Isis (Villiers de L’Isle-Adam)/éd. 1862/Chapitre 13

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Dentu, libraire-éditeur (p. 191-199).


CHAPITRE XIII

TÉNÈBRES


« Le flambeau n’éclaire pas sa base. »
(Proverbe arabe.)


Sombre, elle continua :

— Je pourrais m’en détacher ! N’ai-je pas ce talisman de liberté, cet anneau qui contient pour moi la nuit où personne ne travaille plus ?

Et, s’interrompant, elle fit bouger un ressort de sa bague : une émeraude se dérangea, laissant voir quelques grains d’une poudre brune dans le chaton.

— Mais les spectacles les plus contraires ne peuvent ni me distraire ni me troubler ; je n’ai pas besoin de l’anneau ; je suis parvenue, à force de lutte, à l’identité de moi-même. Pour l’empire du ciel je ne saurais oublier la suprême tristesse de vivre ni descendre de la sphère où j’ai atteint. Les sympathies et les aversions des gens passent, indifférentes, devant ma solitude. J’ai commencé à mourir depuis longtemps ; l’horizon s’est assombri ; mon cœur est une grande mélancolie glacée : il me semble que je ne change plus.

Je ne frémis pas de ce que je n’aime rien, et c’est parce que je ne tiens à rien que je suis au-dessus de la plupart des souffrances. Je ne sais pas me satisfaire de ce qui dure peu ; je n’ai point d’enthousiasme pour ce qui finit ; je n’aime pas le bruit du vent dans les forêts ; je n’aime pas l’Océan ni les astres de la nuit ; je ne tiens guère à une beauté qui doit s’annuler d’elle-même et qui est à la merci du moment qui passe ; rien, désormais, de terrestre, ne me captivera.

En prononçant ces paroles, Tullia Fabriana s’était levée et avait allumé un candélabre. Elle marcha vers un angle de la chambre, en face d’elle, et souleva la tenture qui masquait cet angle. Une des lames de cèdre glissa dans la boiserie ; la marquise prit un livre dans cette case, et, posant le candélabre sur la table, elle vint reprendre son attitude sur le sphinx.

Elle ouvrit le volume et feuilleta les pages.

C’étaient environ cent feuilles de parchemin reliées entre deux plaques d’un métal noir et solide ; l’agrafe des fermoirs était enrichie de pierres précieuses ; c’était un manuscrit, bien que l’égalité des caractères semblât d’une perfection typographique. L’écriture était précise, fine et serrée ; pas une rature. Les deux tiers seulement du livre étaient remplis.

— Cependant, continua-t-elle, malgré le peu d’intérêt que je leur accorde, il faut que je me souvienne de bien des choses, car si le secret des commencements ne m’est pas inconnu, si je suis au fait du mystère, si la Nécessité s’est révélée à elle-même en moi, je n’en reste pas moins la victime et je dois lutter contre elle jusqu’à mon dernier soupir.

Elle commença de lire silencieusement.

Voici ce qui était écrit sur la page :

« Note 112e : Retour de cette exploration en Bessarabie.

« Je venais de Kilia. Je rapportais sous ma cuirasse la bande de chiffres stellaires classée au rayon de l’Hermétique entre les signes cabires et les tables d’Éleusis, titre 21.

« En route, les bohémiens, sous la tente desquels j’avais dormi, m’expliquèrent des secrets de leur science augurale. Une des filles de cette tribu me fit présent de l’amulette d’asbeste qui éclaire les précipices et les cavernes, sans être enflammée. Le mince rouleau de mon ceinturon renfermait un riche herbier. Ces femmes, qui parlent à voix basse dans le désert, en avaient cueilli, elles-mêmes, et desséché les fleurs précieuses ; je connaissais la vertu de chacune de ces plantes. Un soir, le troisième depuis cette rencontre, comme je les quittais, l’enfant qui s’était défaite pour moi de sa pierre magique et à laquelle j’avais donné un collier d’or, m’accompagna quelques instants. Elle conduisait mon cheval ; il faisait sombre. « — Tu es silencieux comme le sable, me dit-elle avec un son de voix familier ; moi, je lis l’avenir, comme toutes celles qui marchent sans avoir de pays : donne-moi ta main, tu verras. » Cette phrase me fit sourire ; j’ôtai l’un de mes gants, et, à cause de l’obscurité, je tins, au-dessus de la main ouverte que je lui présentai, l’amulette qui éclaire les abîmes. Au premier symptôme de saisissement qui parut sur ses traits — (sans doute à la vue du signe d’Isis au sommet du mont de Saturne ainsi que des puissances constellées qui couvrent le doigt d’Hermès et toute la percussion de ma main), — j’étendis cette main vers elle. Les paupières de l’enfant battirent ; elle roula endormie sur l’herbe ; je rendis les rênes et je disparus dans les ténèbres. »

Tullia Fabriana s’arrêta ; puis elle murmura vaguement :

— Ce voyage m’a fait connaître une plaine de bataille dont j’aurai peut-être à me souvenir un jour.

Elle reprit sa lecture.

« Quelque temps après (j’ignore sous quels parallèles des frontières d’Asie je me trouvais lorsque ceci m’arriva), j’avais passé les montagnes et j’étais, par une claire nuit d’Orient, dans une profonde et silencieuse forêt. À travers les branches, je regardais par moments la Croix du Sud, afin de continuer mon chemin vers la Perse ou la Syrie.

« Et, perdue dans la pensée, j’observais un point fixe de la Notion à laquelle j’étais déjà parvenue. Je méditais sur la correspondance de l’Universel, du Particulier et de l’Individuel avec l’Identité, la Différence et la Raison d’être, antérieurement présupposées et reconstituées en moi par l’Esprit. J’étais plongée dans l’Abstraction visionnaire, et, saisie par l’Immensité, je ne m’aperçus pas de ce qui me menaçait. Le cheval, effrayé brusquement soit par la voix lointaine d’un tigre, soit d’un bruissement d’écailles sous l’herbe, s’était emporté, et, tête baissée, dans les vertiges de son élan, il m’entraînait avec sa course furieuse au milieu de dangers invisibles, à je ne sais quelle mort imminente.

« Un instant, la nuit me tenta. La dent des bêtes fauves ou les nœuds des serpents me séduisaient aussi bien que telle autre maladie. La mort ne me surprenait pas ; ici ou ailleurs, peu m’importait. À cette heure-ci plutôt qu’à celle-là, sous l’océan, sous les feuilles ou sous terre, cela m’était devenu indifférent. S’il me restait un désir, c’était de reconstruire tout à fait les choses avant de les quitter, mais je n’y tenais même pas, sachant que je contenais déjà virtuellement leur explication absolue. Cependant j’avais dit aux Esprits que j’attendrais, je ne voulus pas accepter la mort. Je me recueillis immédiatement dans la Science du Feu, et je calculai mes forces d’enchantements.

« Ayant autour de moi, dans l’éther, les vertus de la chasteté, ayant les six jours de jeûne derrière mes paroles, ayant enduré la soif pendant ces six jours et m’étant baignée la nuit précédente, ma main traça dans l’air, à tout hasard, les signes convenus, depuis les temps, entre les vivants et les morts. Le cheval s’arrêta, décrivit un cercle et s’abattit au milieu d’une clairière immense et lumineuse. Je me croisai les bras, debout et les yeux fixés sur la nuit ; je prononçai, en chantant, les grandes paroles de l’Incantation, certaine que j’allais être tirée de péril par quelque chose d’inattendu.

« En effet, au-devant de moi, dans le lointain, je vis apparaître un vaste éléphant ; il accourait. Quand il fut arrivé tout près de moi, je lui montrai le Sud.

« Il me prit par le milieu de mon corps, m’enleva du sol et me posa doucement sur son dos. Des lianes et des feuilles épaisses y étaient assujetties, c’était un lit de repos. Pendant que j’examinais cela, je sentis qu’on me touchait l’épaule ; c’était mon cimeterre qu’il avait ramassé et qu’il me tendait.

« Je me couchai et m’ajustai, pour ne pas tomber, avec les longues lianes qui pendaient sur ses flancs : une fois bien attachée, je m’endormis, étant fatiguée, après avoir marqué dans ma mémoire le point de la Notion où j’étais restée avant cet incident. À mon réveil, le soleil était au zénith ; des palmiers, une ville d’Orient s’élevaient dans la solitude, à l’horizon. J’étais en Turquie d’Asie, c’était Bagdad. Je dénouai les lianes autour de mes membres et de mes reins ; il me reprit comme la veille (je dis la veille, mais je ne sais pas le temps que dura mon sommeil : deux ou trois jours peut-être) et me posa doucement à terre. Je lui fis signe qu’il pouvait me quitter ; il disparut, me laissant aux portes de Bagdad. Le shimiel soufflait ardemment ; je fis quelques pas, et je m’étendis auprès d’une fontaine ; une femme d’Arménie me donna à boire. Le soir même, je me retrouvai dans le palais du scheik Ismaïl, près des bazars ; nous causâmes de cette souveraineté du pachalik de Bagdad, qui est déjà presque indépendante du gouvernement de la Porte-Sublime. Je lui parlai aussi de l’Europe : Ben Ismaïl fut plein de distinction et d’amabilité. »

Tullia Fabriana ferma le livre.

— À quoi bon ? dit-elle ; est-ce que je puis m’oublier ?…

Elle se leva, replaça le sombre journal dans la case secrète, la tenture retomba. La marquise revint vers le sphinx ; elle resta debout cette fois, la tête penchée, les paupières baissées.

Évidemment, bien que sa figure n’exprimât rien, son âme s’était rembrunie jusqu’au terrible : elle songeait.