau. Plusieurs secondes s’écoulèrent et George commença à craindre qu’elle ne fût tombée dans une espèce de crise cataleptique. Il attendit encore un peu, puis lui adressa la parole.

« Madame Bond ! »

Elle ne répondit pas.

« Êtes-vous malade ? »

Elle tourna lentement la tête vers lui.

« Non ; je ne suis pas malade. Rentrons, » dit-elle.

Ils retournèrent à la maison aussi silencieusement qu’ils étaient venus. Le pas de Grâce était assuré et son visage n’avait pas changé. Quand ils furent arrivés à la porte, elle s’arrêta et lui tendit la main, désirant évidemment qu’il la quittât.

« Vous êtes brave, lui dit-elle, et vous avez été très bon aujourd’hui. J’espère que vous viendrez me voir quelquefois. »

Pendant qu’il traversait le fleuve en ramant lentement, George ne put s’empêcher de se rappeler la Grâce Fearing d’autrefois et de la comparer à la femme qu’il venait de quitter. Les paroles qu’elle avait prononcées pour faire l’éloge de son courage résonnaient encore à son oreille avec leur accent de gratitude qui allait au cœur et il voyait encore le regard qui les accompagnait. Elle n’avait jamais cherché à dissimuler le peu de sympathie qu’elle avait pour lui, alors qu’elle craignait qu’il n’épousât sa sœur ; mais lorsque Constance s’était enfin décidée à donner sa réponse, c’était Grâce qui l’avait portée, avec une sincérité qu’il sentait réelle maintenant. En effet, si elle lui eût jamais fait du tort, dans un pareil moment et en le remerciant, ne lui eût-elle pas avoué qu’elle l’avait trompé jadis ? C’était une femme étrange, pensa-t-il, mais une femme forte et loyale. Il ne comprenait pas son désir de le voir souvent, car il aurait supposé que sa seule présence devait raviver les plus pénibles souvenirs. Mais il résolut, s’il restait encore quelque temps, de traverser le fleuve quelquefois pour venir passer une heure avec elle. Le souvenir de l’entrevue de ce jour-là ferait paraître toutes les autres agréables.

Cet après-midi l’avait fatigué et il fut bien aise de se retrouver au milieu de choses plus agréables et plus familières. Devant Totty, il raconta très brièvement sa visite. Grâce avait l’air très malade, elle faisait preuve d’un grand courage et avait, désiré connaître quelques détails de l’accident. Il ne voulut pas en dire davantage.

Dans la soirée, il resta seul sous la véranda avec Mamie.

« Dis-moi, qu’a-t-elle fait vraiment ? » demanda celle-ci après un long silence.

George hésita un moment. Il était tout prêt à lui dire beaucoup de choses qu’il n’aurait pas dites à sa mère, car il sentait qu’elle les comprendrait et y sympathiserait.

« Pauvre femme ! dit finalement George. Il n’y a pas grand’chose à dire, mais je voudrais tout de même pas qu’on le sût,… comprends-tu ? Elle m’a emmené avec elle à l’endroit où l’accident est arrivé et m’en a fait raconter tous les détails. Elle n’a pas dit un mot, elle avait l’air d’une morte. Elle souffre terriblement… Son chagrin a quelque chose de grandiose.

— Pauvre Grâce ! Je comprends sa douleur.

— J’ai raconté tout cela aussi rapidement et aussi brièvement que j’ai pu. ajouta-t-il ensuite. Elle m’a remercié de mon récit et des efforts nue j’avais faits pour sauver son mari, et m’a prié de revenir quelquefois la voir : ensuite, elle m’a quitté.

— Tu n’as pas vu Constance, n’est-ce pas ?

— Non. Sa sœur lui avait probablement dit de ne pas nous interrompre, elle n’a pas paru. Toute cette affaire est horriblement triste… Je n’ai pu m'empêcher de penser que sans toi, la pauvre créature n’aurait jamais su comment cela était arrivé.

— Es-tu content de ne pas t’être nové ? demanda Mamie d’une voix un peu contrainte.

— Je ne sais trop. Je ne saurais dire si j'attache beaucoup de prix à la vie. Quelquefois il me semble qu’elle vaut la peine d’être vécue, et quelquefois je ne le crois guère.

— Comment peux-tu dire cela, George ! s’écria la jeune fille avec indignation. Toi, si jeune et, qui as tant de succès !

— La vie vaut-elle vraiment la peine d’être vécue ? On dit que c’est une question de climat et d’affections.

— Le climat n’est pas mauvais ici ; et quant aux affections… »

Mamie partit d’un éclat de rire nerveux.

« Non, dit George, comme pour répondre à un reproche non exprimé. Ce n’est pas cela que je veux dire. Je sais que vous avez tous beaucoup d’amitié et que vous êtes très bons pour moi. Mais vois ce pauvre John Bond. Il t’avait toujours semblé très insignifiant et je me demandais pourquoi il trouvait bon de vivre. Je le sais à présent. Il était aimé… aimé comme je m’imagine que peu d’hommes l’ont été. Si tu avais vu la figure de cette pauvre femme aujourd’hui, tu comprendrais.

— Je comprends sans l’avoir vue, dit Mamie d’une voix étouffée.

— Non, dit George, poursuivant le cours de ses pensées avec un manque de tact tout masculin, tu ne peux comprendre,… c’est impossible sans avoir vu. La noblesse de sa douleur montre ce qu’elle éprouvait pour cet homme. Il ne faut pas s’étonner qu’il eut l’air heureux ! Pour moi, si je m’étais noyé l’autre jour,… on en aurait été fâché, mais il n’y aurait pas eu de chagrin comme celui-là. »

Il se tut. Alors un sanglot court et vibrant interrompit le silence, et en retournant la tête il s’aperçut que Mamie s’était levée et sortait précipitamment par la porte du salon. Il se leva aussi ; mais, voyant qu’il était inutile de la suivre, il resta un instant immobile.

« Quelle brute je suis ! » pensa-t-il en se rasseyant.

Quelques minutes après, Totty vint le trouver, lui posa la main sur le bras et le regarda en face en parlant très doucement.

« Mon cher George,… cela ne peut continuer ainsi, dit-elle.

— Vous avez tout à fait raison, Totty, répondit-il. Je partirai demain.

— Asseyez-vous, dit Totty. Je désire avoir un long entretien avec vous. »

Elle était résolue à brusquer les choses.


XXI


George sentit son cœur battre plus vite en se préparant à écouter Totty. Il comprenait que le moment était venu de prendre une décision et cela le contrariait qu’elle lui fût imposée, surtout par Totty. Il ne pouvait savoir ce qu’elle allait dire, mais il supposait que son intention était de lui faire des reproches sur sa conduite vis-à-vis de Mamie et de lui demander de rendre évident aux yeux de la jeune fille, soit par des paroles, soit par un départ immédiat, qu’il ne pouvait l’aimer et encore moins l’épouser, vu sa position de fortune. Il approcha sa chaise de la sienne et attendit anxieux.

« George, mon cher ami, dit Totty, la question est très délicate. Je ne sais vraiment pas par où commencer, à moins que vous ne m’aidiez. »

Un petit rire, à moitié timide, à moitié affectueux, résonna agréablement. Totty désirait montrer dès le début qu’elle n’était pas fâchée.

« À propos de Mamie ? demanda George.

— Oui, répondit Totty avec un brusque changement et prenant une intonation de tristesse, à propos de Mamie. Je suis fort embarrassée. Pauvre enfant ! Elle est bien malheureuse… vous ne vous en doutez pas ?

— J’en suis sincèrement désolé, dit gravement George. J’ai beaucoup d’affection pour elle.

— Oui, je le sais. Si la situation eût été différente. »

Elle s’arrêta comme pour lui demander son aide.

« Vous en auriez été ravie. Je comprends cela. »

George pensa qu’elle faisait allusion à son manque de fortune ; c’est, du reste, ce qu’elle voulait lui faire croire, pour l’attrister un peu d’abord afin de le surprendre davantage ensuite.

« Non, mon cher George, vous ne me comprenez pas. Je veux dire que, si vous aviez pour elle de l’amour au lieu d’une simple amitié, ce serait plus facile de nous entendre.

— Pour que je parte ? demanda-t-il un peu perplexe.

— Non, certes ! me croyez-vous une aussi mauvaise amie que cela ? Vous êtes dur. Eussé-je tant insisté pour que vous vinssiez passer l’été avec nous et vous aurais-je laissés si souvent ensemble ?…

— Voyons, vous ne voulez pas dire que vous désirez que je l’épouse ! s’écria George dans le plus grand ébahissement.

— Cela me rendrait très heureuse, dit doucement Totty.

— Je suis stupéfait ! s’écria George. Je ne sais que dire… cela me semble si étrange !

—Étrange ? Cela me semble bien naturel, à moi. Mamie est ma première affection… et tout ce qui peut contribuer à son bonheur…

— Et elle ? demanda George.

—Elle vous aime, George… de tout son cœur. »

Totty lui toucha doucement la main.

« Et elle ne pourrait aimer personne que nous fussions plus heureux de lui voir épouser, » ajouta-t-elle en mettant dans sa voix toute la tendresse amicale dont elle disposait.

George laissa tomber sa tête sur sa poitrine et Totty laissa échapper un petit soupir comme si elle venait de décharger son cœur d'un lourd fardeau.

« Cousine Totty, dit enfin George après quelques secondes de silence, je crois que vous êtes la meilleure amie que j'aie au monde. Je ne saurai jamais vous remercier assez de votre bonté désintéressée.

— Vous n’avez pas à me remercier, répondit-elle. J’ai beaucoup réfléchi à tout cela, depuis l’année dernière. Permettez-moi de vous parler très franchement.

— Vous avez acquis tous les droits, répondit George d’un ton plein de reconnaissance. Vous m’avez accueilli quand j’avais besoin d’amitié et de bienveillance, vous m’avez donné un intérieur, vous m’avez rendu la force de travailler, vous m’avez…

— Non, non, George ; laissez là toutes ces misères. Ce n’est pas là ce que je voulais dire. C’est quelque chose de beaucoup plus difficile à exprimer, dont je ne vous ai jamais parlé et dont je ne croyais jamais vous parler. Excusez-moi si j’aborde ce sujet. Il s’agit de Constance Fearing. »

George leva vivement la tête.

« Pourvu que vous ne m’en parliez pas avec malveillance, répondit-il sans hésiter.

— Moi ? fit Totty avec un accent de surprise. J’ai tant d’affection pour elle que je désirerais vous la voir épouser. Je ne peux pas dire plus. Constance est un noble cœur, un peu étrange peut-être, mais bonne au delà de toute expression. Le Docteur Drinkwater, vous savez, notre bon recteur de New-York, rend continuellement hommage à son inépuisable charité, il n’y a rien à dire sur elle ;… seulement, je ne crois vraiment pas qu’elle soit la femme qu’il vous faut, mon cher ami. Je ne saurais dire pourquoi, mais il y a une raison, une raison subtile, indéfinissable, qui fait que vous ne vous convenez pas. Tenez ! Je crois que Constance Fearing ferait très bien l’affaire d’un de ces jeunes clergymen qui consacrent leur vie à faire le bien autour d’eux.

— Vous avez peut-être raison, dit George quand Totty s’arrêta.

— Enfin, comprenez-vous, ajouta Totty que vous ne vous conveniez pas ? »

Totty avait si adouci sa voix que cette question, qui eût pu être choquante, parut toute naturelle. George réfléchit un moment avant de répondre.

« Oui, dit-il, je crois que nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre. »

Totty respira plus librement, car le moment avait été critique.

« J’en étais sure, et pourtant j’avais espéré que vous l’épouseriez, jusqu’à ce que je vous aie mieux connus tous les deux… jusqu’à ce que j’aie vu que quelqu’un était… mon Dieu… bref, que quelqu’un vous aimait mieux.

— Si c’est vrai, j’en suis désolé…

— Pourquoi seriez-vous désolé ? Je pensais qu’un homme devait être enchanté d’apprendre qu’il était tendrement aimé par une jeune fille charmante…

— Oui, si…

— Non ! Je vois ce que vous allez dire. Si, il l’aime. Mon cher George inutile de le nier. Vous aimez Mamie. Il est facile de s’en apercevoir. Je ne dis pas que ce soit une passion romanesque.

Non, vous n’en êtes plus, heureusement, à ces choses-là. Mais je crois que vous lui êtes fermement attaché, que sa société vous est agréable, que vous recherchez sa conversation… enfin, mille choses que nous pouvons tous voir. »

« Tous » faisait allusion à Totty seule, bien entendu, mais George était trop troublé pour le remarquer. Il ne trouva rien à dire et elle continua.

« Non pas que je vous blâme le moins du monde. C’est moi qui serais plutôt à blâmer de vous avoir mis en face l’un de l’autre, si je n’étais pas sûre que c’est ce qu’il y a de mieux pour votre bonheur et pour celui de Mamie. Vous vous convenez parfaitement. Mamie n’est pas très jolie, c’est vrai… elle n’est pas très riche…

— Vous oubliez que je n’ai que ma profession, dit George un peu sèchement.

— Mais quelle profession ! D’ailleurs, si on en arrivait là, nous voudrions voir notre fille vivre comme elle a eu l’habitude de vivre. Ce n’est pas là la question. Elle n’est ni très jolie, ni très riche, mais… vous ne pouvez le nier, elle a un charme, une grâce, un je ne sais quoi dont un homme ne se lassera jamais, n’est-ce pas ?

— Chère cousine Totty, je ne nie rien…

— Et puis… savez-vous… vous possédez aussi cette qualité, ce même je ne sais quoi d’indéfinissable qu’une femme aime. Personne ne vous l’a-t-il jamais dit ?

— Non. vraiment ! s’écria George, riant un peu malgré lui.

— Je parle très sérieusement, dit Totty. Vous êtes faits l’un pour l’autre et vous vous aimez mutuellement chacun à sa façon.

— Si c’était de la même façon…

— Ce n’est pas si différent, répliqua-t-elle. Et en tout cas, en disant « je vous aime, » on n’a pas besoin d’ajouter « je ne vous aime pas de la même manière que j’en ai aimé une autre. » Cela va de soi. Ah ! non. Il n’y a pas d’amour semblable au premier… non, il n’y en a pas ! »

Totty soupira profondément, comme si le souvenir d’une affection depuis longtemps enterrée lui était toujours douce et pénible.

« Et, pourtant, on aime, continua-t-elle d’un air un peu moins enjoué. On aime encore, souvent plus sincèrement que la première fois. Cela vaut mieux ainsi… l’affection des dernières années est plus complète, plus solide, plus durable que l’autre. Et c’est de l’amour, dans la meilleur acception du mot… croyez-moi. »

Si dans sa voix il y avait eu la moindre fausse note, George l’aurait surprise. Mais ce que Totty essayait de faire, elle le faisait bien, avec une appréciation consommée des détails et de leur valeur qui eût trompé un homme plus perspicace que lui. Et puis, en ce moment, il se trouvait en proie à un grand doute. Il était assez fortement attiré par Mamie pour que le poids le plus léger fit pencher la balance. Sans le souvenir de Constance, il l’eût aimée depuis longtemps d’un amour dans lequel il fût entré plus de vraie passion et moins d’illusion. Mamie, sous beaucoup de rapports, lui semblait un être plus réel que Constance qui, maintenant, lui paraissait plus idéale.

Et puis, pendant ces longs mois d’été n’avait-il pas incontestablement agi de façon à faire croire qu’il aimait Mamie ? Totty et, naturellement, la pauvre Mamie elle-même avaient dû donner une interprétation particulière à ses moindres paroles et à ses moindres gestes. Pour employer le langage du monde, il avait compromis la jeune fille. Totty était bien bonne d’user de tant de diplomatie. L’honnête Sherry lui aurait demandé ses intentions en deux mots et aurait exigé une réponse en un seul : mode de procéder qui eût été beaucoup moins agréable.

« Vous lui devez bien quelque chose, George, reprit Totty après une longue pause. Elle vous a sauvé la vie. Il ne faut pas lui fendre le cœur… ce serait un triste remerciement.

— Dieu m’en préserve ! répondit George. Qu’est-ce que le cousin Sherry en dira

— Oh, George ! comment pouvez-vous le demander ? Vous savez comme il vous aime ; il sera aussi heureux que moi, si…

— Il n’y aura pas de « si, » interrompit George. J’interrogerai Mamie demain. »

Il avait pris son parti, détestant les incertitudes. Il sentait qu’il était à la veille d’éprouver une sorte de passion pour Mamie, tandis que Constance représentait quelque chose qui ne devait jamais se réaliser et qu’en tout cas il ne pourrait accepter sans des craintes et des doutes. Pouvant aimer sa cousine et lui être fidèle, puisque ses parents croyaient que le bonheur de sa vie dépendait de lui, il ne tromperait les espérances de personne ; et s’il s’apercevait qu’il avait fait un sacrifice, lui seul en souffrirait.

Totty retint un moment sa respiration, après qu’il eut fait sa déclaration, dans la crainte de laisser échapper une exclamation de joie involontaire, trop grande pour la circonstance. Puis elle se leva, s’approcha de lui, et, posant ses deux mains sur ses épaules, elle effleura son front basané de ses lèvres roses.

« Que Dieu vous bénisse, mon cher fils ! » dit-elle avec des accents qui eussent convaincu de sa sincérité le cœur d’un ange.

George lui pressa chaleureusement la main, mais avec la sensation que cet acte n’était pas tout à fait spontané, il faisait ce qu’on attendait de lui tant bien que mal, mais sans enthousiasme. Il sentit quelque chose de chaud tomber sur sa main.

« Comment, cousine Totty, vous pleurez ! s’écria-t-il.

— Larmes de bonheur, » répondit Mme Sherrington Trimm d’une voix tremblante d’émotion.

Puis elle se retourna et rentra précipitamment dans le salon, le laissant seul sous la véranda.

« Le sort en est jeté ! » pensa-t-il dès qu’elle fut partie.

Il dormit paisiblement toute la nuit.

Le lendemain matin de bonne heure, Totty entra dans la chambre de sa fille et l’embrassa avec une tendresse inaccoutumée.

« Chère enfant, dit-elle, je suis venue voir comment tu as dormi. Tu es un peu pâlotte, Mamie, mais cela te va bien. Voyons, que vas-tu mettre aujourd’hui ? il fait encore très chaud…

— Je ne veux pas me mettre en blanc, répondit Mamie.

— Eh bien, mets autre chose, dit Totty avec vivacité. Tu pourrais essayer ce costume de flanelle rayée… ou la jupe avec une blouse, c’est gentil et c’est nouveau.

— Non, dit Mamie avec une grande décision Je ne trouve pas qu’il fasse chaud et j’ai envie de prendre ma robe de serge bleue.

— Bon, répondit Mme Trimm, c’est peut-être celle qui te va le mieux. »

Totty ne s’en alla pas avant de s’être assurée que Mamie était le plus à son avantage.

Pendant le déjeuner, elle fut extraordinairement gaie, tandis que George était exceptionnellement silencieux. Mamie elle-même avait jusqu’à un certain point retrouvé sa vivacité, bien qu’elle fût très honteuse d’avoir fait une semblable exposition de ses sentiments la veille au soir. Elle donna une explication boiteuse, disant qu’elle avait senti tout à coup des frissons et était montée dans sa chambre pour chercher un vêtement plus chaud, mais en voyant qu’il était si tard, elle n’avait pas pensé que ce fût la peine de redescendre. Elle changea alors de sujet aussi vite qu’elle le put, admirablement secondée par sa mère dans ses efforts pour soutenir la conversation. Le visage de George ne trahit rien. Il était impossible de dire s’il ajoutait foi à son histoire ou non.

« Je suppose que vous allez travailler maintenant, dit Mme Trimm en se levant de table.

— Je n’en suis pas bien sûr, répondit George en la regardant fixement une seconde. En tout cas, je vais faire un tour de jardin avant. Viens-tu, Mamie ? » demanda-t-il en se tournant vers sa cousine.

Pendant quelques minutes, ils s’éloignèrent de la maison en silence. George était embarrassé et ne savait pas encore ce qu’il dirait. Ils se trouvèrent bientôt dans un endroit ombragé par de vieux arbres hors de vue de la maison. George s’arrêta subitement et Mamie, s’arrêtant aussi, le regarda avec un peu de surprise.

« Mamie, dit-il de sa voix la plus douce, m’aimes-tu ?

— Plus que tout au monde, » répondit la jeune fille.

Ses lèvres pâlirent lentement et une expression de stupéfaction parut dans ses yeux.

« Tu m’as sauvé la vie. Veux-tu la prendre… et la garder ? »

Il la regarda pour chercher une réponse. Une joie suprême s’épanouit sur le visage de Mamie, mais presque aussitôt elle fit place à une frayeur mortelle.

« Oh ! ne te moque pas de moi ! s’écria-t-elle d’une voix entrecoupée et suppliante.

— Me moquer de toi, chère enfant… Dieu m’en préserve ! Je te demande d’être ma femme.

— Oh ! non ! Ce n’est pas vrai… tu ne m’aimes pas… cela ne peut pas être vrai ! »

Mais à mesure qu’elle parlait, l’éclat du bonheur brillait dans ses yeux… comme un soleil d’été se levant à travers une pluie légère… et inondait de joie tout son visage.

« Je t’aime et c’est parfaitement vrai, » répondit-il.

Pendant des mois, la jeune fille avait caché sa grande passion autant qu’elle l’avait pu, elle avait supporté avec toute la patience imaginable le désappointement quotidien de le voir toujours le même à son égard : elle avait beaucoup souffert et avait caché bravement ses souffrances, mais ce bonheur subit était plus qu’elle ne pouvait supporter. Elle tomba dans ses bras et son corps s’affaissa : ses paupières s’abaissèrent et ses lèvres s’entr'ouvrirent lentement sur ses dents de nacre. Elle n’était pas belle, et il le voyait bien en considérant son visage pâle et inanimé. Mais elle l’aimait comme il n’avait jamais été aimé, et en ce moment il l’aimait aussi. La maintenant d’un bras, il lui souleva la tête de l’autre main et la couvrit de baisers avec une passion qu’il n’avait jamais ressentie. Très lentement, le sang revint à ses lèvres, puis ses yeux s’ouvrirent. Ils n’exprimaient pas la surprise, car elle avait à peine conscience qu’elle se fût évanouie.

« Ai-je été longtemps ainsi ? demanda-t-elle d’une voix faible, quand l’expression de vie et de joie eut reparu.

— Rien qu’un moment, ma chérie, répondit-il.

— Oh ! c’est trop… c’est trop… c’est trop de bonheur. Comment croire à tout cela en un seul jour ? ”

Il se passa du temps avant qu’ils revinssent à la maison. La lumière du soleil leur arrivait tamisée à travers les feuilles rougies par l’automne. Mais ils restaient assis côte à côte, tout à leur bonheur, sans s’inquiéter de la marche des heures silencieuses, pendant que leurs voix adoucies s’unissaient amoureusement au murmure de la brise. Bien à contrecœur, ils se levèrent enfin pour rentrer. La discrète Totty les avait attendus jusqu’à ce qu’elle aperçut leurs silhouettes à travers les taillis ; elle s’était alors hâtée de rentrer pour entendre l’heureuse nouvelle,

Mamie disparut tout de suite, heureuse d’être seule, si elle ne pouvait pas être avec celui qu’elle aimait… George alla droit à sa mère. Elle leva la tête de dessus son papier, comme si elle y était depuis longtemps absorbée, puis sourit en lui tendant la main. George la pressa avec plus d’amitié que la veille au soir.

« Je suis enchanté d’avoir suivi votre conseil, dit-il. Je suis très heureux. Mamie m’a accepté.

— Lui a-t-il fallu toute la matinée pour prendre son parti ? demanda Totty d’un air ironique.

— Mon Dieu, non, pas toute la matinée, répondit George, mais nous avions deux ou trois questions à traiter ensemble. Maintenant, il faut télégraphier à… à M. Trimm… pour son consentement.

— Là… voyez vous-même, » dit Totty, lui mettant devant les yeux une feuille de papier sur laquelle était écrite une courte dépêche :


TRIMM, CARLSBAD, BOHEME.

Mamie fiancée George Wood. Consentement par fil.

Totty.

« Vous voyez combien j’étais sûre d’elle. J’ai écrit ceci pendant que vous étiez là-bas. Il est vrai que vous m’en avez donné le temps.

— Sûre d’elle et de votre mari, dit George surpris de la forme de la dépêche.

— Oh ! je n’avais aucun doute à son égard, répondit Mme Trimm avec un petit rire. Il vous trouve une perfection.

La réponse arriva tard dans la soirée, courte, brève, en style d’affaires.


Fixez jour mariage. Reviens.
Sherry.


XXII


Nous ferions mieux de ne rien dire pour le moment, dit Totty à George le lendemain. Cela n’amènerait que des complications : ce sera beaucoup plus facile quand nous serons rentrés en ville. »

Tous deux étaient assis dans le petit boudoir, discutant l’avenir et revenant sur ce qui s’était passé. George était dans un état d’esprit qui l'étonnait ; il se trouvait risible à ses propres yeux, mais il était loin d’être malheureux. Sa surprise causée par le tour qu’avaient pris les événements n’était pas encore passée et il ne pouvait s’empêcher de rire à ses dépens de n’avoir pas mieux connu la disposition de son esprit. En même temps, dans sa reconnaissance envers Totty pour le rôle qu’elle avait joué, il était prêt à céder à tous ses désirs. Pour ne pas encore annoncer le mariage, elle lui disait, entre autres raisons, qu’il était plus convenable aux yeux du monde de ne publier les bans qu’après le retour de Sherry. En outre, si les fiançailles devenaient officielles, l’usage voulait que George quittât la maison et trouvât un logement dans la ville la plus proche.

« Je ne peux vraiment pas dire pourquoi, dit Mme Trimm, mais cela s’est toujours fait ainsi et je serais désolée si vous nous quittiez maintenant.

— Et je serais bien fâché de m’en aller, » répondit George d’un air rêveur.

La chose fut donc décidée sans que George en éprouvât trop de déplaisir. Dès que le temps le permettrait, ils retourneraient tous à la ville et feraient d’actifs préparatifs pour le mariage. Totty ne voyait pas de raison pour que le jour ne fût pas fixé en novembre. Les longues fiançailles étaient odieuses, affirmait-elle, et en somme, il n’y avait aucun motif pour reculer le mariage. Elle assura à Mamie qu’avec un peu d’activité tout pourrait être prêt à temps.

Quinze jours se passèrent avant que George songeât à tenir sa promesse d’aller faire visite à Grâce. Au bout de ce temps, il se décida cependant, par charité, à s’informer de sa santé. Il traversa la rivière et se rendit à la vieille maison par la grande avenue. En traversant le jardin, il tomba inopinément sur Constance qui se promenait nonchalamment dans les allées désertes.

« Il y a bien longtemps que nous nous sommes rencontrés ? s’écria-t-elle avec une intonation de joie, en lui tendant la main.

— Effectivement, répondit George. Je suis venu une fois voir votre sœur, mais vous étiez absente. Comment va-t-elle ?

— Elle va bien… aussi bien qu’on pouvait l’espérer. Mais elle ne veut pas partir d’ici et je suis convaincue qu’il est mauvais pour elle d’y rester.

— Pourtant, l’automne est déjà commencé… et bientôt l’hiver…

— J’avoue, répondit Constance, que pourvu que Grâce soit satisfaite, je m’inquiète peu de passer l’hiver ici ou à la ville.

— Il faudrait aussi penser à vous. Vous paraissez un peu fatiguée, et vous devez vous ennuyer dans cette lugubre solitude.

— Pas plus qu’ailleurs. Mais c’est perdre son temps que de parler de tout cela. Venez à la maison. Grâce sera bien aise de vous voir ; il y a longtemps qu’elle attend votre visite.

— Tout à l’heure, dit George. Je désire vous dire quelque chose… quelque chose qui va vous surprendre.

— À propos de vous ?

— Oui… Ce n’est pas encore annoncé, mais je désire que vous le sachiez… Je vais me marier. Rien entendu, ne le dites à personne.

— Vraiment ! s’écria Constance avec un léger tressaillement.

— Oui. Je vais épouser ma cousine, Mamie Trimm. »

Constance avait déjà l’air si malade qu’on n’aurait pu dire si l’annonce de cette nouvelle l’avait fait pâlir. Elle continua de marcher tranquillement, les yeux fixés devant elle comme si elle regardait un objet éloigné.

« C’est un peu subit, peut-être, dit George d’un ton qui résonna désagréablement à ses propres oreilles comme une apologie.

— Un peu, répondit Constance avec effort. J’avoue que j’en suis étonnée. Recevez toutes mes félicitations. »

Elle s’arrêta, éprouvant dans tout son être une bizarre émotion qu’elle essaya de repousser.

« Si vous êtes heureux, j’en suis très contente, ajouta-t-elle. Ce n’est pas ce que j’espérais, mais je suis enchantée.

— Merci. Mais, Constance, qu’espériez-vous donc ?…

— Rien… rien… c’est très naturel, après tout. Quand vous mariez-vous ? »

Toute sa froideur avait reparu dans sa voix en prononçant ces derniers mots.

« En novembre, je crois, mais en tout cas, avant Noël. On attend M. Trimm demain ou après. Il a envoyé son consentement par le télégraphe.

— Vraiment ! C’est très heureux que tout cela se soit fait si vite. J’ai froid… Ne trouvez-vous pas qu’il fait glacial ici ? Rentrons et allons trouver Grâce. »

Ils n’échangèrent pas d’autres paroles jusqu’à la maison. Au moment d’entrer, elle se tourna vers son compagnon.

« Grâce est dans le salon, lui dit-elle. Elle désire vous voir seule… ainsi donc, adieu. J’espère de tout mon cœur que vous serez heureux… mon cher ami. Adieu. »

Elle s’éloigna et le laissa seul dans le grand vestibule. Il la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle eut disparu dans l’escalier.

Il s’était imaginé qu’elle accueillerait différemment sa nouvelle. Elle l’avait, en apparence, reçue avec une très grande froideur. Cela, du moins, était une satisfaction. Mais il ne savait, pas si elle était réellement contente ou fâchée d’apprendre qu’il allait se marier.

Quand il entra dans le salon, Grâce se leva et alla à sa rencontre. Elle paraissait plus grande et plus majestueuse depuis la mort de son mari et son visage portait l’empreinte d’une volonté énergique et d’une tristesse qui ne s’y trouvait pas autrefois.

« Je suis très contente de votre visite… c’est bien bon à vous d’être venu, dit-elle.

— En dehors du plaisir que j’éprouve à vous voir, je ne pouvais faire moins, puisque j’avais promis… J’ai rencontré votre sœur dans le jardin. Elle m’a dit qu’elle avait tenté en vain de vous éloigner d’ici pendant quelque temps. »

Grâce hocha la tête.

« Pourquoi m’éloignerais-je ? demanda-t-elle. Je suis moins malheureuse ici que je ne le serais ailleurs.

— Pourtant cela vaudrait mieux pour vous deux. Votre sœur a très mauvaise mine et j’ai été frappé de son changement.

— Vraiment ? Pauvre enfant ! Ce n’est pas gai pour elle. Je suis une si triste société. Je finirai tout de même par partir à cause d’elle.

— Je crois que vous lui rendrez ainsi un grand service, » observa George.

Il trouvait très difficile de causer avec cette jeune veuve au cœur brisé, et, bien qu’il admirât sa douleur, il ne pouvait s’empêcher de se demander quel temps elle laisserait passer avant de prendre un autre mari.

« Non, répondit Grâce. Ce ne sera pas suffisant. Elle m’inquiète en ce moment. Si elle continue ainsi, elle deviendra une de ces femmes maladives, névrosées, craintives, qui s’imaginent sans cesse avoir commis de grands péchés et ne sont jamais satisfaites de leur repentir.

— Elle est trop sensée pour…

— Non, elle n’est pas sensée pour ce qui concerne sa conscience. Je voudrais qu’il se trouvât quelqu’un qui pût la faire sortir d’elle-même,… quelqu’un de fort, d’enthousiaste, qui débarrasserait son esprit et son cœur de toutes ces sottises-là.

— En d’autres termes, dit George en souriant, vous voudriez que votre sœur se mariât.

— Oui, si elle pouvait épouser l’homme qui lui conviendrait… un homme comme vous, par exemple.

— Comme moi ! s’écria George très surpris.

— Oui… puisque cela m’a échappé. J’aurais voulu qu’elle vous épousât, en définitive. Vous allez peut-être trouver que je change facilement d’avis. J’en conviens. Je me suis trompée. Je vous avais mal jugé. Si l’on pouvait revenir en arrière, au lieu de me désintéresser de ce qui se passait l’année dernière, je vous aurais aidé. Cela eût beaucoup mieux valu. J’ai des regrets à présent.

— Je ne me serais jamais attendu à vous entendre dire cela, dit George en observant les grands yeux noirs de la jeune femme pour essayer de lire dans ses pensées.

— Je vous ai déjà dit une fois que ma seule vertu était la franchise. Ce que je pense, je le dis, lorsque l’occasion se présente. Je vous ai assuré que je n’avais jamais eu de haine contre vous, c’est parfaitement vrai. Je n’avais pas de sympathie pour vous et ne vous désirais pas pour beau-frère. Voilà tout. Autrefois, il y a plus d’un an de cela, nous nous disputions souvent, Constance et moi, à propos de vous. Elle admirait tout ce que vous faisiez et j’étais loin de l’imiter. C’était avant la publication de votre premier ouvrage, quand vous n’écriviez encore que des articles pour les petits journaux. Elle les trouvait tous des chefs-d’œuvre et, pour moi, la plupart n’étaient que du bavardage. Depuis, vous avez écrit plusieurs choses que j’ai trouvées bonnes et vous vous êtes fait un nom. Mais ce n’est pas pour cette raison que mon opinion sur vous a changé. Si vous écriviez encore vos petits articles, je penserais tout autant de bien de vous que j’en pense à présent. Je vous croyais… un être intelligent, un peu faible et sans énergie. J’ai découvert que vous étiez fort, brave, et raisonnable. Je ne m’attends pas à ce que vous songiez jamais à épouser ma sœur, mais si vous le faisiez, j’en serais bien aise, et si vous ne le faites pas, je regretterai toujours de ne pas avoir usé de toute mon influence pour que Constance vous acceptât. J’ai fini et je suis bien contente d’avoir eu l’occasion de vous dire ce que je pensais. »

George garda le silence pendant quelques minutes. Tout ce qu’il venait d’entendre confirmait ses idées sur le caractère de la jeune femme. Mais il restait satisfait de sa franchise.

« Moi aussi, répondit-il enfin, j’ai changé d’avis à votre égard. Je m’étais toujours figuré que vous étiez un obstacle entre votre sœur et moi, et que sans vous il y a longtemps que nous aurions été heureusement mariés. Je vous détestais donc cordialement. Quand vous êtes venue m’apporter sa décision, j’ai d’abord cru à votre sincérité : mais, une fois hors de la maison, j’ai commencé à penser que tout avait été combiné entre vous et votre sœur et que vous étiez la main dirigeante. Cependant, petit à petit, cette idée s’est effacée et j’ai fini par croire réellement à votre franchise.

— Nous nous comprenons enfin, dit Grâce en s’appuyant dans son fauteuil, tout en observant le visage du jeune homme de dessous ses paupières alourdies. C’est étrange. Je n’aurais jamais pensé que nous en arriverions là, et jusqu’à ces derniers temps je n’aurais jamais supposé que cela pût être aussi agréable. »

George fut frappé de la familiarité de son ton. Elle l’avait toujours traité froidement et avec la politesse la plus réservée. Il s’était même demandé autrefois quel serait le son de sa voix si elle avait à dire quelque chose d’aimable.

« Vous êtes bien bonne, répondit-il aussitôt. Quant au reste… à ce que vous avez dit au sujet de votre sœur… j’ai fait de mon mieux pour éloigner le passé de mon esprit et j’ai réussi. Quand je l’ai rencontrée dans le jardin tout à l’heure, je lui ai annoncé mon prochain mariage. Mon intention était de n’en faire, part à personne, excepté à Mlle Constance, avant que ce ne fût officielle : mais je ne puis m’empêcher de vous en parler après ce que vous venez de me dire. J’épouse ma cousine dans deux mois. »

Grâce ne changea pas de position et ne parut pas étonnée. Elle s’attendait depuis longtemps à cette nouvelle.

« Je pensais que cela arriverait, dit-elle. Je suis très heureuse de l’apprendre. Mamie est bien mieux que Constance, la femme qui vous convient. Je voudrais que ma sœur fût moitié aussi naturelle. aussi enthousiaste, et aussi sensée. Elle a beaucoup de qualités, mais elle n’a pas celles-là.

—Pas enthousiaste ? demanda George qui se souvenait de ses encourageantes appréciations.

— Non. Elle a beaucoup changé depuis le temps où vous la voyiez tous les jours. Vous aviez une bonne influence sur elle, vous aviez touché son esprit, si vous n’aviez pas suffisamment réussi à toucher son cœur. Elle ne se soucie plus de rien, ne parle pas, ne lit pas, ne fait rien qu’écrire de longues lettres au Docteur Drinkwater sur ses charités… ou sur son âme, je ne sais au juste. Votre énergie lui faisait du bien. Elle a bien un cœur, je crois, et beaucoup de tête, mais qu’elle étouffe avec son âme.

— Elle prendra le dessus, dit George. Cela ne durera pas. Ce n’est qu’un moment à passer.

— Elle ne prendra jamais le dessus, à moins qu’elle ne se marie, répondit Grâce d’un ton convaincu.

— C’est très singulier. Vous parlez maintenant comme si vous étiez sa mère au lieu d’être sa sœur cadette.

— Sa sœur cadette ! s’écria Grâce en soupirant. Je suis plus vieille de cent ans, maintenant que je connais la signification de ces deux mots… bonheur et souffrance.

— Vous avez, effectivement, fait l’expérience des deux, répondit George à voix basse.

— Je pense quelquefois que ce sont les deux seuls mots au monde qui aient une signification. »

L’immuable expression de douleur s’accentua sur son visage, pendant qu’elle parlait, sans en altérer ni changer la régularité des contours, mais leur prêtant quelque chose de solennel et de noble. George la regarda avec une sorte d’admiration et la grande question de la signification de la vie et de la mort se dressa devant lui, au souvenir de l’étreinte suprême de John Bond. Ils étaient ensemble sous l’eau. L’un s’était noyé et avait emporté avec lui le bonheur de la femme qu’il aimait. Lui, avait été sauvé, et la vie d’une autre femme s’était éclairée de rayons de soleil. Pourquoi l’un plutôt que l’autre ?

« Vous avez raison, je pense, dit-il après une longue pause. Bonheur et souffrance sont les seuls mots qui aient ou devraient avoir une signification. Le reste… est affaire d’opinion, de goût, de mode, de tout ce que vous voudrez, excepté de cœur.

— Constance vous dira que le bien et le mal sont les deux mots importants, dit Grâce. Elle vous dira que le vrai bonheur consiste à pouvoir distinguer entre les deux et que la souffrance vient de ce que l’on confond le mal avec le bien.

— La religion ne nous impose pas de ne rien sentir ? dit George.

— Non, pourtant c’est en quoi semble consister la religion pour ceux qui n’ont jamais rien éprouvé. Méprisez vos chagrins et vos joies, qui sont sans aucune importance à côté du salut de votre âme. Peu importe qui vit ou meurt, qui se marie ou est trahi, pourvu que vous preniez soin de votre âme, de votre misérable, indigne et égoïste petite âme et que vous la conduisiez saine et sauve au ciel ! Mais je ne sais pas pourquoi je vous dis tout cela, peut-être à cause du soulagement que j’éprouve à pouvoir parler avec quelqu’un qui me comprenne. Quand vous mariez-vous ?

— En novembre, j’espère.

— À propos, que pensera M. Craik de ce mariage ? Il fera probablement quelque chose pour Mamie.

M. Craik est mon ennemi, dit George. Je n’ai jamais songé à ce qu’il pouvait faire ou ne pas faire.

Mme Trimm doit le savoir, en tout cas. Qu’a dit Constance quand vous lui avez annoncé vos fiançailles ?

— Très peu de chose. Ce qu'elle vous dira sans doute. Qu’elle espère que je serai heureux et qu’elle est bien aise d’apprendre mon mariage.

— Je voudrais bien savoir ce qu’elle pense, » dit Grâce d’un air pensif.

George jugea qu’il serait plus discret de ne pas donner son opinion sur cette question.

« Nul ne saurait dire, continua Grâce, elle moins que tout autre. J’ai cru une ou deux fois qu’elle vous regrettait et qu’elle eût désiré que vous fissiez une nouvelle demande. Et puis, d’autres fois, je me suis convaincue qu’elle n’était qu’ennuyée… ennuyée à mourir, de moi, de son entourage, du Docteur Drinkwater, des pauvres, et de son âme. Pauvre enfant, j’espère qu’elle se mariera bientôt !

— Je l’espère aussi, dit George en se levant pour prendre congé. Voulez-vous être assez bonne pour ne rien dire de ce mariage avant qu’il soit annoncé ? Cela sera dans une quinzaine environ.

— Certainement. Venez me voir en ce moment, si vous ne venez plus tôt. Ce sera bien bon à vous. Adieu. »

Il sortit et traversa le jardin, se dirigeant vers le petit bois et pensant beaucoup plus à Grâce et à sa conversation qu’à Constance. En dehors de son aspect qui excitait sa sympathie, il se sentait séduit par la franchise peu commune de la jeune femme, qui, cependant, lui semblait plutôt de la brusquerie masculine que de la sincérité féminine. On eût dit qu’elle avait pris et retenu quelque chose des manières de son mari. George était absorbé dans ses réflexions quand il se trouva en face de Constance au tournant d’une allée.

« Je vous croyais dans la maison, » dit-il en jetant un coup d’œil sur son visage, comme s’il s’attendait à y voir quelque signe de récente affliction.

Mais si Constance avait versé des larmes, elle avait réussi à en effacer les traces. La vérité c’est qu’elle avait peur de s’être laissée aller à trop d’émotion dans l’entrevue du jardin et maintenant, pour effacer toute fâcheuse impression sur l’esprit de George, elle avait résolu de se montrer de nouveau à lui.

« Êtes-vous dans votre bateau ? lui demanda-t-elle. Comme il fait un peu frais, je pensais que, si cela ne vous faisait rien, je vous demanderais de me conduire dix minutes au soleil. Voulez-vous !

— J’en serai enchanté, » dit George en se demandant ce que pouvait cacher ce subit désir de canotage.

Quelques minutes après, elle était assise à l’arrière et George ramait tranquillement en remontant le courant. À sa grande surprise, elle se mit à causer, sans embarras, de toutes sortes de sujets, lui faisant des questions sur son livre, comme autrefois, mais sans jamais faire aucune allusion au passé, ni à son mariage, jusqu’au moment où, sur sa demande, il l’eut reconduite au débarcadère. Elle insista pour qu’il la laissât retourner seule à la maison.

« Adieu, dit-elle, et bien des remerciements. J’ai chaud à présent : je suis très, très contente de votre mariage et vous remercie de me l’avoir annoncé. J’espère que vous m’inviterez à la cérémonie ?

— Naturellement, » répondit George imperturbablement.

Puis, tandis qu’il s’éloignait sur le fleuve, il suivit des yeux sa mince silhouette qui gravissait l’allée tournante conduisant du débarcadère à la terrasse. Lorsqu’elle fut arrivée en haut, elle lui fit signe de la main en souriant.

« Je ne voudrais pas qu’il pût penser que cela me fait de la peine… non, pour rien au monde ! » se disait-elle en faisant ce geste amical et en s’éloignant.


XXIII


Sherrington Trimm arriva le lendemain dans l’après-midi plus rose et plus frais que jamais. Après les effusions affectueuses du retour, il procéda à l’interrogatoire particulier de chacun des membres de la famille. Il commença par Mamie. Le point le plus important, suivant lui, était de s’assurer si la jeune fille était réellement éprise ou si elle n’avait contracté qu’un attachement superficiel pour George Wood. Sachant tout ce qu’il savait et tout ce qu’il supposait ignoré de sa femme, il ne pouvait s’empêcher de voir ce mariage avec complaisance, sous le rapport de la fortune. Mais s’il avait été certain que le bonheur de sa fille dépendît réellement de cette union, il l’eût donné avec autant d’empressement à George le romancier ; relativement pauvre, qu’à M. Winton Wood, le futur millionnaire.

« Voyons, Mamie, dit-il en passant son bras sous le sien et en l’emmenant dans le jardin, voyons, Mamie, raconte-moi tout. »

Mamie rougit légèrement et lança un timide regard à son père, puis elle baissa les yeux.

« Il n’y a pas grand’chose à dire, répondit-elle. Je l’aime et je suis très heureuse. N’est-ce pas assez ?

— Tu es bien sûre de toi, dis ? »

M. Trimm la regardait bien en face.

« Et depuis quand cela a-t-il commencé ? ajouta-t-il.

— Toute ma vie… quoique… Mon Dieu ! comment t’expliquer, papa ? Tu devrais comprendre. On découvre ces choses-là tout à coup et pourtant on sait que cela a toujours existé.

— Bien, dit Sherry. Mais tu ne savais pas que « cela, » comme tu dis, existait quand je suis parti.

— Oh si ! je le savais.

— Le savais-tu il y a un an ?

— Non, peut-être pas. Oh ! papa, tes questions m’embarrassent bien. »

Mamie se mit à rire gaiement.

« Il faut bien que je me mette au courant. Et tu n’as pas de doutes sur lui, dis ?

— Comment pourrait-on douter de lui ! s’écria Mamie avec indignation.

— Je suis le doute en personne, dit Sherry avec un clignement d’œil, je ne l’ai jamais mieux compris qu’aujourd’hui.

— Alors, va-t’en, papa ! repartit la jeune fille en riant.

— Pour laisser ma place à George ? C’est là ce que tu veux dire, n’est-ce pas ? En somme, peut-être n’ai-je rien de mieux à faire. »

« Je vais aller voir maintenant s’il a des doutes, lui, pensa-t-il, en finissant mon cigare. »

Là-dessus, Sherrington Trimm tourna vivement sur ses talons et s’en alla à la recherche de George. Il le trouva debout sous la véranda, examinant attentivement une traînée de fourmis occupées à établir une communication entre l’allée du jardin et un petit morceau de gâteau tombé sur la marche du perron.

« George, dit Sherry de sa voix d’affaires, à travers laquelle se distinguait cependant le bon et bienveillant naturel de cet excellent homme, vous plairait-il de me dire en peu de mots pourquoi vous désirez épouser ma fille ? »

George tourna la tête et un agréable sourire parut sur son visage ; puis il montra du doigt la traînée de fourmis.

« Monsieur Trimm, dit-il, croyez-vous que ces fourmis seraient aussi désireuses d’arriver à ce morceau de gâteau si elles ne l'aimaient pas ? Je suis absolument dans leur cas. J'ai fini par devenir très amoureux de Mamie et je désire l’épouser. Ses idées s’accordent avec les miennes, et comme vous ne faites pas d’objections, l’explication me semble suffisante.

— Elle est très claire, en tout cas. À présent, écoutez-moi. La seule chose qui m’intéresse sur cette terre est le bonheur de cette enfant. Comme vous avez pu en apercevoir, elle ne ressemble pas à toutes les jeunes filles ; si vous vous conduisez avec elle comme je le pense, elle sera pour vous la meilleure des femmes. Mais dans le cas contraire… ma foi, on ne sait pas ce qu’elle pourra faire et je crois qu’elle vous en fera voir de rudes, et, par l'Éternel, moi aussi, mon cher ami ! Je ne vous prends pas en traître.

— Certes non, dit George en riant. Mais je suis prêt à courir tous les risques de ce genre.

— Entendu ! répondit Trimm en fumant d’un air rêveur. À présent, George, reprit-il d’un ton plus confidentiel après une courte pause, il y a une petite question d’affaire entre vous et moi. Nous sommes de vieux amis et par mon âge je pourrais être votre père, je ne suis donc pas gêné pour l’aborder avec vous. Je n’ai pas l’intention de donner une fortune à Mamie. Oui, oui, je sais que vous ne l’ignorez pas, mais il y a des considérations matérielles auxquelles vous n’avez peut-être pas songé. Voyons, donnez-moi une idée de la manière dont vous comptez vivre.

— Si je ne perds pas la santé, nous pouvons vivre très à l’aise, répondit George, Ce ne sera pas comme ici, bien entendu… mais nous aurons tout le nécessaire et même un peu de luxe.

— Hum ! fit Sherry Trimm d’un air de doute. Pas beaucoup de luxe, j’en ai peur.

— Un peu seulement, répondit tranquillement George. J’ai gagné dix mille dollars l’année dernière et j’en ai conservé la plus grande partie.

— Vraiment ! s’écria l’autre. J’ignorais que la littérature pût être d’un si bon rapport. Mais vous pouvez ne pas gagner autant tous les ans.

— Je ne vois pas pourquoi, à moins que je ne vienne à baisser.

— Et vous n’en avez pas l’air, dit Sherry en toisant de l’œil le corps robuste et vigoureux de George et son teint clair.

— C’est aussi mon avis, dit George.

— Eh bien, écoutez-moi. Voilà ce que je ferai. J’ai mes raisons personnelles pour ne pas vous donner de maison tout de suite. Mais Mamie aura de mon côté juste la moitié de ce que vous gagnez. C’est tout ce que je puis faire pour le moment, mais je n’ai pas besoin de vous dire qu’elle aura toute ma fortune un jour.

— Vous pouvez donner à Mamie tout ce que vous voudrez, répondit George avec indifférence. Je ne demanderai jamais rien. Si je tombe malade et que je sois longtemps sans pouvoir travailler, vous aurez à l’aider et mon père me soutiendra.

— Nous vous garderons toujours une croûte, mon cher ami, dit Sherrington Trimm en posant sa petite main sur la large et robuste épaule de George. Mais je ne veux pas vous retenir plus longtemps si vous avez quelque chose à faire.

George s’éloigna dans la direction du jardin et Sherry Trimm rentra dans la maison pour chercher sa femme. Totty le rejoignit dans le salon.

« Totty, regardez-moi bien, » dit-il en choisissant un très confortable fauteuil.

Il s’appuya en arrière, croisa ses jambes, leva les mains qu’il joignit, pouce contre pouce et doigt contre doigt, mais n’ajouta rien de plus.

« Je regarde, dit Totty avec un doux sourire en s’asseyant près de lui. J’ai déjà vu. Vous avez maintenant une mine superbe… j’en suis ravie.

— Oui. Les eaux m’ont fait beaucoup de bien. Mais vous ne me comprenez pas. Je veux vous dire par là de concentrer toute votre remarquable intelligence sur la grosse affaire de la famille. C’est vous qui avez fait ce mariage et qui en avez la responsabilité. Dites-moi donc ce qui vous a guidée.

— Que voulez-vous insinuer en disant que c’est moi qui ai fait ce mariage ? demanda Totty évasivement.

— Innocence, ton nom est Charlotte ! s’écria Trimm en levant les yeux au plafond. Vous avez amené George ici, vous saviez que Mamie avait de l’affection pour lui, qu’il en aurait pour elle, non pas dès le premier jour, ni dès le second, mais inévitablement le troisième ou le quatrième. Vous saviez que le cinquième jour ils s’aimeraient, qu’ils se le diraient le sixième, et que le septième, étant celui du repos, serait consacré à obtenir votre consentement. Vous saviez aussi que George était un romancier sans fortune… quoiqu’il gagne pas mal d’argent… et pourtant vous avez fait tout ce que vous avez pu pour que Mamie l’épousât. Mon amitié pour lui n’a rien à faire là-dedans, s’entend.

— Rien à faire ? Oh ! Sherry, comment pouvez-vous dire des choses pareilles !

… Absolument rien. J’aurais pu aimer des tas d’autres jeunes gens. Quelle raison spéciale aviez-vous pour choisir celui-là en particulier ? C’est là ce que je désire savoir.

— Oh ! voilà tout ? Mamie l’aimait, mon ami. Je le savais depuis longtemps, et, certaine de votre approbation, je l’ai amené ici. Ce n’est pas une question d’argent. Nous en avons plus qu’il ne nous en faut. Ce n’est pas comme si nous avions eu deux ou trois enfants à établir.

Elle donna à ces derniers mots une intonation pleine de tristesse, produisant toujours, elle ne l’ignorait pas, de l’effet sur son mari, qui regretterait amèrement de n’avoir pas de fils.

« C’est juste, répondit-il tristement. Mamie est seule et tout est pour elle. C’est pour cette raison que nous devrions être prudents. Elle n’est pas comme bien des jeunes filles : elle a un cœur qui se briserait si elle était malheureuse.

— Voilà la véritable raison. Vous ne paraissez pas vous rendre compte qu’elle est éperdument éprise.

— Sans doute ; mais était-elle éperdument éprise, comme vous dites, quand vous les avez amenés ici ?

— Longtemps avant…

— Alors, pourquoi ne me l’avez-vous jamais dit ?…

— Parce que je supposais, comme tout le monde du reste, que George avait l’intention d’épouser Constance Fearing. Mais ce mariage n’aboutit pas. Et par le fait, je commence à croire qu’il n’y a jamais rien eu et que cette histoire ne reposait sur aucun fond sérieux. Il est en aussi bons termes que jamais avec elle et traverse de temps en temps la rivière pour aller consoler la pauvre Grâce.

— Oh ! fit Sherry d’un ton songeur.

— Vous n’avez pas besoin de dire « oh ! » comme cela. Il n’y a rien là qui puisse faire peur. C’est parfaitement naturel que la pauvre femme soit bien aise de le voir, lui qui a failli se noyer en essayant de sauver son mari. Il paraît qu’elle est dans un état affreux, à moitié folle et horriblement changée !

— Pauvre John ! s’écria Trimm d’un ton triste. Je ne retrouverai jamais son pareil. »

Il soupira, car il avait eu beaucoup d’amitié pour John Bond, qu’il considérait en outre comme un excellent associé.

« C’est affreux ! dit Mme Trimm en frissonnant à la pensée de l’accident.

— Allons ! dit Sherry après un silence. Plus tôt nous partirons, mieux cela vaudra. Il commence à faire froid, du reste. Préparez-vous donc au départ, Totty. Avez-vous écrit à Tom ?

— Non, dit Totty. Je ne voudrais pas annoncer le mariage avant mon retour. »

Sherrington Trimm, pressé par ses affaires, parti le lendemain matin, Totty, avec les deux jeunes gens, devait le suivre quelques jours plus tard. Elle poussa activement les préparatifs du départ, car elle était effrayée à l’idée de laisser son mari seul à New-York. À tout moment il pouvait découvrir l’absence du testament dans le coffre de son frère. Cette anxiété lui eut été épargnée si elle avait su que bien que Sherry eût cacheté et timbré l’acte lui-même, ce n’était pas lui qui l’avait mis dans l’endroit où sa femme l’avait trouvé Sherry l’avait passé par-dessus la table à John Bond, en lui disant de le mettre dans le coffre de Craik, et depuis il n’avait jamais revu l’acte. Ce n’avait été, du reste, que beaucoup plus tard qu’il avait communiqué à son associé le contenu de ce document. Si l’on ne le retrouvait pas, Sherry supposerait que John l’avait par mégarde mis dans un autre coffre, et, après des recherches infructueuses, on penserait que John l’avait égaré, Sherry irait trouver Craik et le prierait de faire un duplicata, mais jamais il n’aurait l’idée de mêler sa femme à la disparition du testament et n’en parlerait certes pas en sa présence. Totty, cependant, ignorait ces détails et vivait dans l’appréhension constante d’être obligée d’expliquer les choses à son mari. Quoiqu’elle y eût beaucoup réfléchi. elle n’avait encore imaginé aucun expédient pour replacer le document dans le coffre. Elle le conservait dans un petit cabinet indien que son frère lui avait donné et dans lequel il y avait un tiroir dont personne ne connaissait le secret. Elle avait apporté ce cabinet avec elle et l’avait laissé tout l’été dans une place très en vue, estimant avec raison que les choses sont généralement cachées plus sûrement quand elles sont plus en évidence.

Avant de quitter le voisinage, George pensa qu’il était de son devoir d’informer Constance et sa sœur de son départ, mais il éluda la visite en écrivant à Grâce. Dans sa lettre il insistait pour qu’elles revinssent à New-York avant l’hiver et terminait par une phrase polie pour Constance. Mamie dit tendrement adieu à l’endroit où elle avait été si heureuse. Pendant les dernières heures de la journée qui précéda leur retour à la ville, George ne la quitta pas, tandis qu’elle errait dans les allées du jardin et sous les beaux arbres, rentrait à la maison, parcourait toutes les pièces, puis se reposait encore sous la véranda, les yeux fixés au loin sur la rivière.

« J’ai été bien heureuse ici ! dit-elle pour la centième fois.

— Tu seras heureuse partout ailleurs, si cela dépend de moi, répondit George.

— Le serons-nous ? le serai-je ? demanda-t-elle en le regardant bien en face. Qui peut le dire ? On n’est jamais aussi sûr de l’avenir qu’on l’est du passé… et du présent. Emporterons-nous tout cela dans notre petite maison de New-York ? Comme ce sera drôle de vivre toute seule avec toi dans une petite maison où je ferai toute la besogne.

— Si tu veux me permettre de cirer les souliers, je serai très heureux, dit George. Je sais.

— Y penses-tu ! Toi, cirer les souliers ! s’écria Mamie avec indignation.

— Pourquoi pas ? Mais, sérieusement, nous pouvons faire beaucoup plus que tu ne te l’imagines… sans avoir de chevaux, bien entendu.

— Je crois que nous aurons tout de même des chevaux, dit Mamie en riant. Maman va garder une voiture pour moi et me laisse mon bon vieux cheval de selle. Entre nous, je ne crois pas que papa et maman comptent beaucoup sur notre économie. »

Elle était très heureuse et ne voulait pas assombrir l’avenir par l’idée d’être privée d’une partie du luxe auquel elle avait toujours été habituée. Au fond du cœur elle savait bien qu’elle était casepable de supporter n’importe quelle privation par amour pour George, mais puisqu’il n’y avait pas de perspectives immédiate de privation, elle préférait ne pas en parler. Sa principale pensée, pour le moment, était de rendre la maison de son mari agréable, et, à l’école de sa mère, elle avait appris cet art.

« Adieu, chère vieille maison ! » s’écria la jeune fille pendant qu’ils se tenaient sous la véranda à la chute du jour, avant d’aller s’habiller pour le dîner.

Elle envoya des baisers avec ses doigts et au jardin et aux arbres.

George se tenait à ses côtés en silence, les yeux fixés de l’autre côté du fleuve sur la silhouette brumeuse des montagnes.

« Tu n’es donc pas fâché de quitter tout cela ? demanda Mamie.

— Très fâché, » répondit-il, ne sachant pas trop ce qu’il disait.

Puis il se baissa et déposa un baiser sur le front pâle de la jeune fille, et tous deux rentrèrent dans la maison.

Ce soir-là, George veilla tard dans sa chambre ; il parcourut le manuscrit qui s’était grossi pendant les mois d’été. Il était à peu près terminé et il comptait écrire le dernier chapitre à New-York. mais il fut pris de l’envie de le relire avant de quitter le milieu dans lequel il l’avait composé. Ce qui le frappait le plus dans ce travail, c’était le soin avec lequel il était fait. Il n’y avait pas beaucoup d’imagination dans ce livre, mais la clarté du style en était remarquable. Il s’étonna de la froideur de certaines scènes qui. dans sa première conception de l’histoire, promettaient d’être les plus dramatiques. Il s’étonna plus encore du succès avec lequel il s’était tiré des points difficiles. Ses dialogues étaient meilleurs qu’autrefois, niais les scènes d amour ne le satisfaisaient pas et il se décida à en refaire plusieurs. Tout l’ouvrage lui paraissait maintenant manquer de chaleur, bien qu’en l'écrivant, il se fût figuré avoir passé par des moments d’enthousiasme. En somme, ce fut pour lui un désappointement et il pensa qu’il éprouverait un insuccès. Vaguement, comme on aspire quelquefois à revoir un livre lu jadis, il aurait voulu avoir la critique et l’avis de Constance, bien qu’il eût conscience en même temps que ce genre de roman n’était pas pour lui plaire.

Deux jours après, il se retrouva dans sa petite chambre chez son père. Le vieillard reçut la nouvelle du mariage en silence. Il avait deviné que les choses se termineraient ainsi et cette perspective ne lui causait qu’une satisfaction très relative. Il pensait que cette alliance le priverait probablement de la société de son fils et il était froissé intérieurement que cela laissât George aussi indifférent. Mais il ne dit rien. En somme, au point de vue des avantages financiers, c’était un brillant mariage : George serait finalement riche. Son avenir était assuré.

Pendant le temps qui suivit, ses journées furent très occupées.

Entre les préparatifs nécessaires pour son prochain mariage et l’agréable devoir de passer tous les jours quelques heures avec Mamie, il eut très peu de temps à lui.

Au commencement de novembre, Constance Fearing et sa sœur rentrèrent en ville et vers la même époque M. Trimm lui dit qu’il serait convenable qu’il allât faire une visite à M. Thomas Craik, puisque, par son mariage, il était sur le point de devenir son neveu.

« Je connais, bien entendu, toute l’ancienne histoire, dit Sherry, mais si j’étais à votre place je tâcherais au moins d’être poli. Et pour parler franchement, j’ai des raisons de savoir qu’il est hanté par une espèce de remords du passé ; plus, il est très content du mariage et apprécia beaucoup votre talent.

— Très bien, dit George, je serai poli. »

Sherry Trimm avait produit exactement l’impression qu’il désirait produire. Il avait fait croire à George qu’il était lui-même désireux de conserver des relations agréables avec M. Craik, sans doute à cause de la fortune, et il l’empêchait ainsi de se brouiller avec son bienfaiteur inconnu, tout en conservant la question du testament absolument secrète.


XXIV


George n’était jamais entré dans la maison de M. Craik et il fut singulièrement impressionné par la vue des riches collections du vieillard, il éprouvait du plaisir à voir de beaux objets, mais, d’un autre côté, il n’aimait ni la profusion ni le fouillis, ne possédant pas ce goût moderne qui se plaît à encombrer une chambre d’objets hétérogènes de toutes les époques et de tous les pays. Il ne suffisait pas, à ses yeux, qu’un objet fût d’une grande valeur ou d’une grande beauté, il fallait aussi qu’il fût convenablement entouré et exposé à la place et au jour qui lui convenaient. Un carreau Turc, un plat Hispano-Moresque, une broderie Italienne, et un vieux tableau pouvaient très bien s’harmoniser dans l’effet général, mais il échappait au goût non cultivé de George qu’ils dussent être placés ensemble, côte à côte, sur le même mur. Dans cette maison, il se figura être dans un bazar de bric-à-brac, où tout était étalé pour la vente.

George attendait depuis quelques minutes dans le magnifique salon lorsque Thomas Craik entra par une porte aux panneaux d’albâtre très mince encadrés de riches sculptures vieil or.

Le vieillard ne paraissait pas aussi décrépit que George s’y était attendu. Sa démarche était assurée et sa voix toujours ferme. Il portait des vêtements de couleur claire à la dernière mode, une cravate rouge et des souliers vernis. Le coin d’un mouchoir de soie rose sortait légèrement de la poche extérieure de son vêtement, et un parfum qui semblait un mélange d’eau de Cologne et de cuir de Russie émanait de toute sa personne.

« Visite officielle, hein ? dit-il en esquissant un aimable sourire. Enchanté de vous voir. Regrette que vous ayez attendu si longtemps avant de venir. Prenez un siège.

— Merci, répondit George en s’asseyant. Je suis heureux, monsieur Craik, de voir que vous êtes complètement rétabli.

— Complètement ? Hum ! Je n’en sais trop rien. Allez épouser Mamie, hein ? Enchanté de l’apprendre. Bon… bon. »

Thomas Craik frottait lentement ses mains amaigries et lança un regard de côté à son visiteur.

« Oui, dit George, je vais épouser Mlle Trimm

— Appelez-la Mamie, appelez-la Mamie… c’est ma nièce. Inutile de faire des cérémonies.

— Je préfère l’appeler Mlle Trimm jusqu’à ce que nous soyons mariés, repartit George un peu froidement.

— Oh ! vous croyez, vraiment. Bon… bon. Pas devant elle, j’espère ? ”

George commençait à trouver que M. Craik était le plus odieux des vieillards. Il changea de sujet de conversation.

« Quelle merveilleuse collection vous avez, monsieur Craik ! dit-il en jetant un coup d’œil sur une rangée de plats d’Urbino.

— Elle n’est pas mal, répliqua modestement M. Craik. Amateur de jolies choses ? Connaisseur en majoliques ?

— Je suis très amateur de jolies choses, mais je ne connais rien aux majoliques. Je crois que ce sujet demande une étude très sérieuse et on dit que vous faites autorité.

— Oh ! vraiment ? Bon… bon. Les livres sont plus votre affaire, hein ? Il y a en a quelques-uns dans l’autre pièce, si vous voulez les voir. Venez-vous ?

— Oui, certes, » répondit George vivement.

Il pensait que s’il lui fallait soutenir la conversation cinq minutes de plus, ce serait un soulagement d’être au milieu de choses qu’il connaissait. George entra donc dans une salle spacieuse, formée de la réunion de deux pièces, éclairée seulement du plafond par un grand châssis de verre dépoli soutenu par une vieille armature de fer de Bohême. Les rayons de la bibliothèque, protégés par des glaces, s’étageaient sur deux mètres de hauteur, au-dessus desquels les murs étaient entièrement recouverts d’étoffes, de tapisseries, d’armes, de vieilles assiettes et de mille objets semblables.

« Ma pièce favorite, observa M. Craik en tournant le dos au grand feu de bois. Regardez… regardez autour de vous. Un tas de livres sur les tablettes, hein ? Bon… bon. Environ trois mille. Pas beaucoup, mais bons, comme les livres doivent être, à l’intérieur et à l’extérieur. Hein ? Cela vous plairaît-il ?

— Oui, » dit George en marchant lentement autour de la chambre et en s’arrêtant de temps en temps pour lire rapidement les titres des longues rangées de volumes.

L’homme de lettres inné s’anima à la vue de noms familiers et se sentit moins défavorablement disposé envers le maître de la maison.

« Je vous envie de tels livres et une pièce semblable pour les lire, dit-il enfin.

— Je le crois, répondit M. Craik d’un air satisfait. Bon… bon. Pouvez tout avoir un jour.

— Comment ? demanda George devenant tout à coup froid et regardant le vieillard d’un air dur.

— Peut tout laisser à Totty. Totty peut tout laisser à Mamie. Puis mourir à tout moment. Drôle de monde, n’est-ce pas ? Hein ? Que feriez-vous, si vous possédiez cette maison ?

— Je la vendrais, répondit George avec un rire sec, excepté les livres, et je vivrais avec les revenus de ce que la vente aurait produit.

— Et vous feriez là une chose très sensée, » répliqua Tom Craik d’un ton d’approbation.

Tout à coup il abandonna sa manière de parler par saccades.

« Vous feriez une chose très sensée. Un homme de votre âge ne peut avoir l’emploi de toutes ces antiquailles. Si vous avez jamais envie de devenir collectionneur, réservez ce goût dispendieux pour le temps où vous aurez beaucoup d’argent, mais où vous ne pourrez plus ni manger, ni boire, ni dormir, ni faire la cour aux femmes, ni même écrire des romans. Le plaisir ne consiste pas dans la possession des choses, mais à les découvrir, à les marchander, à lutter pour les avoir, et enfin à les trouver. Il en est de même pour l’argent mais il y a plus de variété à collectionner, à mon avis, du moins. Il en est de même pour tout, argent, amour, politique, collections, ce n’est que la lutte qui est agréable. C’est ce qui m’a conservé, malgré ma malheureuse constitution, quand les médecins désespéraient de moi. Je n’ai jamais eu d’ambition. Je n’ai jamais aimé que la lutte. L’ambitieux ne peut réussir dans la vie. Il pense tant à lui qu’il oublie l’objet de la lutte. J’espère que vous n’êtes pas ambitieux. J’ai beaucoup lu dans mon temps et j’ai beaucoup vu. Je connais les hommes et un peu les livres. Vous devez réussir, car vous semblez aimer votre besogne à cause des difficultés à surmonter et des luttes avec votre sujet, pour en tirer le meilleur parti. Tenez-vous en à ce principe. Cela prolonge la vie. Choisissez la chose la plus difficile à faire, mettez-vous y avec la ferme volonté de réussir ; si vous n’y arrivez pas, après tout personne n’en saura rien ; si vous réussissez, tout le monde admirera votre travail et votre génie, quand vous n’aurez réellement fait que vous amuser tout le temps… car rien ne peut être plus amusant que de lutter. L’ambition est une absurdité, et la satisfaction de posséder une bêtise. Si, dans les insondables desseins du destin, vous devez jamais posséder cette maison, vendez-la, et quand vous serez vieux et infirme, que vous ne pourrez plus écrire, eh bien, alors vous pourrez prolonger votre existence en collectionnant quelque chose, comme je l’ai fait. Le désir d’emporter un Maestro Georgio sur un marchand juif dans une vente, ou la volonté de trouver l’édition dont on a entendu parler, mais qu’on n’a jamais vue, fera circuler votre sang, battre votre cœur, et travailler votre cerveau. Je suis à moitié décidé à vendre tout cela en bloc moi-même, pour avoir le plaisir de recommencer et de faire attendre mon argent à quelqu’un pendant dix ans encore. Je pourrais durer dix ans de plus si je trouvais quelque chose de nouveau à collectionner. »

Le vieillard cessa de parler et lança un regard de côté à George avec un fin sourire, très différent de l'expression qu’il prenait quand il voulait être agréable. Puis il reprit sa manière habituelle de parler, lançant de courtes phrases et omettant généralement le sujet ou le verbe, quand il ne les supprimait pas tous les deux. Il se peut qu’il n’eût débité sa harangue que dans le but de prouver à George qu’il pouvait parler aussi bien qu’un autre quand il le voulait.

« Vous plaît, mon petit discours ? Hein ? demanda-t-il.

— Je ne l’oublierai pas, répondit George. Il a au moins le mérite de l’originalité. »

George ne se souciait pas de prolonger sa visite au delà des limites de la stricte politesse, bien que la conversation de son parent l’eût assez amusé. Il fit quelques questions sur les livres, et s’aperçut que Tom Craik n’était nullement l’illettré coureur d’éditions qu’il avait supposé. S’il n’avait pas lu les trois mille volumes de choix qu’il possédait, il avait du moins une idée très nette du contenu de la plupart.

« Acheter un auteur et ne pas le lire, dit-il, c’est acheter un diamant dans un écrin et ne pas ouvrir l’écrin après. Hein ?

— Tout à fait, » répondit George en riant un peu.

Puis il prit congé. Le vieillard l’accompagna jusqu’à la porte de la pièce dans laquelle il l’avait d’abord reçu.

« Revenez, dit-il. Crains un peu les courant, d’air. Aussi je vous quitte ici. Bien le bonjour. »

George prit la main desséchée qu’il lui tendait et la serra avec un peu moins de répulsion qu’un quart d’heure auparavant.

Il s’éloigna en se demandant si, au bout du compte, Tom Craik n’avait pas été jugé plus sévèrement qu’il ne le méritait.

Il descendit l’Avenue en repassant dans son esprit tout ce qu’il avait vu et entendu. Après avoir marché quelque temps, il s’aperçut qu’il était à la porte de la librairie de M. Popples. Une pensée lui traversa l’esprit et il entra.

« Monsieur Popples…

— Bonjour, monsieur Winton Wood…

— Bonjour, monsieur Popples. Je désirerais vous faire une question confidentielle. Vous connaissez M. Craik, n’est-ce pas ?

M. Craik, s’écria le libraire avec un sourire rayonnant. Certainement, je le connais. Un grand collectionneur.

— Je voudrais savoir si M. Craik achète mes livres ?

— Ma foi, monsieur Winton Wood, répondit M. Popples, je me le rappelle par le plus pur hasard. M. Craik n’achète pas vos livres, mais il les lit.

— Il les loue alors ? dit George.

— Mon Pieu ! pas exactement non plus. La vérité, dit le libraire en prenant un ton confidentiel, c’est que Mme Sherrington Trimm les achète et les lui envoie.

— Je vous remercie, monsieur Popples, » dit George en se retirant.

George eût été bien surpris d’apprendre que l’homme qui ne voulait pas dépenser un dollar un quart pour acheter un de ses romans lui avait laissé tout ce qu’il possédait et que l’acte qui établissait ses droits était déposé dans le cabinet indien de Mme Trimm, qu’il avait si souvent admiré. On eût dit que Totty avait tout arrangé pour obtenir sa reconnaissance et il la lui accordait sans restriction, car elle montrait ainsi et sa profonde admiration pour ses œuvres et son désir de la faire partager à ceux qui la touchaient de près.

N’ayant rien à faire pendant une heure, George pensa à aller voir Constance et Grâce. Elles n’étaient de retour que depuis deux jours, mais il était désireux de savoir si Mme Bond commençait à se consoler un peu.

Grâce le reçut dans l’ancien salon familier. Elle était assise à la même place que Constance avait coutume de prendre quand il venait la voir.

« Constance est sortie, dit Grâce. Elle le regrettera beaucoup. C’est bien bon à vous de venir si tôt.

— J’espérais vous trouver mieux, répondit George en la regardant et sans faire attention à sa phrase. Et je m’aperçois que vous n’avez pas changé. Pourquoi ne voyagez-vous pas pour créer une diversion quelconque ?

— Je vais très bien, répliqua Grâce avec un léger sourire qui ne fit qu’augmenter la tristesse de son expression. À quoi bon partir ? Cela n’y ferait absolument rien.

— Mais je vous assure que si. Votre chagrin se retrouve dans tout ce que vous voyez, dans tout ce que vous entendez, dans tout ce qui vous est familier… même dans moi, dans ma présence.

— Vous vous trompez. Il est là. »

Elle mit sa main sur son cœur et fixa un instant ses grands yeux sur George ; puis elle laissa tomber son bras et détourna la tête.

« Et vous, êtes-vous très heureux ? ajouta-t-elle bientôt pour changer de conversation.

— Oui, je suis très heureux. Et j’ai des raisons pour l’être. Tout a bien marché pour moi depuis quelque temps. Mes livres ont eu beaucoup de succès, je vais me marier…

— C’est à cela que je faisais allusion, dit Grâce en l’interrompant. En somme, il est alors très heureux que Constance vous ait refusé ! Vous ne l’aimiez pas, en réalité, plus qu’elle ne vous aimait.

— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

— Si vous étiez réellement amoureux, votre amour est mort bien facilement.

— C’est vrai, répondit George en souriant malgré lui.

— Du reste, quand je vous ai appris sa décision le 1er mai, vous n’avez pas agi comme un homme qui reçoit un coup terrible. Vous n’avez été qu’épouvantablement furieux.

— Je croyais avoir de bonnes raisons pour me mettre en colère.

— Si vous l’aviez aimée… comme quelques personnes aiment… vous auriez oublié vos raisons et vous vous seriez conduit tout différemment.

— Vous voyez peut-être juste. En revenant ici aujourd’hui, j’ai repensé à tout cela. Vous savez que je ne suis pas revenu depuis ce jour-là. Autrefois j’aurais senti mon cœur battre plus vite à mesure que j’approchais de la maison, et quand je tirais la sonnette, ma main tremblait. Aujourd’hui je suis venu ici froidement, comme si j’allais chez moi, et quand je me suis trouvé à la porte, j’étais beaucoup plus occupé de savoir si vous alliez mieux que de savoir si votre sœur était à la maison. Telle est l’inconstance du cœur humain.

— Oui… quand il ne s’y trouve pas de véritable amour, répondit Grâce. Et la meilleure preuve qu’il n’y en avait pas dans le vôtre, c’est que vous êtes prêt à l’avouer. Qu’est-ce qui vous faisait croire que vous l’aimiez tant ? Comment vous est-il arrivé de vous tromper à ce point ?

— Je ne saurais le dire au juste. Cela a commencé petit à petit. Elle s’intéressait à moi. Elle était bonne pour moi, alors que je ne trouvais guère de bonté de la part des autres…

— Et pas du tout de moi, pauvre ami, interrompit Grâce.

— Surtout de vous. C’était elle qui me pressait toujours d’écrire un livre quand je ne m’en croyais pas capable ; ce fut à elle que je dus de faire mon premier roman : ce fut elle qui s’en empara et le fit publier, malgré mes protestations… Je lui dois beaucoup plus que je ne pourrai jamais espérer lui rendre quand je posséderais tous les moyens de témoigner ma reconnaissance. Je l’aimais pour sa bonté et elle appréciait mon dévouement,… peut-être ma soumission, car j’étais soumis dans ce temps-là. Je n’avais pas appris à marcher seul, et si elle l’avait voulu, j’aurais continué à me laisser conduire par ses lisières jusqu’à la fin de ma vie.

— Comme c’est touchant ! » s’écria Grâce.

Et elle accompagna ces paroles d’un éclat de rire, le premier dont elle eut été capable depuis trois mois.

« Non, ne riez pas, dit George sérieusement. Je lui dois la plus loyal amitié et la plus sincère gratitude qu’un homme puisse avoir pour une femme dont il n’est pas amoureux. Mais tout est fini maintenant, je n’ai plus éprouvé aucune émotion en la revoyant, depuis que nous nous sommes quittés après cet odieux dîner, et je n’en éprouverai plus jamais.

— Je suis désolée d’avoir ri ; je n’ai pas pu m’en empêcher. Mais je suis très contente que cela se soit terminé de cette façon-là, quoique, comme je vous l’ai dit la dernière fois, je voudrais qu’elle se mariât. Elle est devenue la créature la plus malheureuse de la terre.

— Qu’est-ce qu’il peut y avoir ? demanda George. Ne serait-ce pas la vie que vous menez ensemble ? Vous êtes si seules.

— C’est pour elle que je suis revenue, répondit Grâce d’un air ennuyé. Pour mon compte, je n’aurais jamais quitté ma pauvre vieille maison. Je lui ai dit que je ferais tout ce qu’elle voudrait, que j’irais habiter n’importe où, vivre n’importe comment. Cela m’est égal. Mais elle ne veut pas quitter New-York. Je ne peux même pas lui en parler. Elle maigrit de jour en jour.

— C’est très étrange. »

Ils causèrent encore quelque temps, puis George partit, s’étonnant intérieurement d’avoir parlé si librement de Constance à sa sœur. Il y avait à peine une demi-heure qu’il avait quitté Grâce lorsque Constance entra dans le salon, pâle et fatiguée.

« Je suis allée partout pour trouver un cadeau de noce pour la future Mme Wood, dit-elle en se laissant tomber sur le canapé. Je ne puis rien trouver, absolument rien qui convienne.

— Il sort d’ici. » dit Grâce d’un air indifférent. Constance changea de couleur et lança un rapide coup d’œil à sa sœur. Elle eut l’air de se retenir de dire quelque chose qu’elle aurait pu regretter.

« De quoi avez-vous parlé ? demanda-t-elle tranquillement au bout d’un instant. J’aurais voulu être là. Je ne l’ai pas vu depuis qu’il est venu nous annoncer son mariage.

— Oui. Il a été très fâché aussi de te manquer. Je lui ai demandé s’il était heureux de se marier bientôt, et puis naturellement nous avons parlé de toi. Il a dit qu’il t’avait voué la plus loyale amitié et la plus sincère gratitude, que tu l’avais lancé dans sa carrière en envoyant son premier roman à l’éditeur sans son consentement, que sans toi il n’aurait jamais été ce qu’il est… il a dit qu’il paraissait naturel, en regardant en arrière, qu’il t’eût aimée ou cru qu’il t’aimait.

— Ou cru qu’il m’aimait, répéta Constance à voix basse.

— Oui. À voir la promptitude avec laquelle il s’est remis, son amour ne doit pas avoir été beaucoup plus sincère que le tien. Mais qu’as-tu, ma chère Conny, es-tu malade ? »

Constance s’était caché le visage dans les coussins et sanglotait amèrement, à la place même qu’elle avait occupée, quand elle avait finalement refusé George Wood, et presque clans la même attitude.

« Oh ! Grâce, gémit-elle, tu m’as brisé le cœur !

— L’aimes-tu donc maintenant ? » demanda Grâce d’une voix devenue subitement dure.

Elle n’avait pas eu le moindre soupçon de l’état réel des choses. Constance répondit par un signe de tête et continua à sangloter et à se cacher la figure. Grâce s’éloigna avec mépris.

« Quelles méprisables créatures nous pouvons être, nous autres femmes ! » dit-elle en traversant le salon.

XXV


George avait l’habitude d’aller voir Mamie tous les après-midi, et les heures qu’il passait avec elle étaient de beaucoup les plus agréables de sa journée. Il s’attendait tous les jours à trouver lourde cette perpétuelle conversation, mais chaque fois, après être resté vingt minutes dans la maison, il était sous le charme de Mamie. Rien ne pouvait démontrer plus clairement la supériorité de sa cousine sur les autres jeunes filles de son âge.

George savait bien au fond que son affection n’avait rien de démsurément passionné, et il n’en était que plus surpris de s’apercevoir que plus il voyait Mamie Trimm, plus il désirait la revoir.

« Crois-tu, lui dit-il un après-midi de novembre, que tous les fiancés jouissent autant que nous de leur temps de fiançailles.

— Je suis sûre que non, répondit Mamie. Mais nous sommes si raisonnables ! »

Ils étaient assis dans un petit boudoir attenant au salon. La porte était grande ouverte et ils pouvaient entendre le gai pétillement du premier feu de bois qui brûlait dans la pièce voisine. Mamie s’était installée sur un divan, un de ses petits pieds touchant à peine le tapis, l’autre restant couché, sa tête rejetée en arrière, sa petite main pendant sur le bord, si près de George qu’il n’avait qu’à étendre la sienne pour la toucher. Il était assis le dos tourné à la porte du salon, les mains croisées sur son genou. Il sourit de la réponse de Mamie.

« M’aimes-tu, George ? »

Cette question lui était posée pour la centième fois. Pour elle, elle était toujours nouvelle et la réponse toujours pleine d’intérêt, comme si elle n’avait encore jamais été donnée.

« Bien tendrement.

— Est-ce tout ? demanda-t-elle, feignant d’être désappointée, mais souriant. Quand je te demande si tu m’aimes, tu me fais presque toujours la même réponse.

— Évidemment, dit George en riant. Mais comme tu ne varies pas beaucoup la question, il n’est pas étonnant que mes réponses soient aussi un peu monotones.

— Mes questions t’ennuient peut-être, dis, George ?

— Non, ma chérie. Je serais bien difficile si tu m’ennuyais avec ton charme.

— Qu’est-ce que le charme ? Que veux-tu dire par là ?

— Le charme, répondit George, est ce que tout homme qui aime une femme trouve en elle…

— Mon Dieu ! s’écria la jeune fille, ne peux-tu faire une définition plus précise ?

— Peut-on définir ce qu’on sent seulement et qu’on ne peut voir…

— Et puis, si cela te fait m’aimer, pourquoi m’inquiéterais-je de savoir comment cela s’appelle. Du reste, sais-tu réellement ce que c’est ? C’est l’amour lui-même. C’est parce que je t’aime beaucoup, bien profondément, que je te fais m’aimer. Le charme n’existe pas. »

Mamie riait tout bas et remuait la main qui pendait sur le bord du canapé comme pour chercher à saisir les doigts de George. Il obéit machinalement à cet appel.

« Tiens ! qui est là ? » demanda Mamie après un instant de silence.

Elle croyait avoir entendu quelqu’un entrer dans le salon. George écouta quelques secondes.

« Personne, dit-il. Ce n’était que le feu. »

Pendant qu’ils causaient, Thomas Craik était effectivement entré dans la pièce voisine. S’ennuyant plus que de coutume ce jour-là, l’idée lui était venue qu’il trouverait peut-être Totty chez elle et s’amuserait à la taquiner d’une manière ou d’une autre. Mme Trimm allait rentrer, avait dit le domestique, et ce discret serviteur avait ajouté que M. George et Mlle Mamie étaient dans le boudoir. M. Craik dit qu’il attendrait dans le salon, où en conséquence il avait été introduit. Il connaissait la disposition de l’appartement et évita de faire du bruit, pour ne pas troubler la paix des jeunes gens. Trouvant très amusant d’écouter un peu te qu’ils disaient, il s’avança doucement sur l’épais tapis et. se plaça dans une position favorable pour entendre.

« Ainsi tu crois que je ne t’aime que parce que tu m’aimes ? dit George. Ce n’est pas trop flatteur pour toi, »

Thomas Craik écouta quelque temps leur conversation avec attention, puis bientôt avec une expression d’ennui. Il avait eu peur de s’asseoir, dans la crainte de faire du bruit, et il se tenait debout devant une table sur laquelle, parmi beaucoup d’autres objets, était posé le petit cabinet indien qu’il avait donné autrefois à sa sœur. Bien des années s’étaient écoulées depuis qu’il le lui avait envoyé, mais sa mémoire des détails n’avait pas oublié le secret du tiroir. Il le considéra longtemps avec curiosité en se demandant si Totty n’y enfermait pas quelque objet de valeur. Puis il lui vint à l’esprit que si réellement elle y cachait quelque chose ce serait une excellente plaisanterie d’enlever cet objet pour le lui rapporter ensuite.

II posa doucement ses deux mains maigres sur le cabinet et se mit à l’ouvrir aussi silencieusement que possible.

Cette fois les fines oreilles de Mamie ne furent pas trompées. Elle se pencha en avant et dit tout bas à George :

« Il y a là quelqu’un. Va sur la pointe du pied regarder de derrière la portière. Ne te laisse pas voir, car nous serions obligés d’entrer par politesse. »

George obéit en silence, resta un moment à regarder dans le salon, caché par les tentures, puis revint près de Mamie.

« C’est ton oncle Tom, lui dit-il tout bas en souriant. Il doit faire quelque méchanceté, j’en suis sur, car il ouvre ce petit cabinet indien comme s’il désirait ne pas être entendu.

— Je le dirai à maman quand elle rentrera… Comme ce sera drôle, répondit Mamie. Il doit nous avoir entendus, aussi il faut que nous continuions à parler… de la pluie et du beau temps. »

Puis, élevant la voix, elle se mit à exposer leurs projets d’avenir.

Pendant ce temps, M. Craik avait ouvert le tiroir. Il n’y avait dedans que l’acte renfermé par Totty. Il le prit vivement et referma le cabinet. Quelque chose dans l’aspect du papier attira son attention et au lieu de le mettre dans sa poche pour le lire chez lui à loisir, comme il en avait d’abord l’intention, il le déplia et jeta un coup d’œil sur le contenu.

Il avait toujours su contenir sa colère, à moins qu’il n’y eut un avantage à la manifester, mais pour l’instant sa fureur était beaucoup trop motivée pour pouvoir la dissimuler. Ses veines se gonflèrent comme des cordes sous son front, sa bouche se contracta et ses mains tremblaient pendant qu’il lisait la feuille de papier attentivement pour s’assurer que c’était bien l’acte véritable et non un faux testament contenant des dispositions autres que celles qu’il avait dictées. Dès qu’il n’eut plus de doute, il donna libre cours à sa rage par un torrent de malédictions, arpentant la chambre et frappant du pied et agitant ses grands bras en tenant toujours le papier d’une main.

Mamie pâlit et saisit le bras de George. Il allait se lever pour entrer dans le salon, mais elle le retint de toutes ses forces.

« Non… reste ici ! lui dit-elle à voix basse. Tu ne peux rien faire de bon. Il savait que nous étions là… Il doit être arrivé quelque chose ! Oh ! George, qu’est-ce que cela peut être ?

— Si tu veux me laisser aller voir… »

Mais en ce moment il devint évident pour eux que Tom Craik n’était pas seul. Totty était entrée dans le salon. Son frère se tourna vers elle d’un air furieux, brandissant le testament et jurant. plus haut que jamais.

« Infernale sorcière ! cria-t-il. Abominable femme ! Voleuse !… Escroqueuse !… vous…

— Au secours !… au secours ! criait… Totty. Il est fou… il veut me tuer !

— Je ne suis pas fou, misérable coquine ! hurlait Thomas Craik en la poursuivant et la saisissant d’une main tandis qu’il agitait de l’autre le testament devant sa figure. Regardez cela… regardez cela ! Mon testament, ici sous votre garde, tout ouvert ; sans enveloppe… voleuse ! Vous avez pénétré dans le bureau de votre mari, coquine ! Vous avez forcé mon coffre… regardez cela ! Le reconnaissez-vous ? Restez tranquille et répondez-moi, ou je vais vous tenir jusqu’à ce que l’on aille chercher la police. Comprenez-vous ? Les dernières volontés et le testament de Thomas Craik, et pas un cent pour Charlotte Trimm. Pas un cent et vous n’en aurez jamais un. George Winton Wood aura tout. Ah ! je comprends la raison qui vous l'a fait prendre à présent… vous vous l’êtes assuré pour votre fille… oui, naturellement, voilà… Vile et menteuse créature !

— Que signifie tout ceci ? » demanda George d’une voix vibrante.

Il s’était dégagé du bras de Mamie avec difficulté et elle l’avait suivi dans le salon, où elle se cramponnait à sa mère. George repoussa un peu Tom Craik et se plaça entre lui et Totty livide de terreur et paraissant incapable de dire un mot. L’apparition soudaine de la grande et anguleuse personne de George et l’expression résolue de ses yeux ramenèrent Tom Craik à la raison.

« Vous voulez savoir ce que cela signifie ? dit-il. Parfaitement juste. Vous allez le savoir. Quand j’étais mourant… il y a environ trois ans, j’ai fait un testament en votre faveur. Je vous instituai mon légataire universel. Pourquoi ? Parce que cela me plaisait. Cette femme croyait qu’elle devait être mon héritière. Oh ! vous auriez pu l’être sans votre infernale avidité, s’écria-t-il en se tournant vers Totty. Ce testament fut déposé dans mon coffre dans l’étude de Sherrington Trimm. Je l’y ai vu de mes propres yeux, au-dessus des autres papiers, la dernière fois que j’y suis allé, Sherry était alors en Europe. Ainsi c’est vous qui l’avez pris, et personne d’autre. Ce n’est certes pas ce pauvre Bond, quoique vous direz que c’est lui, maintenant qu’il est mort. Mais cela ne vous sauvera pas. Vous avez habilement comploté tout cela… Oh ! oui. Je connais vos tours. Vous avez fait rompre le mariage de George Wood avec la jeune fille qu’il aimait et puis vous l’avez fait venir passer l’été sur le fleuve… bien joli, luxueux, tranquille, pour un jeune auteur pauvre. Vous n’avez dit à personne qu’il y était… bien entendu ! Je vois tout cela maintenant, les promenades au clair de lune, à cheval, en bateau, et Totty à la maison avec la migraine ou à écrire des lettres. Quand tout a été arrangé, il a été facile d’obtenir le consentement de Sherry, n’est-ce pas ? Diablement facile. Sherry est un honnête homme… mais il connaissait le contenu du testament puisque c’était lui qui l’avait rédigé ; peu lui importait alors que George Winton Wood, le pauvre auteur, devint amoureux de sa fille. L’auteur sans le sou devait avoir des millions… des millions, coquine ! dès que le vieux frère serait cloué dans sa bière et emporté à Greenwood. Et il les aura ; mais il reste à savoir s’il aura votre fille. »

Craik s’arrêta pour respirer. George avait d’abord été trop étonné pour en croire ses oreilles et avait supposé que Craik était devenu fou ; pourtant la présence du testament, que le vieillard lui remettait sans cesse sous les yeux et dans lequel il voyait son nom écrit de la grande écriture de l’avocat, lui prouvait qu’il y avait un grand fond de vérité dans cette histoire.

« Défendez-vous donc, Totty, dit-il aussi tranquillement qu’il put. Dites-lui que cette histoire est absurde. M. Craik, je crois, n’est pas bien…

— Pas bien, jeune homme ? demanda Craik en le regardant avec un rire amer. Je vais aussi bien que vous. Voilà mon testament. Voilà le cabinet. Et voilà Charlotte Trimm. Envoyez chercher son mari. Demandez-lui si ce n’est pas une bonne affaire pour un jury. Vous pouvez être amoureux de la fille et elle être amoureuse de vous, mais ce sont les artifices de cette femme-là qui vous ont fait devenir amoureux. C’était le seul moyen qu’elle eût de faire entrer l’argent dans la famille. Elle connaît assez les affaires pour savoir qu’il peut y avoir un duplicata quelque part et qu’à la rigueur je pouvais en faire un très vite. D’ailleurs, brûler un testament signifie prison d’État et elle désire éviter cet endroit-la. »

La possibilité et la probabilité que toute cette histoire fût vraie traversa soudain l’esprit de George et il devint très pâle. Le souvenir de Détonnant désir de Totty de lui plaire était encore frais à sa mémoire, ses continuelles invitations, l’extrême envie de l’attirer à la campagne, l’insouciance avec laquelle elle le laissait seul avec sa fille, les manières de Totty le soir où elle lui avait persuadé qu’il aimait Mamie… le résultat, et le télégramme qu’elle lui avait montré, tout préparé et préjugeant du consentement de son mari. Pendant ce temps Totty s’était affaissée dans un fauteuil et sanglotait convulsivement, le visage caché dans son mouchoir. George s’approcha d’elle, tandis que le vieux Craik se tenait derrière lui, comme s’il craignait de le voir pardonner trop facilement.

« Depuis quand connaissez-vous le contenu de ce testament ? demanda George d’une voix ferme et pourtant s’efforçant de parler avec bonté.

— Depuis… la fin… d’avril, » dit Totty d’une voix entrecoupée de sanglots.

Elle sentait qu’il était impossible de mentir en présence de son frère.

« Ah, vraiment ! Bon… bon, cela doit tout fixer, dit Craik en partant d’un éclat de rire féroce. Je m’imagine que c’est à partir de cette époque qu’elle s’est mise à avoir tant d’affection pour vous, ajouta-t-il en regardant George.

— Vers le 1er mai, répondit froidement George. Je me rappelle effectivement que je vous ai rencontrée dans la rue et que vous m’avez prié d’aller tenir compagnie à Mamie qui était seule.

— Et moi, tu ne m’as pas demandé si je savais quelque chose, » dit Mamie en s’avançant.

Elle était d’une pâleur mortelle et ses yeux lançaient des flammes.

« Ta mère te connaissait trop bien pour te le dire, répondit George avec beaucoup de tendresse. Je ne te soupçonne pas, et comme j’ai promis de t’épouser, je ne veux pas reprendre ma parole.

— C’est à moi à reprendre la mienne, répondit fièrement la jeune fille. Aucune puissance humaine ne me fera t’épouser à présent.

Elle serra étroitement les lèvres et tint la tête haute.

« Pourquoi ne veux-tu pas m’épouser, Mamie ? » demanda George.

Il comprenait alors qu’il ne l’avait jamais aimée.

« J’ai déjà eu assez de honte, répondit-elle. Honte d’avoir été jetée à ta tête, honte de m’être imposée à toi… quoique ce ne fût pas pour ton argent. Je ne savais rien. Tu m’as demandé une fois comment je faisais pour connaître tes dispositions d’esprit, quand tu désirais ma compagnie ou quand tu désirais être seul. Demande-le à ma mère. Elle est plus habile que moi ! Elle savait à l’air de ton visage, longtemps avant moi, ce que tu désirais… et nous avions des signes et des mots convenus, elle et moi, afin qu’elle pût m’aider de ses conseils et m’apprendre comment faire désirer ma présence par celui que j’aimais. T’épouser à présent ? J’aimerais mieux mourir !

— Quoi qu’aient pu faire les autres, tu as toujours été bonne et sincère, Mamie, dit George. Il vaut peut-être mieux que nous ne nous mariions, pas, mais il n’y a pas eu de honte pour toi dans cela.

— Je n’en suis pas bien sûr, dit Tom Craik avec un mauvais soutire. Elle est plus habile qu’elle n’en a l’air… »

George se tourna vers le vieillard avec une violence extrême.

« Monsieur ! s’écria-t-il avec impétuosité, si vous répétez cela encore une fois, je vous romps les os, tout vieux qu’ils sont, dussé-je être pendu ensuite.

— Aime ce garçon-là, murmura Craik avec une plus agréable expression qu’il n’en avait eu jusque-là. L’aime de plus en plus.

— Je ne tiens pas à ce que vous m’aimiez, et vous savez bien pourquoi, dit George.

— Ah ! vous n’y tenez pas, vous n’y tenez pas ? Bon… bon. Peu importe.

— Non, je n’y tiens pas. Et, qui plus est, je vais vous dire quelque chose, monsieur Craik. Quand vous étiez malade, si je suis allé demander de vos nouvelles, c’est que j’espérais apprendre que vous étiez mort. Cela peut vous expliquer ce que j’éprouve pour vous. Je n’ai pas eu l’occasion de le faire plus tôt : sans cela je l’aurais fait.

— Bon encore ! répliqua le vieillard. Aime la franchise chez les gens. Hein, Totty ? Hein, Mamie ? Jeune homme très franc, celui-là, hein ?

— Plus encore, monsieur Craik, continua George sans faire attention à lui, je vous dirai même que je ne lèverai pas un doigt pour avoir votre argent. Je n’en ai pas besoin

— Parfaitement. Jamais éprouvé plus de plaisir de ma vie qu’en essayant de faire prendre de force de l’argent à un homme pauvre. Bon cela, quoi ? Hein, Totty ? Ne trouvez-vous pas cela drôle ? Pauvre vieille Totty… toute bouleversée. Supporte mieux ces petites choses, moi. »

Totty avait une attaque de nerfs et n’entendait rien de ce qui se passait, enfoncée dans son fauteuil, sanglotant, gémissant, et riant tout à la fois. George lui lança un regard de mépris.

« Allez-vous-en, dit-il à Craik, ou bien qu’on emmène Mme Trimm. Je ne vous laisserai pas ici pour tourmenter ces dames.

— Place dans ma voiture ? Partons ! » répondit Craik avec empressement.

George attira Mamie dans un coin du salon.

« Qu’est-ce donc, George ? demanda Mamie avec un effort. Veux-tu me dire adieu ?

— Voici ce que je veux te dire, ma chère Mamie. J’ai été indignement trompé, mais pas par toi. Tu as été franche et sincère depuis le commencement jusqu’à la fin. Le meilleur moyen de garder tout ceci secret, c’est de nous marier comme si de rien n’était. Personne n’y pourra croire alors, malgré ce qu’en pourra dire M. Craik dans sa colère.

— Je t’ai dit ma résolution, répondit Mamie avec fermeté, quoique ses lèvres fussent toutes blanches. Je n’ai rien de plus à te dire.

— Réfléchis bien à ce que tu fais. On ne doit jamais prendre de semblables résolutions quand on est en colère. Me voici, Mamie prends-moi si tu veux et oublie tout. »

Pendant un moment Mamie hésita.

« M’aimes-tu ? » demanda-t-elle en essayant de lire dans le cœur et dans les yeux de George.

Mais la pauvre passion qui avait pris la place de l’amour avait disparu. La certitude qu’il avait été joué lui avait porté un rude coup.

« Oui » répondit-il courageusement en s’efforçant de sentir qu’il disait vrai.

Mais il n’y avait rien de vivant dans ce mot.

« Non, mon cher George, dit simplement Mamie, tu ne m’as jamais aimée. Je le vois à présent. »

Il aurait voulu protester d’une manière ou d’une autre ; mais elle s’éloigna de lui et de la main qu’il lui tendait.

« Veux-tu me laisser seule ? » demanda-t-elle.

Il inclina la tête et quitta le salon derrière M. Craik.


XXVI


Quand George eut vu le vieux Tom Craik s’éloigner dans sa voiture, il respira plus librement. Il avait peine à envisager clairement ce qui s’était passé, mais il lui semblait que le vieillard avait joué un rôle aussi méprisable que celui que Totty avait soutenu si longtemps. Il ne pouvait pas croire que la découverte de son intention de faire une bonne action eût pu seule déterminer la terrible colère à l’explosion de laquelle il venait d’assister. Craik n’avait jamais aimé à être surpris dans ses combinaisons, et il lui était particulièrement douloureux d’être découvert en essayant de faire amende honorable pour le passé. Sans cette considération, il eût été parfaitement capable de remettre le testament dans le petit meuble et de sortir tranquillement de la maison. Il eût tout simplement envoyé chercher un autre avocat et fait faire, à une nouvelle date, un duplicata de l’acte, qu’il eut ensuite déposé dans un endroit où sa sœur n’aurait pas eu la facilité d’entrer. Mais sa colère avait été tout de suite éveillée par la certitude que Totty avait compris que sa générosité dissimulait la restitution d’un bien mal acquis. George ne pouvait concevoir tout cela, et avait redouté que, si on laissait le vieillard vis-à-vis de l’objet de sa colère, il ne fît quelque mai irréparable, et, à en juger par l'expression des yeux de Craik, George n’était nullement certain que toute cette affaire ne lui eût finalement dérangé le cerveau.

Une semblable crainte était peu fondée, comme George s’en fût assuré, s’il avait suivi Craik et vu combien il se repentait d’avoir compromis sa santé par un moment d’emportement. Une heure plus tard il était couché et son docteur favori était près de lui, écoutant ses pulsations et se préparant à livrer bataille à la première attaque.

George lui-même restait très ému de ce qui s’était passé. Il conservait un profond sentiment de mépris pour Totty. Elle l’avait trompé de tomes les façons et sa vanité en souffrait. En dehors de cela, il n’éprouvait qu’une sensation de soulagement d’avoir été dégagé de sa promesse après avoir fait de son mieux pour agir honnêtement. Il se rendait bien compte, maintenant, que ce qu’il avait éprouvé pour Mamie n’aurait jamais pu, même avec le temps, se changer en véritable amour et que, si ses yeux avaient été charmés et son intelligence satisfaite, son cœur n’avait jamais été touché. Cependant, si des doutes sur Mamie elle-même se présentaient à son esprit, il les chassait résolument, et en jugeant d’après ses propres sentiments, il pensait qu’elle ne tarderait pas à se remettre de son désappointement. S’il était troublé par un regret, c’était plutôt de n’avoir pas quitté la maison de sa mère, dès qu’il avait vu qu’elle pensait à lui, que de n’avoir pas réussi à l’aimer comme il avait essayer de le faire. D’un autre côté, en raison de la pression exercée sur lui par Totty, il admettait que sa conduite avait été excusable.

Le point le plus déplaisant de l’avenir proche était l’explication qu’il était dans l’obligation d’avoir avec Sherrington Trimm. Son innocence dans toute cette affaire ne pouvait être mise en question : sa réputation était trop bien établie dans le monde pour autoriser le moindre soupçon. Mais il serait pénible de se retrouver en face de cet honnête homme pour lui parler de l’infamie de sa femme. George pensa qu’il pourrait peut-être éviter cette entrevue en écrivant une lettre qui établirait sa position avec toute la netteté possible. Il monta à son club et se mit à écrire.

Dans sa lettre, il admettait que Trimm serait au courant de ce qui était arrivé au moment où il la recevrait. Il ne lui restait donc qu’à répéter ce qu’il avait dit à Mamie, c’est-à-dire que, si elle voulait l’épouser, il était prêt à tenir son engagement. Il terminait en disant qu’il attendrait un mois la réponse définitive ; après ce temps, son intention était d’aller en Europe. Il cacheta le billet et l’emporta avec lui. décidé à l’envoyer dans la soirée, Le hasard voulut, cependant, qu’il rencontrât Trimm dans le vestibule du club.

« Eh, George ! cria Trimm de sa bonne voix. Qu’y a-t-il donc ? demanda-t-il d’un air inquiet en voyant l’expression de sa physionomie.

— Êtes-vous rentré chez vous ? demanda George

— Non.

— Il s’est passé quelque chose de très désagréable Je venais justement de vous écrire un mot à ce sujet. Voulez-vous le prendre et le lire après qu’on vous aura mis au courant chez vous ?

— Le diable vous emporte ! s’écria Trimm. Je déteste les mystères. Venez dans une salle où nous serons seuls, et contez-moi tout cela.

— J’aurais préféré qu’un autre que moi vous apprit la nouvelle, » dit George en se reculant. Sherry Trimm le regarda fixement, puis le prit par le bras.

« Voyons, George, dit-il, pas de bêtises ! J’ignore ce dont il s’agit, mais je comprends que c’est sérieux. Finissons-en tout de suite et ici même.

— Eh bien, répondit George, dès qu’ils furent enfermés dans un petit salon, c’est votre femme qui est cause de tout. Vous avez fait le testament de M. Craik et vous en avez gardé scrupuleusement le secret. Mais quand vous avez été parti pour Carlsbad, votre femme a pris l’acte dans votre étude et l’a emporté chez elle. Elle l'avait mis dans son petit cabinet indien et M. Craik l’y a trouvé cet après-midi et a fait une scène épouvantable. Malheureusement votre femme n’a rien trouvé à répondre à tout ce qu’il a dit, et là-dessus Mamie a déclaré qu’elle ne m’épouserait pas. »

En écoutant George, le visage de Sherry Trimm était lentement devenu livide.

« Qu’a dit, Tom ? demanda-t-il tranquillement.

— Il a insinué nue sa sœur n’avait jamais été entièrement, désintéressée dans ses bontés pour moi. dit George. Malheureusement Mamie et moi étions présents. J’ai fait de mon mieux, mais le mal était fait. »

Sherrington n'ajouta pas un mot, mais se mit à arpenter la petite pièce d’un pas agité, en tirant de temps en temps sa moustache. Comme tous ceux qui avaient été mêlés à cette histoire, il comprenait la situation.

« Voilà une malheureuse affaire, » dit-il enfin d’un ton qui exprimait une profonde humiliation.

George ne répondit pas ; il était du même avis. Il s’appuyait contre une table à jeu, tambourinant avec ses doigts sur le tapis vert. Sherry Trimm arrêta sa promenade et frappa de son poing fermé la paume de son autre main. Puis il secoua la tête et recommença à arpenter le parquet.

Une abominable affaire, murmura-t-il. Pour le moment, je ne vois qu’une chose à faire, c’est de vous demander pardon de tout cela, dit-il en se tournant brusquement vers George

— Ce n’est pas la peine, cousin Sherry, répondit vivement George. Ce n’est pas votre faute… Il ne me reste qu’à vous dire ce que je vous avais déjà écrit. Si Mamie veut changer d’avis et se marier avec moi, je suis prêt.

Trimm fixa sur lui un regard pénétrant.

« Vous êtes un brave garçon, George, dit-il. Mais je ne crois pas pouvoir accepter votre offre. Vous ne l’avez jamais aimée assez pour être heureux. Il y a longtemps que je m’en suis aperçu et j’avais deviné qu’il y avait quelque chose là-dessous. Vous avez été joué d’un bout à l’autre… et… tenez, partez et laissez-moi, je vous prie. Ce sera préférable pour moi. »

George serra chaleureusement la main qui lui était tendue et il sortit. En ce moment, il plaignait beaucoup plus Sherrington Trimm qu’il ne plaignait Mamie. Il comprenait mieux l’humiliation du père que le désespoir de la fille. Il avait encore à apprendre la nouvelle à son père. Une heure après, il avait raconté l’histoire avec tous les détails, depuis le jour où Totty lui avait dit d’aller voir Mamie, jusqu’à sa toute récente entrevue avec Sherrington Trimm.

« J’en suis fâché pour toi, George, dit Jonah Wood, j’en suis très fâché pour toi.

— Je crois, au bout du compte, que c’est plus que je n’en puis dire moi-même, répondit George. J’en suis beaucoup plus fâché pour Mamie et pour son père. Pour moi, c’est un soulagement. Je ne l’aurais pas pensé ce matin.

— Tu n’étais donc pas amoureux ? — Non. J’ai tout autant d’affection pour elle qu’avant. Il n’est rien que je ne sois disposé à faire pour elle. Mais je ne désire pas l’épouser et je ne l’ai jamais désiré ; je m’en aperçois à présent.

— Quand tu seras plus vieux, tu agiras moins à la légère, observa le vieillard d’un ton sévère. Quant à M. Craik, je doute que maintenant il te laisse sa fortune. »

George monta s’enfermer dans la petite chambre qui avait vu toutes ses luttes et tous ses désappointements. Il s’assit dans son vieux fauteuil usé et alluma une petite pipe : puis il tomba dans une profonde rêverie, au cours de laquelle il repassa l’histoire des trois dernières années.

La seule source de bonheur qu’il pût concevoir était l’amour, et cela le ramena à ses souvenirs affectueux et reconnaissants pour Constance Fearing. Puis, après, il songea à sa cousine, et ses souvenirs devinrent plus troublants. Il avait étudié celle-ci avec une attention infatigable qui prouvait combien il l’avait peu aimée et combien elle l’avait intéressé. Pendant plus de quatre mois, il avait vécu luxueusement chez, Mme Trimm, il avait ignoré les luttes et elles avaient momentanément cessé de jouer un rôle dans ses pensées. De cette existence rêveuse au milieu des fleurs, des bois et de l’eau, la jeune fille, qui avait été si constamment près de lui, se détachait à présent aussi naturelle que le cadre qui l’entourait ; elle lui semblait l'incarnation de la vie, cette charmante créature qui ne pouvait penser, raisonner, jouir, souffrir qu’avec son cœur. Elle avait été la figure centrale et avait contribué à l’effet général, au point que sous l'empire des circonstances il avait été disposé à croire qu’il pourrait assez l’aimer pour 1 épouser. La scène avait changé, l’hallucination s’était évanouie, l’illusion était détruite, mais l’impression était restée et troublait son souvenir des événements plus récents, il y avait dans les tableaux qui se présentaient un attrait auquel il ne pouvait échapper, malgré les efforts qu’il faisait pour les éloigner, en songeant à Constance.

Il pensa ensuite à Grâce Fearing, à son mariage et à la courte période de bonheur terminée brusquement et terriblement par une immensité de douleur, il lui semblait qu’il vaudrait presque la peine de souffrir sa souffrance si on pouvait avoir ce qu’elle avait trouvé ; car il fallait que l’amour eût été bien grand, bien profond et bien sincère, pour laisser de telles blessures là où il avait existé. Aimer une femme capable de tant d’amour serait le bonheur. Jamais elle n’avait douté d’elle-même, ni de ce qu’elle éprouvait ; toutes ses pensées étaient claires, simples et fortes ; elle ne s’analysait pas pour savoir la mesure de sa propre sincérité ; mais elle était incapable aussi de se laisser emporter par une passion irraisonnée. Elle aimait et elle haïssait franchement, sincèrement, sans arrière-pensée. Elle était forte moralement sans affectation, clairvoyante sans faire parade de finesse, passionnée sans extravagance, raisonnable sans ennuyer, pieuse sans bigoterie, digne sans raideur. Bref, en pensant à elle, George s’aperçut que la femme qui lui avait témoigné de l’antipathie et qui l’avait desservi autrefois était celle pour laquelle il éprouvait la plus sincère admiration. Il se souvint alors qu’à sa première entrevue avec les deux sœurs, il avait mieux aimé Grâce que Constance et qu’il l’eût alors choisie pour l’objet de ses attentions, si elle eût été libre et s’il eût prévu que l'amitié devait suivre l’intimité et l’amour succéder à l’amitié. Malheureusement pour George Wood et pour tous ceux qui se trouvent dans des situations semblables, cette succession d’événements est la plus rarement prévue, et George était disposé à se contenter de spéculer sur la nature du bonheur dont il aurait pu jouir s’il eût été aimé par une femme qui semblait morte à présent à toutes affections. Il suffisait de la comparer à sa sœur pour comprendre sa supériorité ; il suffisait de penser à Mamie pour voir que de ce côté aucune comparaison n’était possible.

« Il serait bien étrange que ma destinée fût de l’aimer, pensa George, mais elle ne m’aimera jamais ! »

George s’éveilla de sa rêverie et, par la force de l’habitude, s’assit devant sa table. Le papier et l’encre étaient devant lui, et sa plume était toute prête sous sa main, là où il l’avait posée la dernière fois. Presque sans s’en apercevoir, il se mit à écrire, prenant des notes sur une situation qui venait soudain de se présenter à son esprit. La plume marchait, courant quelquefois rapidement, parfois s’arrêtant avec une hésitation impatiente pendant laquelle elle continuait à s’agiter nerveusement en l’air. Des personnages prenaient forme au milieu du chaos, et des noms venaient résonner à l’oreille complaisante de l’écrivain. La situation à laquelle il avait pensé d’abord s’était tout à coup transformée, l’action s’élargissait, absorbant les choses déjà pensées et s’étendant à chaque instant. Des chapitres étaient préparés maintenant comme s’ils eussent été déjà écrits et à leur place. Un détail ici, un autre là, un coup d’œil sur le tout, un ou deux noms prononcés tout haut pour voir quel son ils avaient au milieu du silence, une pause d’un moment, encore une feuille de papier, et George se trouva lancé sur le premier chapitre d’un nouveau roman, oublieux de Grâce, de Constance, même de la pauvre Mamie, et de tout ce qui s’était passé deux ou trois heures auparavant.

Il écrivait, travaillant avec un intérêt passionné, absorbé par l’expression de ses pensées. Ce qu’il faisait était clairement exprimé, harmonieusement composé. Au moment où il faisait son plan et où il écrivait le commencement de son histoire, bon nombre de gens intimement liés à sa vie souffraient tous plus ou moins cruellement, et c’était lui qui était la cause directe ou indirecte de leurs souffrances. Il n’était ni cruel, ni malveillant, ni égoïste, mais pour la première fois il était totalement oublieux du monde extérieur et, sinon heureux, du moins profondément intéressé par ce qu’il faisait.

À la même heure, Sherrington Trimm pâle et nerveux, continuait sa promenade sans fin dans la petite salle du club où George l’avait laissé, essayant de maîtriser sa colère avant de rentrer chez lui et d’avoir avec sa femme une inévitable explication. Le domestique vint allumer le gaz et attiser le feu sans que Trimm le remarquât ou interrompit sa promenade monotone.

Totty, complètement abattue par la découverte et l’insuccès de ses machinations, s’était mise au lit, soignée par sa fidèle femme de chambre, qui restait surprise qu’aucun des remèdes accoutumés ne pût tirer un mot de satisfaction ou une expression de soulagement à sa maîtresse.

En bas, dans le salon où elle avait vu pour la dernière fois celui qu’elle aimait, Mamie était étendue sur le canapé, les yeux secs, les lèvres serrées, les joues pâles, ne sachant rien, si ce n’est que sa passion, au milieu de sa plus belle traversée, était venue se briser sur un récif.

Dans une autre maison, bien éloignée, Grâce Bond, appuyée sur une grande cheminée, un sourire moitié triste, moitié dédaigneux, sur son visage morne, pensait aux indécisions de sa sœur et à sa jeune existence sans but.

Au-dessus, dans sa chambre, Constance, agenouillée, priait de tout son cœur, bien qu’elle sût à peine pourquoi, tandis que de grosses larmes coulaient sans s’arrêter le long de ses joues amaigries.

« Et pourtant, quand il est revenu à la vie, c’est moi qu’il a appelée la première ! s’écria-t-elle en tendant les mains et en levant les yeux comme pour protester contre l’injustice du ciel.

Et sur un lit à colonnes, dans une chambre somptueuse, ou la lumière adoucie se jouait sur de riches sculptures et des peintures de maîtres, un vieillard était étendu, mourant de son dernier accès de colère.

Tout cela à cause de George qui, avec la conviction que plusieurs de ces personnes, sinon toutes, étaient dans l’anxiété et la souffrance, laissait courir sa plume avec une expression de vif intérêt sur son visage brun et un regard d’ardent plaisir dans les yeux, pareil à celui que doit avoir un chasseur sur le point d’atteindre un fauve.

Sans l’accident de pensée qui avait fait circuler une idée nouvelle dans son cerveau, il eût encore été assis dans son vieux fauteuil, fumant rêveusement sa petite pipe et songeant aux personnes qu’il avait vues ce jour-là, avec bienveillance pour les unes, avec dureté pour les autres, sans pourtant rester sourd à tous les souvenirs.


XXVII


Il ne serait pas juste de dire que, pendant les jours qui suivirent la rupture de son engagement avec Mamie Trimm, George Wood fut insensible, parce qu’il était complètement inconscient de l’existence de la jeune fille pendant la plus grande partie des vingt-quatre heures. Par une coïncidence qu’il n’eût certainement pas évoquée, un courant de pensées s’était établi dans son cerveau une heure ou deux après la catastrophe, et il fut impuissant à l’arrêter dans sa marche jusqu’à ce qu’il fût arrivé à la fin. Pendant neuf jours consécutifs, il n’avait pas quitté la maison sortant à peine de sa chambre pour prendre ses repas, ce qu’il faisait d’ailleurs très sommairement, sans perdre de temps en conversations inutiles. Le matin du dixième jour, il s’aperçut qu’il en était au dernier chapitre et il s’assit devant sa table dans cet état d’esprit auquel arrive un très jeune auteur après une semaine et demie de fatigue et de surexcitation incessantes. La chambre lui paraissait tourner autour de lui, tout devenait confus excepté son papier, la pointe de sa plume, et le panorama mouvant de son cerveau, dont il était essentiel de saisir tous les détails avant qu’ils disparussent dans les ténèbres, ou les idées sont à jamais perdues. Sa main était glacée et mal assurée, son visage pâle, les yeux battus, les paupières enflées, et les vaines des tempes saillantes. Tout en écrivant, il agitait nerveusement les pieds, levait l’épaule gauche avec impatience à la plus légère hésitation, et ses traits habituellement imperturbables exprimaient chaque pensée, pendant qu’il la rendait par des mots. La maison aurait pu brûler sur sa tête, il aurait continué d’écrire jusqu’à ce que le papier fût en feu sous sa main. Aucun bruit ordinaire ne fût arrivé à ses oreilles, qui n’entendaient que le grincement de la pointe d’acier, il aurait tout aussi bien travaillé au milieu du tapage du salon commun d’un hôtel ou dans une gare de chemin de fer que dans le silence et la solitude de sa chambre. Il avait atteint ce degré d’abstraction où rien n’a plus la moindre importance pour l’écrivain, pourvu que l’encre coule et que le papier ne boive pas. Semblable à un habile bretteur, il ne voyait que l’œil de son ennemi et l’état des armes. Les armes étaient la plume, l’encre, le papier ; l’ennemi était l’idée à poursuivre, à atteindre, à percer, et à abattre avant qu’elle pût prendre une autre forme ou s’échapper pour retourner dans le chaos. Le soleil s’éleva au-dessus de la petite cour sur laquelle donnait sa fenêtre et commença à briller à travers la chambre. Puis survint un ouragan : le ciel se fit tout à coup noir pendant que le vent sifflait dans la cour avec ce bruit désagréable qu’il fait dans les grandes villes, si différent de ses soupirs, de ses gémissements, et de ses rugissements au milieu des arbres et des rochers. Les premiers flocons de neige vinrent tourbillonner autour des vitres et glisser jusqu’au bas du châssis de la fenêtre. Le vent s’apaisa et la neige continua à tomber silencieusement comme si du ciel un rideau de dentelle se déroulait sans fin. Puis, les flocons s’éclairèrent d’un rayon de soleil et se fondirent en de brillantes gouttes d’eau diaphanes qui disparurent à leur tour, et le petit morceau de ciel au-dessus de la cour reprit encore une fois sa clarté bleue, comme un saphir trempé dans l’eau pure. Il était plus de midi et George ne s’apercevait pas qu’il n’avait ni mangé ni bu depuis le matin et qu’il avait même oublié de fumer. L’un après l’autre, les feuillets avaient été numérotés, remplis, mis de côté, sans qu’il eût levé la tête, ni regardé ailleurs que sur son travail, dans la crainte de perdre quelque chose de la scène sur laquelle toutes ses facultés étaient intérieurement concentrées pour arriver à transcrire chaque mot, à noter chaque attitude fugitive et chaque geste des acteurs qui la jouaient à son profit.

Quelqu’un frappa à la porte, doucement d’abord puis un peu plus fort. Alors, ne recevant pas de réponse, on entendit les pas de cette personne s’éloigner. Un coup de canon tiré dans la chambre eût à peine fait tourner la tête à George en ce moment. Plusieurs minutes s’écoulèrent, puis des pas plus lourds se firent entendre de nouveau, la clef tourna, la porte roula sans bruit sur ses gonds. La tête grise de Jonah Wood parut dans l’entrebâillement. George n’avait rien entendu et pendant plusieurs secondes le vieillard l’observa curieusement. Il avait le plus grand respect pour la retraite de son fils quand il travaillait, bien qu’il ne put exactement comprendre l’effet troublant d’une interruption sur un cerveau organisé d’une façon bien autrement impressionnable que le sien. À présent, cependant, l’affaire était sérieuse et il fallait que George fût interrompu coûte que coûte. Celui-ci ne s’apercevait évidemment pas de la présence de son père. Jonah Wood résolut d’être prudent.

« George ! » murmura-t-il très bas.

Mais George n’entendit pas.

Il n’y avait plus qu’à aller le réveiller. Le vieillard s’avança aussi doucement qu’il put sur le parquet sans tapis et se plaça devant le jour. George leva alors la tête et tressaillit violemment ; sa plume sauta en l’air et vint retomber sur la table. En même temps, il poussa un petit cri aigu, semblable à celui que pourrait faire entendre un homme blessé cruellement dans une bataille. Puis il aperçut son père et partit d’un éclat de rire.

« Ah ! tu m’as fait peur. Je ne t’avais pas vu entrer dit-il vivement.

— Je le regrette, dit son père qui ne comprenait pas qu’un homme habituellement calme et courageux pût être si facilement épouvanté. C’est assez important, sans cela je ne t’aurais pas dérangé. M. Sherrington Trimm est en bas.

— Que veut-il ? demanda George d’un air distrait, comme s’il avait oublié ce nom.

— Il te demande, mon cher enfant. Il faut que tu descendes tout de suite. C’est très important. On a enterré Thomas Craik hier.

— Enterré !… s’écria George.

— J’ai appris qu’il était mort il y a plusieurs jours, à la suite de l’accès de colère qu’il a eu. Tu te souviens. Mais qu’as-tu, George ?

— Ne le vois-tu pas ? s’écria George avec un peu d’impatience. Je finis mon livre. Ce vieillard est mort… Et puis après ? Il a eu tout le temps de changer son testament… Que veut Sherry ?

— Il n’a pas changé son testament et M. Trimm veut te le lire. George, tu n’as pas l’air de comprendre que tu es riche, très, très riche, répéta Jonah Wood en appuyant énergiquement.

S’il te le lisait à toi, ce testament, cela ferait le même effet, » dit George en ramassant la plume tombée, en examinant la pointe, et la trempant dans l’encre.

Il n’était pas bien certain que son indifférence ne fût pas en partie affectée, par suite de son extrême impatience de terminer son livre. Mais pour Jonah Wood elle avait toute l’apparence de la sincérité.

« Je suis très surpris, George, dit le vieillard d’un air grave. Es-tu dans ton bon sens ? Tu n’es pas malade ? J’ai peur que cette bonne nouvelle ne t’ait bouleversé. »

George se leva avec une exprès Jon de regret, après avoir parcouru les derrières lignes qu’il avait écrites.

« S’il n’y a pas moyen de faire autrement, je descends. Pourquoi ce vieil animal ne t’a-t il pas laissé son argent plutôt qu’à moi ? Tu ne t’imagines pas que je vais le garder, je pense. La plus grande partie t’appartient dans tous les cas.

— J’ai compris, répondit Jonah Wood en le poussant doucement vers la porte, que la fortune est assez considérable pour couvrir quatre ou cinq fois ce que j’ai perdu, sinon plus.

— Elle est vraiment si considérable que cela ? demanda George un peu surpris.

— Oui, mon cher enfant, » répondit son père avec un rire particulier que George n’avait pas entendu depuis bien des années.

Jonah Wood fut honteux de laisser voir tant de satisfaction. Il rentrait dans ses principes de ne jamais faire aucune démonstration de ses sentiments, mais il ne pouvait être complètement maître de lui et ses yeux avaient un éclat inaccoutumé. George, qui pendant ce temps avait repris ses sens, remarqua le changement de physionomie de son père et le comprit.

« Ce sera joliment bon d’être encore riche, n’est-ce pas, père ? dit-il familièrement et avec plus d’affection qu’il n’en montrait généralement dans ses manières et dans sa voix.

— Très bon, oui, certes, répondit Jonah Wood avec le même rire singulier. M. Trimm m’a dit que tu héritais la maison relie qu’elle est, avec les collections, les chevaux,… tout enfin. En somme, cela a tout l’air d’une restitution. Oui, avec des intérêts composés. Allons, vive le millionnaire ! » s’écria-t-il en quittant enfin la chambre.

La position dans laquelle se trouvait Sherrington Trimm cet après-midi-là était désagréable. C’était déjà assez déplaisant de se retrouver en face de George après ce qui s’était passé, mais il était encore plus pénible de venir le trouver comme l’exécuteur du testament qui avait causé tant de troubles et d’apporter à l’héritier l’acte même que sa femme avait volé dans son étude et de lui remettre la fortune qu’elle avait essayé par des moyens indignes de faire arriver dans les mains de sa fille. Mais l’empire que Sherrington Trimm savait prendre sur lui-même l’avait fait triompher de bien des moments difficiles dans la vie et il n’avait pas songé un instant à députer une autre personne à sa place pour remplir cette dure corvée.

Jonah Wood laissa son fils à la porte du salon et disparut discrètement. George entra et trouva M. Trimm debout devant le feu, un rouleau de papiers à la main. Il était un peu pâle, mais sa tenue et son attitude étaient aussi correctes que jamais.

« George, dit-il avec franchise en lui prenant la main, ce pauvre Tom vous a laissé toute sa fortune, comme il l’avait dit. Je regrette d avoir été obligé de venir en personne, mais les affaires sont les affaires ; ne voyez en moi ici que l’homme de loi.

— Je n’oublierai jamais que vous êtes mon cousin, répondit George. Nous pouvons, vous et moi, éviter les sujets désagréables et rester bons amis comme toujours.

— Vous êtes un brave garçon, George. La meilleure preuve, c’est que l’affaire ne s’est ; pas ébruitée. Nous avons tout simplement annoncé que le mariage était rompu.

— Alors Mamie a refusé de changer d’avis, observa George, s’étonnant d’avoir jamais eu l’intention de l’épouser et d’avoir pu oublier qu’à sa dernière entrevue avec Sherry Trimm, il avait laissé la chose pendante et refusé de retirer sa promesse.

— Mamie ne changerait d’avis que si je le permettais, répondit Trimm d’un ton bref. Mais revenons aux affaires. Voici le testament. Je l’ai ouvert hier après les funérailles en présence de la famille et des témoins, comme il est d’usage en pareil cas.

— Excusez-moi, dit George. Je suis bien aise de n’avoir pas été présent, mais n’eût-il pas été convenable de me faire prévenir ?

— Je supposais que vous aviez appris la mort, comme tout le monde. En tout cas, je ne vous aurais pas prévenu. Votre père et vous, on le savait, n’étiez pas en bons termes avec Tom et si l’on vous avait envoyé chercher, cela aurait pu faire croire que nous connaissions le contenu du testament.

— Je comprends, dit George. Merci. Vous avez été très prudent. »

Il prit l’acte des mains de Trimm et le lut en hâte. Son contact lui était désagréable en lui rappelant où il l’avait vu en dernier lieu.

« J’aurais cru qu’il en eût fait un autre après ce que je lui avais dit, remarqua George. Êtes-vous bien certain qu’il ne l’ait pas recommencé ?

— Positivement. Il l’a gardé constamment avec lui. On l’a trouvé sous son oreiller après sa mort. Ses dernières paroles ont été pour que vous héritiez sa fortune, que vous le vouliez ou non. C’était chez lui une idée fixe. Je pense que vous savez pourquoi. Il sentait qu’une partie en appartenait de droit à votre père. La transaction par laquelle il l’avait acquise était légale… mais étrange. Il y a des singularités dans la famille de ma femme. »

Sherry Trimm détourna la tête et tira nerveusement sa moustache.

« Il y aura bien des formalités, continua-t-il. Tom possédait des propriétés dans plusieurs États. Je vous ai apporté l’inventaire. Vous pourrez entrer immédiatement en possession à New York, bien entendu. Cela demandera un peu de temps pour arranger le reste et faire homologuer le testament au moins une douzaine de fois. S’il vous convient de vous installer dans la maison dès aujourd’hui, rien ne vous en empêche, il n’y a personne pour s’y opposer.

— J’ai une proposition à vous faire, dit George. Mon père est un bien meilleur homme d’affaires que moi. Ne pourriez-vous me dire en chiffres ronds sur quoi je puis compter, et puis examiner ces papiers avec lui ?

— En chiffres ronds, oui, répéta Trimm d’un air réfléchi. Tom administrait lui-même une grande partie de sa fortune. Je pense que je pourrais vous le dire à un million ou deux près.

— Un million ou deux ! » s’écria George.

Sherry Trimm rit de son intonation.

« Vous êtes immensément riche, dit-il tranquillement. L’évaluation de la succession varie entre douze et quinze millions de dollars.

— Tout à moi ?

— Lisez le testament. »

George n’ajouta rien, mais il se mit à arpenter la chambre avec agitation. Il avait horreur de tout ce qui s’appelait argent et n’avait qu’une idée très relative de sa valeur, mais il était abasourdi par l’énormité de la fortune qui lui tombait si subitement entre les mains. Il comprenait maintenant l’expression qu’il avait vue sur la figure de son père.

« Je n’avais aucune idée du chiffre, dit-il enfin. Je pensais que ce pouvait être un million.

— Un million ! dit Trimm avec un rire dédaigneux. Un million, mais ce n’est rien de nos jours. Tout homme qui s’habille bien a un million. Il n’y a pas un habitant de la Cinquième Avenue qui en ait moins d’un. »

Une heure après, George était de nouveau dans sa chambre.

Pendant quelques minutes il resta devant la fenêtre à regarder le vieux mur de briques, mais ses idées étaient vagues. Il avait peine à se rendre compte de sa position et de son importance, en battant du tambour sur le carreau avec ses ongles. Il essaya de penser aux changements inévitables dans un avenir immédiat, à sa vie dans une autre maison, à ce qu’en penseraient ses anciennes connaissances, entre autres Johnson. Ce nom en lui traversant l’esprit lui rappela sa carrière, son roman et le chapitre inachevé qui était sur la table derrière lui. En un instant son cerveau retourna au point ou il avait été interrompu. Tom ; Craik, Sherry Trimm, le testament, les millions disparurent dans les ténèbres, et, avant même de s’en être aperçu, il s’était remis à écrire.

Les jours étaient courts et il fut obligé d’allumer la vieille lampe à abat-jour vert qui lui avait servi pendant tant d’heures de labeur et d’étude. C’était une action purement machinale et qui n’interrompit pas le cours de ses pensées. Il écrivit résolument jusqu’à la fin, signa son nom, et data le manuscrit avant de se lever. Puis il étendit les bras, bâilla, regarda à sa montre, revint à la table, et arrangea avec soin les dernières feuilles avec le reste et mit le tout dans un tiroir.

« C’est fini ! dit-il tout haut d’un ton de profonde satisfaction. Maintenant je puis penser à autre chose. »

Là-dessus, sans même songer à se reposer après le terrible effort qu’il avait soutenu pendant dix jours, il commença à s’habiller pour le soir avec un soin scrupuleux et descendit pour dîner. Il trouva son père à sa place accoutumée devant le feu, lisant comme à l’ordinaire et tenant fermement son lourd volume devant les yeux.

« J’ai fini mon livre ! cria George en entrant.

— Ah ! j’en suis charmé. Veux-tu dire que tu as écrit tout l’après-midi depuis que M. Trimm est parti ?

— Je viens de terminer il y a une demi-heure.

— Eh bien ! tu as les nerfs diablement solides, » dit le vieillard en relevant machinalement son livre.

Puis, comme s’il voulait faire une concession aux circonstances une fois dans sa vie, il le ferma avec un claquement solennel et le posa près de lui.

« George, mon garçon, dit-il d’un ton pénétré, tu es immensément riche. T’en rends-tu bien compte ?

— J’ai aussi immensément faim, dit George en riant.

— À propos, répondit son père, j’ai pensé que nous devions faire quelque chose pour célébrer cet événement et je suis allé chercher chez Delmonico une couple de canvasbacks et une bouteille de bon vin. Il était un peu tard quand je suis rentré ;… bien fâché de te faire attendre, mon cher enfant.

— Fâché ! s’écria George. Quelle idée d’être fâché de quelque chose quand il y a des canvasbacks et du champagne dans la maison. Pauvre cher vieux père, je te revaudrai cela, va !

— Un bon plat vaut un festin, observa Jonah Wood avec une grande gravité.

— Et quel fameux festin nous allons faire !… Père, tu es déjà mieux. Je t’ai entendu rire aujourd’hui comme tu riais quand j’étais enfant.

— Un peu de prospérité nous fera du bien à tous les deux, dit le vieillard qui s’animait rapidement.

— Je te l’ai dit, reprit George, j’ai fini mon livre et tu n’as rien à faire ici. Faisons nos malles et partons pour Paris.

— Si tu veux. Je serais très heureux de revoir Paris. À propos, George, ton cœur ne paraît pas t’occuper pour le moment.

— Oh ! pas du tout !

— Tu n’as que l’embarras du choix à présent, George, parmi toutes les jeunes filles de l’univers……

— De Rio Janeiro à Gibraltar, comme dit la vieille chanson, répondit George en riant.

— Absolument. Tu n’as qu’à te baisser pour en ramasser une. L’argent est une grande puissance. Il faudra savoir bien t’en servir.

— Je ne m’en servirai pas. Je te le donnerai à dépenser ; cela t’amusera et moi je continuerai à écrire des livres, parce que c’est la seule chose que je puisse relativement bien faire. Sais-tu ? eh bien, je crois que je serai ridicule déguisé en homme riche ! »


XXVIII


Trois ans plus tard. George était assis tout seul, par un après-midi d’hiver, dans l’ancienne bibliothèque de Thomas Craik. Il faisait déjà presque sombre et deux lampes répandaient d’en haut une lumière douce sur la grande table.

La figure de notre héros avait changé. Sa tête anguleuse était devenu plus massive, les ombres autour des yeux et des tempes s’étaient prononcées, le teint était plus pâle, l’expression plus résolue était pourtant plus bienveillante et moins dédaigneuse. Pendant ces années il avait vu et fait beaucoup de choses et il avait appris enfin à sentir avec son propre cœur au lieu de sentir par les impressions d’autrui, ou même à travers les œuvres d’art. La fortune ne l’avait pas gâté. Au contraire, l’absence de toute préoccupation matérielle lui avait laissé la liberté de penser, d’agir, et de vivre d’accord avec ses instincts naturels.

Pour le moment, il était absorbé dans ses réflexions. La feuille de papier familière était devant lui et il tenait sa plume à la main, mais la pointe en était depuis longtemps sèche. Il s’était arrêté d’écrire. L’habitude de l’expression était si forte que ses propres pensées prenaient une forme comme s’il les eût écrites.

« Elles ont joué le rôle des Trois Parques dans ma vie se disait-il, Constance a été ma Clotho, Mamie, ma Lachésis,… Grâce est mon Atropos. J’ai aimé ma Clotho d’une façon toute juvénile. Elle m’a fait sortir de l’obscurité et du néant et a fait de moi quelqu’un. Quand je vois à quel point j’étais malheureux, et quand je pense que c’est à elle que je dois de m’être senti capable de faire quelque chose, il ne me paraît pas étrange nue j’aie pu l’adorer comme une sorte de déesse. Si les choses avaient tourné autrement, si elle m’avait accepté au lieu de me refuser, ce premier jour de main, si je l’avais épousée, nous aurions pu être très heureux pendant un temps, peut-être toujours. Mais nous n’étions pas à l’unisson et nos points de dissemblance ne se complétaient pas les uns les autres. Elle a épousé le Révérend Dr. Drinkwater, un excellent homme de vingt ans plus âgé qu’elle, et, elle semble être parfaitement heureuse. Si son bon mari venait à mourir aujourd’hui, pourrais-je le remplacer dans son amour ? Certainement non. Si Grâce avait épousé cet ecclésiastique. Constance eût-elle pu être pour moi ce qu’est Grâce, l’aurais-je aimée comme j’aime la femme qui ne m’aimera jamais ? Assurément non, la chose est impossible. J’ai aimé Constance avec la moitié de moi-même, et, j’ai été de bonne foi. Peut-être était-ce avec la partie la plus élevée, la plus idéale de moi-même, car je ne l’aimais pas parce que c’était une femme, mais parce qu’elle ne ressemblait pas aux autres… et me paraissait une espèce d’ange. Mes oreilles à présent sont lasses de musique angélique. Je me figurais autrefois que l’amitié n’existait pas. J’ai changé d’avis, Constance est pour moi une très bonne amie, et moi un très bon ami pour elle, quoique aucun de nous ne puisse plus comprendre la vie de l’autre comme autrefois.

« Ai-je manqué de cœur avec la pauvre Mamie ?

« Oui, je le pense, car je lui ai fait croire pendant un temps que je l’aimais. Soyons franc.

« Ce quelque chose que j’ai éprouvé, je me suis persuadé que cela ressemblait presque à de l’amour. Ce n’était que le résultat de ma vanité flattée de me voir tant aimé. J’ai vécu des mois dans un palais et dans un jardin enchantés, dont elle était l’enchanteresse. Tout contribuait à éveiller en moi le bonheur de vivre, la croyance que la réalité était supérieure au roman, et qu’en amour il valait mieux recevoir que donner. Et comme tout cela me paraît banal, quand je regarde en arrière Je ne me souviens pas d’avoir une seule fois éprouvé une douleur comme celle produite par un coup de couteau juste au-dessous du cœur, pendant tout ce temps-là, quoique mon sang coulât assez vite quelquefois. Qui aurait pu croire qu’un homme pût être à la fois joué ainsi et tant aimé ? J’ai été fâché de ne pouvoir l’aimer, même après avoir appris ce que sa mère avait fait.

« Je me souviens que j’ai commencé un livre le jour même. Quelle insensibilité ! Si elle avait été Grâce, je ne me serais jamais remis à écrire. Grâce, c’est la fin. Après il n’y a plus à aimer. Mon père me dit que je travaille trop et que je vieillis prématurément. C’est quelque chose qui use la vie jusqu’au cœur.

« Et pourtant je ne voudrais pas en être privé.

« Je devrais l’oublier pourtant. J’ai essayé bien des fois, mal le mal augmente. J’ai parcouru la terre dans tous les sens, je n’ai éprouvé aucun bien de ces voyages. Le sait-elle seulement ! Après tout, il y aura quatre ans l’été prochain que le pauvre John Bond s’est noyé, et tout le monde dit qu’elle l’a oublié.

« Mais elle n’est pas femme à oublier, pas plus qu’elle ne l’est à passer sa vie dans un deuil perpétuel. Si je parlais, le fil pourrait se rompre ! Je la reverrais après, certainement, mais ce ne serait plus la même chose. Elle saurait mon secret, et tout serait fini : les heures passées ensemble, les causeries.

« Et pourtant, savoir… savoir la fin de tout cela,… le grand « peut-être, » le grand « si… » ! Mais il n’y a pas de « peut-être », et il ne peut y avoir de « si ». Elle est ma destinée, et c’est ma destinée que tout cela ne finisse qu’avec moi-même. En somme, ne vaut-il pas mieux avoir aimé, même aussi malheureusement, que d’avoir été marié à toutes les Constance et à toutes les Mamie de la terre !

« Bah ! tout le monde croit, je suppose, qu’il n’est rien que je ne puisse avoir avec mon argent ! Rien ? Il y a ce qui vaut seul la peine de vivre et que les millions ne peuvent acheter ! »

Les yeux du solitaire se fermèrent avec une expression de souffrance profonde, puis il laissa retomber son front dans la paume de sa main.