Irène et les eunuques/VIII

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Librairie Ollendorff (p. 207-253).

O

VIII


r la terre trembla sous Byzance, tout à coup, sous les maisons bleues, sous les maisons roses, sous les parvis des églises, sous les seuils des palais, sous la Spina de l’Hippodrome. Les cailloux cimentés des rues se disjoignirent. Maintes façades se fêlèrent. Les poutres apparentes des bâtisses furent déchaussées dans les murs d’argile et de chaux. Les amphores tombèrent des balcons soudain détachés, et se rompirent en morceaux contre les têtes des fuyards, contre les épaules des vieilles glapissantes, au milieu des enfants qui pleuraient, des chiens éperdus, de la poussière en nuages après la chute d’innombrables plâtras. Les chameaux s’évadaient allongeant leurs jambes griffues, leurs mufles mous. Des écuries effondrées, mille chevaux et mulets s’échappèrent, coururent, renversèrent les marchandes, sautèrent les haies, piétinèrent les jardins que jonchaient les arbres s’abattant. Autour des puits des crevasses s’ouvrirent, avalèrent des enfants étourdis et des femmes folles. Les icones s’élancèrent de leurs niches pour frapper les pécheresses. Le sol ondulait comme l’échine du Léviathan que l’on dit réfugié aux profondeurs de l’enfer depuis la mort du Christ. Des familles hurlaient sous les décombres de leurs demeures. Les vantaux arrachés des portes encombrèrent les voies publiques que traversait au galop la panique des coursiers réunis en troupeaux par l’instinct de défense. Maintes ruades tuaient les gens surpris et renversés sur le corps de leurs parents qu’ils secouraient en hâte. La poussière et le vent tourbillonnaient, aveuglaient, bousculaient.

Au Pelagion la mer entre-choqua les navires. Elle brisait les rames. Elle se rua sur les dunettes. Elle emplit les dromons et les chelandia qui sombrèrent par centaines dans la Chrysokeras. Les noyés se débattirent à la cime des vagues écumeuses. Rejaillies sur les quais, elles crevèrent, de leur assaut liquide, les magasins et les hangars, pour emporter au large les ballots, les caisses, les barils. Des matelots furent immergés dans les tavernes du port. Une eau saumâtre les gorgea, les étrangla, les asphyxia, la coupe à la main, la gouge sur le cœur.

À l’intérieur des logis les plus solides, beaucoup périrent au même instant, écrasés par les coffres, estomaqués par les bancs, brûlés par les feux des cuisines et des lampes qui brusquement incendièrent les quartiers. Elles drapèrent la ville dans les flammes sifflantes, étouffantes. Leur élan d’or enveloppa les coupoles dorées des basiliques où se réfugiaient les foules en lamentations. Dans le narthex du temple des Blachernes deux couples manichéens furent reconnus. On accusa leur hérésie d’attirer le châtiment du ciel. Ils furent sacrifiés sur les bornes par la fureur des soldats heureux d’enfoncer le glaive dans les poitrines halées, râlantes, fleuries de gerbes vermeilles qui ruisselèrent, coulèrent sur les dalles et s’épaissirent en flaques rouges, pendant que se recroquevillaient les orteils des victimes expiatoires en leurs chaussures de toile bleue.

Cependant les pierres d’émail formant les mosaïques des voûtes s’égrenèrent sur l’ambon. Les saints et les anges, là-haut figurés, semblèrent lapider ainsi, de leur propre substance, les dévots à genoux, qui psalmodiaient cette peine, et se heurtaient la poitrine à coups sincères. Soudain les flammes secouées dans les lampes des icones s’agitèrent avec la trépidation du sol. Elles s’éteignirent empestant l’air du chœur. Alors tous levèrent les bras au ciel. Ils proféraient leur désespoir. Le Théos, par ce signe manifeste, livrait à l’odeur du Sathan nauséabond le peuple coupable. Une nouvelle secousse ayant fait trembler les statues des saintes sur leurs socles, dans leurs niches, la plupart s’épouvanta. Chacun protesta qu’il avait vu les martyrs, les évangélistes s’animer, vivre et menacer, du geste, la cohue des impénitents.

On se rua dehors parce que les couronnes des lustres oscillaient furieusement au bout de leurs chaînes. Certaines s’abîmèrent avec grand bruit sur les mosaïques du pavage, blessant des catéchumènes et des vieillards maladroits pour fuir le choc. Mais dans les rues, les attelages emportés chargeaient une multitude hagarde, lamentable. Les bras serraient les cassettes précieuses, les icones tutélaires, les bijoux et les sacs pleins de monnaies. Les femmes protégeaient leurs poitrines dans la bousculade, ou bien élevaient leurs enfants au-dessus des épaules pressées, des têtes méchantes, des poings agressifs. La brise de février poussa sur cette cohue les fumées suffocantes des incendies et les vols éblouissants d’étincelles. Alors chassée de ses maisons en flammes, de ses églises empuanties et frissonnantes, de ses rues qui s’entr’ouvraient, la populace se prit à fuir éperdument vers la porte des Blachernes. Elle donnait accès dans la campagne nue de Saint-Mamas, par delà le Chysokéras dont le fléau ravageait les rues riveraines. Pêle-mêle, chevaux, dromadaires, mules et chiens, familles humaines, pies apprivoisées aux mains des écolières, tout ce qui respirait sur ces bords néfastes s’élança dans la campagne.

Puis le cataclysme ébranla le quartier Sphorakion proche de l’Hippodrome et de la partie du Palais Sacré qu’on nomme Octogone. L’effroi gagna les serviteurs des monarques. En Daphné, les femmes du gynécée supplièrent Irène de fuir aussi.

Eutychès présent approuva ce conseil qui donnait à l’impératrice un prétexte pour ne point assister aux châtiments des conspirateurs, pour arracher son fils à ceux qu’on n’avait pu séquestrer, comme Alexis, par crainte d’émeute militaire. Incontinent Irène et Constantin gagnèrent leur château de Saint-Mamas que déjà, dressées au hasard, les tentes des fugitifs entouraient. À se sentir éprouvés ensemble par la même catastrophe, les Byzantins s’apitoyèrent sur leur souveraine, l’aimèrent, témoignèrent de leur loyalisme tumultueusement.

Staurakios profita de cette popularité bruyante, afin d’instruire rapidement le procès de la conjuration. Il s’avéra que Pierre et Damianos avaient prétendu désigner la Sicile pour lieu d’exil à la Régente. Une lettre saisie confondit le protospathaire même avec Théodore Camulianos. Jugés, condamnés sur l’heure par les magistrats du Prétoire, ils tournèrent autour de la Spina les épaules nues et sanglantes sous les fouets actifs des bourreaux, aux yeux de quelques spectateurs indifférents, tout abrutis encore par la catastrophe naturelle, et blottis, stupides, le long des gradins à demi vides. Ensuite un navire conduisit les rebelles en Sicile dans un lieu triste et décrié.

Irène supporta mal l’idée de la conjuration. Elle s’était crue, pour toujours, assurée de l’inertie de Constantin. L’événement démentait cette confiance. Du moins, on usait de l’empereur pour anéantir le pouvoir de la régente. Dès qu’elle connut les détails de l’aventure, elle n’épargna plus son fils. Il l’avait honnie, répudiée, offerte en dérision à ses parasites, vouée au bannissement. Et non pas une heure, pendant le délire d’une ivresse ou d’un dépit, mais durant de longues semaines, avec opiniâtreté. D’abord elle ne put lui pardonner cette série d’offenses et de haines. L’ambition étouffa le sens de la maternité. Constantin ne lui fut que le rival pernicieux capable de la priver du commandement, de livrer l’empire à l’imprudence des soldats. Irène s’oublia jusqu’à vouloir qu’on enfermât son fils dans une salle du Palais Sacré, jusqu’à l’aller injurier là de la pire façon ; et, comme il n’était pas en peine de cracher aussi des invectives, elle le fit, sous ses yeux, fustiger par Pharès et les cubiculaires qui, entre chaque coup, se prosternaient, implorant le pardon de leur hardiesse docile à la veuve de Léon le Khazar. Elle laissa Constantin en larmes, fou de rage et qui se mordait les poings, et qui cachait, dans les coussins de son lit, un visage enflé par les ecchymoses.

Personne ne put le voir de longtemps. Seule Marie d’Arménie obtint l’autorisation de le panser. Les eunuques le disaient en proie à la fièvre, et soumis aux prescriptions des médecins.

Cette rigueur indigna les Byzantins. Ils donnèrent raison à Tarasios qui, de sa main, nourrissait l’un des conspirateurs ayant requis le privilège d’asyle dans l’église patriarcale. En vain les soldats investirent l’édifice. Redoutant l’excommunication, ils n’osèrent arrêter le coupable qui finit par s’évader.
… elle sortit de la Grande Église parmi
les prêtres…
Voir le texte.

Quand Irène revint définitivement de Saint-Mamas, elle se rendit en grande pompe à la Sainte-Sagesse. Elle remercia le Iesous de l’avoir sauvée tant de la malice de la terre que de celle de son fils. Cataphractaires, excubiteurs, candidats, scholaires la suivirent sous leurs armures dorées, leurs casques à chenilles écarlates, leurs étendards portant brodée l’effigie épaisse et polychrome de saint Théodore. Après le sacrifice d’actions de grâces, l’impératrice sortit de la Grande Église parmi les prêtres élevant, au bout de perches écarlates, un essaim de séraphins dorés. L’armée tout entière acclama sans hésitation. Théodore Camulianos et Pierre s’étaient auparavant aliéné les légions par la sévérité de leurs réformes disciplinaires. Les soldats saluaient leur libératrice.

Pharès, Staurakios, Jean estimèrent le moment propice pour dégrader le prince de sa dignité impériale, et soustraire les destins du pays à ses dangereux caprices, aux avidités de ses amis. Depuis quelques mois un des eunuques cubiculaires, Aétios, avait pris rang parmi les logothètes. C’était un homme d’une logique rude et audacieuse, prompt aux décisions et aux actes. Optimiste, il annonça que jamais le règne de l’Esprit n’avait eu meilleure chance de s’établir à perpétuité sur le monde. Inutilement le vieil Eutychès, branlant de la tête, tapant les dalles de sa canne vernie, ramenant sa capuce rouge sur ses rides innombrables, exposait les périls d’un coup d’état, dans un pays où s’apaisaient lentement les agitations de l’ère iconoclaste. Irène aimait Aétios pour cette énergie qu’il montrait, jeune et vigoureux, imberbe, sec, pareil à une svelte paysanne de Sicile, et comme elle, adorné d’une lourde chevelure noire, toujours pressé, nerveux, fécond en éloquences diverses. Il arpentait les galeries et les cours du Palais Sacré, tête nue, en simarre de soie noire bordée d’un large galon vert, en souliers d’argent. Les phalères dansaient sur sa poitrine au bout de leurs chaînes d’or ; et leur bruit le précédait au loin. Eutychès trop vénérable, Pharès trop avili par des besognes louches, Jean trop ergoteur, Staurakios trop dédaigneux des contradictions furent, un temps, effacés par cette sorte d’ange robuste aux paroles claires et franches. Irène disait de lui qu’il avait toujours l’air d’annoncer à la Panagia la descente du Paraclet, la naissance du Iésous, tant il admirait d’enthousiasme ses propres discours. Ce fut ce personnage qui détermina la souveraine à réclamer des troupes la prestation du nouveau serment. Elles promettraient de ne pas souffrir que Constantin régnât, tant que vivrait sa mère. Les légions de la garde amenées de Thrace à Byzance la proclamèrent aussitôt Basilissa et seule digne de l’être. Et, stylés par Bythométrès, les moines allèrent paraphrasant les prophéties, commentant les écritures saintes où il était prédit qu’une femme présiderait seule aux destins du peuple élu.

La foule admira, reçut des largesses. Puisque le prince était captif, les favoris en exil, nul enclin à tenter leur délivrance, la multitude jura de n’obéir qu’à cette incarnation de la force intelligente.

Certaine de la soumission générale à l’intérieur, Irène voulut châtier les Sarrasins qui, débarqués en Chypre, y manœuvraient. Staurakios arma la flotte. Eutychès envoya dans toutes les provinces des mandataires qui rayaient officiellement des actes publics le nom de Constantin.

Mais cet acte objectif étonna les gens. Éprises de la tradition, les familles s’indignèrent dans les thèmes, et réagirent. Plusieurs archontes écrivirent à l’impératrice, la priant d’éclairer le prince sur ses devoirs, mais la blâmant de le réduire à rien. Quelques magistrats refusèrent de prêter main forte aux radiations imposées. D’autres les imitèrent en protestant. « C’est Constantin seul que le Théos a établi maître sur nous… » Expédiés en toute hâte près de ces irréductibles, les messagers n’obtinrent pas d’autres réponses. Irène ne céda point. Les eunuques considéraient se dédire comme dangereux maintenant. S’ils reculaient, leurs adversaires encouragés par un tel avantage provoqueraient des séditions. Les ministres dirigèrent une troisième mission d’officiers vers les camps des provinces.

Le Drongaire de la Veille qu’on n’avait pas osé naguère arrêter avec les fauteurs de la conjuration, simula du dévouement pour l’impératrice. Quand il brigua la légation auprès des légions Arméniaques, Pharès crut prudent de le contenter afin de l’acquérir.

Arrivé en Bithynie, Alexis nota vite que tout le monde haïssait Irène, et qu’il ne pourrait évidemment s’acquitter de son office sans difficultés. Devant ces dispositions publiques, il jeta le masque, conçut l’ambition de guider la révolte, et d’être porté au trône par la victoire des soldats. Il trahit cyniquement les eunuques.

Ayant réuni les turmarques, il leur tint ce langage : « Je viens vous annoncer la honte du nom Romain et vous proposer de vous en faire les complices. Une femme audacieuse m’a chargé de vous apporter de l’or et des fers. » Suivirent quelques propos sur la politique des eunuques et sur leur façon criminelle d’évincer la personne de Constantin. Il acheva : « Les trésors de ce malheureux ont servi à corrompre la cour et les soldats. Voulez-vous vendre sa liberté et sa couronne ?… Désormais le sceptre appartiendra nécessairement à qui voudra l’acheter ; et les soldats romains apprendront à trembler sous des mains de femme. »

Avec une certaine prudence les turmarques excusèrent Irène et les ministres ; mais les soldats excités par Alexis, promirent des chaînes à leurs chefs. Quand on apprit la défaite de la flotte dans les eaux de Chypre, tous accusèrent l’incapacité d’Irène, les concussions des eunuques, l’ignorance des stratèges choisis par la faveur du palais. Ils imputèrent à Staurakios la responsabilité du désastre. Le soulèvement conseillé par les meneurs s’opéra. Cet exemple séduisit les légions de Cappadoce qui se joignirent à celles d’Arménie. Alexis prit le commandement et marcha vers les rives du Bosphore. L’armée d’Asie se mit en mouvement sous ses ordres. Les avant-coureurs annoncèrent quels pillages sans pardon puniraient la résistance. Ils incendièrent les bourgs fidèles aux eunuques.

Dans Constantinople, les milices elles-mêmes s’agitèrent. Les vieux iconoclastes s’assemblèrent sous les feuillages roussis des jardins de septembre. Hissé sur un chameau, Serantopichos déclama des satires abominables. Car la populace de l’Hippodrome n’avait point permis qu’on le gardât longtemps au fond des Noumera. Elle avait même écharpé le bourreau qu’on avait cru, certain jour, coupable d’exécution clandestine. Le cul-de-jatte chantait à tue-tête dans les carrefours les vertus d’Alexis, la sagesse de Constantin, l’ignominie d’Irène et la malice des eunuques. Les patrouilles évitaient une rencontre qui les eût mises dans la nécessité de sévir contre le pamphlétaire, et dans le cas d’être alors accostées par une foule téméraire, avide de compter les incendies qui, jaillissant autour de Chrysopolis sur la rive d’Asie, révélaient la marche triomphale des Arméniaques.

Bien qu’il exagérât son énergie, qu’il passât en revue les gardes réunis dans les cours du Palais, sur ces terrasses qui s’étagent entre Chalcé l’opulente et Daphné la mystérieuse, bien qu’il réconfortât les officiers des candidats, des scholaires et des excubiteurs indécis, déjà, par l’esprit, sinon par les mots de leurs protestations ordinaires, Aétios dut secrètement convenir, avec Staurakios et Bythométrès, qu’il était temps de laisser Pharès détruire les archives compromettantes, et Eutychès déchirer les registres des impôts. Cela donc s’accomplit dans une cave du gynécée, malgré la colère d’Irène leur disputant les lambeaux de parchemins. Fine et fébrile, osseuse un peu, les yeux foudroyants sous la broussaille de ses cheveux roussâtres, elle se démenait en robe de filigrane cliquetante, retenue par une ceinture d’émaux et d’ivoires sculptés. Soudain Marie d’Arménie entra, que Théodote éperdue ne voulait plus quitter. Leur indiscrétion parut intolérable à l’impératrice. Brusque, elle s’élance sur sa bru, la saisit par ses voiles, l’attire contre sa figure insultante, lui crie dans la face que les Arméniens se soulèvent en l’honneur, sans doute, de leur compatriote traîtresse, amoureuse comme une lice en folie, bêtement… Et, à grands coups de ses bras nerveux elle chasse les deux créatures en effroi vers la hauteur de Daphné, jusqu’à perdre haleine.
Elle tomba essoufflée au bout d’une longue
salle…
Voir le texte.

Théodote a couru plus vite. Elle tombe essoufflée au bout d’une galerie, devant le spectacle du Bosphore.

Verte et bleuâtre, luit la mer qu’encadrent les vantaux écarlates repliés à l’intérieur. Plus loin que les agitations des eaux, brillent, sur la côte asiatique, les façades des palais et les feuillages des jardins. Entre les collines noires de leurs cyprès, mille incendies se développent. Des fumées tourbillonnent, s’accumulent et planent contre le ciel radieux.

— Comme les iconoclastes avancent vite, avec l’incendie !… pleure Théodote… Là, là, toute la rive de Bithynie pétille ainsi qu’une seule torche…

Marie l’Arménienne se résigna :

— Bientôt ils atteindront les jardins de Saint-Mamas ; et le palais aussi flambera.

Silencieuses, accoudées l’une auprès de l’autre, dans l’énorme baie ouverte sur l’espace, Théodote et Marie grelottent. Leurs grands voiles les enveloppent, se mélangent, celui de Marie bleu, sans garniture, celui de Théodote orangé avec une frange d’olives violettes. Leurs robes se confondent, l’une de losanges en fils d’or, l’autre de lin blanc, où jouent les broderies de licornes rouges. Toutes deux étouffent leurs plaintes dans les plis des étoffes qui serrent leurs épaules sanglotantes, leurs têtes penchées, leurs tailles et leurs hanches secouées de frissons. L’écho d’un gémissement, parfois rebondit dans les voûtes comme si les bêtes des mosaïques incrustées là-haut voulaient répondre.

Alors la jeune fille, elle, ne put contenir des plaintes :

— Oh ! nos jardins, et les pommes d’or des vergers… Mais pourquoi ? Pourquoi le feu aux églises saintes et aux délices des jardins ; pourquoi ?

— Afin que le peuple de Byzance, craignant la ruine de la ville, ne résiste plus aux cohortes d’Alexis. Ah, Constantin, ta présomption s’est détournée des paroles de la Mère, et des paroles de l’Épouse ! Et voilà…

Son doigt désignait l’incendie.

— Toutes les nuits,… avoua la suivante,… je l’entends crier dans ses appartements contre Pharès et les dignitaires… Il dit qu’on veut l’empoisonner… Notre très pieuse Irène va-t-elle lui faire ouvrir les portes, enfin ?

— Je l’en supplie depuis tant de jours… Mais il aurait rejoint les rebelles ; et c’était, plus tôt, la fin de Byzance…

Au dehors, vers la droite, Byzance étale les terrasses de ses maisons, la forêt des mâtures au port, les colonnes élevant des saints de bronze debout sur les animaux symboliques. À l’horizon, la ville s’élargit, blanche et rousse, emplie des frondaisons de ses parcs, parée de ses coupoles assises, par quatre, par cinq, au faîte des églises. Plus près, des lauriers et des orangers arrondis, des ifs taillés en forme de coq ou de dragon, maints buissons de fleurs éclatantes montent jusqu’au cintre de la baie ouverte sur l’espace.

— Compte la multitude de barques,… pria Théodote en montrant la mer… Compte les dromons, les chélandias, les nacelles rapides… Comme une armée de fourmis actives, cela court et noircit le tapis des eaux !

— Sans doute,… soupira Marie,… les corporations de la cité portent leur hommage aux victorieux ! Le Théos donne au peuple une âme abjecte.

Théodote s’épouvanta :

— Que feront de nous les Iconoclastes ?… Nous vieillirons derrière les murailles d’un couvent. C’est écrit, à cette heure…

— À moins que le délire des soldats ne se rue ici ; qu’ils ne nous confondent avec les servantes affolées, qu’ils ne nous outragent avant la mort.

Il y a dans la galerie des sièges de bois écarlate recouverts avec des cuirs dorés, des coffres d’ivoire aux serrures d’orfèvrerie, une large table de porphyre chargeant quatre aigles de bronze et qu’encombrent les rouleaux de papyrus, une porte épaisse est close que signale le relief d’une croix grecque.

En face de cet huis, une lampe brille sous l’icone, où le Christ lève deux doigts de sa dextre, et tient, en la senestre, la sphère des forces universelles.

— Si l’on pouvait fuir ?

— Ne viens-tu pas de l’essayer en vain ? Pour les gens du palais, pour les Candidats, pour les scholaires, pour toute la domesticité impériale, nous sommes les otages qu’ils livreront au victorieux contre la promesse de places et de largesses. À toutes les portes tu as heurté les regards des espions, les armes des soldats, les bras étendus des cubiculaires.

Théodote, en sanglots, s’affaissa contre terre :

— La main du Théos s’alourdit sur ma jeunesse… Ô mon verger de Patras ; et les cheveux de ma mère !

L’Arménienne joignait les mains :

— Pleurez, pleurez, les yeux… Sanglotez, les bouches !…

Soudain Théodote se releva. La terreur écarquillait ses pupilles :

— Écoute la rumeur dans l’Hippodrome… La rumeur de la foule… Si cette populace entrait ici… Notre mort !

Elle se prit à geindre. L’impératrice la recueillit dans ses bras, l’apaisa :

— Petite colombe tremblante… Il ne faut pas craindre la mort… Pourquoi crains-tu la mort ?… Pourquoi crains-tu la face du Théos ?… Aurais-tu péché ?… Parle, tu pleures, tu pleures. Tu as beaucoup péché ?

Théodote se cacha la figure dans le sein de la consolatrice :

— Vilainement…

— Il faut que tu regrettes, et que tu demandes le pardon à ceux que tu offensas… Le Théos est miséricordieux aux repentants. Accepte mon baiser de paix, petite sœur. Pleure dans mes bras, petite sœur fragile… Nous subirons ensemble La Volonté…

— Oh ! oh ! ton âme impériale m’aime… Et si elle savait… Si elle savait !… Voilà, je suis au seuil de la mort… Et qui voudra m’accueillir parmi les hiérarchies angéliques… moi, l’infâme, la mauvaise… moi, la honte. Je fondrai comme une cire dans les feux vengeurs de l’Hadès…

— Le Théos pardonne aux enfants imprudentes, petite sœur… Si tu regrettes tes fautes, sincèrement, le Théos te placera entre ses élus…

L’adolescente avait trop peur de l’enfer. Elle insista :

— Mon crime est grand…

— Contre qui as-tu péché ?…

— Ne me le fais pas dire…

— Oh ! Oh !… Ce que murmuraient les méchants… serait véritable… Toi ! Toi !… Tu as péché… Parle… Contre qui ?… contre qui ?…

Marie la saisit aux poignets.

La jeune fille se cacha la face dans son voile orangé.

— Ne me le fais pas avouer, si tu te souviens d’avoir chéri une enfant…

Le soupçon mordit le cœur de l’épouse, ravagea ses entrailles :

— Contre qui… contre qui as-tu péché ?… As-tu péché par la chair ?… Non ?

Théodote dans un murmure, avoua :

— Tu l’as dit… par la chair…

Violemment Marie la repoussait :

— Vraiment, la faute immonde ! Contre qui ?

Théodote tomba sur les genoux :

— Oh !… oh !… tu le devines… tu le sais… toi qui m’aimais. Consolatrice… Lumière du Christ, fille de la Rayonnante Pureté… J’ai péché contre ta confiance…

Le silence fut lugubre. Ensuite Marie poussa des cris inarticulés. La suivante pleurait devant l’icône.

D’abord Marie la tint éloignée, puis elle se rapprocha et lui cria avec fureur dans le visage :

— Va… Va… reste loin… corrompue… fornicatrice… urne d’infamie… toi ! Ah… Toi !… Et je t’embrassais les yeux… tes yeux qui… oh !… Et je te caressais les mains… tes mains… tes mains de crime… Ah ! souillée ! Honte du jour… Et je nouais tes tresses qu’il déliait, lui… Et je chérissais ton visage… et… oh ! Pourquoi, pourquoi, as-tu fait cela… pourquoi ?… Je t’avais prise entre les pauvres et les humbles… Je t’avais élevée dans les pavillons de marbre, j’avais, avec toi, partagé mes joies… mes piétés… ma science… mon cœur… Pourquoi le crime, pourquoi ?

La voix déchirante de Théodote s’éleva :

— Arrache mes cheveux. Piétine l’ordure de mon corps… Devance la mort qui menace… Va… j’ai tout mérité…

— Pourquoi ? Je veux, tu m’entends,… je veux que tu dises pourquoi.

— Qui se taira si Ta vertu commande… Attends… Attends un peu que je réprime mon sanglot… Là… ta douleur m’étouffe… Oui, je dénoncerai l’abomination… Tu sais… Il est beau ; d’abord…

L’épouse l’empoignait au voile, la secouait.

— Oui… mais dis pourquoi ?

— Tu sais… (et elle retenait l’étoile contre son visage). Il était le Maître, le Rayon du Christ… Celui qu’on ne peut pas contredire… tu sais !

— Il t’a demandé cela, Constantin ! C’est lui qui t’a demandé ?…

La pécheresse douta même.

— M’a-t-il demandé ?… Il riait… Il jouait avec mes membres… Il me touchait comme on touche une émeraude en la lumière… Il vantait mon corps… Une fois il a pris ma bouche dans sa bouche.

Marie brûlait :

— Ah ! Il a pris ta bouche dans sa bouche… Et tu ne t’es pas dérobée, et tu ne t’es pas arrachée de lui ?… Et tu vis encore ?… Là… oh !…

Elle leva la main, et la battit forcenément.

Théodote se préservait :

— Ne me fais pas tuer… Ne me fais pas tuer… Attends encore…

Alors Marie interpella le Christ de l’icone :

— Ô Théos ! c’est donc pour cette récompense que je porte ton image sur ma poitrine, et qu’un cilice râpe mes reins !… Théos !… Théos !… Tu as menti… Christ !… Christ ! tu as menti… Christ !

Et se ruant sur l’icone, elle la jeta contre terre, la brisa sous ses pieds. Théodote se releva, s’enfuit jusqu’à la baie ouverte sur l’espace :

— Oh !… oh ! Ta Vertu blasphème… oh !… oh !… Le monde va s’entr’ouvrir… Le peuple hurle… Encore un incendie !… Comme la rive flambe !… Augusta, Augusta… Lumière des Lumières, fille de la Pureté… Ne foule pas aux pieds la sainte image… ou le Palais s’écroulera… Écoute déjà comme le peuple hurle et comme mugit la mer !…

Marie délirait :

— Hurle, peuple ! Et mugis, mer ! Et toi, prostituée, meurs !… meurs donc !… Tonne, Théos… Écrase-la… mais écrase-la, Justice des justices… Ou bien… tu as menti… Tu as menti sur la croix, Fils de l’Homme ! À bas, le cilice… À bas, l’effigie de ta face.

Elle arracha ses vêtements d’or, le cilice et la médaille qui volèrent aux quatre coins de la salle.

Épouvantée, Théodote se signa :

— Oh… oh !…

L’épouse courut sur l’Ennemie, l’étrangla de ses mains hargneuses :

— Toi…

Le petit visage bleuit sur le collier des doigts vengeurs. Les beaux yeux saillirent comme des boules entre les cils recourbés.

— Ne me tue pas, Toute-Puissance, Colonne divine… Tour de candeur… ne me tue pas… Il était si beau, Constantin !… si beau !

L’autre reconnut l’évidence de l’excuse, et relâcha son étreinte :

— C’est vrai… Il est si beau, Constantin… Mais tu ne devais pas. Non… non ! non !…

L’enfant s’était réfugiée dans le coin de la baie :

— Ne souille pas tes mains pures avec du sang de pécheresse… Attends que les soldats d’Alexis entrent… Tiens… vois… Saint-Mamas aussi flambe… maintenant… L’heure de ta vengeance approche… Patiente… je t’en supplie !

Marie sanglotait :

— Je ne sais pas tuer… je ne sais pas… Si le Théos épargne ta vie… je l’épargnerai… Et puis, te frapper… non… C’est Christ qui a menti !…

Théodote, vautrée, lui baisa la robe :

— Ne jette pas ton âme au feu de l’Hadès, en blasphémant… Je te plains avec mon cœur déchiré.

Elle releva l’image et ralluma la lampe. Marie furieuse, blasphéma :

— Il n’y a pas de feu dans l’Hadès. Il n’y eut pas de Christ sur la croix. Il n’est pas de vertu. Il n’est pas de justice. Il n’est rien, rien… rien… rien… rien…

Elle alla jusqu’au vantail et regarda pétiller l’incendie.

— À la place de Byzance, il n’y aura plus rien bientôt, rien… La mort efface.

Théodote restait à terre étendue, parmi sa robe aux licornes écarlates ; et la tête dans ses mains.

Marie se laissa choir devant l’autre :

— Elle efface. Voilà… Il faut attendre la fin… sans savoir. Mieux vaut ne pas savoir, ne pas espérer, ne pas craindre… Lève-toi, prostituée ! Ferme le vantail… Je ne veux plus apercevoir la mer, ni Byzance… ni toi…

Docilement Théodote alla fermer le vantail, puis s’agenouilla devant l’icone, et d’une voix palpitante :

— Ô Théos… dieu tout-puissant en trois hypostases, qui contiens les substantiabilités du monde, et les potentialités infiniment successives de l’Esprit, Cause des Archanges et des Éons, Consubstantialité du Fils et du Père, de l’effet et de l’origine ! Triple lumière qui éclaire les mondes ! Simultanéité des époques ; ô Théos, tu t’incarnes pour souffrir en nous… pour souffrir en nous… en nous… en nous…

Marie montrait le poing au Iésous :

— Tu souffres en nous, le menteur, l’injuste ; Christ… tu souffres en nous !…

Et elle s’effondra sous l’icone. Elle criait si fort qu’elle n’entendit pas arriver dans les vestibules Irène ni ses eunuques.

— Cependant… conseillait Staurakios, très calme… il vaudrait mieux que l’Autocrator allât, revêtu des insignes, au-devant des légions. Ce serait plus sûr. Alexis devra recevoir son empereur dans la posture d’un sujet ; tandis que si le traître entre à Byzance, il s’affirmera seul maître.

À voix basse Irène répondit :

— N’appelle pas la mort sur mon fils par des paroles de mauvais présage.

— Toutes les galères nagent au-devant des usurpateurs vers la côte de Bithynie,… murmurait Jean… Ô vase fêlé, Byzance tu laisses fuir ton peuple jusqu’au nouveau pouvoir.

Irène implora le Christ de l’icone. À prévoir Constantin près de l’humiliation, de la déchéance, peut-être de la mort, l’amour maternel renaissait. Elle appréhendait comme pour sa propre chair et sa propre fortune. D’ailleurs n’était-il pas la raison de leur double souveraineté ? Elle se prosterna :

— Le Théos est dur s’il ne sauve pas mon fils !

— Les péchés sont innombrables, aussi !… riposta Pharès, cruel, tandis que des rumeurs de révolte grondaient au dehors et qu’ils se prosternaient tous.

— S’ils tuent mon fils !

L’ange fort, Aétios manifesta toute son énergie :

— Il faut qu’il se montre. Alors, ils n’oseront pas. Mais il faut qu’il se montre. Ta Piété le persuadera de prendre les insignes.

Humble et sinistre, Eutychès rendait compte :

— Comme Ta Piété l’avait prescrit, les eaux du Bosphore noient à cette heure les caves d’Éleuthérion. Le trésor de ton palais, ils ne le découvriront pas.

Elle répondit dans une angoisse brusque :

— Mais ils peuvent le tuer celui en qui je reconnais mon sourire et ma voix.

Et cela lui parut alors plus injuste, plus atroce, plus insultant que tout, que la perte du trône, que l’anéantissement des espoirs, que la ruine de Byzance. La maternité reconquit Irène, la posséda, la tortura.

Du fond de ses voiles bleus, et dans sa posture abîmée, l’Arménienne gémit :

— Était-il ton sourire ? Était-il ta voix ?

— Nous aussi pouvons mourir… avertit Staurakios.

Irène répliqua :

— Vous, vous !… Vous n’êtes pas un danger pour Alexis. Il ne vous craint plus. Mais il redoutera Constantin.

À genoux Eutychès répétait en se cramponnant à sa canne bleue :

— Comme Ta Piété l’avait prescrit, les registres des impôts sont noyés dans les caves d’Éleuthérion.

Pharès se signa coup sur coup :

— Du moins, ils ne pourront pas ruiner la chrétienté de tes peuples. Ils percevront injustement les dîmes.

— Et leur tyrannie excitera l’émeute dans les thèmes,… prophétisait Jean avec un espoir.

Couvert de ses habits patriarcaux, la crosse en main pour en imposer aux foules, prêt à tout héroïsme, Tarasios entrait :

— Alors nous te rappellerons, et le peuple te rapportera les insignes à genoux.

— Mais s’ils ont aveuglé mon fils, celui aux yeux de qui je contemple mon regard !

L’épouse protesta :

— Ce n’est pas son regard que Ta Piété reconnaît dans le sien…

— Ils ne toucheront pas l’empereur revêtu de ses insignes,… promit Eutychès ; et sa tête de vieille branlait.

— A-t-on préparé les insignes ?… interrogea vivement Irène.

— Il est plus beau que les insignes,… pleura Marie… À quoi bon les insignes ?

Irène s’impatientait :

— Que l’on se hâte donc…

— Je vois appareiller la trirème impériale dans le port !… dit Aétios… Il faut que l’Autocrator sorte… Le peuple hurle… Les torches sautent de main en main…

Lamentablement, Théodote balbutia :

— Si nous pouvions être sauvées !

Alors Irène alla baiser fiévreusement l’icone :

— Ô Théos, sauve mon fils, Constantin, fils de Léon,… miroir de ma vie…

Marie s’acharna :

— Ce n’est pas la Piété de ta vie dans ce miroir-là.

De toute son angoisse Jean interrogeait le Iésous de l’icone :

— Sauvera-t-il notre œuvre de paix. Sauvera-t-il Byzance, joyau de paix sur le monde ?

— Le sang de mon fils ! Sera-t-il dit que j’en verrai la couleur ?

L’Arménienne durement rappela :

— Le sang ne lave rien.

— À cette heure de désespoir,… demanda Staurakios, grave,… que Ta Piété dise si nous l’avons trahie !

Irène se redressa :

— Les logothètes ne m’ont pas trahie. Les soldats m’ont trahie. Mais si : les eunuques m’ont trahie puisqu’ils livrent mon fils !

— Nous n’avons pas trahi,… objecta Jean… parce que les passions ont été retranchées de notre corps ; et que seules les idées allumèrent nos espérances. Nous sommes devant Ta Piété des serviteurs diligents. Des âmes sans reproche.

— Des serviteurs diligents !… ricanait Irène… Des âmes sans reproche ! Et vous laissez tuer mon fils !

Obsédée, l’épouse cria :

— L’Autocrator a péché avec les femmes…

— Devant Ta Piété, Irène d’Athènes,… dit Staurakios en redressant toute sa taille géante,… Basilissa des Romains, nous remettons nos pouvoirs, pour que la force des soldats les recueille.

Tarasios désespéra.

— Ils détruiront les icones et les statues de La Pureté, et ils gratteront les Saintes sur les fresques.

La voix rauque de Marie, encore, accusa :

— Parce que l’Autocrator a péché !

— Nous avions rêvé pour lui un empire étendu,… gémit Staurakios, qui tendit ses bras dorés.

Assis sur ses talons, Aétios évoqua leur rêve fini :

— Un empire sans autre limite que l’anneau du vieil Océan…

— Qui entoure d’un horizon glauque les pays bons pour les hommes dignes de prier,… poursuivit Tarasios.

Et Bythométrès continua :

— Qui borne la marche des soldats, les voyages des marins, l’expérience des philosophes.

— Où les peuples eussent été comme des troupeaux dociles et blancs.

Ainsi conclut Staurakios ; et il haussa les épaules.

Ensemble ils regardèrent la balustrade par-dessus quoi l’empire et Byzance apparaissaient tenant l’Europe avec l’Asie en leurs cent mains qui étaient des citadelles et des villes, une flotte pavoisée, des cathédrales retentissantes.

Fervent de foi, le patriarche supplia le ciel :

— Pour la pensée du Théos dont tu es, Despoïna, le rayon éblouissant ; pour la pensée d’amour du Théos…

Les mains levées, Jean, invoqua l’Esprit :

— Pour l’intelligence la plus haute des Éons qui sont aussi les Nombres, par qui vit l’Harmonie universelle… Et tu aurais été le dernier Éon, sur l’échelle des Idées qui remontent vers l’Origine.

Amer, Aétios prétendit :

— Les guerres auraient fini de retentir. L’or aurait séché le sang. Les rebelles n’auraient pas menacé ton fils de mort.

Staurakios enrageait :

— Moi, j’ai obtenu la paix des Sarrasins, la paix des Francs, la paix des Bulgares.

— Moi,… déclara l’orgueil d’Aétios,… j’ai réussi à ce que le bruissement de fer de la guerre ne fût plus entendu par delà la Cappadoce, ni sur la rive rocheuse du Danube, ni passé les tristes flots adriatiques.

Et Tarasios :

— Du moins, j’ai rétabli le culte des images. Le Iesous a souri de nouveau entre les pierreries des icones pour consoler la douleur des femmes, pour réconforter le désespoir des vaincus. Le pape Adrien se réconcilia. L’Église d’Orient et l’Église d’Occident s’embrassent comme les sœurs du Théos apaisé.

Jean compta ses œuvres :

— Moi, j’ai instruit l’âme des matelots. Nos galères ont franchi les colonnes ibériques. Elles ont tourné vers le Ponent. Elles ont découvert d’autres astres, des pierres nouvelles pour la gloire de ta couronne. Elles ont atteint le pays doré d’Ophir. Elles rapportent l’ambre et les teintures précieuses, et des fruits savoureux à la bouche.

Irène sans indulgence les écarta :

— Byzance a grandi par vous… Mais vous ne savez pas sauver mon fils ! Vous avez nourri le corps, et vous laissez mourir la tête !

Cependant, Aétios glorifia l’œuvre :

— Le vainqueur des Lombards, le vainqueur des Saxons, Karl le Franc, admire Byzance et Ta Piété, Irène. Et vos mains, en s’unissant, eussent assemblé deux mondes.

— Ô Théos, ne diras-tu pas que tu veux sauver mon fils Constantin ?

Résigné, Pharès indiqua la ville et l’espace :

— Or, voilà l’œuvre. Et voici la destruction.

Alors Bythométrès crut aimer parce qu’il vit Irène souffrir. Il fit un pas vers la mère douloureuse :

— Nous t’adorons, Despoïna. Lèvres de l’Esprit, Éon sur terre, idée de paix.

— Comment les eunuques peuvent-ils dire qu’ils m’aiment. Ils ont fécondé mon esprit avec leur esprit, oui. Mais ils n’aiment pas la chair de ma chair, Constantin mon fils.

Elle s’accusa d’être une marâtre punie par le Ciel. Le châtiment semblait le pire : la défaite de toutes les ambitions. Dans le désastre de Constantin, s’abîmerait le prestige d’Irène. Sauver le fils c’eût été sauver les espoirs suprêmes de la mère.

Il devenait comme le symbole en vie de tout le bonheur encore possible, par miracle. Aimant son fils, elle ne cédait pas la chance dernière, elle ne cédait pas l’avenir.

Tarasios prêta l’oreille aux rumeurs du dehors :

— L’œuvre qui se brise ! La guerre va rougir le monde.

— S’ils tuent mon fils ! S’ils tuent mon fils !

Pharès tâcha d’apaiser Irène :

— Derrière cette porte, il entend peut-être ta parole, Despoïna. Laisse-moi le prévenir de ta visite pour qu’il s’effraye moins. Après, nous mènerons vers lui les porteurs d’insignes…

En ce moment le Préposite entra suivi de ceux qui disposent les ornements impériaux. Marie, tout à coup, poussa dehors Théodote en clamant :

— La prostituée doit sortir d’ici…

Et la chétive silhouette se laissa bousculer, inerte, pauvre chose tressaillante, emmaillotée de licornes écarlates. Alors tous se relevèrent devant l’icone inerte.

Pharès ouvrit une porte latérale. Les pas retentirent dans une galerie de pierre grise. On chuchotait les mêmes choses. Des gardes, au signe de Pharès, tirèrent les verrous d’un huis. Constantin le poussa du dedans et, hagard, parut, les dévisagea tous. Il était comme une bête aux abois :

— Ces cris de fureur, Despoïna ?… C’est pour cela que tu machines ma délivrance ?

Irène lui toucha les mains :

— Vois mon visage qui a souri devant ton premier regard de petit enfant, Constantin, vois la tristesse de mon visage…

Le fils recula :

— Je vois une larme en ton œil, ô mère, qui jamais ne pleuras jusqu’à cette heure… Me voici donc près du châtiment.

— Oui, oui, les Éons le veulent, le Théos accable ton destin…

— Une lourde peine pour ta jeune autocratie,… annonça Staurakios avec une sincère compassion.

Et les autres d’ajouter en chœur :

— Une lourde peine, une peine…

— Une peine, en vérité.

— Qu’on ouvre ce vantail,… commandait Irène sans forces… Que du moins Byzance entière contemple l’empereur.

Pharès marcha jusqu’au vantail. Constantin se précipita, et couvrit l’ouverture de son corps :

— Arrête, Pharès… Toute la nuit, j’ai entendu construire avec du bois ; j’ai entendu tinter des armes et des outils. Par un pont, à cette baie sans doute, les travailleurs ont relié l’échafaud.

La face ridée de Pharès semblait ahurie :

— Aucun échafaud ne fut construit.

— Quel échafaud ?… Les scholaires et les candidats, toute la milice du palais préparent un pavois pour ta dignité, mon fils… Car tu es leur otage devant l’exigence de l’usurpateur.

Constantin s’agriffait aux vantaux :

— Mère, mère ! On assure que du château de Strongyle on entendait les cris de mon aïeul agonisant sur la nef qui le ramena dans Byzance. On peut entendre les miens à cette heure…

— Tu m’accuses encore ! Tu m’accuses à l’heure où il ne convient plus d’accuser.

Indignés par cette vieille calomnie, les eunuques ensemble énuméraient les fautes des Isauriens qui avaient appelé les châtiments du Ciel.

Constantin ne se laissait pas convaincre. Évidemment, il craignait, en dépit de toutes les objurgations, que les bourreaux ne l’attendissent sur l’ordre des eunuques, au moins pour lui crever les yeux. Et, toujours agriffé et adossé au vantail clos il résistait à Pharès qui, doucement, essaya de lui faire lâcher prise :

— Cesse, Eutychès, d’insulter une mémoire d’empereur. Immonde !… proférait le prince… Je ne veux pas entendre déjà ce que ta bouche crachera sur mon cadavre !

À deux mains, Irène contenait les sauts de son cœur. Cette accusation d’assassinat dirigée contre elle, par son fils, décevait son amour maternel, tout à l’heure au paroxysme. Elle se reprit à sa pitié :

— Tu penses à mourir parce que tu crois avoir mérité la mort, ô mon fils. Non, va, il n’en est rien. Et cependant qui sait l’avenir prêt derrière ce vantail. Qui sait : la mort, la vie ?… Qui sait… Mais ce n’est pas, pour la mort, que nous sommes venus vers toi…

L’âme faible du jeune homme suppliait :

— Parle, mère. Tu as la puissance, la force, le glaive et la couronne. Le monde tourne dans ta main. Parle donc. Quel supplice attend, par delà…

Elle permit à ses larmes de couler sur ses joues plates :

— Comment peux-tu supposer qu’un supplice t’attende, tant que je demeure celle qui signe, avec l’encre de pourpre, le Décret.

— Des supplices ne m’ont-ils pas atteint déjà ? Ta Puissance m’a fait battre de verges ; elle m’a enfermé dans cette chambre du Palais ; elle a envoyé pourrir, sans doute, dans les cachots de Nouméra, mes amis et mes stratèges.

Irène protesta :

— Tes amis ! Leur gloire flambe de village en village sur la côte d’Asie. Alexis les mène… Que peux-tu redouter ?

Constantin la regarda en face :

— Que tu les achètes… N’as-tu pas acheté la paix aux Francs, l’amitié du Pape, l’alliance des Sarrasins, la retraite du Bulgare ?… L’épouse stérile, ton Arménienne, a bien pu acheter en son nom les armées d’Arméniaques… Me penses-tu sot au point de ne pas entrevoir les desseins de tes eunuques ?… Ah ! mère Très Pieuse, le vieux Constantin est mort, Léon est mort, le nouveau Constantin doit mourir, puisque le Théos entend que tu mènes seule le destin des peuples… Je le sais, Constantin aussi doit périr… périr…

Et les sanglots l’étouffèrent. Ses pieds battaient les dalles. Il écrasait ses joues avec ses poings serrés. Sa mère le méprisa :

— Pourquoi me répéter à cette heure, les propos abjects des bouffons, des mimes, des courtisanes, tes amis ! Pourquoi répéter ces accusations de la populace ?…

Les rumeurs, au dehors grandirent.

— Mon clergé… dit Tarasios avec un geste pacifique,… te mènera tout à l’heure devant le parvis de la Sainte-Sagesse, afin d’obéir aux vœux du peuple et des soldats qui t’appellent.

— Que le Protovestiaire pare le Basileus de ses insignes,… ordonna Staurakios aux paroles rapides… Il convient qu’il les revête.

Aussitôt Constantin trépigna, brama. Sa mère le voulut embrasser :

— Pourquoi pâlir ? Est-ce de colère ? Penses-tu aux vengeances à tirer de moi, penses-tu toujours à me reléguer en Sicile avec mes ministres. Ou bien de plus durs supplices me seraient-ils réservés, à moi ? Ah ! mon enfant, tu trembles aujourd’hui. Tu redoutes ceux mêmes qui t’acclament. Tu connais trop leurs cœurs pour te confier à leurs cris.

L’empereur dardait des regards fous autour de lui :

— Ce sont des cris de mort et de fureur…

— Contre moi ; non contre toi,… répliquait Irène, violente… Tu as protégé les complots, accueilli les traîtres… Voici le succès de ton œuvre !

— Ta langue est perfide, Despoïna,… dit Constantin avec angoisse ;… et ta moquerie facile.

— Tu hésites à paraître devant le peuple ?…

— J’hésite ; c’est vrai… Je ne devrais pas hésiter. Il ne m’appartient plus d’hésiter.

Irène s’abandonnait à ses fureurs justes :

— Afin de connaître toute débauche, tout avilissement, tu livres Byzance aux factions des soldats iconoclastes… Salue ton œuvre, aujourd’hui. Aie le courage de ton désir. Prends les insignes, empereur des prostituées et des gitons… Cesse de blêmir, donc ! Salue ton œuvre… courageusement.

Le fils baissa les yeux :

— Les insignes !

— Oui,… insistait Irène, sur un ton ferme,… il convient de les revêtir.

Constantin vociféra :

— Ce sera une somptuosité inouïe pour la nation de Byzance. Un basileus, le bandeau contre le front, le globe dans une main, l’épée dans l’autre, et, là-dessus, sans doute, le bras levé du bourreau. Vraiment ce sera une somptuosité digne de vous, très pieuse Despoïna, ma mère…, et de l’Augusta, ma femme. Les petits enfants des enfants qui vont voir cela… pourront le dire… au siècle futur… Vraiment, ce sera une magnificence.

À le voir sincère en cette terreur, Irène eut pitié :

— Tu délires, Constantin.

Il feignit une vaillance noble :

— Je ne faiblirai pas, rassure ton âme. Protovestiaire, approche.

Le protovestiaire se prosterna et lui posa la pourpre :

— L’étoffe sera plus vermeille tout à l’heure,… prévit le prince livide et majestueux.

Marie et l’époux se regardèrent. Lui, se détournant, ordonna :

— À toi, Préposile.

Le fonctionnaire se prosterna, lui remit le globe de l’univers, et la croix du Christ.

Constantin fit mouvoir le globe dans sa main.

— L’univers de justice roulera en même temps que ma tête jeune sur l’échafaud. Augusta Marie, tâche de voir mon sourire alors. Il sera digne, je l’espère, d’un empereur.

Irène le pressa :

— Le peuple crie, Constantin. Hâte-toi. Le peuple attend que Ta Majesté paraisse… Honore Byzance, mon fils… si tu le peux.

— Pourquoi dire ces choses, Despoïna… Je suis un homme. Seuls les eunuques et les femmes craignent… Avance, toi.

Le Grand Domestique se prosterna, remit le glaive à son maître tremblant et souriant :

— Me voilà donc paré pour la cérémonie… Vous me regardez tous ; et votre tristesse m’épouvanterait si je…

Il se tut. Il écouta les clameurs plus obstinées du peuple. Irène lui saisit le bras :

— Voici l’instant de paraître. Honore le nom romain s’il se peut encore que tu n’aies pas perdu toute mon âme.

En se dégageant, il la repoussa :

— Je l’honorerai, Despoïna. Empêche seulement l’Augusta de pleurer ainsi, elle m’enlève mon courage… Pourquoi pleurer, femme ?

— Je vois le pouvoir des traîtres entourer ta justice… Et tu m’as reniée, et tu m’as rejetée, tu m’as abattue sous les pieds des prostituées…

— Tais-toi !

Revêtu des insignes, le jeune homme se tenait rigide le dos au vantail, le glaive d’une main, le monde dans l’autre. Les simandres retentissaient éperdument sur la ville.

— Les simandres t’appellent… suppliait Irène.

— Elles appellent…, ricana Constantin.

Irène le secoua :

— Ordonne, que le vantail s’ouvre sur Byzance.

— Attends encore. Mais ne me regardez pas ainsi tous, tous… Car si je cessais de consentir… Si je cessais… Ô Théos !!… J’aurais pu me repentir… J’aurais pu t’élever des églises somptueuses… Et tu laisses le faible sans secours aux mains des féroces, aux mains impies des magiciennes. Oui, oui, toi, ma mère, dans les caves d’Éleuthérion, tous le savent, tu évoques des fantômes sanglants qui fument sur les cercles tracés dans la poudre d’os humains… Tu fais aussi tressaillir la terre. Les villes s’écroulent,… quand avec deux doigts levés, tu vises la face de la lune, en prononçant des mots anciens. Ton patriarche, et Jean, ton philosophe, achètent des petits enfants pour faire cailler leur sang vierge.

Des rumeurs, au dehors, le firent pâlir.

Pharès lui baisa la dalmatique :

— Écoute, Basileus, le peuple te veut voir… Permets que j’ouvre ce vantail.

— Non… non… je ne veux pas encore.

Il le renversa d’un coup de pied.

— Je veux chérir encore les êtres ! Je veux voir encore des splendeurs, je veux entendre des musiques suaves… et saisir dans mes mains le battement des cœurs de femmes. Au loin, les insignes ! Au loin, vous autres ! Au loin, la mort !

Et tout en déclamant, il se dépouillait. Marie se traîna sur les genoux, lui étreignit les jambes :

— Mais écoute-moi, écoute… Laisse ouvrir ce vantail, tu verras le peuple. Il t’acclame…

— Sa fureur ne gronde que contre moi !… jurait Irène.

Le fils se récria :

— Et que t’importe la fureur des foules ! Tu l’as toujours domptée. Tu veux me faire sortir pour que je tombe à l’heure annoncée sous le bras du bourreau. Mais je ne veux pas. Je mourrai, dans cette chambre, le glaive au poing, comme un basileus, non comme un traître, sur l’échafaud. Arrière… Ne touchez pas au vantail. Le peuple hurle en vain à la mort. Il n’aura que le spectacle du cadavre, non celle de l’angoisse !… J’attends que ton sortilège, ô mère, brise l’arme dans ma main.

— Tu deviens fou…

Marie répétait :

— Mais, écoute… On t’acclame… Alexis et ses légions passent le Bosphore. La garde palatiale te veut à sa tête… Sors donc, pour triompher !

Il hurla :

— Pour périr, horreurs de l’Hadès ! Afin que vous meniez seules le destin du monde. Mais votre ruse ne me fera point paraître, victime admirable, le bandeau en tête, près du billot… Ah ! ah ! vous attendez que je me livre comme un bélier docile dont on a doré les cornes pour le festin de Pâques. Il n’en sera rien…

L’épouse tomba, les mains jointes. Une plainte s’échappa de ses lèvres :

Irène haussait les épaules :

— Les destins m’ont vaincue. Tu deviens le maître de Byzance et du monde.

— Tes légions se révoltent contre le pouvoir de la Despoïna,… répétait Marie… Crois-moi… Permets que j’ouvre. Tu verras. Tu entendras.

— Arrière, donc !… interdit Constantin en l’écartant… Passé ceci il y a la mort pour moi, et l’âme ignoble d’une populace qui attend le drame de la mort. Et vous ne tremblez pas, l’une ou l’autre, devant ce mystère… Et vous ne craignez pas…

Les clameurs retentirent plus.

— Oui, oui, je sais. Ils finiront bien par me prendre. Tu ne sens donc pas, ô mère, l’abomination de détruire ce que tu as conçu dans le frémissement de l’amour ?… Mère !…

Irène s’assit, lasse et dédaigneuse :

— Tu es fou, Basileus !

Et Marie, hagarde :

— Permets donc que j’ouvre.

— Non… non,… Je sais. J’ai eu des bras adultères pour beaucoup de femmes. Et tu te venges, à présent, Arménienne ! Envoyez des candidats, des scholaires, même des eunuques… Que je meure au moins en combattant… Ce vantail ne sera pas ouvert, tant qu’il me restera de la vie…

Tous le contemplaient en silence, sans oser un pas de lèse-majesté.

— Pourquoi cette terreur sur vos faces ? Elle ne sera pas longue la lutte !

Il haletait !

— Un homme seul contre vous dix… Et cependant, mère, tu aurais pu simplement me faire tondre, m’enfermer au cloître, comme tu fis pour mes oncles qui se révoltèrent contre toi. J’aurais donné humblement la communion aux pauvres dans un monastère. Jamais, je te le jure, je n’aurais tenté de fuir le couvent, mais j’aurais gardé la douce vie, le spectacle joli des saisons. J’aurais pu continuer de voir bondir la beauté des bêtes et des femmes. Ô mère, pourquoi m’as-tu condamné durement… Je suis encore enfant presque… J’aime l’existence, moi… Pardonne, pardonne… Je te jure par la Pureté, par le Verbe Sacré du Christ, par tout… Là, me voici à terre, prosterné devant Ta Gloire. Tiens, voici mon épée, et puis le diadème, et puis la pourpre ! Gouverne, commande aux flottes des mers, aux cohortes de cavalerie, aux calculs des marchands, aux voix des prêtres. Oui, oui, tu avais raison. Ta seule sagesse peut régir l’État ; moi je suis une brute, un Bulgare, un de ces Francs stupides qui rient toujours. J’aime les baisers vils des courtisanes, les propos obscènes des parasites, les vantardises de ceux qui courent sur les chars… Je suis un pourceau et un âne, un âne. Un âne… un âne, devant ta pensée, devant ta sagesse, devant ta pitié… Mais est-ce que l’on tue un âne, s’il butte, ou s’il se roule sur la charogne, est-ce qu’on le tue ?… Non, n’est-ce pas ?… Alors… alors laisse-moi la vie, mère. Je sais bien tu me l’as donnée, tu peux la reprendre… Tu es la Puissance… Tu es l’Esprit. Ne me condamne pas. Ne me condamne pas !… Épargne ma misère, mère, mère !…

Elle gémit :

— Il faut me croire… Laisse ouvrir le vantail.

Et lui, d’une voix tonnante :

— Non…

— Constantin…, pleurait Marie, on te l’assure…, le peuple t’acclame, là…

— Le pavois est dressé sur les épaules des scholaires pour porter ta Puissance au-devant d’Alexis…, affirma le vieil Eutychès.

L’empereur tapa du pied :

— Non, non, menteuses, menteuses. Oh ! il faut donc que ce soit, que mon sang se répande… Ô ma mère, souviens-toi, quand mon père Léon m’a confié aux dignitaires, comme tu me l’as conté…

— En qui donc aurait-il foi ?… gémissait Marie.

— Le Théos l’a rendu fou, fou, fou… Le Théos le punit, en le rendant fou ;… marmottait Irène les yeux fixés au sol.

Marie tendait les bras au ciel :

— Le Théos l’a rendu fou.

Irène interrogea l’icone :

— Théos, tu punis, en le rendant fou, mon pauvre fils ! Fou, fou… Constantin… Constantin !! Mais tu sais que je t’aime… Tu le sais… Rappelle-toi… petit enfant, je te portais dans mes bras, je te montrais au peuple du haut du Cathisma, dans l’Hippodrome, et tu emmêlais tes mains aux pierreries de mon camail… Et depuis encore…

Elle se leva, l’embrassa :

— Oui, oui, tu m’aimes Despoïna, tu m’aimes…, répondit-il en grelottant… Je le sais ; si tu me condamnes aujourd’hui, c’est contre ton cœur, et tu souffriras plus que moi, tout à l’heure, quand le bourreau fera rouler ma tête… Je sais ? Seulement, ma mort est nécessaire au salut de Byzance. Les soldats s’insurgent à cause de moi, et tu ne peux plus gouverner le monde, tant que je demeurerai l’Autocrator… Je sais bien que tu m’aimes, puisque tu me caches l’épouvante de la vérité ; puisque tu me dis, par un pieux mensonge, qu’on m’acclame… Je sais bien que tu m’aimes… Oui… oui.

Il acheva dans les pleurs. Irène l’enlaçait à la taille :

— Alors-crois-moi, crois-nous… Laisse ouvrir le vantail.

— Non, non.

Irène l’enveloppait de son corps :

— Je t’en supplie… Tu verras… L’iconomaque triomphe… Tes soldats te porteront sur le pavois. Viens avec nous dans les galeries supérieures, si tu aimes mieux. De là tu apercevras Byzance en fête.

Et Marie confirmait :

— En fête. Les marchands déroulent les tapis précieux le long de leurs façades.

Pharès ajouta :

— Ils exposent les châsses et les reliquaires… Que Ta sagesse nous entende, qu’elle daigne monter aux galeries de Daphné…

Irène entraînait son fils :

— Viens.

Et lui, résista parmi ses sanglots :

— Non, non, pas encore… Laissez-moi vivre un moment en plus, Mère ! Mère !… puisque tu m’aimes.

Il se jeta dans son giron.

Elle le câlina parce qu’il ressemblait à un petit garçon trop durement puni :

— Le Théos ne cessera donc pas de te donner de l’épouvante ?… Et cependant, il faut que tu paraisses… Comment peux-tu imaginer que je te voue à la mort ?

— Oui, oui, mère, tu fus bonne… Tu fus la consolatrice… tu fus la douceur… Par toi Byzance a refleuri sur le monde… Moi qui voulus détruire cela, cette beauté, moi je mérite la mort. Épargne-moi, cependant, ma mère !

Marie tâtait ses joues :

— La fièvre, la fièvre… le brûle…

Irène palpa sa poitrine :

— Où as-tu mal ?… Comme ton cœur saute, mon pauvre enfant…

Ayant jusqu’à lui, rampé, l’épouse posa la main sur le verrou :

— Permets qu’on ouvre le vantail.

Il la bousculait :

— Non, non ; un instant…

Irène redouta la foule :

— Comme le peuple hurle… Tout à l’heure il franchira les grilles, il abattra les portes.

— Voilà les haches qui retentissent sur les linteaux…, criait Marie.

Irène porta la main au front de l’empereur :

— Où est ton mal, fils ? À la tête ?

Il sembla repris de frénésie :

— À la tête ! À la tête ! Tu veux qu’elle tombe ma tête…

Il chassa brusquement Irène et Marie qui s’affaissèrent.

Dans le Palais, le bruit de chuchotements s’accrut. Au dehors, l’émeute s’exaspéra. Les simandres retentissaient, les unes vivement, celles des basiliques favorables à Alexis, les autres lugubrement.

Pharès avertit :

— Ne tarde plus, Despoïna… Les soldats crient que tu le soumets à la torture… Ils massacreront tout, s’ils entrent.

Constantin sardonique, éclata de rire :

— L’eunuque récite une parole apprise pour me tromper et me faire sortir… Oh !… oh !… les menteurs.

— Personne ne le persuadera…, constatait Irène qui s’assit de nouveau.

— Nous ne persuaderons pas sa défiance…, répéta l’arménienne, comme un écho.

— Nous, ni personne…

— Il en est une qui persuaderait sa défiance…

Cela fut dit par l’épouse avec douleur. Irène demanda :

— Une ?… Nomme-la…

Marie se frappa la tête.

— Théos, faut-il que je la nomme… ?

Irène bondit, la prit aux épaules :

— En vérité, tu la nommeras…

— Tu ne sais pas ce que Ta Piété demande à ma faiblesse… Car alors, alors ; il sera clair que Constantin n’aime pas seulement le corps de la prostituée, mais qu’il adore son âme aussi…

— Quelle âme, dis… ma fille ?…

— Une âme qui l’emporte sur la mienne… une âme de prostituée… je te le dis… une âme qu’il croit… tandis qu’il ne croit pas les nôtres…

— Nomme cette âme, je t’en prie, si tu ne veux pas que les scholaires épanchent notre vie sur ces dalles…

— Il vaut mieux, vois-tu, Despoïna, il vaut mieux que nos vies soient épanchées sur ces dalles par la fureur des soldats… Sinon il deviendrait clair qu’une âme de prostituée est chérie par l’Autocrator plus que nos âmes… Et non pas le corps de cette prostituée, ni sa chair, ni sa beauté, mais son âme, tu entends, Despoïna : l’âme d’une prostituée…

— Obéis, Augusta, obéis… nomme-la…

Irène secoua rudement sa bru :

— Nomme cette âme…

— En vérité, je ne la nommerai pas…

— Ma fille… Écoute la mort approcher de nous… Nomme l’âme…

Marie tenta de le dire :

— C’est… Non, je ne peux pas…

Alors Constantin les entendit, et aussitôt il proféra :

— Oui, je croirai l’âme de Théodote… tandis que je ne crois pas la tienne…

Irène commanda :

— Qu’on cherche Théodote !… qu’on l’amène !…

Marie se révoltait :

— Non… je ne veux pas que cela devienne clair à mes yeux… Je ne veux pas…

Elle se rua contre le vantail et tenta de tirer elle-même le verrou… Constantin la battit en l’écartant par les cheveux.

— Alors, alors, tu aimes son âme aussi… son âme aussi… oh ! oh !…

Et l’épouse retomba sur les genoux en sanglotant :

— Pleure… va… Pleure… répétait Irène, pitoyable et brusque… Tu as bu toute la coupe d’infortune… Tu l’as bue… toute…

— Et tu es ivre… ricana l’empereur très méchant.

De longs instants ils demeurèrent ainsi. Constantin essoufflé, dément, s’adossait toujours à la baie close. Sa poitrine soulevait le manteau cérémoniel à demi arraché de ses épaules.

À terre avaient roulé la sphère et le sceptre. Irène le regardait, assise de nouveau sur le siège d’ivoire le menton dans sa main. Marie se convulsait, étendue sur le marbre des dalles, en se lamentant. Contre le mur de jaspe, les eunuques se pressaient silencieux.

Enfin l’adolescente accourue par la porte se prosterna :

— En adoration, Autocrator, Rayon du Christ, Empereur de Romains !

Théodote baisa les souliers de pourpre :

— Par le dernier éclair de mes yeux, je te salue, Beauté du monde,… répondit-il avec passion.

— Maître !

Elle ne sut rien dire. Elle restait, pâle et muette, dans sa robe aux licornes salies.

Constantin la releva, la dressa devant la baie :

— Demeure ainsi… Tu me cacheras le bourreau et la hache, de toute ta splendeur… Et quand aura roulé ma tête, tu la baiseras aux lèvres…

Épouvantée Théodote recula :

— Je ne comprends pas ton Verbe, bouche du Théos !

— Tu vas comprendre… Approche… Place-toi devant les panneaux du vantail. Étends les bras… Je verrai Byzance derrière la croix de tes bras… Et ta splendeur cachera l’échafaud. Tu souris ; ce sont les fleurs de Pâques… Ma mère, j’obéis au sort de Byzance. Ô toi, Beauté !

— Ouvre donc, Pharès !… enjoignit Irène debout.

Cependant que Marie s’effondrait en soupirant :

— Ah ! c’est vrai, Despoïna : il l’aime. Il l’aime, puisqu’elle seule peut lui cacher la mort…