Irène et les eunuques/III

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Librairie Ollendorff (p. 35-50).

O

III


r Jean la fit avertir qu’il prenait la robe des moines et qu’elle le reverrait à Byzance, seulement. Irène ne gémit plus. Hautaine et sévère, elle alla vers le messager de l’empereur qui habitait chez le stratège de la province. C’était un homme obèse, revêtu d’un manteau vert, de broderies d’argent qui représentaient plusieurs licornes poursuivies par un dogue. Une capuce écarlate coiffait sa tête mafflue. Solennel, il reçut la promesse qu’elle récita, dans la haute salle aux murs de marbre, la main étendue contre le parchemin de l’Évangile. Alors le gros homme se prosterna pour lui rendre les honneurs dus à la Despoina des Romains.

Bientôt on l’envoya prendre dans Athènes avec un merveilleux équipage de soldats, d’eunuques et d’esclaves arméniennes aux longues tresses noires. Des musiciens en robes bleues, et des bouffons cabriolants, la saluèrent. Une abbesse avec sa crosse d’or, et vingt religieuses, se firent ses gardiennes. Une galère la conduisit jusqu’au palais d’Hieria sis sur le promontoire Sosthenien qui, de l’Asie, fait face aux collines de Byzance.

Bientôt il lui fut loisible de contempler, entre les plaines bleues de la mer et du ciel, la cité de Constantin, l’étincellement de ses dômes, les dorures des édifices, les courbures de ses rues pavoisées le long des grèves que mange la bave des flots éternels. Irène allait donc y régner dans la splendeur des robes aux quadratures de joyaux, des mantes indéfinies qu’on relève sur la main gauche soutenant le globe de l’univers. Elle se plut à voir les préparatifs de fête pour son entrée dans la ville conquise par la seule force de l’esprit.

Et Jean, dans un cloître, pensait aux moyens de cette grandeur.

Un empire aux pieds, l’empire des Romains, avec l’orgueil des monarques adorés comme les anciens dieux, cela destiné à la pure vertu des formes et de l’intelligence ! Bythométrès ne savait d’autre situation analogue, d’autre pouvoir plus rayonnant dans une âme plus apte à goûter, avec le raffinement d’un esprit superbe, toutes les jouissances de la gloire, de la méditation métaphysique, du délire artistique, devant les merveilles humaines, et l’apparat de la terre.

« Ce mois de septembre,… conte le sec Théophane, chroniqueur ecclésiastique,… Irène d’Athènes fut amenée du palais d’Hieria jusque la ville impériale sur un dromon. Sa suite occupait des chelandia ornés de soies magnifiques. Les hommes et les femmes du premier rang vinrent la recevoir parmi un grand concours de peuple, et l’accompagnèrent.

« Le troisième jour de septembre, le patriarche se rendit au Palais, célébra les fiançailles d’Irène et de Léon dans l’église du Phare. Le dix-septième jour de décembre, dans le Triclinion de l’Augusteos, l’impératrice Irène fut couronnée par la main de Constantin V. Puis, ayant cheminé jusqu’à Saint-Étienne de Daphné, elle prit le diadème nuptial avec le Basileus Léon, fils de Constantin. »

Ils couchèrent dans la Magnaure.

Quand on eut ôté les tapis suspendus aux balcons de Byzance ; quand on eut retiré des façades les fleurs déjà flétries, les draps d’or et d’argent, les coffrets d’émaux, les emblèmes et les insignes ; quand on eut abattu les arcs de triomphe, et ramassé en tas les pétales de roses semés deux jours avant sous les pas du cortège ; quand les tavernes, sur le port, se furent vidées de leurs derniers ivrognes ahuris ; quand la foule des pécheresses vint s’accuser dans les églises en se prosternant sous la galerie de l’ambon devant l’iconostase dépeuplée de ses images ; quand les palefreniers de l’Hippodrome recommencèrent à promener par la ville les chevaux parés pour la vente, et les moines à vanter les médecines élaborées dans les couvents célèbres par leurs miracles, puis à les troquer, au coin des rues, contre des légumes frais, des œufs, des volailles grasses ; quand les chameaux persans chargés de marchandises s’agenouillèrent à nouveau devant les boutiques des Arméniens et tendirent vers les enfants amusés les grosses lèvres de leurs museaux dignes ; quand les maçons se reprirent à gâcher du ciment rose en haut des échafaudages, et les commères à babiller en se signant mille fois sur leurs voiles graisseux mais honnêtement croisés ; quand les fonctionnaires du Palais eurent quitté leurs allures d’empressement pour musarder à pas mous le long des colonnades, et se saluer avec des révérences hiérarchiques ; quand les eunuques du Gynécée impérial se furent remis à compter les dépenses avec les billes multicolores de leurs tringles et les jetons d’étain jetés sur les coffres ; quand les esclaves alertes eurent apporté, le surlendemain des noces, les confitures de gingembre et les gâteaux d’anis aux jeunes époux mal éveillés, épuisés encore par les ébats voluptueux, Irène ne se reconnut point.

Elle adorait ce jeune homme accoudé près d’elle et qui l’avait étreinte si fougueusement, qui l’avait étourdie de caresses inimaginables, à la manière des dieux, à la manière des bêtes. Alors elle se railla d’avoir aimé Jean Bythométrès ; et elle conçut une honte singulière.

Pour se faire pardonner, sans le dire, cet amour criminel, elle voulut attirer dans ses bras fragiles, le prince déjà revêtu, par les gros eunuques Papias et Théophane, de sa tunique, déjà chaussé de ses souliers rouges par Pharès, déjà debout.

Mais la figure du jeune homme s’obscurcit. Ses sourcils noirs et touffus se froncèrent. Précipitamment, le flasque Théophane se prosterna vers l’oreille d’Irène, lui murmura :

— Ô Lumière du monde, Ta Sagesse a-t-elle oublié qu’il lui appartient de saluer, la première, l’Œil du Théos, Léon Basileus et fils de l’Autocrator Constantin, qui est l’empereur des Romains, le maître des terres et des mers, le chef souverain des Sept Églises… ? En vérité, Ton Illustre Sagesse aurait-elle oublié ce qu’elle doit à son maître ?

En même temps l’eunuque la recouvrait d’un lourd manteau cérémoniel ; il l’attirait au bas de l’estrade, afin qu’elle s’inclinât profondément vers la mosaïque où un lion d’or dévorait une antilope de lapis.

Irène sentit les feux de la honte rougir sa face, et la vigueur de ses nerfs se rebeller. Impassible, droit, Léon attendait l’hommage au milieu de ses domestiques à genoux. Papias et Théophane tiraient le manteau dans lequel ils l’avaient prise, et qui fit courber les épaules de l’adolescente, tandis que deux larmes obscurcissaient ses yeux furieux.

Balbutiant la formule du salut, elle se comparait à l’antilope de la mosaïque, proie d’un animal sauvage. Léon la releva de la main, quand elle eut achevé le compliment protocolaire, et il la railla d’être émue pour une si petite chose. Après, il s’en fut, svelte et léger, au milieu d’une escorte de commis, d’officiers, de moines iconoclastes, de veneurs qui l’assaillirent dès la porte, l’accablèrent de bénédictions tumultueuses et de louanges hyperboliques. Il se débattait, riait, appelait celui-ci « loup-cervier », celui-là « ours bulgare » et un troisième « peste Sarrasine ». Mais l’Athénienne s’aperçut qu’il était beau, de superbe humeur, et que la dignité du geste, les sons brefs de sa voix ennoblissaient le vulgaire de ses apostrophes. Une rumeur s’éleva dans le palais, grandit, comme si le monde avait attendu pour vivre que le fils de l’Autocrator apparût.

Frémissante et larmoyante encore, elle laissa les douze filles cubiculaires, sourires et révérences, l’asseoir sur un trône de bronze, la dépouiller de son manteau, lui déployer des robes lourdes, lui présenter le miroir encadré de paons d’or, lui laver les pieds dans un bassin clair, la peigner avec des instruments d’ivoire, et la frotter par tout le corps avec des parfums suaves, des eaux teintes, des poudres sèches. Une négresse s’emparait de ses mains qu’elle caressait par l’entremise d’un onguent mousseux et doux. Irène se répétait : « Ce Léon d’Isaurie, ce fils des pirates, serait-il véritablement un maître, le maître de mon corps et de mon esprit… Un maître pour subjuguer la force même de ma science ! Le Paraclet permettra-t-il que je supporte cet affront du matin. »

Sa colère ne fut point calmée par un ordre de l’Empereur qui la manda dans ses appartements. Elle ne l’avait encore vu que parmi les apparats de la souveraineté, et sous le costume de stratège qu’il portait souvent, à l’exemple de son père, afin de flatter le parti des soldats. Une seule heure, le matin des noces, avant que les cortèges l’eussent emmenée vers la Magnaure, Irène l’avait connu familier et affable, sans cuirasse gravée, ni bottines de pourpre, mais en simple tunique de lin bis, et les pieds nus mal attachés à des sandales de feutre. Il lui avait offert un collier de grands émaux représentant les villes de l’empire avec leurs écussons, leurs devises, et leurs animaux symboliques.

Quand Pharès, eunuque cubiculaire, l’eut introduite dans le logis de l’Autocrator, elle le retrouva tel. Aussitôt il la fit asseoir à côté de lui dans une chaire de marbre noire et sculptée de telle manière qu’elle semblait soutenue par deux taureaux. Devant eux, sur une longue table massive, des rouleaux de parchemins et de papyrus étaient plantés debout en de courts cylindres métalliques qui portaient, chacun, le nom d’un thème militaire. Irène regardait cette salle nue aux murailles de pierres bleuâtres, tellement polies qu’elles reflétaient les quatre scribes siégeant sur leurs cubes de bois rouge, les roseaux en main. Une tenture relevée sur le cintre de la fenêtre montrait les mille dômes de Byzance entre les hauts cyprès, et, tout au loin, la blancheur d’une statue équestre par-dessus les feuillages du jardin jauni, roidement taillé.

— Ma fille, il importe que je voie toute ta beauté,… puisque tu es digne de la réputation que te firent les saints évêques de l’empire ! Que ta complaisance accepte l’examen paternel d’un vétéran comme une marque d’affection. Ô félicité de mon fils Léon, ô délices d’Athènes ! Te voilà donc ici, toi de qui les mers chantent la science ! Et tu n’es qu’une petite enfant tendre, pourtant !

En ses mains halées, velues, chargées de bagues, il prit les longs doigts d’Irène. Il s’étonna des nattes fauves et brunes, des épaules potelées sous la robe de soie. Dans la longue figure couperosée, les yeux malins du Copronyme s’émerveillaient à l’ombre du front étroit. Il se voûtait sous une tunique de cuir souple où, de-ci de-là, subsistaient les traces du baudrier. Autour des genoux cagneux se tendait l’étoffe damassée des caleçons. Souvent il prenait, sur la table, un style d’ivoire, afin de gratter ses cheveux gris, rares sur l’occiput, abondants et longs contre les replis de son cou.

Irène tâchait de prévoir les volontés du potentat qui la concernaient. Il la combla d’éloges, la pressa de questions sur son enfance, ses parents, ses maîtres, et sur la théurgie dont il sembla friand.

— Moi d’abord je te confierai ceci, délices d’Athènes. Astolfe le Lombard, Pépin le Franc, Étienne le Pape, enlevèrent à mes légions Ravenne, l’Exarchat et la Pentapole parce qu’ils obligèrent aussi la Très Illuminante Pureté à descendre des cieux vers un bassin rempli de sang infidèle et baptisé. Le pape de Rome a fait, en vue de cette triple opération, décapiter plusieurs captives sarrasines enfermées dans ses forteresses. Accepte cette vérité. La Vierge Marie est descendue trois fois, à leurs trois appels. Pour racheter à l’Enfer le sang qu’ils avaient baptisé, le sang des morts mahométans, elle a promis d’exaucer le vœu qui était celui de notre défaite. Car il fut écrit, Ta Sagesse ne l’ignore pas, que Satan remontera de l’abîme quand le lys aura refleuri sur le sang d’une morte infidèle baptisée par un pape. Et c’est un moine nommé Théophraste, autrefois jardinier dans un couvent de l’île des Princes… ; c’est lui qui a su faire refleurir trois fois le lys, pour Astolfe le Lombard, pour Pépin le Franc, et pour Étienne le Pape… Et il a touché pour sa peine trois fois mille sous d’or avec lesquels il vit, dans Venise, à la manière d’un émir… Tu souris, délices d’Athènes. Douterais-tu de ce que m’affirmèrent tant de saints hommes et dignes de foi ? Ne penses-tu pas que, pour éviter le retour de Satan et son nouveau règne sur le monde, la mère du Iesous se commette jusqu’à servir les intérêts de ceux qui pourraient aplanir les voies au démon ?

Irène se flatta de répliquer :

— D’une part les dieux de lumière sont en équilibre avec les forces de l’ombre. Ils n’ont rien à craindre d’elles. De même les deux plateaux de la balance, s’ils supportent des poids identiques, ne peuvent s’élever à des niveaux différents. D’autre part, le Constructeur dont nous ne pouvons rien dire, sinon qu’il s’affirme et se nie à la fois pour Être, l’Absolu Théos sur qui se fonde l’univers, le Théos vit parce que la lumière et l’ombre demeurent en équilibre constant… Or supposer que celle-ci peut prévaloir sur celle-là, c’est nier le Théos même, son existence inconnaissable et certaine… À mon avis, le moine Théophraste a gagné trois mille sous d’or parce que la sottise d’Astolfe le Lombard, de Pépin le Franc et d’Étienne le Pape était profitable à ce filou sagace, qui doit user du langage mystique. Voilà ce que je déduis, Œil du Théos, et aussi que tu m’as conté cette histoire pour éprouver mon esprit, pour apprendre si je n’étais pas telle que ces Syriens qui, debout sur leurs chameaux noirs, vendent aux flâneurs des baumes miraculeux et des panacées, après avoir étourdi chacun par des discours tantôt retentissants, tantôt melliflus.

Ainsi parlait Irène ; et elle souriait au vétéran chenu dont les petits yeux noirs, dans les poches des paupières molles, s’effaraient. Il lui lâcha les mains. Il poussa tout à coup un bruyant éclat de rire qui montra sa bouche vide dans la mousse argentée de sa barbe. La lourde main brune, d’un geste impérieux, trancha l’air, et les scribes se levèrent ensemble de leurs cubes, s’esquivèrent par l’arcade que fermait une quadruple portière de cuir écarlate. Seul le sourd-muet resta, qui ne comprenait que les signes et qui veillait, la main au cimeterre, sur la personne impériale, durant les colloques secrets. L’Athénienne était là, craintive mais résolue, devant ce grand homme chaussé de bottines pourpres. Il la menaçait d’un doigt cuirassé de joyaux.

— On m’avait bien averti que ta connaissance, pouvait être celle des Gnostiques, et de ces sectes dangereuses qui attribuent la même valeur au Mal, au Bien, et qui ne cherchent, que par l’extase, à s’unir avec l’essence du Théos Absolu… N’interromps pas Ma Souveraineté quand elle s’exprime devant toi que j’ai tirée des ruines de ton Athènes poudreuse pour t’approcher de Nous… Qu’est-ce que ta sagesse si elle nuit à l’empire ? Qu’est-ce que ta vertu si elle ne s’appuie point sur le dogme de l’empire pour se donner en exemple à mes sujets d’Europe et d’Asie, aux barbares d’Occident ?

Irène sentit de nouveau la colère se rebiffer en elle, contracter son cœur. Elle sut qu’elle pâlissait. Ce vieux soldat osseux et crédule la mâtait en grommelant. Il demeurait assis en large. À chaque phrase, il frappait l’un contre l’autre ses poings velus. Les anneaux d’or s’entrechoquaient avec les pierres étranges à feux bleus, à feux verts, à feux rouges, à feux jaunes, alternativement…

— Que Ton Autorité Souveraine permette à l’épouse de Son fils une chose, le droit de te représenter combien elle souhaite seulement servir tes grands desseins avec le secours de son savoir chancelant.

— Petite colombe, je ne veux pas t’étouffer dans mes mains. Tu es blanche comme les ailes du Saint-Esprit Invoqué ; et tu as beaucoup appris sans doute en déchiffrant les grimoires des mathématiciens et en récitant les discours des rhéteurs… Mais je t’avertis, Irène d’Athènes, je t’avertis de prendre garde… Il est des choses qui demeurent hors de ton domaine, quoique les flatteurs et les courtisans t’assurent de ton omnipotence… Quel est ce moine qui sollicite de t’approcher, et à qui tu as donné ton sceau sur un parchemin. Il s’est dit eunuque, ce qui fut vérifié dans Les Nouméra, où il attend notre décision. Qu’est-ce que ce Jean Mesureur de l’Abyme ?

— Le plus érudit et le plus saint des hommes !… Je supplie Ta magnanimité ! Qu’il sorte de cette prison affreuse. C’est un sage sans égal. Tu peux lui poser toutes les questions, il ne manquera point d’y répondre. C’est le maître qui m’instruisit de l’univers.

Irène s’imaginait Jean dans une de ces caves des Nouméra, pleines de reptiles qui disputent aux captifs les aliments de la geôle. Et elle détesta le Copronyme qui se grattait la nuque avec le style d’ivoire en se riant d’elle. Pourtant à comparer l’ancien amour et le nouveau, elle n’hésitait point. Jeune mâle voluptueux et fougueux aux ébats, expert en vices incroyables, Léon avait conquis l’instinct chaleureux de l’épouse. Noble et maître, il la possédait tant par les délices de leurs étreintes que par la joie d’un esprit agressif et moqueur, capable d’émerveiller une fille auparavant accoutumée au sérieux de tous les instants. Jean n’était plus soudain, pour sa disciple, qu’un éducateur morose. Et qu’elle l’eût désiré, ce lui semblait fou. Bien qu’elle réclamât de l’Autocrator la liberté du moine, elle eût souhaité, dans le mystère de sa conscience, ne jamais le revoir, afin de ne pas rougir, honteuse et lâche, devant son passé.

— En vérité, il n’est pas bon,… nota le Copronyme,… qu’une jeune princesse demeure entourée de personnages étrangers aux règles spirituelles du Palais. J’hésite à prescrire que cet eunuque te soit rendu. Pourtant mon fils m’a sollicité de le faire conduire auprès de toi.

— Le basileus Léon est pur comme le feu divin générateur de la vie ; … murmura pieusement Irène dont les lèvres savouraient encore un goût de baisers sanglants.

Constantin éclata de rire. Sa petite panse dansait sous la peau souple de la buffleterie aux épaulettes de vermeil et d’acier. Brusquement ses regards joignirent un volume peu déroulé d’actes publics que les copistes, apparemment, avaient soumis à l’examen de l’Empereur, avant de le livrer aux signatures des fonctionnaires. Oublieux d’Irène, il se leva, se précipita sur les documents, et les lut avec colère. Il fit un geste impératif. Le sourd-muet écarta les tentures de cuir rouge, et les scribes rentrèrent. Irène espéra qu’on la congédiait. Elle s’inclina profondément, les mains sur le cœur qui frémissait de courroux. Distrait, son beau-père traça vers elle le signe de la bénédiction impériale. Pourtant elle dut se retirer à reculons, et se prosterner à demi quand elle eut atteint les portières. Ses dents se serraient. Ses ongles entraient dans ses paumes. Le cortège de ses eunuques et de ses femmes l’étonna comme si elle ne se souvenait plus qu’elle était la bru de l’Autocrator.

— Longue vie à la Très Puissante Irène basilissa des Romains !… prononçaient dans les galeries, en se courbant, ceux qu’elle rencontrait, fonctionnaires aux insignes magnifiques, officiers aux armes tumultueuses, évêques mitrés d’or, patrices en manteaux d’apparat, et qui voilaient les insolences de leurs œillades curieuses sous des cils prompts, sournois.

Dans les coupoles, les griffons des mosaïques semblèrent féroces. Des cours pleines de bavards, une odeur d’encens, de friture et de cuir humide montait jusqu’aux galeries hautes, jusqu’aux colonnades de jaspe, jusqu’à leurs chapiteaux qui étaient des lions écrasés par les arcs trilobés des cintres. Irène marcha vite, le front haut, et dissimulant sa fureur derrière une mine de fierté.

Ainsi, l’intelligence qui l’avait soudain fait élire, entre toutes les femmes de l’Orient et de l’Occident, par les évêques, les patrices et l’empire, cette intelligence qu’elle avait crue propre à dominer les hommes, cette intelligence comptait peu dans le Palais même où elle l’avait introduite. Moqueur et crédule, le vétéran avait tenu cette intelligence pour une faculté plaisante, douteuse, presqu’irréelle. Irène se connaissait l’influence stricte d’une servante choisie comme concubine par le caprice des ministres, puisque Pépin avait refusé sa fille catholique à l’iconoclaste Léon. Caprice regretté maintenant, ou du moins estimé tel qu’un sacrifice à la popularité de la dynastie Isaurienne ; car le peuple vaniteux de s’être allié à ses maîtres militaires les aimait davantage.

Au moment de pénétrer dans ses appartements, Irène aperçut Bythométrès qu’un soldat guidait. Du froid la traversa toute. Elle enjoignit à l’escorte de les laisser. Puis elle s’affaissa, tordue par un sanglot, sur le trône d’ivoire.

— Irène, que ta force est faible !… gronda Jean.

Il employait la langue de la Kabbale, un vieil hébreu, probablement inconnu des cubiculaires espions. Confuse, elle le regarda qui demeurait immobile sous la cagoule de bure, et dans les ailes repliées de son manteau noir. Allait-il parler de l’heure douloureuse où elle avait voulu qu’il l’aimât ? Elle redoutait cette parole. Il dit seulement :

— Puis-je ignorer quels changements se sont accomplis dans ton cœur, Irène ? Ils devaient s’accomplir. Si je ressens quelque tristesse, je n’ai pas demandé au Père que ce calice fût écarté de mes lèvres, moi !… Moi !… Tandis que toi, tu supplies déjà les Éons afin qu’ils détournent de toi la première coupe d’amertume, enfant !… Tu veux jeter le sceptre avant d’avoir appris à manier son poids. Tu ressembles à celui qui, monté dans un char, abandonnerait les rênes dès que le quadrige s’efforcerait de courir, et qui n’aurait pas la prudence de lui laisser finir quelques tours de piste, afin de l’habituer, peu à peu, à subir la volonté du conducteur. Donc il sied que tu exerces ta patience jusqu’à ce que tu aies dompté ton attelage, le jeune étalon et le vieux cheval de bataille. Entends-moi.

Irène se raffermissait. Léon entra.

— Par Bacchus, cria-t-il, voici ton eunuque lâché. Remercie mon obstination, ô maîtresse des Romains. Ensuite, tu danseras. Au sortir du conseil j’aime voir danser une belle femme dont les seins tressautent. Leur lueur éblouit les soucis qui s’envolent comme les oiseaux de nuit aux premiers rayons du soleil… Eh ! Hâte-toi, Irène d’Athènes. Dépouille-toi… Danse, maîtresse des Romains ! L’eunuque gardera la porte.

Mais ce n’était là qu’une facétie.