Introduction de l’Abrégé de l’Histoire universelle/Édition Garnier

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Introduction de l’Abrégé de l’Histoire universelle
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 24 (p. 51-52).


INTRODUCTION[1]

(DE L’ABRÉGÉ DE L’HISTOIRE UNIVERSELLE)

Plusieurs esprits infatigables ayant débrouillé, autant qu’on le peut, le chaos de l’antiquité, et quelques génies éloquents ayant écrit l’histoire universelle jusqu’à Charlemagne, j’ai regretté qu’ils n’aient pas fourni une carrière plus longue ; j’ai voulu, pour m’instruire de ce qu’ils ne disent pas, mettre sous mes yeux un précis de l’histoire, laquelle nous intéresse à mesure qu’elle devient plus moderne.

Ma principale idée est de connaître, autant que je pourrai, les mœurs des peuples, et d’étudier l’esprit humain ; je regarderai l’ordre des successions des rois et la chronologie comme mes guides, mais non comme le but de mon travail. Ce travail serait bien ingrat si je me bornais à vouloir apprendre seulement en quelle année un prince indigne d’être connu succéda à un prince barbare.

Il semble, en lisant les histoires, que la terre n’ait été faite que pour quelques souverains, et pour ceux qui ont servi leurs passions ; tout le reste est négligé. Les historiens imitent eu cela quelques tyrans dont ils parlent[2] : ils sacrifient le genre humain à un seul homme. N’y a-t-il donc eu sur la terre que des princes, et faut-il que presque tous les inventeurs des arts soient inconnus, tandis qu’on a des suites chronologiques de tant d’hommes qui n’ont fait aucun bien, ou qui ont fait beaucoup de mal ? Autant il faut connaître les grandes actions des souverains qui ont changé la face de la terre, et surtout de ceux qui ont rendu leurs peuples meilleurs et plus heureux, autant on doit ignorer le vulgaire des rois, qui ne servirait qu’à charger la mémoire.

Je me propose de diviser mon étude par siècles ; mais je sens qu’en ne présentant à mon esprit que ce qui se fait précisément dans le siècle que j’aurai sous les yeux, je serai obligé de trop partager mon attention, de séparer en trop de parties les idées suivies que je veux me faire, d’abandonner la recherche d’une nation, ou d’un art, ou d’une révolution, pour ne la reprendre que longtemps après. Je remonterai donc quelquefois à la source éloignée d’un art, d’une coutume importante, d’une loi, d’une révolution. J’anticiperai quelquefois, mais le moins que je pourrai, et en évitant, autant que ma faiblesse me le permettra, la confusion et la dispersion des idées. Je tâcherai de présenter à mon esprit une peinture fidèle de ce qui mérite d’être connu dans l’univers.

Avant de considérer l’état où était l’Europe vers le temps de Charlemagne, et les débris de l’empire romain, j’examine d’abord s’il n’y a rien qui soit digne de mon attention dans le reste de notre hémisphère. Ce reste est douze fois plus étendu que la domination romaine, et m’apprend d’abord que ces monuments des empereurs de Rome, chargés des titres de maîtres et de restaurateurs de l’univers, sont des témoignages immortels de vanité et d’ignorance, non moins que de grandeur.

Frappés de l’éclat de cet empire, de ses accroissements et de sa chute, nous avons, dans la plupart de nos histoires universelles, traité les autres hommes comme s’ils n’existaient pas. La province de la Judée, la Grèce, les Romains, se sont emparés de toute notre attention ; et quand le célèbre Bossuet dit un mot des mahométans, il n’en parle que comme d’un déluge de barbares. Cependant beaucoup de ces nations possédaient des arts utiles que nous tenons d’elles ; leurs pays nous fournissaient des commodités et des choses précieuses que la nature nous a refusées ; et, vêtus de leurs étoffes, nourris des productions de leurs terres, instruits par leurs inventions, amusés même par les jeux qui sont le fruit de leur industrie, nous nous sommes fait avec trop d’injustice une loi de les ignorer.

FIN DE L’INTRODUCTION, ETC.
  1. Ce morceau, que j’ai cru devoir recueillir, était, en 1753, en tête de l’ouvrage publié par Néaulme, sous le titre d’Abrégé de l’histoire universelle (voyez l’Avertissement du tome XI). Il fut imprimé, en 1754, dans le premier volume de l’édition donnée sous le titre d’Essai sur l’Histoire universelle (en six volumes). L’auteur y restitua un passage qui avait été altéré. (B.)
  2. Ce texte est celui de l’édition de Dresde de 1754. Les éditions de Néaulme et de Nourse, données en 1753, portaient : « Les historiens, semblables en cela aux rois, sacrifient le genre humain à un seul homme. » Ce passage est un de ceux que le Procès-verbal, dont il est parlé dans la note 1 de la page 45, signale comme altérés. Louis XV fut blessé, dit-on, de cette phrase ; voilà pourquoi Voltaire, dans sa lettre à Néaulme, du 28 février 1754, emploie les expressions : « Il semble que vous ayez voulu me perdre. » — « Nous avons trouvé, dit l’acte de Colmar, à la première page du manuscrit, ligne 3 : Les historiens en cela ressemblent à quelques tyrans dont ils parlent : ils sacrifient le genre humain à un seul homme. Et, dans l’édition de Jean Néaulme, nous avons trouvé : Les historiens, semblables en cela aux rois, etc. Sur quoi, l’auteur a protesté qu’il se pourvoirait en temps et lieu contre ceux qui ont défiguré son ouvrage d’une manière si odieuse. »