530a — 542b
Traduction Émile Chambry
Socrate
Ion
I. — Salut à Ion. D’où nous reviens-tu cette fois ? d’Éphèse, ton pays ?
Pas du tout, Socrate, d’Épidaure, des fêtes d’Asclèpios.
Est-que les Épidauriens font aussi un concours de rhapsodes en l’honneur du dieu ?
Mais oui, et de toutes les parties de la musique aussi.
Et alors, tu as concouru ? et avec quel succès as-tu concouru ?
Nous avons remporté le premier prix, Socrate.
C’est bien, et maintenant il nous faut tâcher d’être vainqueurs aussi aux Panathénées.
On le sera, s’il plaît à Dieu.
C’est vrai, Ion, que je vous ai souvent envié votre profession à vous autres rhapsodes. Une profession où la bienséance veut qu’on soit toujours paré et qu’on paraisse en public avec les plus beaux habits, où l’on est obligé en même temps d’étudier une foule de grands poètes et principalement Homère, le meilleur et le plus divin de tous, et de connaître à fond sa pensée, et non pas seulement ses vers, une telle profession est digne d’envie. On ne saurait en effet devenir rhapsode, si l’on ne comprend pas ce que veut dire le poète ; car il faut que le rhapsode interprète la pensée du poète à ses auditeurs, et il est impossible de le faire convenablement, si l’on ne comprend pas ce qu’il veut dire. Tout cela est vraiment enviable.
II. — Tu ne te trompes pas, Socrate ; en tout cas, pour moi, c’est cette partie de mon art qui m’a donné le plus de peine, et je ne pense pas qu’il y ait personne au monde qui parle d’Homère aussi bien que moi ; car ni Métrodore de Lampsaque, ni Stésimbrote de Thasos, ni Glaucon, ni aucun autre rhapsode qui ait jamais existé n’a su exprimer autant de belles pensées sur Homère que moi-même.
J’en suis bien aise, Ion ; car tu ne refuseras pas de me donner un échantillon de ton talent.
Ma foi, Socrate, il vaut la peine d’entendre comment je sais faire valoir Homère ; aussi m’est avis que ce serait justice si les Homérides m’offraient une couronne d’or.
Ma foi, je veux me donner un jour le loisir de t’écouter. Pour le moment, je ne te demanderai qu’une chose : ta virtuosité se borne-t-elle à Homère ou s’étend-elle à Hésiode et à Archiloque ?
Non, elle se borne à Homère, et cela me paraît suffisant.
Il y en a, je pense, et beaucoup.
Eh bien, expliquerais-tu mieux ce que dit Homère sur ces sujets que ce qu’en dit Hésiode ?
J’expliquerais pareillement, Socrate, les sujets sur lesquels Homère et Hésiode sont d’accord.
Et ceux où ils ne sont pas d’accord ? Par exemple, Homère et Hésiode parlent tous deux de la divination.
Sans doute.
Eh bien, qui, de toi ou d’un bon devin, expliquerait le mieux ce que ces deux poètes disent de pareil et ce qu’ils disent de différent sur la divination ?
Un bon devin.
Mais si tu étais devin, n’est-il pas vrai qu’étant capable d’expliquer ce qu’ils disent de pareil, tu saurais aussi expliquer ce qu’ils disent de différent ?
Évidemment si.
Pourquoi donc es-tu si entendu sur Homère, et pas sur Hésiode et les autres poètes ? Homère traite-t-il d’autres sujets que tous les autres poètes ? ne parle-t-il pas la plupart du temps de la guerre, des relations qu’ont entre eux les hommes, bons ou méchants, bourgeois ou artisans, et de celles que les dieux ont entre eux, et de celles qu’ils entretiennent à leur manière avec les hommes, et de ce qui se passe dans le ciel, et de ceux qui sont chez Hadès, et des généalogies des dieux et des héros ? N’est-ce pas là-dessus que roule la poésie d’Homère ?
C’est vrai, Socrate.
III. — Mais quoi ! les autres poètes ne traitent-ils pas de ces mêmes choses ?
Si, Socrate, mais pas comme Homère.
Comment donc ? plus mal ?
Beaucoup plus mal.
Alors Homère les traite mieux ?
Mieux, sans nul doute.
Hé ! mon bel Ion, quand plusieurs personnes parlent des nombres, et que l’une en parle pertinemment, il y aura quelqu’un, je suppose, pour reconnaître celle qui parle juste ?
Oui.
Sera-ce le même qui reconnaîtra aussi celles qui en parlent sans justesse, ou un autre ?
Ce sera le même, je pense.
Alors ce sera celui qui sait l’art de compter ?
Mais quoi ! quand plusieurs personnes conversant ensemble se demandent quels sont les aliments bons pour la santé et que l’une d’elles en parle excellemment, l’un reconnaîtra-t-il celle qui en parle excellemment, et un autre celle qui en parle moins bien, ou sera-ce le même qui jugera des deux ?
Ce sera le même, évidemment.
Qui ? comment s’appelle-t-il ?
Le médecin.
En résumé, nous disons donc que le même homme reconnaîtra toujours, quand plusieurs personnes parlent des mêmes choses, qui en parle bien et qui en parle mal, et que, s’il ne reconnaît pas celle qui en parle mal, il est clair qu’il ne reconnaîtra pas non plus celle qui en parle bien, étant bien entendu qu’il s’agit du même objet.
C’est cela.
Donc le même homme s’entend à reconnaître l’un et l’autre ?
Oui.
Ne prétends-tu pas, toi, qu’Homère et les autres poètes, parmi lesquels Hésiode et Archiloque, parlent sur les mêmes matières, mais différemment, et que l’un en parle bien, et les autres moins bien ?
Et je ne dis rien que de vrai.
Si donc tu reconnais celui qui parle bien, tu pou rrais également reconnaître l’infériorité de ceux qui parlent moins bien ?
Il me semble.
Alors, mon excellent ami, si nous disons qu’Ion s’entend aussi bien à expliquer les autres poètes qu’Homère, nous ne nous tromperons pas, puisqu’il convient lui-même que le même homme est juge compétent de tous ceux qui parlent des mêmes objets et que tous les poètes, ou peu s’en faut, traitent des mêmes objets.
Mais alors, Socrate, quelle peut être la cause qui fait que, si l’on parle de quelque autre poète, je ne m’y intéresse pas, que je n’ai rien qui vaille à jeter dans la conversation et que je suis véritablement endormi, tandis que, si on fait mention d’Homère, me voilà éveillé, attentif et plein d’idées.
Ce n’est pas difficile à deviner, mon camarade ; mais il est évident pour tout le monde que tu es incapable de parler d’Homère par art et par science ; car si tu pouvais en parler par art, tu pourrais parler aussi de tous les autres poètes ; car il y a, n’est-ce pas, un art poétique général ?
Oui.
Quand on a embrassé n’importe quel art dans son ensemble, est-ce que la même méthode ne sert pas à juger de tous les arts ? Ce que j’entends par là, veux-tu le savoir, Ion ?
Oui, par Zeus, je le veux ; car j’aime à vous entendre, vous autres savants.
Si seulement tu disais vrai, Ion ! mais les savants, c’est vous, les rhapsodes, les acteurs, et ceux dont vous chantez les poèmes ; moi, je ne sais que dire la vérité, comme il convient à un profane. Par exemple, à propos de la question que je viens de te faire, considère comme c’est simple, vulgaire, à la portée d’un chacun, de connaître ce que je disais, que la même méthode sert à juger de tout, quand on embrasse un art dans son ensemble. Faisons de ce point l’objet de notre discours : il y a bien un art général de la peinture ?
Oui.
Il y a et il y a eu, n’est-ce pas, beaucoup de peintres, bons et mauvais ?
Assurément.
Or as-tu déjà vu un homme qui soit capable de faire voir chez Polygnote, fils d’Aglaophon, ce qui est bien peint et ce qui ne l’est pas, et qui en soit incapable pour les autres peintres, et qui, mis en présence des ouvrages des autres peintres, s’endorme, soit embarrassé et ne puisse contribuer à la conversation, et qui, au contraire, quand il faut donner son avis sur Polygnote ou tel autre peintre unique que tu voudras, s’éveille, s’intéresse à l’entretien et sent affluer les idées ?
Non, par Zeus, non.
Et en sculpture, as-tu déjà vu un homme qui soit capable de détailler les qualités de Dédale, fils de Métion, d’Épéos, fils de Panopeus, de Théodore de Samos, ou de quelque autre sculpteur particulier, et qui, à propos des œuvres des autres sculpteurs, soit embarrassé, s’endorme et ne sache que dire ?
Poursuivons : dans l’art de jouer de la flûte ou de la cithare, ou de chanter en s’accompagnant de la cithare, ou de réciter des vers, tu n’as jamais vu non plus, je pense, un homme qui soit capable de discuter sur Olympos, ou Thamyras, ou Orphée, ou Phémios, le rhapsode d’Ithaque, et qui, à propos d’Ion d’Éphèse, soit embarrassé et ne sache que dire sur ses qualités ou ses défauts de rhapsode ?
Je n’ai rien à dire là contre, Socrate ; mais s’il est une chose dont j’aie conscience, c’est que personne au monde ne parle d’Homère aussi bien que moi, que j’en parle d’abondance, et que tout le monde reconnaît que j’en parle bien, tandis que je n’ai rien à dire des autres. Vois donc quelle en peut être la cause.
V. — Je vois, Ion, et je vais te faire voir ce que c’est, à mon avis. C’est que ce don que tu as de bien parler d’Homère n’est pas, je le disais tout à l’heure, un art, mais une vertu divine, qui te meut, semblable à celle de la pierre qu’Euripide appelle pierre de Magnésie, mais que la plupart appellent pierre d’Héraclée. Et en effet cette pierre non seulement attire les anneaux de fer, mais encore elle leur communique sa vertu, de sorte qu’ils peuvent faire ce que fait la pierre, attirer d’autres anneaux, si bien que parfois on voit pendre, attachés les uns aux autres, une longue suite d’anneaux de fer, et tous tirent leur pouvoir de cette pierre. C’est ainsi que la Muse inspire elle-même les poètes, et, ceux-ci transmettant l’inspiration à d’autres, il se forme une chaîne d’inspirés. Ce n’est pas en effet par art, mais par inspiration et suggestion divine que tous les grands poètes épiques composent tous ces beaux poèmes ; et les grands poètes lyriques de même. Comme les Corybantes ne dansent que lorsqu’ils sont hors d’eux-mêmes, ainsi les poètes lyriques ne sont pas en possession d’eux-mêmes quand ils composent ces beaux chants que l’on connaît ; mais quand une fois ils sont entrés dans le mouvement de la musique et du rythme, ils sont transportés et possédés comme les bacchantes, qui puisent aux fleuves le lait et le miel sous l’influence de la possession, mais non quand elles sont de sang-froid. C’est le même délire qui agit dans l’âme des poètes lyriques, comme ils l’avouent eux-mêmes. Les poètes nous disent bien, en effet, qu’ils puisent à des sources de miel et butinent les poèmes qu’ils nous apportent dans les jardins et les vallons boisés des Muses, à la manière des abeilles, en voltigeant comme elles, et ils disent la vérité. Car le poète est chose légère, ailée, sacrée, et il ne peut créer avant de sentir l’inspiration, d’être hors de lui et de perdre l’usage de sa raison. Tant qu’il n a pas reçu ce don divin, tout homme est incapable de faire des vers et de rendre des oracles. Aussi, comme ce n’est point par art, mais par un don céleste qu’ils trouvent et disent tant de belles choses sur leur sujet, comme toi sur Homère, chacun d’eux ne peut réussir que dans le genre où la Muse le pousse, l’un dans les dithyrambes, l’autre dans les panégyriques, tel autre dans les hyporchèmes, celui-ci dans l’épopée, celui-là dans les ïambes. Dans les autres genres, chacun d’eux est médiocre, parce que ce n’est pas l’art, mais une force divine qui leur inspire leurs vers ; en effet, s’ils savaient traiter par art un sujet particulier, ils sauraient aussi traiter tous les autres. Et si le dieu leur ôte le sens et les prend pour ministres, comme il fait des prophètes et des devins inspirés, c’est pour que nous qui les écoutons sachions bien que ce n’est pas eux qui disent des choses si admirables, puisqu’ils sont hors de leur bon sens, mais que c’est le dieu même qui les dit et qui nous parle par leur bouche. Et la meilleure preuve de ce que j’avance est Tynnichos de Chalcis, qui n’a jamais fait d’autre poème digne d’être retenu que le péan que tout le monde chante, le plus beau peut-être de tous les chants lyriques, une vraie trouvaille des Muses, comme il l’appelle lui-même. Il me semble en effet que, précisément en la personne de ce poète, le dieu a voulu nous prouver, de manière à ne laisser aucun doute, que ces beaux poèmes ne sont ni humains ni faits par des hommes, mais divins et faits par des dieux, et que les poètes ne sont que les interprètes des dieux, puisqu’ils sont possédés, quel que soit le dieu particulier qui les possède. Afin de le prouver, le dieu a choisi le poète le plus médiocre pour chanter par sa bouche le chant le plus beau. Ne penses-tu pas que j’ai raison, Ion ?
Si, par Zeus ; car tu me saisis l’âme par tes discours, Socrate, et je crois que c’est par une dispensation divine que les bons poètes sont auprès de nous les interprètes des dieux.
VI. — Vous autres rhapsodes, à votre tour, n’êtes-vous pas les interprètes des poètes ?
En cela aussi tu as raison.
Alors vous êtes des interprètes d’interprètes ?
Justement.
Que la preuve que tu donnes est frappante, Socrate ! Je t’avouerai en effet sans déguisement que, quand je récite un morceau pathétique, mes yeux se remplissent de larmes ; si c’est un passage effrayant et terrible, mes cheveux se dressent d’effroi et mon cœur bondit.
Eh bien, Ion, pouvons-nous dire qu’un homme est dans son bon sens, quand, paré d’un habit piolé et de couronnes d’or, il pleure au milieu des sacrifices et des fêtes, sans avoir rien perdu de sa parure, ou quand, debout au milieu de plus de vingt mille hommes qui lui sont amis, il est saisi de frayeur, quoique personne ne le dépouille et ne lui fasse du mal ?
Non, par Zeus, non, Socrate, à te dire la vérité.
Sais-tu bien que vous faites éprouver tous ces mêmes sentiments à la plupart des spectateurs ?
Je le sais fort bien ; car du haut de l’estrade je les vois chaque fois pleurer ou lancer des regards terribles ou trembler comme moi à mes récits. Il faut en effet, il faut absolument que je les observe ; car, si je les fais pleurer, je rirai, moi, de la recette que je ferai, tandis que si je les fais rire, c’est moi qui pleurerai de ma recette manquée.
VII. — Tu vois maintenant que le spectateur est le dernier des anneaux qui, comme je le disais, reçoivent les uns des autres la vertu qui leur vient de la pierre d’Héraclée ; l’anneau du milieu, c’est toi, le rhapsode, l’acteur ; le premier, c’est le poète lui-même ; et le dieu, par l’intermédiaire de tous ceux-ci, attire l’âme des hommes où il veut, en faisant descendre sa vertu des uns, aux autres. Et à lui, comme à la fameuse pierre, est suspendue une longue file de choreutes, de maîtres et de sous-maîtres de chœur, attachés obliquement aux anneaux qui tiennent à la Muse. Tel poète tient à une Muse, tel autre à une autre, et nous appelons cela être possédé, parce que c’est quelque chose comme une possession, puisque le poète appartient à la Muse ; puis à ces premiers anneaux, les poètes, d’autres sont attachés à leur tour et reçoivent l’inspiration de tel ou tel, les uns d’Orphée, les autres de Musée ; mais la plupart sont attachés et tiennent à Homère. Tu es l’un de ceux-là, Ion, tu dépends d’Homère, et, lorsqu’on chante un poème de quelque autre poète, tu dors et n’as rien à dire ; mais qu’un chant de ce poète résonne à tes oreilles, aussitôt tu t’éveilles, ton âme entre dans la danse et les idées se présentent en foule ; car ce n’est pas par art ni par science que tu parles d’Homère, mais par une dispensation et une possession du dieu. Semblable aux Corybantes qui ne sont prompts à saisir que l’air du dieu dont ils sont possédés et qui trouvent pour accompagner cet air toutes sortes de figures et de paroles, tandis qu’ils restent insensibles aux autres airs, toi aussi, Ion, quand il est question d’Homère, tu es intarissable, mais à sec quand il est question des autres ; et, puisque tu veux savoir la cause de ta facilité à parler d’Homère et de ton embarras à propos des autres, c’est que ce n’est point à l’art, mais à un don du dieu que tu dois ton habileté à louer Homère.
VIII. — C’est bien parler, Socrate. Néanmoins je serais surpris si tu parlais assez bien pour me persuader que je suis possédé et hors de sens quand je fais l’éloge d’Homère ; et toi-même sans doute tu ne le penserais pas, si tu m’entendais parler d’Homère.
Sans doute je veux t’entendre, mais pas avant que tu m’aies répondu sur ce point : parmi les choses dont il est question dans Homère, sur laquelle parles-tu bien ? pas sur toutes, je pense.
Sur toutes sans exception, Socrate, apprends-le.
Tu fais pourtant bien exception pour les choses que tu ne connais pas et dont Homère parle ?
Et quelles sont ces choses dont Homère parle et que je ne connais pas ?
N’y a-t-il pas dans Homère beaucoup de passages et de détails sur les arts, sur l’art du cocher, par exemple ? Si je me rappelais les vers, je te les réciterais.
Je vais te les dire, moi, car je me les rappelle.
Recite-moi donc ce que Nestor dit à Antiloque son fils, quand il lui recommande de prendre garde en tournant la borne, dans la course de chevaux pour la mort de Patrocle.
« Penche-toi toi-même légèrement, lui dit-il, sur ton char poli, du côté gauche de l’attelage, et aiguillonne le cheval de droite en l’excitant de la voix, et lâche-lui les rênes. Arrivé à la borne, que le cheval de gauche la rase de manière que le moyeu de la roue faite avec art paraisse frôler le bord de la pierre, mais prends garde de l’accrocher. »
Cela suffit. Maintenant, si ces vers d’Homère sont justes ou non, lequel, Ion, est le plus apte à en juger, le médecin ou le cocher ?
Le cocher sans doute.
Est-ce parce qu’il connaît l’art de conduire ou pour quelque autre raison ?
Non, c’est parce qu’il connaît l’art de conduire.
Le dieu a donc attribué à chaque art la capacité de juger d’un ouvrage déterminé ; et en effet ce n’est pas, je pense, par la médecine que nous apprendrons ce que nous connaissons par l’art de la timonerie ?
Assurément non.
Ni par l’art du charpentier, ce que nous connaissons par la médecine ?
Assurément non.
N’en est-il pas de même de tous les arts ? Ce qu’un art nous fait connaître, nous ne l’apprendrons pas par un autre, n’est-ce pas ? Mais avant de répondre à cette question-là, réponds d’abord à celle-ci : Ne penses-tu pas que tel art est une chose, tel autre art une autre chose ?
Si.
Or moi, selon qu’à mon jugement, la connaissance se rapporte à tel objet ou à tel autre, je lui donne le nom de tel art ou de tel autre. Et toi, n’en uses-tu pas comme moi ?
Si.
Si en effet la connaissance se rapportait aux mêmes objets, pour quelle raison parlerions-nous de deux arts différents, alors que nous pourrions connaître les mêmes choses par l’un comme par l’autre ? Ainsi, par exemple, je discerne que voilà cinq doigts, et tu le discernes tout comme moi ; et si je te demandais si c’est par le même art, l’arithmétique, ou par un autre que nous discer nons la même chose, toi et moi, tu dirais sans doute : c’est par le même art.
Oui.
Réponds donc maintenant à la question que je voulais te poser tout à l’heure. N’est-ce pas ton avis, à propos de tous les arts, qu’un même art nous donne nécessairement la connaissance des mêmes choses et qu’un autre art ne nous donne pas la connaissance des mêmes choses, mais, s’il est réellement différent, nous donne la connaissance de choses différentes ?
C’est mon avis, Socrate.
IX. — Ainsi donc, si l’on ne possède pas un art, on sera incapable de bien connaître ce qui se dit ou se fait en vertu de cet art ?
C’est la vérité.
Ainsi, pour juger si Homère parle juste ou non dans les vers que tu viens de réciter, qui sera meilleur appréciateur, toi ou le cocher ?
Le cocher.
C’est qu’en effet tu es rhapsode et non cocher.
Oui.
Et l’art du rhapsode est différent de celui du cocher ?
Oui.
Si donc il est différent, il est aussi la science d’objets différents ?
Mais quoi ! quand Homère dit qu’Hécamède, concubine de Nestor, donne à boire un breuvage à Machaon blessé et s’exprime à peu près ainsi :
« (Elle mêla d’eau) le vin de Pramne, et racla dessus du fromage de chèvre avec une râpe d’airain, et elle servit aussi de l’oignon pour exciter à boire »,
est-ce à l’art du médecin ou à celui du rhapsode de juger si Homère parle juste ou non ici ?
À l’art du médecin.
Et quand Homère dit :
« Et elle entra dans l’abîme comme le plomb qui, fixé à la corne d’un bœuf parqué au grand air, s’enfonce impétueusement, portant le malheur parmi les poissons voraces »,
est-ce l’art du pêcheur ou celui du rhapsode qui est le plus propre à juger du contenu de ces vers et à décider s’il est exact ou non ?
Evidemment, Socrate, c’est l’art du pêcheur.
Mais vois, supposons que tu m’interroges à ton tour et que tu me demandes : Puisque tu trouves dans Homère, Socrate, des choses dont le jugement appartient à chacun de ces arts, eh bien, trouve-moi aussi quelles sont les choses relatives au devin et à la divination dont un devin est à même de juger et de dire si elles sont représentées exactement ou non, vois, dis-je, quelle réponse facile et juste je vais te faire. Homère parle de la divination en maint endroit, par exemple dans l’Odyssée, où le devin de la race de Mélampus, Théoclymène, tient ce langage aux prétendants :
« Malheureux, quel est ce mal dont vous souffrez ? vos têtes, vos visages et vos membres sont enveloppés de ténèbres ; vos sanglots éclatent, vos joues sont baignées de larmes ; des fantômes remplissent le vestibule, des fantômes remplissent la cour, se dirigent vers l’Erèbe, au pays des ténèbres ; le soleil est mort dans le ciel et une obscurité funeste s’est abattue sur le monde. »
Il en parle aussi en plusieurs endroits de l’Iliade, par exemple dans l’attaque du retranchement, où il dit :
« Car un oiseau vint sur eux, comme ils brûlaient de franchir le fossé, un aigle au vol élevé qui laissait l’armée à sa gauche. Il tenait en ses griffes un énorme serpent, couleur de sang, vivant encore. Le serpent se débattait vivement et ne renonçait pas à la lutte ; car, s’étant recourbé par derrière, il frappa l’aigle qui le tenait, à la poitrine, près du cou, et l’aigle le lâcha, sous le coup de la douleur, et le laissa tomber à terre au milieu des troupes, puis, ayant poussé un cri, il s’abandonna au souffle du vent. »
Ces passages, te dirai-je, et les passages semblables, c’est au devin qu’il convient de les examiner et de les juger.
Ce que tu dis est juste, Socrate.
X. — Ta réponse aussi l’est, Ion. Mais allons ! à ton tour. Comme je t’ai extrait de l’Odyssée et de l’Iliade des traits qui relèvent du devin, des traits qui relèvent du médecin et des traits qui relèvent du pêcheur, extrais-moi, toi aussi, puisque tu es plus versé que moi dans les choses homériques, des traits qui relèvent du rhapsode, Ion, et de l’art du rhapsode, qu’il appartient au rhapsode d’examiner et de juger, préférablement aux autres hommes.
Tous relèvent du rhapsode, Socrate, je te l’affirme.
Non, Ion, tu ne peux pas dire tous ; as-tu si peu de mémoire ? Il serait regrettable pour un rhapsode d’être sujet à l’oubli.
Qu’est-ce donc que j’oublie ?
Ne te rappelles-tu pas avoir dit que l’art du rhapsode était différent de celui du cocher ?
Je me le rappelle.
N’as-tu pas avoué qu’étant différent, il devait connaître d’autres objets.
Si.
L’art du rhapsode ne connaîtra donc pas tout, selon ton aveu, ni le rhapsode non plus.
Excepté peut-être des sujets de ce genre-là.
Tu veux dire par là : excepté presque tout ce qui dépend des autres arts ; mais quels sujets connaîtra donc ton art, puisqu’il ne les connaît pas tous ?
Il connaîtra, je pense, le langage qu’il convient de prêter à un homme ou à une femme, à un esclave ou à un homme libre, à un subalterne ou à un chef.
Prétends-tu que le rhapsode connaîtra mieux que le pilote le langage que doit tenir l’homme qui commande en mer un vaisseau battu par la tempête ?
Non, pour cela, c’est le pilote.
Non plus.
Alors, tu veux parler de ce que doit dire un esclave ?
Oui.
Prétends-tu, par exemple, que ce qu’un esclave qui est bouvier doit dire pour calmer ses bœufs excités, c’est le rhapsode qui le saura, non le bouvier ?
Non, sûrement.
Alors, est-ce ce que doit dire une fileuse touchant le travail de la laine ?
Non.
Alors, est-ce ce que doit dire un général haranguant ses troupes ?
Oui, voilà le genre de choses que connaîtra le rhapsode.
Quoi donc ! l’art du rhapsode se confond avec l’art de la guerre ?
Ce qu’il y a de sûr, c’est que je saurais, moi, ce qu’il convient que dise un général.
C’est que peut-être, Ion, tu es aussi un bon capitaine. Et en effet si tu étais à la fois un bon écuyer et un bon cithariste, tu reconnaîtrais les chevaux qui trottent bien ou mal ; mais si je te demandais par lequel de ces deux arts tu reconnaîtrais les chevaux qui trottent bien, par l’art de l’écuyer ou par celui du cithariste, que me répondrais-tu ?
Donc, si tu discernais aussi les bons citharistes, tu avouerais que c’est en qualité de cithariste que tu les discernes, et non en qualité d’écuyer ?
Oui.
Eh bien, puisque tu connais l’art de commander les armées, est-ce en tant que bon général ou en tant que bon rhapsode que tu le connais ?
Il n’importe en rien, ce me semble.
Comment peux-tu dire qu’il n’importe en rien ? Prétends-tu que l’art du rhapsode et l’art du général sont un seul et même art, ou deux arts ?
Un seul et même art, ce me semble.
Alors, quiconque est bon rhapsode se trouve par là même être un bon général ?
Parfaitement, Socrate.
Il faut donc dire aussi que quiconque est bon général est aussi bon rhapsode ?
Je ne suis plus de ton avis sur ce point.
Mais tu l’es sur l’autre, qu’un bon rhapsode est aussi un bon général ?
Tout à fait.
Or toi, tu es le meilleur rhapsode de la Grèce ?
De beaucoup, Socrate.
Es-tu aussi, Ion, le meilleur général qui soit parmi les Grecs ?
Tiens-t’en pour assuré, Socrate ; car j’ai appris cet art dans Homère.
XII. — Pourquoi donc, au nom des dieux, Ion, étant le plus éminent des Grecs à la fois comme général et comme rhapsode, t’en vas-tu colporter tes récitations parmi les Grecs, au lieu de commander les armées ? Crois-tu que les Grecs aient grand besoin d’un rhapsode paré d’une couronne d’or, et qu’ils n’aient pas besoin d’un général ?
Notre cité, Socrate, étant sous votre empire, c’est vous qui commandez ses troupes ; aussi n’a-t-elle point affaire d’un général. Quant à la vôtre et à celle des Lacédémoniens, elles ne me choisiraient pas pour général ; car vous vous croyez capables de commander vous-mêmes.
Mon excellent Ion, tu ne connais donc pas Apollodore de Cyzique ?
Quel Apollodore ?
Celui que les Athéniens ont souvent élu pour commander leurs troupes, malgré sa qualité d’étranger, tout comme Phanosthène d’Andros et Héraclide de Clazomènes, que notre cité élève aux commandements et aux autres charges, bien qu’étrangers, parce qu’ils ont fait preuve de mérite ; et elle ne choisira pas pour général, elle n’honorera pas Ion d’Éphèse, s’il semble digne d’estime ! Quoi donc ! n’êtes-vous pas Athéniens d’origine, vous autres Éphésiens, et Éphèse n’égale-t-elle pas n’importe quelle ville ? Quant à toi, Ion, si tu dis vrai, que tu es capable de louer Homère par art et par science, tu en uses mal avec moi. Tu m’assures que tu sais quantité de belles choses sur Homère, tu promets de me donner une audition, et tu m’en frustres, et, loin de tenir ta promesse, tu ne veux même pas dire les choses où tu excelles, bien que je t’en presse depuis longtemps. Tu fais absolument comme Protée, tu prends toute sorte de formes et te tournes en tous sens, tant qu’enfin, après m’avoir échappé, tu reparais comme général, afin de ne pas montrer combien tu es habile dans l’intelligence d’Homère. Aussi, je le répète, si ton habileté vient de la connaissance de l’art, et si, après avoir promis de me donner une audition sur Homère, tu m’en frustres, ton procédé est injurieux ; si au contraire ce n’est point par art, mais par une dispensation divine et une possession d’Homère que tu dis, sans rien comprendre, beaucoup de belles choses sur le poète, comme je disais que c’était ton cas, je n’ai rien à te reprocher. Choisis donc si tu veux passer à mes yeux pour un homme injurieux ou pour un homme divin.
La différence est grande, Socrate, car il est beaucoup plus beau de passer pour un homme divin.
Garde donc le titre le plus beau, Ion : nous reconnaissons que tu es un homme divin et que tes beaux discours sur Homère ne doivent rien à l’art.